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Élevé par ses grands-parents, à la mort de sa mère, "Fortuné", chanteur baroque, ne sait rien de son père et s’interroge sur ce prénom qui évoque l’Afrique. Nadia est substitute du Procureur de La Rochelle, en charge des mineurs. Improbable rencontre. Entre la naissance d’un amour, la quête des origines, le partage des blessures de l’enfance, de Paris à Bamako, la musique irradie. Surviennent les drames de l’année 2012…
À PROPOS DE L'AUTEUR
Hervé Huguet a fait de nombreux voyages au cours desquels il a pu découvrir plusieurs cultures qui imprègnent ses écrits. Il compte plusieurs livres à son actif, dont "Une si longue histoire et autres histoires courtes" et "La longue robe noire".
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Seitenzahl: 225
Veröffentlichungsjahr: 2024
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Hervé Huguet
Fortuné
Roman
© Lys Bleu Éditions – Hervé Huguet
ISBN : 979-10-422-1254-4
Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.
Dites-moi d’où il vient enfin je saurai où je vais
…
où est ton papa dis-moi où est ton papa
…
où t’es où t’es où papa où t’es ?
Stromae
FACE AU MIROIR, Fortuné interroge son visage, une quête d’identité qui ne le quitte jamais. À commencer par ce prénom qui lui colle à la peau et dont il ignore encore presque tout.
De ses origines, Fortuné connaît si peu, à part, comme dirait Nougaro, qu’il est « blanc de peau ».
Il n’a jamais pu poser à sa mère toutes les questions qui depuis toujours le hantent. Lors de l’accident, il n’avait pas quatre ans !
Il n’a même pas une photo d’elle. Le grand-père les a toutes détruites, le jour où il a appris qu’elle était enceinte. Le jour où il l’a chassée de la maison, où il a effacé, sans regret apparent, toute trace de celle qui, à ses yeux, avait pêché.
Comment renier sa fille alors qu’elle porte une vie nouvelle ? Fortuné n’a jamais osé aborder le sujet avec cet homme qui l’a pourtant élevé comme son fils.
Était-ce simplement parce qu’elle avait conçu cet enfant en dehors du mariage ? Était-ce à cause de ce père dont Fortuné ignore tout ? Peut-être une réaction épidermique à l’arrivée des socialo-communistes au pouvoir, augurant d’un déclin moral inéluctable dont l’état de Sylvie était, pour lui, une marque évidente. Quelle que soit la raison, le déshonneur s’était invité dans la famille, chassant de son foyer une enfant d’à peine dix-huit ans.
De sa mère, Fortuné ne conserve qu’une vision fugace qu’il se force à retenir. Celle de cette jeune femme souriante. Image en noir et blanc entrevue dans les mains de sa grand-mère. C’était un jour de printemps, elle rangeait les armoires et avait retrouvé cette photo rescapée du grand vide. Elle s’était assise. La contemplant, elle pleurait.
Fortuné s’était approché. II avait vu une jeune femme debout au premier plan. Elle portait une robe à fleurs. Elle fixait l’objectif avec un appétit de vie qui vous vrillait le cœur.
— C’est maman ?
Sa grand-mère n’avait pas eu le temps de répondre. Son mari lui avait arraché la photo des mains avant de quitter la pièce sans un mot et de s’enfermer dans son bureau.
Ne subsistent, dans sa mémoire, qu’un sourire, une chevelure bouclée et ce regard intense. Déesse à la sombre crinière qu’il honore chaque soir. Déesse qui pourtant l’a abandonné. Un accident, lui a-t-on précisé. Trop douloureux pour l’évoquer.
Avec le temps, Fortuné a apprivoisé ce silence. Un jour, il saura ! Il a appris la patience.
Le vide a dévoré le passé. De son père, Fortuné n’a hérité que de ce prénom. C’est ce que sa grand-mère lui a expliqué. Mais, de fait, elle ne connaît rien de lui. Ou du moins le prétend-elle.
Il s’est renseigné, ce prénom Fortuné est quasiment inexistant en France, depuis la fin des années 60, alors qu’il demeure vivant au sud de la Méditerranée. À défaut d’autres indices, ce prénom l’oriente vers l’Afrique, ce que dément la couleur de sa peau.
Est-ce pour cela qu’il se sent inéluctablement attiré par ce continent ? Par ses femmes surtout.
Aujourd’hui, il doit retrouver Nadia, rencontrée il y a peu, mais dont il se sent déjà amoureux. À vrai dire, il est facilement troublé par un visage à la peau dorée, aux cheveux bouclés. Il ne fait aucun rapprochement avec l’image en noir et blanc.
PLACE DE LA BASTILLE. Sur les marches de l’Opéra, Fortuné surveille l’heure. Il est en avance. Le soleil de juillet n’est pas la seule cause des bouffées de chaleur qu’il ressent.
Depuis toujours, il devance ses rendez-vous. Il a trop vu son grand-père en retard, quelles que soient les circonstances. Il lui faut se faire attendre afin de mieux capter l’attention. Et peu lui importe que l’énervement prédomine dans l’assistance.
Fortuné, en société, recherche l’ombre à la lumière. Ce qui n’est pas ici le cas, tant le soleil d’ouest inonde la place. Mais trop de lumière éblouit et le rend invisible.
Sa mémoire se brouille.
Il a noté, lors de leur première rencontre, que Nadia aime bien questionner. Ça l’avait d’ailleurs mis quelque peu mal à l’aise. Il s’était promis de préparer ce nouveau rendez-vous, d’imaginer les questions qu’elle pourrait poser mais n’en a rien fait. Il préfère finalement se fier à son instinct. Ne s’appelle-t-il pas Fortuné ?
Ce prénom avait intrigué Nadia. Il était resté volontairement vague sur son origine, l’incitant à résoudre cette énigme, lui promettant d’en reparler quand ils se reverraient. Cette sorte de teasing l’avait surprise. Il s’était engagé, en retour, à lui révéler ce que Nadia lui inspirerait.
Il a donc cherché la signification de ce prénom qui semble fait pour elle. Mais à y réfléchir, il aurait bien changé l’espoir de Nadia contre sa fortune à lui, laquelle n’est, trouve-t-il, pas si souvent au rendez-vous.
En se levant, la tête lui tourne légèrement. Il respire profondément, descend prudemment les marches. Bientôt, son pas s’affirme. Il est prêt !
À la terrasse du café, elle est déjà installée. Elle a choisi une robe légère, un coton beige parsemé de bleu. Sa peau resplendit au soleil. Dans le contre-jour, son visage se nimbe de mystère.
Sourit-elle en le voyant s’approcher ?
— Salut !
Nadia contemple Fortuné. Elle n’arrive pas à se faire une idée précise de ce garçon qu’elle connaît à peine, mais qui provoque en elle ce je-ne-sais-quoi qui l’a conduite à accepter ce rendez-vous. Le mystère du prénom et la différence, peut-être.
Nadia reste volontiers évasive sur sa famille. Père boulanger, mère au foyer – ou à la boutique –, lui semblent les informations suffisantes en première approche. Elle a appris à faire face aux préjugés, elle ne fait plus allusion au passé.
Fortuné aussi simplifie. Le grand-père si rigide est devenu – malgré tout – père. Escamoter apporte de la clarté, du moins s’en convainc-t-il. L’intimité permettra toujours de préciser, d’avouer les abymes.
— Salut !
Deux jeunes trentenaires à la terrasse d’un café, une journée d’été. Les paroles s’entrecroisent, tissent ces liens subtils qui renforcent l’attirance. Le désir en embuscade alimente les possibles.
Nadia et Fortuné apprivoisent cet après-midi ensoleillé. Ils ont rejoint les quais du port de l’arsenal, ils marchent sur les pavés irréguliers. Les bateaux amarrés les font rêver. L’une et l’autre évoquent les voyages qu’ils n’ont jamais faits.
Mais, sûr, ils prendront leur envol, un jour.
Fortuné raconte cette Afrique fantasmée qui l’hypnotise. Nadia, elle, songe à l’Amérique. L’Afrique, sa famille l’a quittée, elle ne souhaite pas y retourner, pas maintenant en tout cas. De la Kabylie, elle ne connaît que ce que lui ont appris les livres. Ses parents ont tourné la page douloureuse des révoltes avortées, ils ont fait le choix de l’intégration dans ce pays à l’accueil pourtant si timoré. Peu importe, leur volonté l’a emporté.
Leurs pas sont synchronisés, leurs mains se sont frôlées, hésitantes. Décidée, Nadia saisit celle de Fortuné. Ils fixent les deux tours de Notre-Dame qui viennent d’apparaître au loin. Puis leurs regards se croisent enfin.
La vie est soudainement incroyablement légère.
Ils savent qu’il leur faut préserver ce sentiment de plénitude, non pas l’instant qui déjà passe mais ce qu’ils ressentent alors. Quel que soit le futur dans lequel ils s’engouffrent déjà, ils devront rechercher sans cesse ce point d’équilibre qu’ils expérimentent, ce no man’s land des sentiments où tout est possible et tout est déjà là, ici et maintenant.
EMPREINTES DE TA PEAU,
Caresses de tes mots
Fragrances de toi
Gravées en moi
Pour toujours
Fortuné hésite à conclure son poème par « mon amour ». « Pour toujours, mon amour » lui semble trop explicite. Il préfère laisser à Nadia le soin de compléter la rime.
Trois semaines se sont écoulées depuis les quais de l’arsenal, avant que, dans le petit appartement de Fortuné, ils ne partent à la découverte de leurs corps. Étreinte incandescente que les baisers ne parviennent pas à calmer. Et le bleu de ses yeux profond comme la Méditerranée.
C’est pourtant sur la côte atlantique, à La Rochelle, que Nadia, ayant rejoint son poste, se trouve aujourd’hui.
En quittant le palais de justice, elle marche vers le port. Le soleil est encore haut en ce début septembre. Elle va rejoindre Isabelle installée à la terrasse des Enfants du Rock. Étrange QG, pense-t-elle, pour deux jeunes magistrates. Elle se réjouit de ces retrouvailles quotidiennes entre la juge des enfants et la substitute du procureur, Isabelle et Nadia.
Elles se côtoyaient régulièrement au Tribunal, Nadia y étant chargée des affaires de mineurs. Leur amitié s’est vraiment nouée après le festival de swing au cours duquel elles ont démontré leur talent naissant pour cette danse. Elles ne se sont, dès lors, plus quittées.
Au soleil couchant, il n’est question ni de danse ni de musique. Elles se racontent leurs vacances, les rencontres que l’été a suscitées. Elles évoquent les frissons qu’elles ont éprouvés.
Fortuné pour l’une, Paul pour l’autre se sont invités dans la discussion. Leur évocation les rend particulièrement présents. Ils sont parés de vertus qu’eux-mêmes ne peuvent qu’ignorer.
— Tu ne sais rien de lui, en fait !
— Au contraire, j’ai gravé en moi son odeur, le grain de sa peau…
Elles éclatent de rire, provoquant l’interrogation des consommateurs autour d’elles. Étrangement, elles se sentent incognito au milieu de cette foule qui arpente les quais ou s’est attablée aux terrasses des cafés.
Le manque, soudain, les saisit. L’une et l’autre. Fulgurance qu’elles chassent par les mots prononcés. Elles quittent les souvenirs intimes en convoquant les projets à venir. Le swing, par exemple. Les cours vont reprendre dans dix jours. Cet été, elles n’ont pas eu l’occasion de danser. Même si, à Paris, Nadia n’a pas manqué d’occasions. Elle a eu d’autres occupations. Fortuné ne danse pas le swing. Peut-être arrivera-t-elle à le convaincre.
— Je suis folle !
C’est ce qu’elle ressent à se projeter ainsi. Quelle que soit l’intensité de ce qu’elle a vécu, cette histoire n’en est qu’à ses balbutiements.
— Et puis, il est trop grand, au moins 1m85 ! Tu te rends compte, par rapport à mon 1m72 !
Les cavaliers qu’elle choisit sont toujours plus ou moins de sa taille.
Paul, lui, n’a carrément aucune attirance pour la danse. Il a d’autres qualités qu’Isabelle évoque sans se lasser.
— Il me fait rire, j’en ai même, parfois, des crampes. Presque aussi efficaces qu’une séance de gym !
Fortuné est plus tendre que drôle, même s’il pratique un humour décalé qui peut parfois étonner.
Elles ne savent pas ce qui pourrait se passer si Paul et Fortuné se rencontraient. Elles se promettent de ne rien brusquer, de laisser à l’autre le temps d’approfondir cette relation naissante. D’ailleurs, aucun des deux hommes n’habite La Rochelle. Paris pour l’un, Bordeaux pour l’autre, mais pas si loin par le train.
SEPTEMBRE À PARIS. L’été s’éternise. Fortuné a promis, à sa grand-mère, de prendre le thé avec elle. Ils se sont donné rendez-vous place des Vosges. Sous les arcades, les tables de Carette offrent une ombre bienvenue. En l’apercevant, Suzanne lui adresse un signe discret. Fortuné sourit. Il sait de qui il tient cette volonté de ne jamais être en retard. Elle est systématiquement en avance.
— Ça me permet de voir venir, répète-t-elle à l’envi.
Après que la serveuse a déposé thé, chocolat et pâtisseries, Suzanne prend la main de son petit-fils.
— Je vais le quitter.
— …
— J’ai trop attendu. Il ne veut pas choisir… c’est donc moi qui m’en vais.
— De qui parles-tu ?
— Cette femme ! Ça fait quinze ans que cela dure. J’ai longtemps fermé les yeux, trop longtemps.
Suzanne regarde le square, les enfants qui courent, les couples allongés sur l’herbe, les lecteurs sur leurs bancs. La vie insouciante.
— Je lui ai demandé de cesser. Il me répond qu’il en est incapable. Quand je pense qu’il a mis ta mère à la porte en invoquant la morale !
Le ton de la voix n’a pas monté. Pourtant, Fortuné sent la colère sourde, implacable. Il n’ose l’interroger sur celle à qui elle fait allusion, la maîtresse. En fait, il aurait mille questions à poser. Une seule passe la frontière de ses lèvres :
— Tu es certaine ?
— Tu veux dire, à mon âge ? Il n’y a pas d’âge pour prendre les décisions qui s’imposent. Tu te rends compte, ils se retrouvent tous les jeudis, plus tous les prétendus séminaires qu’il anime. Que veux-tu, je n’ai rien voulu voir, je me complaisais dans cette vie, somme toute confortable. Et puis j’avais mes traductions. Plonger dans ces univers si différents, s’approprier les mots d’un autre pour les faire sonner dans cette langue si belle qu’est le français. Je n’étais pas frustrée. Au contraire, j’avais le sentiment de sublimer une œuvre. Ce que j’éprouve toujours car je n’ai pas l’intention d’arrêter, en tout cas, pas maintenant.
Au fond des yeux, par-delà la tristesse, brille une flamme. Fortuné a l’impression qu’elle est plus ardente que jamais.
— Mireille a proposé de m’accueillir.
— Tu lui en as parlé ?
— Bien sûr, tu sais qu’elle et moi nous partageons absolument tout.
Ronde Mireille, auprès de laquelle, enfant, il trouvait refuge dans ses moments de tristesse. Il aimait se blottir contre elle qui l’accueillait sans poser de questions. Il trouvait dans ses bras la chaleur que sa grand-mère ne savait pas lui prodiguer, elle qui pourtant l’aimait si fort, il le savait.
Un jour, il y avait fait allusion, à demi-mot, pour ne pas vexer Suzanne. Elle lui avait expliqué combien il lui faisait penser à sa fille, à quel point il était son portrait craché.
— C’était si douloureux. Je me souvenais d’elle, si fragile, se blottissant dans mes bras. Tu comprends, te prendre contre moi me rappelait trop ces moments. J’ai toujours voulu t’aimer pour toi, pas en souvenir d’elle.
C’était sa façon, à elle, de lui ménager l’espace nécessaire à l’éclosion de sa personnalité qu’elle trouvait, jour après jour, plus attachante.
— Elle habite toujours boulevard Beaumarchais ?
— Au 51, toujours.
Fortuné se souvient de cet appartement incroyable.
— Un ancien lupanar1, lui avait confié Mireille quand il fut un peu plus âgé.
Cette révélation donnait tout leur sens aux peintures murales qui agrémentaient les pièces, des chambres au salon. Elle expliquait également la présence de ces têtes de louve sur la porte d’entrée de l’immeuble.
Petit, Fortuné admirait les dorures, les plafonds qui lui semblaient si hauts et les peintures aux couleurs chatoyantes. Il ne s’était à peine étonné de la nudité des corps qui, pour lui, ressemblaient à ceux qu’il avait pu admirer dans les galeries du Louvre ou du musée d’Orsay. Ce décor lui donnait l’impression que Mireille habitait elle-même dans un musée. Cet appartement était, pour lui, une sorte d’oasis dans sa vie austère.
Son grand-père n’y avait jamais pénétré. Plus précisément, il n’y avait jamais été invité. Sans doute en aurait-il alors interdit l’accès à Fortuné.
Le 51 boulevard Beaumarchais était devenu, pour l’enfant, un repère secret. Il n’avait jamais rechigné à y accompagner sa grand-mère.
— Tu vas emménager chez elle ?
— Dans un premier temps, pour voir venir. J’ai plein de projets…
— Et Raymond ? Comment réagit-il ?
— Il est persuadé que je ne ferai rien. Mais mardi prochain, il part pour quatre jours. En séminaire, ajoute-t-elle en souriant. Quand il rentrera, je ne serai plus là. D’ailleurs, je crois que tu pourrais m’aider à déménager.
Fortuné n’en revient pas.
— Ça vengera ta mère, d’une certaine façon.
Le rire de Suzanne résonne sous les arcades.
— À ce propos…
Les éclats de rire se fracassent contre les voûtes. Le sérieux fige les traits du visage de sa grand-mère.
— Nous en parlerons, je te l’ai promis. Mais pas maintenant… Rassure-toi, le temps est venu de te raconter ce qui s’est passé et ce que je sais.
Fortuné aurait pu essayer de trouver par lui-même mais le silence de sa grand-mère l’en a empêché. De fait, il a préservé malgré lui le statut quo de cette famille qui l’a élevé en prenant la place d’une morte et d’un disparu.
Aujourd’hui, Suzanne rompt le pacte. Fortuné décide de lui laisser le temps. Il n’est plus à quelques jours ou quelques semaines près. Ça lui laisse le temps de se préparer à affronter cette réalité qu’il ignore jusqu’à présent mais qui a, inconsciemment, façonné sa vie.
— Suzanne – il a abandonné le « maman » qu’il mettait, petit, devant ce prénom –, je crois que je suis amoureux.
— Mais c’est merveilleux !
Suzanne s’est toujours montrée enthousiaste à chaque fois qu’il lui faisait part d’une nouvelle aventure.
— Elle s’appelle Nadia…
L’après-midi s’achève en confidences…
NADIA REFERME LA PORTE de son appartement. Elle pose son sac sur le petit meuble de l’entrée, installe sa veste dans le placard sur sa gauche. Elle jette un coup d’œil à son reflet dans la porte miroir. Elle se trouve belle malgré la fatigue qu’elle ressent à l’issue d’une journée chargée en émotions, en problèmes à résoudre. La solitude la submerge. Pourquoi n’est-il pas ici, à l’attendre, à la prendre dans ses bras. Son sourire lui manque. Elle va à la salle de bain, fait couler l’eau dans la baignoire.
— Un bon bain, voilà ce qu’il me faut.
Elle en oublierait presque la lettre qu’elle a fourrée dans son sac après l’avoir extraite de la boîte. Elle s’est promis de la déguster.
Fortuné lui a expliqué qu’il a renoncé aux nouvelles technologies. Son téléphone se contente de téléphoner. Encore ne l’utilise-t-il qu’avec parcimonie.
— Les gens qui veulent me joindre savent qu’ils peuvent m’appeler ou me laisser un message si mon téléphone est éteint – ce qui est le cas la plupart du temps.
Il omet de préciser qu’il ne consulte pas non plus systématiquement sa messagerie.
— Ce n’est pas possible d’être esclave de ces appareils. D’ailleurs, il n’y a jamais de réelles urgences.
La seule urgence véritable serait qu’on lui annonçât la mort de ses parents, ce qui ne risque pas d’arriver.
Nadia se laisse glisser dans l’eau parfumée de lavande. Elle attend que son corps se détende. Elle saisit l’enveloppe, l’observe attentivement – imaginant son amant en train de la sceller –, la décachette. Les mots la saisissent, « L’empreinte de ta peau »…
Nadia a relu la lettre qui gît maintenant sur le carrelage. Elle ferme les yeux, Fortuné est là. Elle sent sa main sur sa peau, les caresses de sa main sur ses seins, sur son ventre…
C’est bien la sonnerie du téléphone qui la tire de cet entre-deux dans lequel elle a sombré. Elle l’attrape sur le petit muret derrière sa tête.
— Nadia ? C’est Isabelle. Comment vas-tu ? Tu avais une drôle de tête en quittant le palais.
— Je vais TRÈS bien…
Nadia raconte la lettre, l’effet produit sur elle. Elle pourrait en vouloir à son amie d’avoir interrompu sa rêverie. Au contraire, elle évoque tout. Les détails lui permettent de reprendre pied dans la réalité. Il est à Paris, elle à la Rochelle. Il lui manque, mais elle est séduite par le rythme qu’il imprime à leur relation. Elle n’a jamais vécu ça auparavant ; elle en train d’en découvrir les charmes.
Ayant enfilé son peignoir, Nadia se dirige vers la cuisine, se sert un verre de Bordeaux – un Côtes-de-Blaye qu’elle adore – retourne au salon. Dans le secrétaire, elle cherche une feuille de papier, prend le stylo qui lui a été offert à l’occasion de sa sortie de l’école de la magistrature et qu’elle a si peu utilisé. La main levée, dans l’attente, elle fixe la fenêtre par laquelle les dernières lueurs du jour pénètrent dans la pièce… Comment démarrer ?
LE MARDI SUIVANT. Raymond a pris le train pour Valence hier soir.
— Il est parti la rejoindre. Le séminaire démarre tôt ce matin, m’a-t-il expliqué. Une nuit de plus avec elle, je ne suis plus jalouse. D’ailleurs, je lui souhaite bonne chance, il est devenu impuissant !
Cet aveu la mortifie. Elle n’avait pas pensé livrer ainsi son intimité à son petit-fils.
Fortuné fixe le lit de ses grands-parents. Il chasse les images qui tentent de l’assaillir. Il ne veut retenir que l’impuissance de son grand-père. Il la met en résonance avec la superbe affichée par cet homme pendant toutes ces années.
Il laisse sa grand-mère vider ses placards, il l’aidera à porter les valises. Il prend le couloir qui l’amène à sa chambre d’adolescent. Rien n’a changé depuis son départ si ce n’est l’odeur de poussière qui atteste de l’abandon. Sur l’étagère au-dessus du bureau trône sa collection de Tout l’Univers et les romans d’aventures. Il feuillette avec émoi les aventures du Prince Éric2. Les dessins de Pierre Joubert le font encore rêver.
Son grand-père l’avait inscrit aux scouts d’Europe. Il avait ainsi intégré les louveteaux. De cette époque, il garde des souvenirs heureux. En particulier de la cheftaine, Akela. Il ne se souvient pas de son nom, seulement de ce surnom, Akela, le loup solitaire, le chef de meute, le protecteur de Mowgli. Il s’était identifié à cet enfant sauvage, sans père ni mère. Il aurait voulu que son grand-père fût ce protecteur. Il ressentait dans le personnage de Kipling l’empathie qui lui manquait tant.
Akela l’avait protégé des autres louveteaux pour lesquels son prénom le rendait étranger, comme toujours.
C’est lors de son arrivée chez les scouts que Fortuné avait dû s’imposer tout seul. Les chefs de la troupe n’étaient d’aucun recours. Ils appliquaient la morale militaire, telle qu’ils se la représentaient, bien loin de la charité chrétienne qu’ils revendiquaient. Ils pratiquaient la manipulation, exacerbant les rivalités, flattant la force, brocardant toute forme de faiblesse.
Avant de prononcer sa « promesse », il avait dû affronter un scout plus vieux. Étant sorti vainqueur de ce face-à-face, il s’était trouvé confronté à un second de patrouille qu’il avait également battu. Par-delà la fierté de ces victoires acquises plus par la dextérité que par la force, il sentit une sourde réprobation. Il n’avait pas respecté la hiérarchie, il avait humilié deux aînés. Il le paierait. Le chef de troupe avait salué son exploit mais l’avait attribué à la chance, normale pour un garçon prénommé Fortuné. Cette remarque avait provoqué l’hilarité de la troupe. Ces rires n’avaient rien de bienveillant.
— Tu vois, rien n’a changé. Ton grand-père voulait la transformer en chambre d’amis, je m’y suis opposée. De toute façon, nous ne recevons jamais d’amis. Maintenant, tout cela n’a plus d’importance.
Suzanne est sur le pas de la porte, elle est arrivée sans bruit, comme à son habitude.
— Tu sais, si tu y veux entreposer des affaires en attendant d’avoir un lieu à toi, ça ne me poserait aucun problème.
La proposition lui est venue spontanément. Il ne risque pas de venir dormir ici, après qu’elle aura quitté ce lieu.
Ils se rendent au salon. C’est là qu’est installé l’ordinateur que Suzanne utilise pour ses traductions.
— Tu peux tout débrancher, Mireille m’a trouvé une place pour l’accueillir.
Accueillir, Mireille en a fait une spécialité.
Fortuné déconnecte l’ordinateur portable du second écran – si utile pour travailler, lui a-t-elle expliqué un jour. Ils vont rejoindre les notes et les dictionnaires auxquels Suzanne n’a pas renoncé – le papier est si agréable au toucher. Dans les étagères de la bibliothèque, des trous, comme des dents creuses, témoignent du départ de sa grand-mère. Elle n’a pas pris le temps de trier. Elle en a rempli trois cartons qui trônent au milieu de la pièce.
La sonnette retentit.
— Le taxi ! Va donc ouvrir pendant que je fais un dernier tour.
Elle veut être seule pour contempler ce qu’elle abandonne.
Sur le palier, Fortuné a commencé à charger valises et cartons dans l’ascenseur. Suzanne referme doucement la porte sur l’intimité passée.
— De toute façon, si j’ai oublié quelque chose d’essentiel je pourrai toujours revenir, j’ai encore la clé. Mais je ne préfère pas.
Dans sa voix, une détermination tranquille. Comment fait-elle ? Cinquante ans de vie !
— Ne tardons pas, le taxi attend.
DANS LE HALL DE LA GARE, Nadia admire les fresques qui ornent les murs de l’imposant monument. Elle est en avance. Le TGV est annoncé avec dix minutes de retard – comme souvent à La Rochelle. La pluie et le vent la découragent de s’aventurer trop tôt sur les quais – pour son premier séjour à La Rochelle, le temps pourrait se montrer plus clément.
Elle balaie cette idée. De toute façon, elle n’a pas vraiment planifié la soirée. La pluie sera un bon prétexte pour rester au chaud, sous la couette. Mais ont-ils vraiment besoin de prétexte. Pour sa part, retrouver la géographie de son corps suffit à guider son désir.
La pluie vient de cesser. Nadia surgit des escaliers au moment où le train s’immobilise. Elle attend en haut des marches, cherchant du regard la silhouette de son amant.
Fortuné l’aperçoit dans son costume clair – elle l’a prévenu, elle arrive directement du Palais. Imperceptiblement, il ralentit son pas pour ne pas se mettre à courir.
Ne pas aller vers lui, attendre sagement qu’il la rejoigne, ne pas trahir l’impatience.
Leurs sourires les aimantent, leurs corps se rapprochent, leurs bras se referment sur l’autre. Ils sont « trop contents » d’être réunis. Les paroles s’entrechoquent s’excusent-moi-tu-disais, leurs rires les balaient.
— Bienvenue chez moi !
Car La Rochelle est sa ville, son chez-elle. Son appartement – sa tanière – n’en est qu’une partie. Elle a apprivoisé cette cité. À moins que ce ne soit le contraire. Par nécessité professionnelle d’abord, par plaisir ensuite, elle en a visité tous les coins, en a approfondi l’histoire, apprécié l’esprit. Bien sûr, il y a toutes les personnes auxquelles elle fait face au Palais, les victimes et les bourreaux, petits et grands, affirmés ou sournois. Mais malgré tout, elle aime les gens, cherche à comprendre cette nature humaine si déroutante.
Pour l’heure, elle est dans les bras de Fortuné et cela seul lui importe.