Fumée noire et fumée blanche - Marcel Procureur - E-Book

Fumée noire et fumée blanche E-Book

Marcel Procureur

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Beschreibung

Roman humoristique, "Fumée noire et fumée blanche" construit son intrigue autour d’un différend rural : la frappe d’une médaille portant, sur une face, l’effigie d’Agapet, le saint guérisseur de la paroisse, et, sur l’autre face, le portrait de Nicolas, le maire, à la fois matois et débonnaire. La vente des médailles verra toute une palette de personnages truculents colorer le village jusqu’à ce que clabauderies et rivalités le noircissent de violents orages.

À PROPOS DE L'AUTEUR

Après une carrière dans l’enseignement, Marcel Procureur tourne la page pour en ouvrir une autre : celle de l’écriture. Il rédige plusieurs romans d’une plume vive et alerte. Le présent ouvrage, "Fumée noire et fumée blanche", s’inscrit dans son ciel humoristique ponctué des effluves légers d’un vocabulaire riche, varié, proscrivant la vulgarité et entraînant le lecteur dans les méandres d’une histoire désopilante.

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Seitenzahl: 223

Veröffentlichungsjahr: 2025

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Marcel Procureur

Fumée noire et fumée blanche

© Lys Bleu Éditions – Marcel Procureur

ISBN : 979-10-422-7237-1

Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

Du même auteur

La veuve noire tisse sa toile, Le Lys bleu Éditions.

Chapitre premier

Avec les bons vœux du maire

Il gelait à pierre fendre partout au village de Trémousol.

Des glaçons torsadés pendaient aux gouttières des chaumières fumantes dont les vitres étoilées s’embuaient dans la chaleur dégagée par le bois crépitant sous le couvercle des cuisinières crapaud ou derrière les chenets des âtres fuligineux.

Et pourtant ils furent nombreux les lourds sabots, les épaisses semelles des bottines cloutées à marteler, ce vendredi de janvier, le seuil de la mairie. Les villageois, de diverses conditions, se mélangeaient entre manteaux doublés et vestes usagées sur le carrelage marqué des reflets d’un luminaire en forme de tulipe.

Nicolas Demaret, fermier de son état et maire récemment élu, avait choisi la salle des mariages pour joindre l’utile à l’agréable : estomper le souvenir de l’autoritaire et précédent premier magistrat Gaspard Lespinette, et présenter les vœux du conseil municipal.

Sur les tables de l’ancien local des réunions, délaissées par la serpillière d’Henriette Dumoulin, convolée en justes noces avec Gaspard, les quinquets des séances plénières s’étaient éteints de manière définitive alors que grandissait, à l’église, la flamme auréolant le saint de la commune : Agapet. De fait, l’aura du bienheureux, depuis la guérison miraculeuse de Nicolas, irradiait la contrée entière.

Organisateur de cette soirée, le maire, soucieux des deniers publics, avait sollicité sa versatile épouse Berthe, disposée à garnir les tréteaux de sucreries, et le brave curé Théophile, dépositaire de quelques bouteilles de vin.

À cette fin, Théophile avait remonté de la cave de son presbytère plusieurs crus poussiéreux, frappés de renommés saints de France, et Berthe, guère inspirée devant son fourneau, avait déniché, au fond de sa commode Louis XV, une ancestrale recette de pâtisserie, concoctée par feu belle maman dont elle ne gardait pas un croustillant souvenir. Mais révéler sa trouvaille à son mari eût rendu, à ses yeux, la pâte surette.

Toujours est-il que Berthe, citoyenne d’honneur, ce soir-là exagérément bouclée par sa coiffeuse Monique, se pavanait et ondoyait, pareille à son modèle, madame de Pompadour, entre les invités bourdonnants et le ventre gargouillant de l’ecclésiastique qui souillait sa soutane à la croûte des tartes au sucre, peu recommandées pour son diabète.

Et cela dans l’attente de « la conférence » de monsieur Demaret.

Celui-ci apparut face à l’assemblée, ceint d’une écharpe tricolore neuve et nullement effilochée, comme naguère le ruban déteint de Lespinette, enserrant le veston noir de son lointain mariage.

Homme des labours, cultivant mal le terreau des exposés, du moins politiques et flatteurs, Nicolas tira sur ses bretelles – signe de nervosité chez lui –, inspira profondément avant d’oser :

— Mes chers concitoyens, le conseil et moi-même nous vous souhaitons une bonne et heureuse année.

Il respira, s’éventa, souffla, comme s’il avait prononcé un discours de quatre pages, déboutonna son col trop amidonné qu’il reprocha à sa citoyenne d’un regard aussi raide que l’apprêt, et, libéré, poursuivit, tantôt avec des mots qui fleuraient bon les blés de ses moissons, tantôt avec des expressions qui suintaient de son fumier :

— Mesdames, Messieurs, vous l’aurez remarqué, nous avons mis sous l’éteignoir les légendaires lampes à pétrole dont les sombres fumées masquaient les propos déjà nébuleux de Gaspard Lespinette, pour œuvrer, enfin, grâce à de vives lumières, à la destinée rayonnante de notre village. Et je ne parle pas seulement des lustres placés, à ma demande, ici, dans cette agora, mais de mes éclairés collègues que vos suffrages ont accrochés au lustre de leur gloire. J’ai nommé… Il marqua une pause, déplia son papier froissé, écrit par un cousin, professeur de français. Le fermier avait, lors de sa campagne électorale, « ratissé large » et on allait le constater.

Il toussota et, sentencieusement, cita :

– « L’ardoisier Camille Dufrasne glisse de son poste aux travaux à celui des finances. Expert en couvrements et recouvrements, il devra d’abord et, malheureusement, effacer l’ardoise laissée par son prédécesseur, gérer ensuite les ressources avec une certaine hauteur, loin des querelles partisanes, et éviter ainsi les tuiles pleines de moisissures d’une malveillante opposition.
– Nicodème Laffut, le teinturier, créateur du coloris des lanières soutenant mon pantalon, président des commerçants et aujourd’hui responsable du commerce, aura la périlleuse tâche de raviver les enseignes vivotant en demi-teintes, à savoir la sienne et les lampions de Gaston le boucher et Norbert le coiffeur qui, respectivement, découpent et hérissent leurs soucis et tentent de sauver, par une assiduité partagée, l’estaminet “Chez Désirée”.
– Dieudonné Chrétien, pieux sacristain, sera garant de l’enseignement ; il abandonnera les cloches de son sanctuaire afin de s’occuper de celle de l’école. Il visait l’instituteur intérimaire engagé par la majorité sortante, car porteur d’une empreinte trempée dans l’encre rouge d’une plume pugnace envers les involontaires et innocentes fautes d’orthographe des rares enfants aisés de la population.
– Narcisse Hoquet, notre médecin, sans hésiter, a accepté de prendre en charge la santé et l’environnement. Il veillera au bien-être de nos concitoyens, de leur progéniture et de leur cheptel, des bienheureuses plantes médicinales de la cure et d’autres, hélas, plus malsaines qui prolifèrent, selon son diagnostic, parmi les talus et ravines de la misère humaine.
– Joseph Duval, artiste peintre, est nommé chantre des arts et des relations extérieures.

Vu son implication dans la régénération picturale de l’église, monsieur Duval aidera à promouvoir l’image de Trémousol, et, par sa vision colorée de la vie, il donnera un souffle épique aux cérémonies patriotiques du cimetière et du monument aux morts.

– Homme de lettres, le facteur Guillaume Lepli deviendra le rédacteur en chef de notre bulletin communal. Sa principale mission consistera à essuyer les fientes des colonnes souillées par des oiseaux de mauvais augure criaillant les aigreurs de leurs virulentes critiques sur tous les toits. Votre serviteur demeurera, lui, humblement responsable de la sécurité du territoire, de la police, de l’état civil et, de toute évidence, de la qualité des services. »

Des applaudissements éclatèrent.

Le tribun repoussa les vivats et les boucles de la Pompadour, étrangement dans son champ oratoire, et conclut :

— Mesdames et Messieurs, j’oubliais votre nouveau garde champêtre : Anatole Duchesne, menuisier de son métier.

Anatole, replié sur son siège, tel le mètre qui dépassait de sa salopette, se redressa, s’étira presque jusqu’au plafond, tant il était grand et filiforme, salua l’assemblée dans l’indifférence générale, avant de se faufiler entre les convives et de mesurer leur impatience : celle de goûter gratuitement aux agapes.

Blotti au fond de son humble chapelle, Agapet, lui, goûtait à la quiétude vespérale, méditant sur son avenir que le Seigneur, lors d’une apparition, avait prédit maussade. Cependant, depuis la surprenante guérison de monsieur Demaret, le saint s’était pieusement étonné puis réjoui de la prosternation de nombreux fidèles qui avaient baisé ses pieds maintes fois replâtrés par les ouvriers communaux, plus assidus au comptoir de Désirée qu’au banc de communion de Théophile.

Joseph Duval, perdu dans ses rêveries et les bulles d’un mousseux, aurait pu peindre cette salle des mariages festive, même si la nature et le naturel ne s’épousaient point.

De la nature, il n’y avait, accroché à un mur ripoliné, qu’un tableau obscur encadré d’épaisses dorures qui adoucissaient, à peine, les traits grossiers d’une scène de chasse signée par un illustre inconnu. Et le buste en plâtre de Gaspard Lespinette, trônant sur un guéridon assis devant la toile, n’inspirait guère à une promenade forestière. De fait, Gaspard, parmi ces tons moroses, semblait léché par une meute de braques à mouchetures grises et marron, emmêlés dans leurs pattes crottées et leurs oreilles veineuses, tendues vers les propos sirupeux qui dégoulinaient et souillaient le carrelage de… l’agora. Les chiens se jetèrent sur les os à ronger, les prêchi-prêcha pour obtenir un bien, une faveur, un passe-droit…

Ainsi de naturel, il y eut moins encore tant les invités multipliaient autour des édiles les ronds de jambe, les circonvolutions, les entrechats, les arabesques de la tête, du cou… et de tous les organes visibles et invisibles, trahis souvent par une surcharge pondérale.

Même le débonnaire Théophile mollissait sous le poids des fausses confessions et peut-être aussi sous l’effet d’un capiteux Saint-Estèphe. Un instant seul et triturant sa conscience et son chapelet, il jura, malgré son statut de curé, de se confesser à Agapet, resté sobrement à côté du Rédempteur.

Joseph s’ennuyait de cette comédie et languissait dans l’attente d’aller boire, comme chaque soir, son verre d’eau ferrugineuse chez Désirée, tenancière fraîche et pétillante, mais qui, néanmoins, se refusait toujours à lui.

Il projetait de fuir les teintes maussades du décor champêtre quand un artifice de taches très colorées ranima sa flamme picturale. Les couleurs vives jaillissaient là, sous l’ombre d’un chapeau. Elles éclaboussaient une femme inconnue, d’une trentaine d’années, élégante, gainée d’une robe de taffetas, piquetée de brillants et de perles et festonnée d’un corsage de tulle ourlant la peau de pêche d’une poitrine sur laquelle oscillait un discret pendentif.

« L’inconnue » conversait avec Berthe. La fière épouse de Nicolas, vêtue d’un ensemble auburn, de bon goût, avait souligné son visage déjà trop enfariné par le contour cerise de lèvres pulpeuses que convoitait une vilaine mouche noire, assise sur le rebord rosâtre d’une joue quelque peu flétrie.

Le peintre s’était approché de la peau de pêche et le fermier de la mouche. L’homme des labours, plus habitué à la paille de ses étables qu’à la fibre artistique, avait fendu la foule, craignant l’impétueuse propension de sa conjointe à vouloir paraître.

Il grogna :

— Tu pourrais te préoccuper des présentations, Berthe !

— Avec plaisir ! J’assume ainsi mon rôle de citoyenne d’honneur et te présente Madame la Marquise Elodie de Tréville.

La citoyenne inspira alors profondément avant de glousser :

— Chère Marquise, mon Gros et sa commune vous abritent désormais.

Nicolas crucifia Berthe d’un regard aussi pénétrant que les clous de la croix qui fixaient sur la soutane de Théophile les cristaux de sucre incrustés dans les auréoles d’un saint du Bordelais.

Le ventripotent élu, sèchement, déclara :

— Le Gros n’abrite personne, Berthe, sauf toi depuis des décennies !

Il tortilla sa moustache et poursuivit :

— Je suis ravi de vous rencontrer, Madame. Vous avez loué – mes services me l’ont appris –, il y a peu, le vieux manoir ; vous avez bien du mérite à l’extraire de ses ruines.

La châtelaine écarta la voilette d’un ample chapeau enrubanné, garni de myosotis et parsemé de graines sauvages picorées par un couple de mésanges.

À l’image des oiseaux dérangés, elle persifla :

— Les véritables ruines, Monsieur, sont celles que les maris nous laissent !

Le miraculé du village, serein, confia :

— J’étais moi aussi en lambeaux, Madame, et je me suis relevé, pas vrai, ma grosse ?

Duval, en retrait, dévisageait non pas la grosse, mais la gracieuse créature. Un mot et il serait retourné à son atelier, aurait emporté fusain et gomme afin d’esquisser le portrait d’Élodie, atrocement belle. Il l’imaginait pensive à la fenêtre de son château, ouverte sur un parc verdoyant, aux essences variées.

Déjà il croquait cette svelte silhouette, pigmentée d’étincelants bijoux éparpillés sur la robe vert émeraude qu’il détaillait mieux. Pincé à la taille, le taffetas retombait en cascades jusqu’à la pointe de menus escarpins, chaussés pour un quadrille sur le parquet ciré de la demeure seigneuriale plutôt que pour un tango sur le plancher rugueux de la guinguette municipale.

Profitant d’un silence empreint de reproches entre le ventripotent et la grosse, Joseph osa :

— De la grisaille de vos décombres épars, exquise Marquise, vous renaîtrez grâce à mes fins et soyeux pinceaux. Souffrez que je me présente : Joseph, Séraphin, Aimé Duval, artiste peintre, descendant droit de la Renaissance et remontant, quelques siècles plus tard, au faîte de l’échelle de la gloire, car maître décorateur de notre église, visitée aujourd’hui, à genoux, par des milliers de pèlerins.

Voici ma carte. L’exquise la glissa dans son décolleté, religieusement, comme elle eut inséré une pièce dans le tronc de Saint-Agapet sourit au maître, héla un larbin replié sur le velours d’un coussin, tel le mètre sur le fessier d’Anatole, et ordonna :

— Romain, avancez ma calèche !

S’adressant au couple fâché, elle murmura :

— Quelle charmante soirée, Monsieur le Maire, et que dire de vos tartes succulentes, Madame la citoyenne d’honneur ! Un jour, je l’espère, vous me révélerez la provenance de ces douceurs et me livrerez la recette.

Quant à vous, noble descendant de la Renaissance, je ne manquerai pas de réclamer votre talent avant que mon manoir et mon corps ne tombent en décrépitude.

Le descendant, au sommet de la volupté, déclama :

— Madame, je serai votre Séraphin ; il se ruinera, vous délivrera de cette sinistre hantise et vous déposera sur le chemin d’une séraphique destinée.

— À bientôt, mes amis, souffla Élodie, visiblement amusée.

Tandis que Romain cinglait la croupe de sa monture, Joseph, Séraphin, Aimé regagnait son logis, tout ragaillardi, omettant de passer chez la pétillante Désirée pour y boire son eau ferrugineuse.

***

Les Demaret regagnèrent leur demeure tard dans la nuit.

Nicolas secoua la cafetière.

— Je m’en doutais, elle est vide, bougonna-t-il, et il ajouta : comme ta tête, Berthe !

— Ma tête vaut bien la tienne ! Tu t’es déjà vu avec tes yeux pleins d’alcool. Ah ! il a fait bonne figure le nouveau maire en trinquant sans arrêt.

— Le maire a épongé tes maladresses, Berthe !

— Que veux-tu dire ?

— A-t-on idée de m’appeler le Gros devant une espèce de perruche se balançant sur le perchoir de sa noblesse pour attirer dans sa cage délabrée tous ceux qui se bercent eux aussi de douces illusions ?

Berthe, vertement, répliqua :

— Mon pauvre Nicolas, il est temps que tu quittes ton fumier, délaisses tes sabots boueux et gravisses les marches d’une société un peu plus… raffinée. Mon titre de citoyenne d’honneur m’oblige d’ailleurs à m’élever !

Sur ce, vieil ivrogne, je passe à la salle de bain. Ne t’avise surtout pas de cracher ta chique de tabac dans la poubelle et évite de faire craquer l’escalier en montant, car demain matin, je me rends chez la coiffeuse !

Le brave haussa les épaules :

— Pour ton élévation, je conseillerais à ton artiste capillaire d’ébouriffer tes plumes, comme celles de ta perruche perchée sur le rebord de ses ruines. Elle ne semble plus s’envoler, elle !

Et Nicolas s’enfonça entre les bras de son fauteuil et regarda longtemps, un sourire à sa lippe vineuse, ses sabots crottés, certes, mais de la terre de ses gens qu’il aimait tant.

Chapitre deuxième

Chaque médaille a son revers

L’hiver enveloppa Trémousol d’une froidure qui n’invitait guère les villageois aux parlotes sur le parvis gelé de l’église ou sur les trottoirs enneigés de l’unique rue commerçante.

Tout au plus se hasardait-on à la croisée des chemins verglacés de l’école, de la poste, de la mairie sans trop s’attarder.

De nouvelles, il n’y avait point d’ailleurs. Le maire, Nicolas Demaret, lors d’un expéditif conseil de la fin janvier, gela les dossiers délicats, le temps de permettre à Camille, le préposé aux finances, d’éplucher la trésorerie, et, comme tout ardoisier consciencieux, de se couvrir si, malheureux hasard, il glissait, non pas sur une anodine plaque de verglas, mais sur une traîtresse pelure de banane négligemment jetée sur la voie publique par un contestataire.

La seconde réunion des élus, à la Chandeleur, sans être tempétueuse, souffrit d’une initiative quelque peu controversée.

Elle fut l’œuvre de Nicolas.

Le brave fermier, que les frimas privaient des labours, avait longtemps médité dans la chaleur de ses étables pendant que sa femme désertait régulièrement la cuisine pour laisser au fer à friser de Monique, sa coiffeuse attitrée, le soin de reboucler une chevelure élevée à la hauteur de son orgueil. Berthe voulait paraître, nourrissait le secret espoir de rencontrer Élodie de Tréville, de se lier d’amitié, devenir sa confidente, et s’infiltrer ainsi parmi les hautes sphères de la noblesse.

Le sieur Demaret, donc, avait sciemment convoqué au conseil d’avant carnaval le révérend Théophile et son ancien camarade d’école primaire, Gustave, le forgeron, dit Gus, un citoyen rougi par le feu de sa forge, son cruchon de genièvre et ses convictions politiques. Nicolas partageait, jadis, avec lui, le dernier pupitre de la classe, les rires et les bouffonneries derrière le gros poêle en fonte souvent aussi rubicond que le visage des deux compères. Le dénommé Gus, qui détenait rarement la clé d’un problème du robinet coulant dans la baignoire du maître, finit cependant, à force de redoubler, non pas d’ardeur, mais d’années, par cumuler les fonctions de forgeron, serrurier et plombier. Au village, encore à l’heure actuelle, le Gus ferre, crochète, colmate. Au tableau noir, le robinet de la baignoire du maître coule toujours…

S’adressant à ses collègues et à un cercle de campagnards surpris par la présence de l’ecclésiastique et du forgeron – l’eau et le feu –, le premier magistrat clama :

– Mes chers administrés, vous n’ignorez pas le rayonnement de saint Agapet à travers la région, le pays, le monde… Les demandes de pèlerinages, souhaitées à l’occasion des fêtes pascales et des jours de printemps, s’entassent sur la table, aujourd’hui mon bureau, de ma regrettée maman Julia. Un matin, alors que j’examinais le courrier, Julia, dans son cadre de verre, me souffla de recevoir ces visiteurs. Maman, très croyante, m’offrit son éternel sourire et m’inspira une chrétienne proposition. Je vous la livre en toute impartialité ; il appartiendra à Dieu et à Théophile, son serviteur, de juger de l’opportunité d’accueillir les fidèles au sein de leur sanctuaire.

Au fond du local, on toussota sans retenue, une façon peut-être d’émettre quelque doute quant à la bonne foi du Gros.

Le serviteur, feignant la réponse du ciel, baissa dévotement les paupières, puis releva le crucifix perché sur la hernie, véritable Golgotha, de son ventre déjà proéminent et confia :

— Dieu vous écoute, mon fils.

Le fils confessa :

— En vue d’égrener le chapelet ou plutôt le rosaire des pieuses requêtes de nombreuses congrégations et de pèlerins désireux de prier saint Agapet, je me propose de rencontrer l’abbé un soir, à la cure, et dresser en sa compagnie la liste des sollicitations. Selon l’usage, je la soumettrai à l’approbation du conseil.

Théophile, de sa barrette, opina.

Nicolas, soutenu ainsi par le clergé, s’enhardit :

— Afin que la communauté bénéficie des retombées médiatiques et conséquemment financières du rayonnement de notre cité, je suggère à Gustave de frapper une médaille à l’effigie d’Agapet, le guérisseur, sur une face, et sur l’autre, à la mienne, car je suis le miraculé. Souvenez-vous : j’étais, il y a peu, à l’article de la mort et le saint m’a guéri ! Les gains des ventes reviendront avec équité à la paroisse et à l’administration communale.

Le curé s’était levé et, tourné vers l’assemblée, les bras écartés, comme au pied de son autel, psalmodia :

— Je crains, hélas, frères et sœurs, que la paroisse trop prolixe n’éparpille les précieux deniers, et le Seigneur, suspendu à mes lèvres, me conseille, à l’instant, de réserver l’argent perçu à l’entretien de mon presbytère, authentique ruine qui rend la curie de Rome indifférente.

Personne n’avait entendu le Seigneur parler ni même chuchoter. On l’avait bien vu suspendu à la hernie, mais pas à la lippe de Théophile.

Nicolas, l’âme retournée, prêcha :

— Si le Tout-Puissant émet un vœu, exauçons-le, mes chers paroissiens, enfin… mes chers concitoyens. Accordons-lui notre confiance et réagissons à cette… incurie romaine !

Quelqu’un, d’une voix d’outre-tombe, osa :

— Elle coûtera combien cette breloque ?

Le maire, empreint de la sérénité d’un bienheureux, prophétisa :

— Pas un franc ! D’ailleurs, Gustave va vous expliquer.

Et Gus, les yeux éraillés par l’alcool distillé le soir à la chandelle, bredouilla :

— Avec les fers à cheval d’un vieux canasson de la marquise, trépassé avant-hier dans ses coliques et heureusement muni des ultimes sacrements, je dispose d’assez de ferraille pour remplir le Vatican de toutes les babioles du Gros et du curé.

On rit sur les travées et aussi Théophile qui bénit les ouailles et la charitable idée. Déjà il se réjouissait de la manne céleste, divine providence, à la perspective de la réparation du sous-sol de son antre et du calfeutrage, entre autres, de son cellier, car percé par le gel, et, depuis lors, tavelé de nauséeuses moisissures. La proposition à peine adoptée, un timbre grêle sur les stalles, non du Vatican, mais de l’opposition, s’éleva :

— Chaque médaille a son revers, Messieurs, pensez-y !

On se retourna.

Gaspard Lespinette quittait la salle, non plus ceint de son écharpe municipale, mais emmitouflé de la chatoyante et chaude laine tricotée par sa très chère Henriette.

Chapitre troisième

Giboulées

Mars rassembla sous le ciel déjà chagrin ses nébulosités et les humeurs maussades de madame Demaret.

Berthe, partout où elle se rendait, guettait Élodie de Tréville au détour d’un chemin, à l’entrée d’un magasin, sur le parvis de l’église, devant le guichet de la poste. Elle prétextait une course urgente, une visite à sa cousine, peu aimée d’ailleurs, pour espérer croiser, ne fut-ce que furtivement, celle qui l’eut guidée vers une riche destinée, un monde festif. Là, elle se pavanerait, admirée parmi les paillettes mondaines d’une basse-cour aux relents toutefois plus nauséabonds que les exhalaisons de sa ferme. Cette quête de reconnaissance était devenue une véritable obsession, une éclaircie à trouver dans la grisaille de sa morne vie, entre les bas nuages de ses besognes quotidiennes.

Elle désespérait de rencontrer sa future bienfaitrice quand, un samedi en fin d’après-midi, après le confessionnal où elle eut soin de ne rien livrer de son ambition dévorante, elle aperçut, enfin, Élodie sous une autre croix… celle de la pharmacie.

L’orgueilleuse oublia son ordonnance, ses migraines et ses lourdeurs aux jambes pour courir et offrir un sourire factice à l’élégante marquise avant de s’extasier :

— Oh ! très chère madame de Tréville, quelle excellente opportunité de nous revoir et de pouvoir échanger !

L’interpellée ouvrit son parapluie, ferma les lèvres de madame Demaret, abrégeant :

— Plus tard, plus tard, citoyenne, l’averse menace !

Et la noble se glissa à l’intérieur d’une calèche rutilante et abaissa la capote devant les yeux larmoyants de la citoyenne.

D’autres larmes, d’une pluie drue, frappèrent la toile, puis du grésil flagella les joues de Berthe et rougit son visage se renfrognant davantage à mesure que ses souliers de plomb, maculés de boue, se rapprochaient de l’odeur du fumier. À la vue du quadrilatère de pierres blanches, oppressée, elle ralentit l’allure. Un filet de fumée montait de la cheminée de la cuisine, refuge de son Gros. Quel pauvre paysan, songea-t-elle ! Elle franchit alors le porche tourmenté de courants d’air, et, chassée par un vent hurlant et poursuivie d’oies colériques, elle alla buter, à travers un rideau de grêles, contre l’échelle du fenil. C’était, pensa-t-elle, son échafaud et elle s’imagina décapitée par le couperet de ses désillusions, et sa tête roulait dessus le pavé, et son sang se mélangeait au pestilentiel purin de sa tragique existence.

Nicolas, fidèle à son habitude, le samedi après son bain et ses mots croisés, écoutait à la radio, son émission préférée : « Les disques demandés ».

Sa femme rentra, transie de froid et d’amertume.

L’homme, peu désireux de subir ses sempiternelles lamentations, laissa tomber, d’un air détaché :

— Tu sais Chouchou, les gens ne réclament plus la chanson « Ma p’tite folie », ma rengaine préférée. Je l’avais sollicitée à ton intention ! T’en souviens-tu ? Maintenant les auditeurs veulent entendre « Étoile des neiges ».

Accompagnant l’artiste à l’antenne, il se mit à chanter ou plutôt à braire le refrain : « Étoile des neiges… mon cœur amoureux… »

Visiblement le fermier avait endossé, avec bonheur, la fonction de premier magistrat, et ses administrés appréciaient, depuis son élection, ses mesures justes et pragmatiques.

Ainsi, lorsqu’il se sentait l’âme légère et l’humeur joyeuse, le Gros, à toutes occasions, poussait la chansonnette.

Emporté par la ritournelle, il se leva, esquissa quelques pas de danse, tira le rideau de la fenêtre et déclara à l’adresse de son épouse occupée à diluer ses cachets antinévralgiques :

— Mars demeure bien le mois des giboulées : le soleil d’abord, la glace ensuite ! Étranges, ces caprices de la nature, pas vrai Chouchou ?

Chouchou, de glace elle aussi, ne dit mot, emporta son verre. Une bulle gonfla à la surface de l’eau, puis éclata, lançant comme une œillade à Nicolas. Le brave avait souri entre les brins d’une chique de tabac qui jaunissait sa moustache annelée.

La citoyenne, la tête encore sur les épaules, les traits aussi ridés que les ronds dans l’eau, fit claquer sa langue fielleuse :

— Ne vous réjouissez pas trop, sire : aujourd’hui le roi Soleil, demain la révolution ! Et la révolutionnaire grimpa, non pas les marches de l’échafaud, mais celles de sa chambre en fredonnant la Marseillaise.

Au passage, elle sema, à même le plancher, les derniers grêlons accrochés à ses boucles trempées et retombantes.

— Pas vraiment l’étoile des neiges, constata Sa Majesté.

Resté seul, le Gros augmenta le volume du son, et, de sa voix gutturale, appuya la romance : « Mon cœur amoureux est pris au piège de tes grands yeux… »

L’ultime note s’envola, enrouée… Nicolas fixait maman Julia, assise dans une photo sur le manteau de la cheminée. Il médita longtemps… les paupières humides.

Là-haut, Chouchou avait clos les yeux sur son infortune.

Chapitre quatrième

La crucifixion de Berthe