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Lukas, dix-sept ans, est secrètement amoureux de Julie, sa meilleure amie depuis l’enfance. Un soir, avec leur bande d’amis, ils réalisent une séance de spiritisme dans une maison abandonnée, lieu d’un drame récent. La soirée se déroule sans qu’il se passe quoi que ce soit d’étrange. Seulement voilà, le lendemain matin, Lukas apprend que Julie s’est suicidée. Après quelques jours difficiles, il décide de refaire une séance, sûr et certain de trouver des réponses à ses questions. Cette fois-ci, le groupe est confronté à l’impensable. Lukas et son copain Martin se retrouvent alors prisonniers dans un monde froid et terrifiant dont ils devront s’échapper après avoir retrouvé leur amie décédée.
À PROPOS DE L'AUTEUR
Pierre Ciran appréhende la littérature comme un imaginaire bridé qui demeure en chacun de nous. C’est également pour lui un moyen de connexion à l’enfant qu’il a été.
Gros rouge, son premier roman, rend compte de son point de vue sur le monde des esprits.
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Seitenzahl: 371
Veröffentlichungsjahr: 2022
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Pierre Ciran
Gros rouge
Roman
© Lys Bleu Éditions – Pierre Ciran
ISBN : 979-10-377-4993-2
Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.
Un hurlement retentit dans la maison. Lukas venait à peine de s’assoupir que le cri éraillé de sa mère vint une nouvelle fois le sortir de son sommeil. Un sommeil devenu difficile à trouver, entre les vociférations constantes dans la chambre d’à côté et le mauvais temps dehors.
De son lit, Lukas regardait par la fenêtre qui était restée ouverte. Non loin, dans l’obscurité du jardin, un frêne était accablé par le vent. Au premier coup d’œil, il crut apercevoir une forme cauchemardesque, sorte de monstre d’un noir uniforme mouvant ses innombrables bras par à-coups. Il était planté là comme si ses membres inférieurs étaient enlisés dans la vase. Avec les éclairs incessants, ce titan prenait des couleurs verdâtres et grouillantes, intensifiant ses mouvements dans la pénombre de la nuit. Cette vision saisit Lukas un moment, le pétrifiant sous ses draps, les yeux clos, cherchant à penser à autre chose. Le grondement sourd de l’orage se rapprochait, le souffle des rafales s’écrasant contre le pignon de la maison, comme des vagues sur la base d’un phare sans lumière. Et surtout, sa mère criait à la mort, ce qui l’angoissait et nourrissait son imaginaire prolifique.
Après quelques secondes, la réalité refit surface dans son esprit. Il se leva et s’approcha de la fenêtre. Quelques grosses gouttes de pluie venaient de tomber sur l’embrasure, assez pour refléter la faible lueur d’une lune orangée, menacée par des nuages maussades. Il en reçut une en plein milieu du front qui lui déclencha un sourire s’estompant vite, quand tout à coup, la foudre tomba dans le voisinage. La détonation le surprit. Il n’eut même pas le temps de compter après l’éclair, comme lui avait appris son père. Il se rappela un instant qu’en comptant moins de quatre secondes, l’orage était tout près et plus il comptait des secondes sur ses petites mains, plus il s’éloignait.
Il s’essuya du revers de la manche de son pyjama et referma la fenêtre avant que tout ne soit trempé. Il était bien trop petit pour fermer les volets et Éric, son père, avait été trop occupé dans la soirée pour s’en soucier. Quand il était venu coucher son fils, son esprit était ailleurs. Lukas avait bien remarqué que quelque chose le préoccupait, car il n’avait presque pas décroché un mot. Quand il s’était penché sur lui pour glisser les draps sous son matelas comme il le faisait toujours, son fils avait distingué de petites gouttes de sueur perler sur les tempes de son père et, sans difficulté aucune, s’était douté qu’il devait être stressé. Éric s’était presque dépêché de le border, le regard fuyant, se contentant de déposer un baiser sur son front avant de quitter la chambre comme un courant d’air.
Lukas tira le rideau – étant le seul rempart possible contre l’orage et ses sbires effrayants – et revint s’asseoir sur son lit. Du haut de ses six ans passés, il avait compris que ce ne serait pas facile de trouver les bras de Morphée. Cependant, il lui fallait trouver quelque chose à faire pour s’occuper l’esprit, au risque d’être plus angoissé qu’il ne l’était déjà. Pour le moment, ne plus penser qu’à sa mère était la seule manière de ne pas devenir fou.
En plus des cris d’Erynn, sa mère, Lukas entendit tout d’un coup un bruit sec retentir, comme un meuble que l’on soulève et relâche aussitôt. À ce moment-là, sa curiosité décuplée, il se demanda ce que pouvaient faire autant de personnes autour de sa mère malade. Il les avait vues défiler tout au long de la soirée. Ses grands-parents maternels, une de ses tantes, des oncles à sa mère qu’il n’avait jamais vus et puis, un vieux monsieur, arrivé en dernier, vers vingt et une heures. Lui, il n’était vraisemblablement pas de la famille, car son père l’avait présenté à tous, Lukas s’étant même fait la remarque qu’il devait être aussi vieux que son grand-père Joël. Il avait autant de rides que lui, la même posture courbée, et surtout l’odeur, désagréable pour Lukas, des vieilles personnes. Une odeur d’eau de Cologne mêlée à celle des vieux vêtements, que l’on naphtalinisait jadis.
Après l’avoir bordé, Éric était resté une bonne heure dans le salon à discuter avec tout le monde d’Erynn, qui elle, était toujours cloîtrée dans sa chambre, clouée dans son lit depuis trois semaines.
Pendant tout ce temps, Lukas n’avait pas fermé l’œil, intrigué par cette réunion tardive. Après que son père avait quitté sa chambre, il était resté sur son lit, feuilletant son gros livre sur les Pyrénées qu’il avait eu à son dernier anniversaire. Les belles photographies de sentiers de randonnée, de marmottes et les différents paysages avaient eu la faculté de faire disparaître sa curiosité pendant un moment. Mais quand toutes les personnes qui se trouvaient en bas commencèrent à emprunter l’escalier, Lukas s’était empressé de les regarder en entrouvrant la porte de sa chambre. Il avait glissé juste un œil discrètement et quand les premiers étaient arrivés au palier, il avait retenu machinalement sa respiration, de peur qu’ils ne le remarquent.
Son père était monté le premier, suivi des grands-parents et des trois oncles, puis de sa tante Isabelle, le vieux monsieur fermant la marche. Quand Lukas l’aperçut, il fut surpris de voir qu’il ne portait plus les mêmes vêtements. Il revêtait une aube blanche flanquée d’une chasuble noire, parée de dorures finement brodées sur son ensemble, avec autour de son cou une longue étole mauve dont les deux pans pendaient à une vingtaine de centimètres du sol. C’était la première fois que Lukas voyait un prêtre. L’aspect de cet homme vêtu en habit de cérémonie sous la faible lueur que déployait la lumière du palier lui fit froid dans le dos. Tous arboraient une mine déconfite, le regard dans le vide, comme des travailleurs de l’ombre nonchalants allant au turbin. Éric avait ouvert sa chambre, éteint la lumière du palier et les avait conviés à entrer. Après qu’ils avaient tous pénétré la pièce, la porte s’était refermée derrière lui et ce fut alors le point de départ des hurlements gutturaux et autres gargarismes d’Erynn.
À son vieux réveil, il était près de vingt-trois heures. Lukas le fixa, hypnotisé par ses chiffres en bâtons rouge brillant dans l’obscurité. Il était resté bien dix minutes à les regarder sans sourciller quand le nombre des heures changea. Son regard s’en détacha aussitôt et il haussa les sourcils, surpris d’avoir rêvassé de la sorte. Dehors, le temps n’avait pas faibli, comme pour sa mère qui continuait de crier tout en malmenant son lit martelant le plancher.
Une idée fit soudain surface dans son esprit, il lui fallait trouver l’agenda de sa mère qui ne l’utilisait plus depuis qu’elle était tombée malade six mois auparavant. Ce fut une période somme toute difficile pour l’ensemble de la famille. Tout avait débuté par d’intenses migraines, suivies de nausées et de vertiges fréquents. Des maux empêchant par la suite la dispensation de ses cours de français au lycée où elle enseignait depuis une dizaine d’années. Alors que d’ordinaire assez réfractaire, ayant l’angoisse de la blouse blanche, il n’avait pas fallu beaucoup de temps avant qu’elle ne se décide à consulter. Bon nombre de spécialistes s’étaient penchés sur son cas des semaines durant et lui avaient, à l’unanimité, diagnostiqué un cancer incurable. Une tumeur s’était insidieusement développée au sein de son cerveau tout ce temps, provoquant chez elle des hallucinations, un changement de comportement, ainsi qu’un affaiblissement généralisé de l’ensemble de ses fonctions vitales. Elle n’était plus que l’ombre d’elle-même ces trois dernières semaines, se trouvant dans ce que l’on nomme plus communément « la fin de vie ». Bien entendu, Lukas n’avait pas eu vent de tous ces détails pénibles. Son père lui avait quand même raconté une histoire se rapprochant tant bien que mal de la vérité. Pour lui, sa mère était gravement malade et personne ne pouvait la soigner, car sa guérison n’était tout simplement pas possible. Quand il avait demandé ce qu’elle allait devenir, il n’avait pas eu forcément besoin d’une réponse, le silence et le regard de son père lui avaient suffi.
Dans certains cas, force est de constater que l’enfant gère mieux l’annonce fatidique de la mort d’un proche qu’un de ses pairs, l’innocence ou l’insouciance aidant peut-être à surmonter cette épreuve. Ce qui fut le cas de Lukas. Beaucoup d’adultes, contrairement à son père, pensent souvent à tort ou à raison que le jeune enfant n’a pas la maturité requise à la compréhension des notions de vie et de mort. Mais si Éric ne lui en avait pas parlé tôt dans son enfance, Lukas n’aurait éventuellement pas pu accaparer l’idée, pour plus tard s’en faire une représentation naturelle et non douloureusement consolidée de peurs et d’appréhensions.
Lukas avait déjà eu un rapport à la mort, peu de temps auparavant. Avant que sa mère ne tombe malade, ils avaient perdu Bishop, leur bulldog. Il s’était échappé et son père l’avait retrouvé sur le bord d’une route, non loin de chez eux. Erynn avait expliqué sans détour à son fils que Bishop s’était fait rouler dessus par une voiture qui ne l’avait probablement pas vu. Le mot « probablement » lui avait été expliqué pour que cela induise en lui la notion d’accident et afin qu’il comprenne également que la vie est faite d’un début, d’une fin et ce pour toute chose sur terre, pour tout le monde. Cette fin pouvant malheureusement survenir n’importe quand, sans que l’on s’y attende. Elle s’était empressée d’ajouter que cela ne voulait pas dire que les gens qu’il aimait allaient forcément mourir bientôt. Des paroles ayant, sans qu’elle le sache, un sens divinatoire.
L’agenda ne se trouvait pas dans sa chambre, car il n’avait pas dessiné dessus aujourd’hui et la dernière fois qu’il l’avait fait, ce fut la veille, en début de soirée. Il s’était assis à la table de la salle à manger pour dessiner, pendant que son père faisait la toilette à sa mère. Depuis peu, cette tâche lui prenait un bon moment. Éric ne voulait pas d’aide à domicile, jugeant être de son devoir de s’occuper de sa femme, il s’était organisé dans son travail pour être le plus disponible possible auprès d’elle. Cela laissait alors à Lukas assez de temps pour dessiner, ayant pris l’habitude de le faire dans le dos de son père. Il ne savait pas comment il aurait réagi, sûrement bien, mais pour lui, avoir pris l’agenda de sa mère sans le lui demander était une mauvaise chose. Il n’avait aucunement envie de se faire gronder, alors il était préférable pour lui de l’utiliser les moments où il se trouvait seul.
Avec tout le remue-ménage de la soirée, l’occasion de pouvoir dessiner ne s’était pas présentée. L’agenda était là où il l’avait rangé la veille, dans une corbeille du salon où ses parents rangeaient le journal télé, mots fléchés et autres magazines, place parfaite pour Lukas, car laissée à l’abandon. Personne ne lisait ou ne faisait de mots fléchés maintenant et la télé était restée éteinte depuis fort longtemps. Seulement, s’il voulait dessiner la page d’aujourd’hui avant demain, il lui fallait descendre au salon et ce n’était pas chose aisée pour lui, surtout dans l’état émotionnel dans lequel il se trouvait. Mais à vrai dire, rester seul dans son lit avec ses angoisses, à ne pouvoir rien faire d’autre qu’entendre sa mère crier, n’était guère mieux.
Il prit son courage à deux mains, descendit de son lit et ouvrit tout doucement la porte de sa chambre. Le palier n’était éclairé que par un fin filet de lumière projeté sur le sol, provenant de la porte de la chambre de ses parents, restée à peine entrebâillée. La cage d’escalier, elle, était plongée dans la pénombre. Lukas ne distinguait pas grand-chose, à part peut-être la balustrade cirée ne reflétant que très peu de lueurs, sorte de serpent de bois qui s’enfonçait et s’effaçait progressivement dans le noir du rez-de-chaussée. En sortant juste la tête hors de sa chambre, il entendit, en plus des plaintes de sa mère, de légers murmures venant de la chambre parentale. C’était pratiquement inaudible pour lui, si ce n’est qu’il avait l’impression d’entendre la voix du vieux monsieur, une voix monocorde, comme s’il récitait un texte quelconque de manière très scolaire. Lukas sortit sur la pointe des pieds pour ne pas faire couiner les lattes du plancher. Hors de question pour lui de se glisser dans la chambre de ses parents. Il ne voulait pas être surpris à les épier, sans quoi son père l’aurait raccompagné illico presto dans son lit, avec en prime une fessée. Et puis de toute façon, ce qui se passait à l’intérieur ne lui plaisait pas trop, bien au contraire, cela lui faisait même peur. Il se retrouva en haut de l’escalier, avec la pénible impression d’être au sommet d’une falaise. Il contemplait fiévreusement l’abîme ténébreux devant lui, quand tout à coup, il entendit qu’on susurra son prénom.
Lukas se retourna vivement, surpris par ce murmure soudain. En tendant l’oreille, la seule voix qu’il parvenait à entendre était celle du vieux monsieur dans la chambre parentale. Lukas en était certain, ce n’était pas lui qui venait de l’appeler. Effrayé, il parcourut méticuleusement des yeux l’ensemble du palier, mais rien ne sortait de l’ordinaire. Quelques secondes après s’être assuré qu’il était seul, sa peur retomba. Il se dit que ce n’était rien, le vieux monsieur avait sûrement haussé le ton. Peut-être que cela venait du vent dehors. Ce fut juste une impression étrange et en fin de compte, il n’y avait probablement pas de quoi s’inquiéter. Son regard se reposa dans la cage d’escalier béante. Par moment, des éclairs illuminaient le salon, lui donnant une dimension quasi spectrale. Les meubles se transformaient alors en bêtes immobiles, à l’affût, et l’escalier prenait des reflets bleus accentuant sa profondeur. De là où il se trouvait, il eut la fâcheuse sensation que le salon en bas de l’escalier se trouvait très loin, comme si sa vision l’éloignait de lui.
Il posa la main sur la rampe, puis un pied sur la première marche. Le bois glacé produisit un grincement long et horripilant. Lukas s’arrêta net, la frayeur le saisissant de nouveau, les yeux grands ouverts et statiques. Personne dans la chambre ne semblait l’avoir entendu. Il ravala difficilement sa salive et continua doucement sa descente. Il y avait toutes sortes de bruits perturbants autour de lui. À l’extérieur, le mauvais temps pestait. À l’intérieur, la respiration de la maison était trahie par différents grincements, révélant à qui voulait l’entendre son âge avancé. Heureusement pour lui, il n’avait que peu de chemin à faire en bas de l’escalier, la corbeille se trouvant non loin, entre le canapé et le fauteuil. Arrivant en bas, malgré l’obscurité ambiante, il parvint à se diriger sans encombre jusqu’à la corbeille en osier où il se saisit de l’agenda. Quand il fit défiler toutes les pages avec son pouce, un long éclair illumina la pièce, révélant alors à ses yeux l’ensemble des pages déjà dessinées. Avec un timing parfait, le défilement stoppa à la page du jour, avant que la lumière de l’éclair ne disparaisse. Il y plaça son pouce pour ne pas la perdre, referma l’agenda contre lui avant de se redresser ; et comme à l’aller, se dirigea sans mal au pied de l’escalier.
Il allait investir la première marche quand soudain le long gémissement plaintif d’un chien au-dehors le fit trébucher. Il se rattrapa de justesse de sa main libre sur la troisième marche. Son cœur battait la chamade dans sa petite poitrine car il lui avait semblé un instant reconnaître ce chien. Mais la raison s’imposa dans son esprit. Ce n’était tout bonnement pas possible que cela soit lui, alors il se dit intérieurement :
« Les chiens morts n’aboient pas la nuit. Quand on est mort, on est enterré et dans la terre, on ne peut pas aboyer. »
Et en effet, Bishop reposait au fond du jardin, sous un vieux châtaignier, depuis que son père l’avait enseveli, parmi de grosses racines et sous cinquante bons centimètres de terre. L’herbe y avait repoussé avec vigueur cachant les traces de l’inhumation récente.
Lukas gravit la moitié des marches, s’arrêta, puis se mit sur la pointe des pieds afin de pouvoir jeter un œil par la petite fenêtre de l’escalier. De sa hauteur, il ne vit presque rien, si ce n’est les champs de maïs mouvant au loin. Il tombait des trombes d’eau, ce qui, en pleine nuit et sans autre éclairage que les flashes de l’orage, lui rendait la vue difficile au travers de la vitre. Mais pas un chien dans son champ de vision. Enfin, pas de chien qu’il ne pouvait distinguer vraiment. Il reprit alors l’ascension des marches sans se poser de question. Après tout, si ça ne pouvait pas être Bishop, c’était un autre chien du voisinage. Cela lui importait peu, car il avait autre chose à faire que s’y intéresser. Arrivé sur le palier, devant sa porte qu’il venait de pousser du bout des doigts, il se pétrifia quand il entendit de nouveau le murmure.
— Lukaaaaaaas ! Viens, Lukaaaas...
Cette fois-ci, il en était presque sûr, la voix était venue de la chambre de ses parents. Il tourna lentement la tête vers cette dernière. La lueur qui cheminait par la porte entrebâillée était toujours la même, le vieux monsieur récitant encore sa prose étrange. Mais la voix qui continuait à l’appeler paraissait plus forte que celle du vieux, plus distincte même, comme si, autant incroyable que cela puisse paraître, elle se trouvait dans sa propre tête.
— Viens, Lukas, vieeeens... Viens me voir, n’aie pas peur...
Il ne la reconnut pas, mais étrangement, il n’en eut pas peur. À l’inverse, son timbre grave tout en douceur et le ton employé lui inspirèrent confiance. L’enfant qu’il était fut attiré par sa rondeur annonciatrice de douceurs, à la manière de celle d’un confiseur bienveillant. Il resta immobile un moment, prêtant l’oreille, sans pour autant obéir à la requête édulcorée susurrée par cette voix mystérieuse. Mais une phrase le mit en action, l’amenant posément à s’approcher de la porte de ses parents :
— Lukas, tu dois venir... Ta mère a besoin de toi, Lukaaaas...
Devant le seuil de la chambre de ses parents, hypnotisé par un charme chafouin, il poussa mollement la porte, jusqu’à ce que progressivement la scène se présente entièrement à lui. Il écarquilla les yeux et son souffle se coupa net. Un frisson puissant parcourut alors son échine, ce qui lui fit lâcher l’agenda qui tomba sur le sol sans que quiconque l’entende. Un léger courant d’air en anima les pages quand d’un coup, elles restèrent toutes figées, ouvertes au douze juin dernier, soit quatre jours plus tôt. Il y avait un dessin de Lukas sur celle-ci. Il avait colorié de noir l’intégralité de la page et croqué grossièrement un gros bonhomme tout blanc à la tête rouge, au centre, tenant une fille en chemise de nuit verte et aux longs cheveux colorés en jaune. En dessous se trouvait l’écriture enfantine de Lukas, comme le titre de son œuvre : Gros rouge et maman.
Il faisait encore chaud en ce début de soirée du mois de juin. Malgré une légère brise, la chaleur ne déniait pas redescendre et restait assommante, étouffante même. Lukas regarda sa montre qui affichait près de vingt et une heures. Le soleil à l’ouest était encore haut et leur brûlait désagréablement la nuque. Ils marchaient tous depuis une bonne demi-heure sur une petite route, en direction d’Auragne, un petit patelin où Julie avait repéré une maison quelques jours plus tôt. Compte tenu de l’heure et de la circulation inexistante, ils évoluaient au milieu de la voie, Julie étant avec Gabrielle et Antoine, dix mètres devant Martin et Lukas qui fermaient la marche.
Après quelques minutes silencieuses à contempler les paysages vallonnés de champs de blé typiques des coteaux du Sud toulousain, Lukas posa son regard sur Julie. Ses longs cheveux bruns tombaient uniformément en deçà de ses épaules, sur son petit haut jaune qui laissait entrevoir le bas de son dos. Avant qu’ils ne se mettent en marche, ils étaient restés un bon moment chez les parents de Julie à boire un soda en terrasse. À l’inverse des autres, il était resté comme absorbé, le regard rivé sur le nombril découvert de son amie qui arborait un joli piercing scintillant, mis en valeur par la peau hâlée de son ventre. Maintenant qu’elle marchait devant lui, il ne pouvait plus l’admirer, par contre, elle portait un jean taille basse laissant dépasser légèrement la dentelle de sa culotte. Il était tellement cintré qu’il lui moulait les fesses d’une manière presque provocante, ce qui n’était pas pour lui déplaire.
Julie riait aux éclats avec Antoine et Gabrielle. Lukas l’admirait depuis l’enfance avec son naturel, la façon qu’elle avait d’être toujours souriante et optimiste, à la limite de la désinvolture. Il enviait sa manière de rire de tout, de se contenter de rien, se prouvant juste qu’elle était bien vivante. Et ce au travers de ses amis, de leur passion commune pour les émotions fortes dont la peur était la plus recherchée.
Au départ, Lukas ne fut pas très friand de ces sensations intenses, pas plus qu’elle en tout cas. Il n’était pas peureux bien sûr, mais faire en sorte de provoquer en lui ces émotions volontairement ne l’emballait pas plus que ça. S’il le faisait, c’était pour elle, pour passer du temps ensemble. Ils partageaient tellement d’autres hobbys, que l’idée de Julie faisant autre chose sans lui ne lui plaisait pas du tout. La relation qu’ils avaient tous deux était forte, car elle avait pris racine lorsque Lukas avait déménagé dans son village après la mort de sa mère, onze ans plus tôt. Leur amitié s’était formée à l’école, dans leurs clubs de sport, et puis même quand ils avaient pris des chemins différents après le collège, ils continuaient de se voir très souvent. Et quand ils ne le pouvaient pas en raison de leurs emplois du temps respectifs, ils passaient de longues heures à s’écrire via une application de leur téléphone. C’était leur manière à eux de rester proches malgré la distance.
Lukas la regardait marcher et rire tout en l’empoignant dans ses pensées. Elle se tourna soudain et lui jeta un regard distrait, profitant de l’ombre d’une série de grands cyprès en bordure de route. Au bout d’une poignée de secondes et sans qu’il comprenne pourquoi, elle lui adressa un de ses plus beaux sourires. Il le lui rendit aussitôt, s’employant à y mettre autant de volonté qu’elle, au risque de ne pas paraître naturel. Il adorait qu’elle le regarde ainsi. Cela lui donnait l’impression d’avoir une certaine importance à ses yeux, même si ce n’était qu’une impression, car en fait Julie ne dévoilait ses sentiments qu’avec parcimonie, un compte-gouttes plutôt déconcertant pour Lukas.
Quand elle se retourna, le visage du garçon se défit, son sourire s’effaçant lentement pour laisser place à une moue pathétique. Il stoppa son observation comme s’il avait été pris la main dans le sac. Son regard fit alors une embardée furtive sur la gauche de son champ de vision, pour ensuite se poser sur le sol non loin devant lui, dans le vide. Martin qui se trouvait à sa droite, l’observant depuis un moment, lui tapa du revers de la main sur le ventre.
— Ben alors ! Ça va pas ? T’as vu un fantôme ? s’amusa Martin.
Lukas sortit de son rêve éveillé en sursautant au contact vigoureux de la main de son ami. Il le toisa une fraction de seconde puis lui adressa un sourire en coin.
— Ça va oui, pourquoi ? répondit-il, le ton de sa voix trahissant ses pensées.
— Oh je sais pas, on dirait juste que Julie va disparaître et que tu viens à l’instant de comprendre qu’il n’y a rien à y faire !
— T’es con, arrête c’est pas marrant, rétorqua Lukas, agacé.
— Ça va, ça va, si on ne peut plus rigoler parce que monsieur a le cafard, et juste parce qu’il est amoureux !
— N’importe quoi. Tu ne sais pas de quoi tu parles ! lança-t-il à Martin en le regardant durement.
— Ouais, c’est ça. Et moi je suis le pape en culotte courte ! ironisa Martin. Tu sais Lukas, je ne suis pas ton meilleur pote pour rien, je vois bien comment tu la regardes et les réactions que tu peux avoir quand elle te parle ou te regarde. Ce n’est pas la même chose avec moi, sinon Dieu sait que je me poserais des questions !
Lukas se remit à observer Julie quand elle prit Gabrielle par la main pour courir ensemble en rigolant, laissant Antoine derrière.
— Je sais Martin, dit-il sans déloger le regard de son amie. Mais à chaque fois que j’ai voulu t’en parler depuis les vacances de Noël, tu me charriais sur d’autres choses. Je pense qu’on est assez grands maintenant pour ne pas s’envoyer de gros vents entre nous quand on parle de filles.
— Oui, c’est vrai, mais là c’est pas une fille quelconque, c’est Julie. Et excuse-moi, mais ça fait longtemps que ça dure vous deux à vous tourner autour.
Lukas attesta d’un mouvement de tête tout en continuant à la regarder.
— Il faudra bien un de ces quatre qu’il se passe quelque chose entre vous, non ? demanda Martin, en observant également Julie.
— C’est compliqué, je…
— Non arrête, me dis pas ça, le coupa Martin. C’est pas le cas, tu as juste à lui dire ce que tu ressens Lukas !
— Je ne suis pas sûr de sa réaction et j’ai peur de tout foutre en l’air. Tu sais, ce que j’ai avec elle c’est génial et je ne veux pas que ça change.
— Mais si ça change grand couillon, ça sera en mieux ! insista-t-il.
— Ce n’est pas sûr, tu n’en sais rien. Peut-être bien qu’elle ne voudrait pas de moi, car en fait, à bien y réfléchir, il n’y a rien qui me fasse croire que je puisse l’intéresser. Certes, nous sommes tout le temps truffés ensemble, mais bon... Je suis juste un ami à vrai dire.
Martin s’étira et vint placer sa main sur l’épaule de Lukas qui le regardait, laissant paraître un soupçon de peine dans son regard, avant de le rediriger devant lui.
— Et puis franchement, ça me gonfle d’être dans cette situation. C’est comme si j’étais bloqué sur la case amitié sans avoir la bonne carte en main pour pouvoir évoluer.
— Je comprends, répondit Martin. Tu sais, je t’aiderais bien, je pourrais lui en toucher deux mots, essayer de voir dans quoi tu t’embarquerais, mais bon, au final je ne pense pas que cela soit la bonne solution. On n’est plus au collège, le temps où on s’arrangeait des coups est révolu, et c’est dommage d’ailleurs, on rigolait bien à cette époque.
— Je ne te le fais pas dire, ajouta Lukas après avoir souri.
— Bon, après je ne te dis pas ce que tu as à faire, c’est clair, mais si j’étais toi je tenterais ma chance, car je ne pense pas que t’aies quoi que ce soit à perdre dans l’histoire. Julie et toi vous vous connaissez depuis belle lurette, on ne balaye pas tant d’années d’amitié juste parce qu’un jour, l’un avoue ses sentiments à l’autre, je trouverais ça con.
— Tu as probablement raison microbe, ironisa Lukas en lui tapotant à son tour le front du revers de la main.
Lukas avait toujours eu deux têtes de plus que Martin, et quand ils étaient mômes, il adorait le vanner sur sa taille, le surnom étant resté toutes ces années sans que Martin s’y oppose.
— Je pense que la maison dont nous a parlé Juju n’est plus très loin, annonça Martin. Ça fait bien plus d’une demi-heure qu’on marche depuis Grépiac.
— Je confirme, répondit Lukas en jetant un œil à sa montre. Ça fait quarante minutes, elle ne nous avait pas dit moins d’une heure ?
— Oui, je crois.
Ils arrivèrent dans un virage, et quittèrent la route pour un petit chemin caillouteux allant tout droit à travers les tournesols, pas bien grands à cette époque de l’année. Ils semblaient se rapprocher du but, puisque à peine après avoir marché une centaine de mètres sur ce chemin, Julie leur fit signe de regarder au bout. Ils aperçurent une bâtisse en briques rouges qui se trouvait peut-être à dix minutes de marche encore. De là où ils se trouvaient, elle ne paraissait pas bien grande, mais c’était sans compter la distance qu’il leur restait à faire. Julie leur avait parlé d’une vieille ferme toulousaine abandonnée depuis quelques années. Apparemment, selon elle l’ancien propriétaire s’était donné la mort chez lui, après avoir perdu sa femme dans un accident peu de temps auparavant.
Lukas n’était pas très à l’aise avec ce qu’ils s’apprêtaient à faire. D’un naturel plutôt confiant à l’accoutumée, une certaine appréhension s’était formée dans son esprit au fur et à mesure de la journée passée. En principe, visiter des maisons abandonnées, des cimetières de nuit, ou bien d’autres lieux susceptibles d’être angoissants, ne lui posait aucun problème. Mais cette fois-ci, Julie voulait aller plus loin, inspirée par tous les films d’épouvante qu’elle regardait. Elle avait en tête de réaliser une séance de spiritisme dans une maison où un drame s’était produit. « Assez glauque comme idée » s’était dit Lukas, sans pour autant manifester de désaccord, comme ses camarades qui eux étaient plus enthousiastes à la suivre.
Sur la fin du chemin, Lukas et Martin avaient conversé sur la soirée, Lukas apprenant alors qu’il n’était pas le seul à ne pas être tout à fait tranquille. Son ami lui avait confié être mal à l’aise depuis qu’ils s’étaient réunis chez Julie. Lui aussi appréhendait la séance, et comme pour illustrer ses propos, il lui avait raconté une sombre histoire de spiritisme qu’il avait entendu au lycée, de quoi finalement majorer son anxiété.
Ils atteignirent le bout du chemin, arrivant devant la demeure qui en étant juste devant leurs yeux leur paraissait bien plus massive qu’avant. Comme l’avait dit Julie, c’était une vieille ferme toulousaine avec ses murs de brique rouge, ses nombreuses fenêtres aux volets blancs clos dont la peinture craquelait. Haute d’un étage, son toit de tuiles moussues verdies par le temps était éventré sur une partie, sûrement dû à une forte tempête passée. Une glycine au pied noueux montait à droite de la double porte d’entrée vitrée. La plante grimpait avec élégance sur le mur abîmé, se divisant plus haut en deux brins parcourant l’intégralité de la façade sur le même niveau, entre les deux étages et leurs ouvertures. Quelques fleurs ternes subsistaient encore sur les rameaux, mais dans les prochains jours elles faneraient toutes comme leurs sœurs séchées tombées au bas du mur. Ils seraient venus quelques semaines avant, la glycine aurait encore été en fleur, ce qui devait donner encore plus de cachet à la bâtisse. Mais malgré ça, même décrépite, la maison était belle, la nature l’entourant ayant repris ses droits en accentuant l’aspect charmant de l’endroit. Tout avait poussé sans retenue, donnant essentiellement cette impression d’abandon à l’ouvrage, le rendant pittoresque, mais tout aussi glaçant. Plus loin sur la droite de la demeure, de vieilles machines agricoles toutes rouillées et en piteux état semblaient reposer là depuis des siècles durant, dormant sous une vaste grange aux piliers de briques massifs érodés par le temps. Plus personne n’était venu ici depuis bien longtemps, et sûrement personne n’y viendrait avant de longues années.
Le groupe d’amis se trouvait devant l’entrée, dans la cour de terre battue parsemée de petites touffes d’herbes folles calcinées par le soleil d’été.
— Bon, je me doute que si tu nous as amenés ici c’est que tu as une toute petite idée sur la manière d’y rentrer ? Je me trompe ? demanda Martin à Julie qui contemplait encore la maison.
— Oui oui bien entendu ! J’y suis venue hier après être rentrée du bahut avec la caisse de mon frère, et j’ai inspecté les lieux figurez-vous !
— Tout est fermé non ? demanda Gabrielle qui parcourait des yeux l’alignement des fenêtres.
— Be en fait je ne crois pas qu’on ait été les seuls à avoir eu l’idée d’y rentrer. La porte a déjà été forcée, lui répondit Julie.
— En effet, confirma Antoine qui était juste devant à l’examiner. Ils ont brisé le verre de la fenêtre afin d’essayer d’ouvrir de l’intérieur, mais n’y sont apparemment pas arrivés. Du coup, ils ont dû la défoncer en la faisant sortir de ses gonds. Je pense qu’ils ont dû y passer du temps vu l’épaisseur du bois. Pas très discret.
Il releva la tête pour regarder autour de la maison et vit qu’il n’y avait pas un seul voisin, son regard se portant sur des champs à perte de vue.
— Mais bon, pas besoin d’être discret en fait, se dit-il à haute voix.
— Et bien, ce fut une très belle analyse monsieur ! Après vous ! se moqua Martin.
Antoine saisit le fer forgé qui protégeait la vitre brisée puis poussa d’un seul coup. La porte grinça en raclant le sol, le dernier gond tordu la tenant encore partiellement étant celui du haut. Le soleil commençait à décliner, donnant des couleurs cuivrées à la nature. Lukas s’en fit la remarque puis ils passèrent un par un par la porte entrouverte. Sur le conseil d’Antoine, ils allumèrent la lampe torche de leur portable, l’intérieur étant plongé dans une pénombre plutôt dense.
Ce qui les frappa en tout premier lieu, ce fut la pestilence. L’odeur âcre du renfermé et de l’humidité était soulignée par un relent plus désagréable encore, la putrescence. Ils placèrent tous une main devant leurs narines, indisposés par la puanteur, puis agitèrent leur lampe afin de distinguer un peu mieux les lieux.
C’était un joyeux bordel, car tout était sens dessus dessous. Les tapisseries avaient été déchirées par endroits, des tas d’objets et de documents divers jonchant le vieux carrelage de terre cuite. Tout était dans un état de délabrement et de crasse avancée. Ils parcoururent l’ensemble des pièces du rez-de-chaussée, puis allèrent à l’étage où ils tombèrent sur la source de l’odeur putride. Dans une des chambres ravagées gisait le cadavre d’un gros chien. Au vu de son stade de putréfaction, la pauvre bête devait être morte depuis peu de temps pour que les vers et autres bactéries n’eussent pas tout à fait fini leur job, ce qui, et c’est bien normal, écœura tellement le groupe qu’ils refermèrent vite la porte derrière eux afin de poursuivre leur visite.
Ils s’installèrent quelques minutes après dans la salle à manger, en prenant soin de débarrasser la table en bois massif de tout ce qui s’y trouvait. Julie sortit de sa besace un verre à pied qu’elle déposa à l’envers au centre, puis tout un tas de petits papiers qu’elle disposa tout autour en formant un grand cercle. Sur ces petits papiers étaient inscrits au feutre noir toutes les lettres de l’alphabet, les chiffres de zéro à neuf ainsi que les mots « oui » et « non ». Ils avaient rassemblé toutes les chaises qu’ils avaient pu trouver, et s’étaient assis après avoir allumé et disposé partout dans la pièce quelques bougies que Martin avait amenées de chez lui. L’ambiance y était, Lukas se serait même cru dans un film d’horreur tellement tout était angoissant. Tous étaient dubitatifs, ne sachant que faire, à l’exception de Julie, qui elle, arborait toujours le même sourire béat.
Elle les incita à mettre leur index sur le pied du verre et à fermer leurs yeux. Ils eurent un peu de mal à s’exécuter, pas très rassurés, mais finirent par tous lui obéir assez vite.
— Esprit es-tu là ? répéta trois fois Julie. Si tu es là, réponds-nous s’il te plaît.
Elle recommença, mais rien ne se passa, ce fut le calme absolu. Et comme rien ne se passait vraiment, la tension qu’il y avait eu juste avant s’était dispersée maintenant.
— Esprit es-tu parmi nous ? Si c’est le cas alors rép…
Julie fut interrompue dans sa phrase par Antoine qui venait de flatuler bruyamment. Tous rirent de bon cœur sans ôter leur doigt du verre, à l’exception de Julie, chez qui le pet avait déclenché un fou rire. Elle se tenait les côtes en se contorsionnant sur sa chaise durant près d’une minute avant qu’elle ne se calme enfin, remettant alors son doigt sur le verre. Elle reprit la séance en posant les mêmes questions pendant près d’une demi-heure, mais rien ne se manifesta, pas un seul son, mis à part le bruit de certains animaux dans la campagne environnante.
D’un commun accord, ils décidèrent d’arrêter et de repartir chez eux. Vu qu’il se faisait déjà tard la nuit était noire dehors. À l’aide de leurs torches, ils rentrèrent à pied comme ils étaient venus, prenant une configuration de marche similaire à l’aller. Lukas avait juste remarqué une chose, sur le retour Julie n’avait presque pas décroché un mot à Antoine et Gaby. Et contrairement à eux, elle n’avait même pas ri une seule fois, se contentant de marcher calmement à leurs côtés.
« Elle est probablement déçue », s’était dit Lukas, « elle aurait sûrement voulu qu’il se passe quelque chose ». Cette pensée lui avait donné un sourire qu’il avait aussitôt expliqué à Martin, lui braquant sa lampe au visage. Ils avaient raccompagné Julie chez elle et étaient rentrés chacun chez lui, Lukas prenant Martin sur son scooter, et la mère de Gabrielle les récupérant elle et Antoine.
La nuit avait été courte pour Lukas qui le lendemain avait prévu de passer sa journée chez Martin à jouer aux jeux vidéo, comme la plupart des dimanches. Mais alors qu’il petit-déjeunait en l’unique compagnie de sa demi-sœur Marie, son père n’étant pas au domicile, ils reçurent alors un coup de fil troublant leur repas pour le moins taciturne. Marie s’était empressée d’aller décrocher le téléphone, sa tasse de café à la main.
— Oui allo ? Ah bonjour, madame Franc !
Lukas reconnut tout de suite le nom de famille. Marie répondit succinctement oui et non à quelques questions, quand tout à coup elle ouvrit grand les yeux vers Lukas et laissa tomber sa tasse qui se brisa violemment sur le sol, déversant son contenu formant une étoile noire sur le carrelage blanc.
Lukas aurait tout donné pour s’épargner une nouvelle comme celle qu’il venait de recevoir ce matin-là. Mais la vie est ainsi faite, de moments que nous jugeons horribles, légitimement, parce qu’ils nous poignardent en plein cœur. Ils nous lèguent la plupart du temps la douleur d’une lésion psychologique béante, ne s’oblitérant que bien des années plus tard. Bien entendu, nous savons que cela peut arriver, et pour certains d’entre nous cette appréhension remonte à l’enfance, car dès le plus jeune âge et d’une manière ou d’une autre, nous nous y sommes déjà confrontés. La notion de déjà-vu, en ce qui concerne la mort, n’en constitue pas un vaccin pour autant. Lukas, qui lui aussi n’en était pas exempt, avait dans la nuit même, perdu une personne chère à ses yeux.
La mère de Julie venait de balbutier difficilement par téléphone la nouvelle à Marie, ses mots étant entrecoupés de sanglots. Lukas voulut se saisir du combiné afin d’avoir des explications, car sa demi-sœur s’était mise à pleurer après avoir fait tomber sa tasse de café, le téléphone toujours en main, posé sur le plan de travail de la cuisine. Mais personne ne lui répondit, la mère de Julie avait raccroché avant qu’il ne puisse lui parler. En saisissant Marie par les épaules, il lui demanda ce qui n’allait pas, mais elle n’arriva pas à aligner plus de trois mots, ravagée par l’émotion. Il la secoua en lui répétant la même question, ce qui amplifia son mutisme. Au bout d’un court moment, elle finit par se calmer et se reprit devant l’insistance de Lukas qui gardait son calme.
— C’est Julie…
— Oui, je me doute bien, qu’est-ce qu’elle a ? s’empressa-t-il de demander.
— Elle est... morte Lukas, je suis vraiment désolée. Je…
— Quoi ? Mais qu’est-ce que tu me racontes, c’est pas possible ! la coupa Lukas, lui saisissant fermement le poignet. Qu’est-ce qui s’est passé ? Dis-moi !
— Je ne sais pas, calme-toi, je n’y suis pour rien moi ! répondit-elle, le visage marqué de douleurs.
— Pardon, dit-il en retirant sa main. Qu’est-ce qu’elle t’a dit ?
— Eh bien pas grand-chose en fait, expliqua Marie. Elle m’a demandé si tu étais bien là et comment tu allais. C’est après qu’elle m’a dit que Julie s’est donné la mort cette nuit, mais sans me dire comment, je suis désolée. Elle a juste rajouté qu’elle rappellerait plus tard, puis s’est effondrée en larmes en raccrochant.
— Julie, se suicider ? questionna Lukas. Non, ça ne peut pas être vrai.
Marie le prit dans ses bras et ils restèrent un long moment enlacés, elle sanglotant dans son cou, et lui mutique, le regard dans le vide. Il n’avait pas pleuré sur le coup, alors que c’est une étape malheureusement inévitable dans ce genre de situation. Le choc de la nouvelle l’ayant par la suite quelque peu hébété, il avait continué à faire ce qu’il faisait, nonchalamment, comme s’il se trouvait sur une autre planète, dans un état de confusion et d’automatisme psychique.
Il n’avait pas tardé tout de même à s’habiller, à prendre une douche et à filer en scooter tout droit chez Martin. Il était arrivé chez lui quelques minutes après, des minutes où, sous son casque, ses yeux endeuillés avaient finalement libéré aux vents quelques grosses larmes. Le processus prégnant qui s’était mis en route dans son esprit était inexorablement puissant. Une marée d’émois extraordinaire venait de submerger les terres sèches de sa conscience. Ses pensées alors en crue, il était aux prises avec les eaux tumultueuses de son âme bouleversée. D’innombrables questions s’y entrechoquaient, le taraudant de toutes parts. Le pourquoi, le comment, ces interrogations se propageaient de manière fulgurante, n’allant pas très loin, car étant sans réponses. Il avait beau essayer de remonter le fil de la soirée, d’imbriquer plusieurs hypothèses, rien ne concordait. En garant son deux-roues devant le portail de chez Martin, il se dit qu’il aurait peut-être plus de pistes avec lui. Son copain était peut-être au courant de quelque chose que lui-même ne savait sans doute pas. Il sonna à l’interphone, mais personne ne répondit. Il dégaina son portable et remarqua de suite qu’il était connecté sur son application de messagerie instantanée. Ni une ni deux, il l’informa de sa présence et celui-ci lui répondit dans la foulée :
— Déjà !
L’attente ne fut pas longue, le portail électrique s’ouvrit au bout de quelques secondes en laissant passer Lukas, qui prit avec lui son scooter afin de ne pas le laisser à l’extérieur. Il fut accueilli sur le perron de la maison par Martin, vêtu d’un ample peignoir de velours noir trop grand pour lui, vu son ourlet qui sur dix bons centimètres léchait le sol. Bien que ses yeux bleus étaient encore embués de sommeil, et sa joue marquée par la trace encore fraîche de son oreiller, il souriait, se passant la main dans ses cheveux blonds ébouriffés. C’était un sourire franc, sincère, du genre que l’on adresse à un ami quand on est heureux de le voir.