Erhalten Sie Zugang zu diesem und mehr als 300000 Büchern ab EUR 5,99 monatlich.
Dans un monde où la haute technologie est un terrain impitoyable, une découverte révolutionnaire sur l’électricité menace de bouleverser l’ordre économique mondial. Au cœur de cette tempête, Paul, préfet de police à Paris, est hanté par la disparition de son fils. Refusant l’inacceptable, il se lance dans une quête désespérée, où passé et présent s’entremêlent. Ses souvenirs le ramènent à Cathy, son amour de jeunesse, et aux montagnes du Vercors, tandis que son enquête l’entraîne sur une piste troublante, entre secrets industriels et enjeux de pouvoir. Déterminé à faire éclater la vérité, Paul est prêt à tout, même à franchir les limites de la loi qu’il a toujours défendue.
À PROPOS DE L'AUTRICE
D’abord tournée vers les sciences,
Lauraine Bebfond est devenue une lectrice passionnée sur les conseils de ses enseignants. Après avoir arrêté la course à pied à la suite de blessures, elle découvre l’écriture grâce à un ami. Ce qui n’était qu’un passe-temps se transforme en passion, donnant naissance à un premier roman : "Fulgueré".
Sie lesen das E-Book in den Legimi-Apps auf:
Seitenzahl: 443
Veröffentlichungsjahr: 2025
Das E-Book (TTS) können Sie hören im Abo „Legimi Premium” in Legimi-Apps auf:
Lauraine Bebfond
Fulgueré
Roman
© Lys Bleu Éditions – Lauraine Bebfond
ISBN : 979-10-422-6827-5
Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.
Où es-tu ?
Que t’est-il arrivé ?
Toute ma vie, je l’ai construite pour toi, autour de toi. Depuis que tu as disparu, mes plus intimes convictions s’effritent. Les fondations de mon existence me semblent dérisoires. La frontière entre le bien et le mal s’estompe de jour en jour. Je sens que je serais capable d’enfreindre la loi alors que ma mission est de la faire respecter aux Parisiens. Je m’enfonce dans l’isolement. Je t’ai perdu, nous t’avons perdu, nous nous sommes perdus dans la solitude de la souffrance. En te perdant, j’ai aussi perdu mon amour, ma raison de vivre, le ciment de ma vie.
Lorsque nous nous sommes mariés, nous avions tenu à reprendre ensemble ce vœu : jusqu’à ce que la mort nous sépare.
Nous pensions à la nôtre ; jamais, au grand jamais, nous n’aurions pu imaginer que ce serait la tienne. Nous venions tout juste de prendre conscience de ton existence et de toutes les modifications que ta naissance allait apporter à nos vies. Nous étions si jeunes, à l’aube de la plus belle des vies que nos rêves d’adolescents pouvaient imaginer.
Cette histoire, nous te l’avons mille fois répétée, tu la connaissais, tu la connais par cœur. Je ne peux m’empêcher de te l’écrire afin de ne jamais l’oublier, de ne jamais t’oublier. Ne jamais accepter que tu ne sois plus là. Je ne veux pas parler de toi au passé. Je ne peux pas, je ne veux pas faire mon deuil comme tout mon entourage me le conseille ; pour moi, c’est impossible : tu n’es pas mort. Le fruit de ma vie ne peut pas être mort. C’est impossible, hors du courant de la logique de la vie : un fils ne peut pas partir avant son père. Je le refuse. Je ne l’accepterai jamais. Je vais continuer à chercher, à te chercher, à l’autre bout du monde s’il le faut. Je dois le faire, au fond de moi, je pense que tu es là, vivant, quelque part. Je sens que tu as besoin de moi. Je te chercherai inlassablement. Je vais reprendre tout, depuis le début, chaque seconde de ma vie, de ta vie. Devrais-je y passer des heures, des jours et des nuits ? J’ai le sentiment que le temps presse, je dois m’y atteler. Je me plonge avec délectation dans mes plus beaux souvenirs.
J’arrive dans le hall de la gare, essoufflé d’avoir porté tout mon barda, d’avoir dû m’occuper des affaires de mon petit frère au dernier moment. Quelle course ! J’ai bien cru que nous n’allions jamais réussir à arriver à l’heure à la Gare de Lyon. Nous y sommes enfin, j’ai l’impression d’avoir couru un marathon. La gare est bondée, les gens semblent heureux, prêts à partir en vacances. J’ai chaud malgré le froid de cette fin décembre. Je retrouve tous les futurs pensionnaires du centre de vacances devant la Brasserie de la Gare, point de ralliement. Je lève les yeux, je regarde ce décor et je me dis qu’un jour, j’aimerais bien y aller pour manger. Vu d’en bas, tout semble somptueux. Le décor, la verrière, j’essaie d’imaginer la beauté des tables, la transparence de la porcelaine, je visualise les motifs de train et les invitations au voyage qui pourraient décorer les assiettes, l’éclat des verres en cristal taillé, le brillant des couverts en argent. Je me demande si les personnes qui ont le plaisir de déguster les plats apportés par les serveurs en costume noir et tablier blanc vont prendre le prochain train. Je les imagine partant pour des destinations lointaines, style Orient-Express. Ça y est, me voilà déjà en train de rêvasser.
Thierry vient d’arriver lui aussi. Il me frappe dans le dos en signe de reconnaissance. C’est mon ami de vacances. Comme moi, il est Parisien, mais habite à l’ouest de la capitale, près de La Défense. Nous nous sommes rencontrés il y a trois ans déjà, lors d’un de nos séjours précédents à la montagne. Depuis lors, malgré nos efforts, nous n’arrivons quasiment jamais à nous retrouver ici. Nos emplois du temps respectifs ne nous le permettent pas, on se téléphone de temps en temps. C’est toujours un très grand plaisir de se retrouver, comme si nous nous étions quittés la veille.
Nos valises rejoignent celles des autres et j’abandonne avec une pointe de regret mes nouveaux skis, mais ils m’encombrent. Je ne peux pas m’empêcher de vouloir les garder près de moi. C’est bien sûr impossible. Je les laisse finalement avec tous les autres bagages. Depuis le temps que j’en rêvais : mes VR 27. Il m’a fallu négocier sec et me mettre sérieusement à travailler au lycée, il me fallait un petit dix sur vingt de moyenne générale pour ce premier trimestre de terminale. Ce n’était pas très glorieux comme objectif, mais je n’ai aucune motivation. La seule chose qui me tient à cœur c’est aller skier et retrouver mes amis grenoblois.
Les rapports avec mes parents deviennent, de jour en jour, plus tendus. Toujours la même question : que vais-je faire après le bac ? Et toujours la même rengaine : il faut déjà songer à l’avoir ! J’ai bien une idée en tête, mais je la garde pour moi, sentant déjà les railleries pleuvoir. Dans l’immédiat, une mission : m’occuper de ma glu de frère. Enfin, plutôt continuer à faire comme d’habitude : le surveiller, le nourrir, m’occuper de ses devoirs et me le trimballer partout où je vais. Pas facile d’avoir une once d’intimité. J’ai dix-sept ans et demi, lui bientôt douze. Il est brun comme je suis blond et personne ne nous imagine frères. J’ai plus le sentiment d’être sa nounou, sa mère et son père réunis ! J’ai l’impression que mes parents ne se rendent pas compte qu’ils abusent carrément. Se rendent-ils compte de la responsabilité qu’ils me confient ? Sérieusement, j’ai des doutes. Ils s’accordent bien de ce côté-là, aucun souci. Il est vrai qu’ils sont tellement occupés par leur travail respectif. Seulement, je n’ai pas demandé à avoir un frère, moi. Mon père, toujours parti aux quatre coins du monde, à la recherche du meilleur produit au meilleur prix. Ma mère, toujours occupée à gérer toute la partie administrative de l’entreprise familiale. C’est à ce poste qu’elle a rencontré mon père. Le reste du temps, j’ai l’impression qu’elle le passe avec ses amies, à la recherche de la dernière recette, du dernier livre à la mode. Quand mon père rentre de l’étranger, ils sont encore moins présents, toujours invités ou accaparés pour préparer leurs dîners et toutes leurs mondanités. Il paraît que c’est la continuité de leur boulot, que c’est nécessaire à leur réussite professionnelle et donc à notre train de vie et notre confort. J’ai l’impression qu’ils sont toujours absents ou lorsqu’ils sont là, ce n’est pas pour passer du temps avec nous. Une chose est certaine, si un jour je dois être père, je m’occuperai personnellement de mes enfants, je me le promets. J’avoue que cette éventualité de paternité m’effraie, je ne suis pas certain de vouloir avoir des enfants un jour.
Bon, ce sont les vacances. Je vais laisser mon cher petit frère prendre un peu d’autonomie et je vais tout faire pour m’en débarrasser, essayer de ne pas l’avoir dans les jambes toute la journée. J’espère qu’il se fera des amis et qu’il me fichera un peu la paix. Je l’aime bien, mon petit frère, il tient à moi et moi aussi je tiens beaucoup à lui. C’est paradoxal, mais c’est comme ça ! Les vacances d’hiver, nous les passons depuis cinq ans dans le Vercors. J’adore la simplicité de cette station de ski et, ce que j’aime le plus au monde, c’est cette ambiance qui règne au Chalet, cette chaleur, cette joie de vivre. Nous sommes presque quarante, pourtant, dès le premier instant, nous avons l’impression de tous faire partie d’une même et seule grande famille. Pour moi, ce n’est pas une colo comme les autres. C’est un havre de paix, je m’y sens tellement bien. Andrée, la directrice du home d’enfants, comme elle l’appelle, nous accueille elle-même, ici à la gare de Lyon à Paris, elle fait toujours le déplacement pour accompagner ses futurs pensionnaires. Elle me présente les enfants qui seront sous ma garde. Cette année, je commence ma formation pour être moniteur de colo. Au lieu d’avoir un groupe de huit petits âgés de trois à six ans sous mon entière responsabilité, je serai en binôme avec Thierry pour cette première expérience. Il a un an de plus que moi et il a déjà son diplôme de moniteur en poche. Finalement, elles vont être bizarres, ces vacances. Je me plains de devoir m’occuper tout le temps de mon frère ; et là, c’est moi qui choisis d’en gérer d’autres en plus. C’est le prix à payer pour pouvoir continuer à séjourner au Chalet. Officiellement, l’âge maximum des colons est de dix-sept ans ; au mois de juillet, j’en aurai dix-huit et je compte bien continuer à aller là-bas pendant les vacances. Voilà pourquoi je veux être moniteur, c’est un peu grâce à Thierry. Il m’a montré la voie à suivre, et je dois avouer que ça me plaît beaucoup de m’occuper des enfants. Je me rends compte que je me contredis une fois de plus, je ne veux pas d’enfants à moi et pourtant, j’adore m’occuper de ceux des autres.
Le Chalet est une ancienne école privée, style pensionnat pour jeunes gens plus ou moins délaissés par leurs parents. Des établissements comme il en existait beaucoup avant la guerre. Les parents d’Andrée, d’anciens instituteurs, ont eu l’idée de le transformer en centre de vacances. Tout s’y prête à merveille, les dortoirs existaient déjà, les salles de classe ont été réaménagées en chambres plus petites. Le réfectoire, les cuisines et le rez-de-chaussée, tout est resté tel quel. C’est un peu vieillot, en arrivant, on a un peu l’impression de changer de siècle ! La cheminée de la salle à manger, qui était initialement réservée aux enseignants, est magistrale : on pourrait tenir debout dedans, le parquet de cette pièce est en point de Hongrie, très foncé, presque noir. Tout y est très sombre, mais c’est la pièce que je préfère, austère, mais si rayonnante lorsque les flammes crépitent dans la cheminée. Nous n’avons malheureusement pas souvent l’occasion d’en profiter, car elle est à l’étage, trop éloignée de la cuisine, elle n’est utilisée que pour les repas de famille des propriétaires des lieux. Le parc est immense, des jeux ont été installés récemment : toboggans dernier cri, balançoires et cages à poules. Des terrains de boules ont été ajoutés entre la terrasse et le jardin.
Andrée et son mari Daniel ont deux filles. Daphnée a le même âge que moi. Elle est blonde, très jolie, elle skie divinement bien, elle paraît hautaine et prétentieuse au premier abord alors qu’elle est très gentille lorsqu’on la connaît bien.
Un jour, elle m’a dit qu’elle était jalouse de l’amour que sa mère offrait à tous ses pensionnaires, qu’elle haïssait les vacances où on lui volait sa mère. Je crois qu’elle est un peu amoureuse de moi. Sa petite sœur, Camille, est tout aussi belle, beaucoup plus jeune, mais beaucoup plus chaleureuse, plus ouverte ; elle s’entend très bien avec moi. Elle reste très souvent avec son père. Je les adore tous. J’aimerais tant avoir une famille comme ça. Daphnée ne se rend pas compte de la chance qu’elle a d’en avoir une, formidable, toujours soudée et disponible ; où l’un est toujours prêt à aider l’autre.
Je sens que je ne vais pas avoir une minute pour me reposer. Déjà, les enfants dont je m’occupe m’accaparent, m’agrippent pour attirer mon attention. Le voyage jusqu’à Lyon va passer extrêmement vite, très vite comme ce nouveau train. Pour beaucoup d’entre nous, ce sera notre premier voyage en TGV ; dans deux heures et demie, nous serons à Lyon. Le départ est imminent, le temps des adieux ne s’éternise pas. Quelques enfants, surtout parmi les plus jeunes, ont du mal à retenir leurs larmes. Certains réclament en pleurs un dernier câlin sur le quai, incapables de lâcher leurs parents, alors que d’autres sont déjà installés dans le train. Nous montons, nous aussi, entraînant par la main ces tristes chérubins qui auront bien vite oublié ce douloureux moment dès que nous les aurons occupés avec quelques jeux. Nous aidons les moins dégourdis à s’asseoir. Avec les quelques papas qui restent sur le quai, nous organisons une chaîne et chargeons les bagages dans le recoin du wagon prévu à cet effet. Je prends soin de mes skis et les cale avec les valises souples. Une charmante voix d’hôtesse de l’air, sortie de nulle part, nous annonce la fermeture imminente des portes, et lentement, le train se met en marche. À part la modernité et le style futuriste du décor intérieur, rien ne nous permet d’imaginer que nous allons traverser la moitié de la France aussi rapidement. Alors que chacun a trouvé sa place et que certains commencent déjà à sortir des livres ou des jeux, une voix masculine, cette fois, nous annonce que nous venons de rejoindre la ligne à grande vitesse et que nous roulons déjà à deux cent soixante kilomètres-heure. C’est le conducteur du train qui a pris le micro. En regardant le paysage, je me rends un peu plus compte de la vitesse. C’est fantastique. Nous sommes tous émerveillés par cette prouesse technologique. Nous chancelons un petit peu lorsque nous traversons la voiture pour accompagner les enfants aux toilettes. Un couloir sépare les deux rangées de sièges. L’intérieur de ce train ressemble à s’y méprendre à celui d’un avion et en même temps, je tangue comme si je marchais dans le couloir d’un bateau. Nous sommes secoués de temps en temps, à deux doigts d’atterrir sur les genoux des autres passagers ! Revenu à ma place, je regarde à nouveau le paysage et me rends mieux compte de la vitesse, les champs défilent très rapidement. Lorsque la ligne de train longe la route, nous doublons les voitures en quelques secondes. Elles ont l’air de rouler à la vitesse d’un vélo, c’est lorsque nous arrivons à l’heure prévue à Lyon que je réalise réellement la performance.
À la gare de Perrache, nous changeons de train. Adieu le modernisme et les couleurs, retour au bon vieux Corail avec ses compartiments et sa grisaille. Nous sommes obligés de nous séparer et de nous répartir dans différents compartiments. Tous les enfants que je dois surveiller s’endorment avant que nous ayons quitté l’agglomération lyonnaise. Je somnole moi aussi, la tête appuyée contre la fenêtre tout embuée. La nuit tombe déjà. Je rêve à moitié éveillé aux pentes enneigées que je vais parcourir demain matin. Andrée m’a dit que la neige est annoncée pour la nuit prochaine. Nous allons bénéficier de conditions fantastiques. Ce n’est jamais gagné d’avance à cette période de l’année. Il m’est déjà arrivé de ne pas pouvoir skier du tout à Noël, faute de neige ; la plus mauvaise année a été celle où il a plu pendant deux semaines d’affilée. La pluie froide de décembre traversait nos imperméables et nous étions obligés de rentrer au chaud au bout de deux heures. Même le ski de fond était impossible, nous jouions la majeure partie de nos journées au petit bac en mangeant des crêpes et des gaufres. Nous avons appris toutes sortes de jeux. Des jeux de cartes que je ne connaissais pas comme la belote ou le tarot. J’ai découvert qu’il existait des jeux de société encore plus longs et monotones que le Monopoly, le Risk. C’est cette année-là aussi que j’ai appris à jouer aux échecs. C’est devenu un passe-temps, puis une passion. Andrée avait également fait venir une de ses amies professeur de théâtre, nous avions appris à jouer la comédie. Je n’étais pas très doué dans cet art et j’avais préféré prendre en main la mise en scène. Je trouvais exaltant de diriger les acteurs, leur intimant de prendre tel ton ou telle expression lorsqu’ils récitaient leurs textes. Cela avait été une expérience très formatrice.
Le téléphone sonne, je viens de m’assoupir. Mon stylo vient de m’échapper et roule par terre ; j’ai l’empreinte de la feuille de papier froissée sur laquelle je me suis endormi sur la joue. Quelle heure est-il ? Combien de temps ai-je dormi ? Retour dans le monde réel, je me secoue, reprends mes esprits et, en même temps, j’attrape le téléphone qui m’a réveillé. Mon Dieu, faites qu’il n’ait sonné que deux ou trois fois. Voilà le résultat de mes insomnies. De brusques assauts de sommeil dans la journée que je n’arrive pas à maîtriser. Heureusement, cet épisode n’a duré que quelques minutes. C’est le secrétaire du cabinet du ministère de l’Intérieur. Il veut s’assurer que je serai bien présent à quinze heures, place Beauvau. Le ministre nous a tous convoqués, il faut montrer l’unité de tous les services de sécurité, la Police de Paris, sous ma responsabilité, et tout l’état-major de l’armée, de la Police et de la Gendarmerie Nationale. Comme si j’avais oublié. Tout le monde veille à ce que je ne commette aucun faux pas. Je sais qu’à la moindre occasion, ils ne me feront pas de cadeau. Je pourrai dire adieu à mon poste et à tous ses avantages, dont celui qui me tient le plus à cœur : mon bureau et sa vue sur Notre-Dame. Je fais partie des derniers hauts fonctionnaires de police à avoir gravi un à un les échelons de la hiérarchie. Maintenant, ils sortent tous des hautes écoles de l’administration, tous sortis du même moule, de la compétence générale, de l’incompétence spécifique. Ils ne m’apprécient guère et je le leur rends bien. Je passe dans le cabinet de toilette qui jouxte mon bureau pour me rafraîchir le visage et vérifier que je n’ai pas une tête de déterré. Ça va, le résultat est acceptable. J’enfile mon pardessus, sors de mon bureau et descends dans la cour de la préfecture où m’attend mon chauffeur.
Je m’installe à l’arrière de la berline noire qui me conduit à la cellule de crise. C’est tout juste s’ils ne m’ont pas mis de force un gilet pare-balles. Deux gardes du corps, mon chauffeur, quatre motards et deux voitures d’escorte. Si ceci n’est pas de la protection… ! Je fais partie des personnes les plus menacées de la République et toutes ces simagrées m’exaspèrent, me désespèrent. Dans mon for intérieur, je me dis que tout cela est parfaitement ridicule. Question discrétion, c’est complètement raté. Gyrophares et sirènes dégagent les véhicules de ma route. À part gagner quelques minutes, je ne vois aucun intérêt à ce raffut, si ce n’est attirer l’attention sur notre convoi, effrayer les piétons et exacerber le sentiment d’angoisse qui règne à Paris depuis les attentats. Je crois que je vais finir par faire comme une de nos précédentes gardes des Sceaux et, tant pis pour mon escouade de gardes du corps, je me déplacerai à vélo. Le seul avantage est que je peux rêvasser quelques minutes de plus.
Il fait nuit noire quand nous arrivons en Isère. Le bus qui est venu nous chercher à la gare de Grenoble a bien du mal à monter les premiers virages qui nous conduisent au massif du Vercors. Je ne sais pas trop pourquoi, mais j’ai un drôle de pressentiment, j’ai l’impression que ce séjour va me laisser beaucoup de souvenirs. J’ai le sentiment d’errer entre deux mondes. Je me force à oublier Paris, mes parents, mes emmerdes. Reprendre le fil du voyage, je suis là pour prendre du bon temps. Vraiment pas simple, cette montée vers notre destination. Jusqu’au bout, j’ai cru que nous n’allions pas pouvoir finir notre trajet. Une horrible odeur de plastique brûlé a envahi plusieurs fois l’habitacle du car. J’ai entendu le chauffeur parler à Andrée de petits soucis d’embrayage lorsqu’il a chargé les bagages dans la soute, sur le parking de la gare à Grenoble. Nous finissons par arriver au village, tant bien que mal, mais avec presque une heure et demie de retard. Nous n’aurons pas le temps de vider et de faire l’inventaire des valises, comme c’est normalement prévu dans notre emploi du temps, avant le dîner. Premier accro au règlement presque militaire de rigueur ici. Le car entre enfin dans le parc qui entoure le Chalet qui se trouve entre le bourg et la station, il s’arrête devant l’imposante bâtisse. J’aide le chauffeur à décharger les bagages. Les valises sont réparties dans les soutes, j’avais pris bien soin de coincer mes skis. Ça a fait sourire Andrée, elle m’a dit en riant que j’en prendrai moins soin quand ils auront quelques trous dans la semelle ou quelques rayures inévitables. Les enfants sont descendus du bus dans le calme et je suis surpris par leurs cris lorsqu’ils entrent dans le Chalet. Je jette un coup d’œil pour tenter de comprendre la cause de ce brouhaha, en déposant les premiers bagages à l’intérieur. Tout le monde est émerveillé par l’immensité du sapin qui nous accueille dans le hall d’entrée. Andrée nous explique qu’une de nos missions sera de le décorer pour fêter Noël, bâtir une crèche et mettre tout en place le 24 au plus tard. Les enfants sont tous surexcités, j’espère qu’ils vont se calmer pour le repas. Je regarde de nouveau ce sapin, c’est vrai qu’il est majestueux, impérial. Je crois ne pas en avoir vu d’aussi beau, sauf peut-être celui qui décore le centre de ce grand magasin du boulevard Haussmann. Les enfants sont affamés, les plus jeunes sont à moitié endormis avec leur peluche sur les tables. Les nouvelles consignes sont claires pour ce soir : repas rapide, lavage de dents, pyjama et au lit. Quelques bruits de cuillères viennent perturber le silence qui règne pendant le repas. Le réfectoire est immense et la moindre parole résonne. Il est quasiment impossible de chuchoter, nous ne devons pas parler en mangeant. C’est une des règles de la colo, en cas d’infraction, le bavard est puni et se voit priver de chaise. Il doit terminer son repas debout. Le temps du repas doit être un temps de silence, ambiance monastique. C’est comme ça et assez facilement compréhensible, le réfectoire n’a pas une acoustique fantastique malgré les lambris qui recouvrent les murs. Dès qu’il y a un peu de bruit ou que l’on parle, ça devient vite une cacophonie. Des tables de huit sont disposées à côté des fenêtres qui donnent sur le parc, il y en a une dizaine en tout, mais elles ne sont pas toutes occupées aux vacances de Noël. Un sapin, plus petit que celui qui orne l’entrée, est, lui, déjà décoré, il meuble le côté du réfectoire qui n’a pas de fenêtre. Il est entouré de deux tables sur lesquelles sont déposées des cruches métalliques et des corbeilles de pain en osier. C’est Andrée qui les a faites, elle a appris à le travailler au printemps dernier ainsi que le rotin. Cela lui permet de faire un atelier l’été, avec les colons et des stages en intersaison ; les stagiaires qu’elle accueille profitent de son savoir-faire et de sa maîtrise pour fabriquer toutes sortes de corbeilles et de paniers. Elle sait même rempailler les chaises et refaire les cannages. J’essaierai l’été prochain, c’est toujours intéressant de pouvoir réaliser quelque chose de ses mains.
La vaisselle est très simple : les verres sont de forme arrondie en Pyrex avec leur numéro en dessous ; on s’amuse à les retourner pour savoir notre âge imaginaire. Les assiettes sont blanches en Arcopal. Les bols pour la soupe sont en verre également, mais marron. Une fois la soupe terminée, ils sont tous débarrassés et entassés en bout de table, dans le parfait style cantine. J’attends avec impatience de voir la jeune fille qui va s’occuper de la cuisine cette année. Sans doute la fille aînée d’Andrée, Daphnée, ou l’une de ses amies. Exceptionnellement, ce soir, cette corvée nous sera impartie. Daphnée est restée un jour de plus dans son lycée d’altitude pour aider à ranger, ça sent la colle à plein nez, mais ses parents ne semblent pas contrariés.
Daniel m’annonce que sa cousine, accompagnée de sa correspondante anglaise, arrivera le lendemain pour aider en cuisine. Je ne comprends pas trop pourquoi il vient me le dire et j’interroge Thierry du regard. Il me fait comprendre qu’il m’expliquera une fois le repas terminé. J’ai hâte que ce moment arrive. Je commence à ressentir la fatigue du voyage et j’ai besoin d’aller me coucher. Les yaourts et les fruits ont été distribués, je suis étonné de l’appétit de tous les pensionnaires. Comme si, déjà, les bénéfices du grand air se faisaient ressentir. Moi aussi, j’ai bien mangé ce soir. Avec mes soucis familiaux et les prises de tête avec mon père, je n’ai pas pris beaucoup de poids ces deux dernières années. Nous portons donc les bols, assiettes, verres et couverts à la cuisine où je croise Camille, qui me saute au cou. Elle savait que nous venions d’arriver et nous attendait avec impatience. D’après elle, je suis le seul à pouvoir la suivre à ski, tellement elle a progressé. Elle a bien changé depuis cet été. Je veux bien croire qu’elle ait pris de l’assurance et de la vitesse ; elle maîtrisait déjà parfaitement la technique. Nous allons dévaler les pistes à toute vitesse. Je lui promets de skier avec elle dès que la neige sera tombée.
Je retourne avec Thierry et notre groupe d’enfants. La salle à manger bourdonne, une fois la dernière bouchée du dernier retardataire avalée, les conversations sont autorisées et c’est toujours un grand moment. Voir les yeux de tous converger vers celui qui va libérer la parole. Ça finit toujours par un éclat de rire général. Je me retourne vers Thierry et lui demande ce qu’il voulait me dire à propos de la cousine de Daniel, je ne vois pas bien quel scoop il va m’annoncer. Le voilà qui m’explique que cette fameuse cousine a seulement un an de moins que nous, qu’il a fait sa connaissance l’an dernier aux vacances de février et que… il s’interrompt, rougit. Je n’insiste pas, je pense avoir compris. Je sens qu’il m’en dira plus lorsqu’il le voudra.
Nous nous occupons de vider les valises de nos enfants ; exceptionnellement, certains n’auront pas pris le temps de se brosser les dents. Quatre d’entre eux sont déjà endormis, les autres respectent spontanément le silence en revenant de la salle de bain. Nous éteignons la lumière, rejoignons notre chambre. Avant, je fais un détour pour embrasser mon cher petit frère. Il ne dort pas, il m’attendait. Il me serre le cou, à la limite de m’étrangler, il fait le bébé et ne veut pas dormir sans me savoir à côté de lui. Je le rassure en lui disant que je ne suis pas bien loin et que sa monitrice, Pascale, est très gentille, qu’elle veillera sur lui et, s’il y a quoi que ce soit, elle viendra me réveiller.
Je retrouve les autres garçons de notre groupe de moniteurs, notre chambre de quatre est l’une des plus petites du Chalet. Elle est composée de deux lits superposés, un placard suffisamment grand pour pouvoir contenir nos affaires. Thierry est déjà allongé, il m’a réservé le lit du bas juste à côté de lui. Au-dessus de moi, Christian, et au-dessus de Thierry, notre autre ami grenoblois Patrick ; ils sont venus nous rejoindre sur le parking de la gare de Grenoble. Ça promet de très courtes nuits et de bonnes parties de fous rires. Ce soir, comme les enfants, nous sommes tous très fatigués et je sombre dans les bras de Morphée au moment même où ma joue entre en contact avec l’oreiller !
La nuit a été courte, malgré un dernier passage aux toilettes avant le coucher, deux petits nous ont réveillés à deux heures du matin, trempés. Il a fallu changer les draps, trouver des pyjamas propres et secs dans la valise, pas encore vidée pour l’un, et dans l’armoire pour l’autre. Heureusement, Andrée est venue nous prêter main-forte et nos deux lascars ont pu se recoucher dans des draps propres, douchés et sentant l’eau de rose en à peine vingt minutes. Juste avant de regagner notre chambre, Andrée nous demande si nous avons remarqué autre chose. Intrigués, nous cherchons et finissons par trouver en regardant par la fenêtre : la neige tombe à gros flocons et, déjà, un tapis d’une vingtaine de centimètres recouvre tout le paysage nocturne. C’est magnifique, même dans la nuit, nous sommes émerveillés.
Nous retournons dans notre chambre en silence, pas besoin de réveiller tout le monde. Je m’allonge avec le sourire aux lèvres, béat de bonheur, attendant avec impatience l’heure de me lever. Le sommeil me gagne pourtant aussitôt et ce sont les cris des enfants qui me réveillent, mon petit frère déboule dans notre chambre et saute sur mon lit en hurlant :
— Il a neigé, il a neigé !
Tous les pensionnaires sont debout, ils sont tous prêts à bondir dehors pour se rouler dans la neige, sans avoir envie de prendre leur petit déjeuner. Finalement, il est tombé au moins quarante centimètres, c’est féerique. Le ciel est parfaitement dégagé, d’un bleu éclatant, le soleil brille et se reflète partout, les milliers de cristaux accrochés aux branches sont autant de minuscules miroirs reflétant les rayons du soleil, tout scintille. Les sapins sont recouverts d’une épaisse couche de neige. Les arbres fruitiers qui bordent le pré à l’arrière du Chalet semblent recouverts de boules de coton au niveau des ramifications de leurs branches. Par endroit, la neige s’est accrochée dans les mailles du grillage de la clôture. Tout est blanc, resplendissant. J’ai pourtant l’habitude de venir à la montagne, mais ce paysage me déconcerte à chaque fois, ça me fait chavirer. C’est encore plus beau que toutes les cartes postales ; la réalité dépasse les clichés. Il se dégage une sorte de magie, comme si une fée était venue saupoudrer des milliers de petits diamants sur la neige. C’est éblouissant. Ça me coupe le souffle à chaque fois.
Nous calmons les petits en leur disant que nous ne pourrons pas sortir avant d’avoir pris notre petit déjeuner. Nous devons passer au réfectoire pour recharger nos batteries. Andrée nous annonce que, vu l’importance des chutes de neige de la nuit, la station ne sera ouverte qu’en fin de matinée. Elle explique aux enfants que les pisteurs doivent sécuriser les pistes et les baliser en enfonçant dans la neige des piquets de couleur différente en fonction de la difficulté de chaque piste. Le programme de la matinée va donc être modifié. Le ski sera remplacé par une partie de boules de neige, la construction d’un igloo ou par de la luge pour ceux qui le souhaitent. Daniel est en train de dégager la cour avec le mini-chasse-neige qu’il a fabriqué avec son tracteur à gazon. Il doit aller chercher sa cousine à la gare à onze heures et il lui faut déblayer la neige qui bloque l’accès à la route. Nous devons aller lui donner un coup de main si besoin. La matinée est déjà bien entamée et personne n’a vu le temps passer. C’est la faim des enfants qui nous rappelle à l’ordre. Ils ont tous le bout du nez rouge, le froid laisse quelques traces. Certains, moins prévoyants que d’autres n’ont mis que des gants de laine pour jouer dans la neige. Ils sont maintenant mouillés et ils commencent à se plaindre d’avoir le bout des doigts gelé. Pendant que certains enfants rentrent et se déchaussent, Thierry et moi demandons à Daniel s’il a toujours besoin d’un coup de main. Il nous dit que oui et nous demande d’aller chercher des pelles pour dégager l’entrée du parc du Chalet, le chasse-neige de la commune vient de passer sur la route principale et il a littéralement bloqué l’entrée de la propriété au niveau du portail. Avec sa lame, il a fait un mur de neige infranchissable d’une soixantaine de centimètres de hauteur. Nous pelletons avec vigueur, et entendons le moteur du bolide de Daniel rugir. Le voilà qui passe en zigzaguant avec son Alpine Renault, par la fenêtre ouverte, il nous crie en riant qu’il fait chauffer les pneus. Il part à Grenoble chercher sa fameuse cousine. J’espère pour elle qu’elle a le cœur bien accroché, Daniel est un pilote émérite, il a terminé bien classé à plusieurs rallyes locaux, je crois même qu’il en a gagné quelques-uns. C’est surtout sa participation au rallye de Monte Carle qui m’impressionne, même s’il n’a pas réussi à terminer l’épreuve. Tout son bureau est décoré de magnifiques photos, lorsqu’il avait sa fameuse R8 Gordini bleue. Toute sa passion de l’automobile et du pilotage se réveille quand il est au volant. Il maîtrise tellement bien les trajectoires que, malgré la vitesse, avec lui, je n’ai pas peur. Ou plutôt comme dirait Andrée, je n’ai pas le temps d’avoir peur ! Nous terminons de lui dégager un passage juste à temps, il réussit à rejoindre la route et nous fait signe du bras pour nous remercier. Nous posons nos pelles et reprenons notre souffle. Cet effort nous a mis en nage. Nous sommes tous les deux mouillés de la tête aux pieds. Les parties de boules de neige se sont terminées en bataille générale et les enfants sont dans le même état que nous, Andrée nous conseille de choisir une activité un peu plus calme pour notre prochaine sortie. Nous essaierons de construire un igloo à l’arrière de la propriété. À l’abri du soleil direct, presque à l’ombre toute la journée pendant l’hiver, il aura plus de chance de résister si la température remonte trop rapidement au-dessus de zéro. Nous lui promettons, ça sera notre prochaine occupation lorsque nous ressortirons. Pour l’instant, nous devons tous nous changer, mettre des vêtements secs et étendre nos habits et ceux des enfants dans la buanderie pour qu’ils sèchent. La vieille chaudière à mazout n’est pas isolée et sa chaleur rayonne tellement que toutes nos affaires seront sèches en début d’après-midi.
Une fois tous les pensionnaires réunis dans le réfectoire, en attendant l’heure du repas, nous commençons à fabriquer les décors pour le sapin de Noël du hall d’entrée. Les plus habiles se lancent dans la confection d’étoiles. Les autres taillent et plient des rouleaux de papier crépon de toutes les couleurs pour faire de jolies guirlandes. Pascale nous montre une technique avec du papier doré et une agrafeuse pour réaliser des anneaux qu’on assemble les uns aux autres. En changeant de couleur de papier, le résultat est surprenant, un peu comme une chaîne avec des maillons multicolores.
Camille me demande de l’aider pour aller chercher la crèche au grenier. C’est toute une expédition. Arrivé là-haut, j’ai l’impression d’être dans la caverne d’Ali Baba. Heureusement qu’elle sait où est rangée la malle contenant tous les santons sinon nous aurions pu rester des heures à contempler tout le matériel entreposé ici. D’anciens pupitres d’écoliers servent d’étagères, il y a de tout, des livres, des tableaux noirs en ardoise, des filets à papillons, un globe terrestre hors d’âge, tout semble sorti d’un décor de cinéma. Je me dis que certains objets pourraient même être exposés dans un musée. Nous descendons avec la crèche et ses occupants, Camille garde le petit Jésus dans la poche de sa blouse grise, vestige des uniformes des anciens pensionnaires du lieu. Elle ira le cacher dans sa chambre et se chargera de le placer au centre de l’étable de Bethléem en revenant de la messe de minuit. Si toutefois nous y allons, ce n’est pas vraiment une habitude du Chalet, l’ambiance religieuse est plutôt mise de côté. L’esprit est plus laïc qu’autre chose. Ça dépendra du souhait des enfants et des recommandations des parents, et surtout de la météo le soir du réveillon.
Andrée m’apporte un escabeau gigantesque. En l’absence de Daniel, je suis le plus grand et il me revient la lourde tâche d’accrocher la flèche sur le haut du sapin. En m’étirant au maximum, je finis par réussir et le résultat semble satisfaire tout le monde. J’entends déjà le moteur de l’Alpine gronder dans l’allée. Je finis d’arranger les dernières guirlandes et boules de verre en hauteur.
La porte d’entrée s’ouvre et Camille accourt se jeter dans les bras de sa petite cousine. Elle est là, en bas, j’entends le son de sa voix. Elle demande où est Daphnée. Elle présente sa correspondante Sue à Camille, elle lui précise qu’elle est presque galloise, mais qu’elle parle très bien français. En riant, elle lui dit qu’elle pourra lui donner des cours particuliers d’anglais et peaufiner son accent. Camille semble ravie à cette idée et attrape la jeune Anglaise par le bras. La cousine de Daniel lui explique qu’elles dormiront dans la même chambre. Le timbre de sa voix me surprend, elle a une voix très douce, mélange d’une voix d’enfant et d’hôtesse de l’air. J’ai terminé d’accrocher la dernière boule et je m’apprête à regagner la terre ferme. Elle ne m’a pas vu et relève la tête quand elle m’aperçoit. Nos regards se croisent.
Nous nous figeons.
Nous nous fixons, les yeux dans les yeux, happés…
Combien a réellement duré cet instant ? Je ne le sais pas. Quelques secondes ? Une minute ? Que m’arrive-t-il ? Je détourne les yeux en sentant le rouge me monter aux joues. Je crois qu’elle aussi vient de baisser les yeux. Je descends les marches de l’escabeau, une par une, avec une prudence inouïe. Mes jambes flageolent, mes mains sont toutes moites. J’ai l’impression qu’un feu est en train de me ravager de l’intérieur. Je jette un nouveau coup d’œil vers elle, en mode furtif et je la surprends à faire la même chose. Que se passe-t-il ?
Camille nous présente rapidement, je ne sais pas si je dois l’embrasser ou lui serrer la main. Finalement, nous sommes aussi troublés l’un que l’autre. On se salue de loin, d’un petit geste de la main. Elle repart, accaparée par Camille, à la recherche de Daphnée. J’apprends que celle-ci est rentrée dans la matinée et elle n’est même pas venue me dire bonjour. Dans sa précipitation, la cousine a laissé un de ses sacs dans le hall. Je ne sais toujours pas comment elle s’appelle. Je m’empresse de lui rapporter, elle doit dormir dans la petite chambre que Camille m’a montrée en redescendant du grenier. Pour y accéder, il faut prendre le chemin de l’appartement familial de Daniel et Andrée. Me voilà devant la porte de la chambre entrouverte, je m’apprête à frapper pour m’annoncer, mais j’hésite. Je me sens complètement idiot, me voilà transformé en groom, mais qu’est-ce ce qui m’a pris de vouloir lui ramener son sac ? Elle va me prendre pour un valet de chambre. Toujours entre le palier et la porte, je l’entends demander à Camille et à Daphnée qui était l’ange perché dans le sapin de Noël dans le hall. Comment m’a-t-elle appelé ? Ange ! Je sens de nouveau le sang affluer dans mes joues et mes mains deviennent moites à nouveau. Mon rythme cardiaque s’accélère. Mon trouble me fait m’adosser contre le mur et sans le vouloir, j’appuie sur l’interrupteur de l’escalier. Le va-et-vient fait un bruit d’enfer et dévoile ma présence. Camille, avec son innocence, éclate de rire en m’apercevant dans l’embrasure de la porte et fait les présentations :
— Quand on parle du loup… je te présente le meilleur skieur des lieux : Paul. Paul, ma cousine : Cathy.
Nos regards se croisent à nouveau. Nous n’arrivons ni l’un ni l’autre à détourner les yeux. Je sens tout mon corps brûler, une immense chaleur s’empare de moi. J’ai l’impression de sentir le trajet de mes veines, le feu se propage en moi. Comme si, d’un seul coup, la température de mon sang s’était élevée, comme s’il bouillait, comme si un courant me traversait, comme si, comme si… Est-ce possible, serait-ce ça ? Un coup de foudre ? Non, je me dis que c’est impossible, que ça ne peut pas être cela. Que c’est un mythe, que ça n’arrive pas pour de vrai. Pas comme ça, pas aussi rapidement, pas instantanément… J’ai le sentiment qu’elle ressent la même chose. J’ai l’impression d’être soudain dans un autre monde. D’un seul coup, tout me semble plus lumineux, plus chaleureux, plus beau. Comme s’il volait dans l’air des milliers de particules d’or, comme si chaque grain de poussière s’était transformé en éclat de cristal, comme si l’air était surchargé d’électricité statique, comme si, comme si… un orage allait éclater. Comme si mon cœur allait éclater. Je quitte la chambre précipitamment en laissant le sac devant la porte.
Je croise Cathy par hasard à plusieurs reprises dans la journée. À chaque fois, ce même regard. Maintenant, j’en suis sûr et certain, elle ressent la même chose que moi. Nous faisons tout pour nous rapprocher le plus possible, essayant d’établir un contact physique. À table, lorsqu’elle débarrasse les couverts, nos mains s’effleurent, s’éloignent et se repoussent. Une décharge électrique semble nous parcourir à chaque fois, nous restons un instant paralysés. Nos gestes s’interrompent, le temps semble ralentir, s’arrêter. Je voudrais que ces instants durent des heures. J’espère que les autres autour de nous n’ont rien vu. Nous n’osons plus nous regarder. Elle repart à la cuisine et revient avec un plateau chargé de crème dessert. Elle me passe chaque ramequin, en faisant en sorte que nos doigts se frôlent presque à chaque fois. Nous nous regardons dans les yeux, je vois qu’elle cherche à vérifier si je ressens la même chose qu’elle. Son regard interrogatif, au début, se charge de trouble et d’émotion au fur et à mesure qu’elle se rend compte du plaisir que nous apportent mutuellement ces brefs contacts. Comme par jeu, tous les prétextes sont bons pour que nous passions le reste de la journée à renouveler l’expérience. Nous avons confirmation de notre attirance lorsque je prends sa main dans la mienne, au moment où elle me passe une guirlande, quand nous finissons de décorer le bas du sapin de Noël. Mon pouce, doucement, effleure le dessus de sa main. Instantanément, ses doigts glissent le long des miens en s’attardant, comme pour me rendre cette caresse. Un immense trouble s’insinue en moi.
Je crois maintenant que je peux véritablement mettre un nom sur ce que je ressens. C’est un coup de foudre, comme dans les romans. Je comprends mieux toutes les notions que ce terme peut évoquer. Je ne supporte plus que nous soyons loin l’un de l’autre. L’heure de se préparer pour aller skier arrive trop rapidement à mon goût. C’est bien la première fois que ça m’arrive. Je retrouve Daniel au local à skis pour l’aider à charger tout le matériel dans le vieux Tube qui accompagne le minibus conduit par Andrée. Il me demande si j’ai fait connaissance de sa cousine. Avant d’avoir eu le temps de répondre, Cathy arrive et lui répond en riant.
— Oui, oui, nous avons fait connaissance.
Daniel m’annonce que nous serons dans le même groupe de ski, en compagnie de Camille. Comme par hasard, nous nous retrouvons assis côte à côte à l’avant du Tube. Contrairement à ce que je pensais, cette trop grande proximité semble nous gêner, nous éloigner. Comme si nous ne voulions pas accepter ce que nous ressentons.
À chaque virage, nous nous retrouvons collés l’un à l’autre. Instantanément, nous luttons contre cette force invisible en reprenant chacun notre place. Et même pire, en nous éloignant de plus en plus à chaque fois. Arrivés sur le parking des remontées mécaniques, il y a presque la place pour asseoir une personne entre nous… Cathy descend la première, très blanche. Daniel, qui la connaît bien, lui demande si elle est toujours autant malade en voiture. Elle lui dit que c’est toujours le cas et lui demande la permission de monter avec Andrée pour le voyage retour. Elle me regarde droit dans les yeux en lui posant cette question, attendant de voir comment je vais réagir. Elle doit voir une grande déception voiler mon regard et j’ai l’impression qu’elle s’en réjouit. Un léger sourire s’affiche sur son visage, je ne le comprends pas. Je me demande à quel jeu elle joue ? Bon, qu’importe, j’oublie, je suis venu pour profiter de la neige. Notre groupe est constitué des meilleurs skieurs et skieuses du Chalet, j’en suis le responsable. Lorsque tout le monde est équipé, nous prenons le téléski tous ensemble pour rejoindre les pistes. Je suis épaté du niveau de Camille, elle a toujours eu énormément de technique, mais elle a vraiment progressé en rapidité. Je sens que nous allons passer de très très bons moments ensemble. Cathy ne semble pas très à l’aise au départ, elle passe son temps à déchausser. Elle skie nettement moins vite que le reste du groupe, pourtant elle a une assez bonne technique. Elle est toujours la dernière, nous l’attendons régulièrement. Sentant qu’elle retarde l’ensemble du groupe, elle dit à Camille qu’elle a un problème de skis et qu’elle doit redescendre. Je lui propose de la raccompagner en bas, elle m’assure qu’elle sait très bien retourner au départ des tire-fesses. J’insiste pour que quelqu’un l’accompagne. Camille me dit d’aller avec elle, Thierry, que nous venons de rejoindre avec son groupe, reprend la direction du mien. Nous descendons au parking où est censé nous attendre Daniel. Nous lui demanderons de regarder et régler le problème de fixations des skis de Cathy. En arrivant, nous ne retrouvons pas le Tube. Il a sans doute dû redescendre au village. Je demande à Cathy si elle veut que je regarde si j’arrive à faire quelque chose pour elle. Sa réaction est instantanée. Elle me répond en éclatant de rire, rouge jusqu’à la racine des cheveux :
— Oh, oui ! Elle ajoute.
— Et beaucoup plus que tu ne le penses…
Ça recommence, mon sang tourbillonne dans mes veines. Les rayons du soleil couchant semblent de nouveau éclairer comme en plein jour. Mon cœur s’accélère. Je dois avouer que j’ai vraiment envie de jouer à ce petit jeu, dans le style, je t’aime moi non plus. Les sensations que je ressens sont euphorisantes. Cathy me montre le problème de sa fixation au niveau du ski gauche. Elle déchausse simplement en se penchant vers l’avant, sans avoir besoin de déverrouiller sa fixation avec son bâton. En ramassant ses skis, elle glisse et je la rattrape d’un bond. Instinctivement, nous nous retrouvons dans les bras l’un de l’autre. Alors que nous devrions éclater de rire en pensant à la chute évitée, nous restons là, tels quels, sans bouger. Nous prolongeons cet instant, en silence. Elle relève la tête et nos regards plongent l’un dans l’autre, engloutis dans les limbes d’un sentiment confus, inconnu, un peu effrayant, mais terriblement attirant. Nous avons eu le même réflexe, celui de retenir notre souffle. Tels des dauphins, nous devons remonter à la surface, chercher de l’air pour respirer. Nous nous séparons, essoufflés, écarlates et très troublés. Elle repose ses skis sur la neige, les chaussent à nouveau et je constate qu’en effet, les fixations sont très mal réglées. Il y a presque un demi-centimètre de jeu entre sa chaussure et la mâchoire de la fixation arrière. Je vais emprunter un tournevis au perchman et les resserre toutes les deux. Il faudra que nous les regardions avec Daniel, car il n’y a aucune raison pour qu’elles se soient aussi rapidement déréglées sauf si elles sont trop usées. Justement, Daniel arrive derrière nous, il vient de remonter du Chalet. Cathy lui expose le problème lorsqu’il nous rejoint. Elle range ses skis à l’arrière du Tube et va immédiatement s’installer à l’avant sans même m’adresser un regard. Daniel, étonné qu’elle n’aille finalement pas rejoindre Andrée, ne fait pas de commentaire. Il me demande d’aller la prévenir que Cathy reste finalement avec nous. J’y vais au pas de course en faisant attention de ne pas glisser sur le parking enneigé, je crie à Daniel de me réserver la place de devant, entre Cathy et la portière, comme à l’aller. Je croise les membres de mon groupe qui ont terminé leur dernière descente avec Thierry et qui rejoignent Daniel pour lui donner leurs skis. Daniel range les dernières paires de skis dans le Tube, claque la porte arrière et prend le volant. Il fait déjà presque nuit, c’est l’inconvénient de skier pendant les vacances de Noël, les jours sont vraiment très courts. Je reviens vers le Tube en marchant cette fois, j’ai prévenu Andrée que Cathy restait avec nous. Je monte et m’assieds à ses côtés. Elle me donne discrètement la main. Le voyage de retour me paraît trop rapide, même quand les virages nous séparent, nous nous rapprochons, maintenant ainsi le contact tout le long du trajet !
Grâce aux talents de pilotage de Daniel, nous arrivons les premiers au Chalet. Le reste de la troupe emmené par Andrée nous rejoint devant le local à skis. Là chacun reprend son rôle respectif au sein de la colo. Après avoir déchargé les skis de tous, j’aide Daniel à les vérifier. Ensuite, je retrouve Thierry et les enfants de notre groupe, il semble taciturne. Je lui demande ce qu’il a et il me répond qu’il est juste fatigué par sa journée de ski. Je lui fais remarquer que ce n’était qu’une demi-journée, je ne le comprends pas jusqu’à ce que je vois une ombre passer devant ses yeux. De but en blanc, il me fait remarquer que Cathy n’a d’yeux que pour moi et que, de mon côté, tout semble montrer que je ne suis pas insensible à ses charmes. La cloche de rappel vient de sonner et arrête cette drôle de révélation : c’est l’heure du goûter. La sonnerie est un des vestiges de cet ancien pensionnat, les repas et autres rassemblements obligatoires sont signalés par une sonnerie. Nous nous retrouvons au réfectoire pour le goûter. Cathy assure la distribution des tablettes de chocolat, pâtes de fruits et madeleines. Comme par hasard, je reçois une double ration de chaque. Je lui dis qu’elle m’en donne trop. Elle me répond :
— Non, ce sont les consignes d’Andrée, double ration pour les monos.
Je regarde ce qu’il y a sur la table devant Thierry et je constate qu’il n’y en a qu’une. Je m’abstiens de faire le moindre commentaire. La distribution du chocolat au lait chaud semble poser un problème à Cathy, le lait a trop chauffé et une peau qu’aucun enfant ne veut voir tomber dans son bol menace de créer un incident diplomatique à la table de Pascale. Comme par hasard, c’est mon petit frère qui râle. Je m’empresse d’aller chercher un petit chinois en cuisine pour l’aider. Nous formons une paire efficace, je tiens le filtre, elle verse. Nous nous complétons sans nous parler et passons d’un bol à l’autre avec aisance. Aucun faux pas, aucune goutte. Nous retournons déposer les cruches vides à la cuisine et nous prenons en même temps la boîte de pâtes de fruits pour en distribuer une deuxième fois aux affamés qui en veulent plus. Croyant que l’autre la prend, nous la lâchons tous les deux, et bien entendu, elle tombe par terre, s’ouvre et son contenu se répand au sol. Heureusement, les pâtes de fruits sont emballées individuellement. Notre maladresse nous fait éclater de rire, nous nous mettons à quatre pattes pour les ramasser, à celui qui ira le plus vite et sera le plus efficace. Nous nous retrouvons les mains collées au sol à attraper ensemble la dernière. Comme des joueurs de rugby sur leur ligne d’essai, elle crie victoire en disant :
— Je l’ai !
Comme s’il s’était agi du ballon de la victoire du tournoi des cinq nations. Nos visages sont très proches l’un de l’autre. Accroupis, comme si nous étions à l’abri des regards indiscrets, nous nous regardons droit dans les yeux et, sans que nous sachions de qui vient l’initiative, nos visages se rapprochent, nos lèvres se touchent. Un instant qui dure encore dans ma tête. La sensation que ses lèvres sont d’une douceur absolue, veloutées comme un pétale de rose, me submerge. Camille entre en trombe dans la cuisine et interrompt cet instant, cette sensation de bonheur indescriptible. Elle éclate de rire à son tour en nous voyant ainsi, immobiles, comme changés en statue de sel et nous demande ce que nous faisons là, allongés par terre, nos mains refermées sur une pâte de fruits complètement écrasée.