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Emma Decosse, ancienne dame pasteure, aujourd’hui à moitié folle, s’est fait voler son tableau représentant la Sainte Cène. Au même moment, à Joyeusie, d’énigmatiques disparitions forcent l’intervention d’un talentueux policier qui ne résoudra pourtant rien. Que se passe-t-il donc dans ce petit paradis derrière les dolmens, où s’animent encore bon nombre de sectes et de marginaux ?
H. BIE se présente comme un récit effrayant et mystérieux à la fois, qui vous conduira dans une insoutenable aventure, palpitante de magie divine mais aussi de voluptés incertaines.
À PROPOS DE L'AUTEURE
Pour
Nathalie Augst, la passion des pinceaux cède aussitôt la place aux mots plus proches du cœur. C’est alors que par l’écriture s’ouvrira, un jour, une nouvelle fenêtre de bonheur par laquelle elle s’enfuit et s’envole vers la lumière.
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Seitenzahl: 407
Veröffentlichungsjahr: 2022
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Nathalie Augst
H. Bie
Roman
© Lys Bleu Éditions – Nathalie Augst
ISBN : 979-10-377-5015-0
Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.
Cette vie est à tous, et celle que je mène,
Quand le diable y serait, est une vie humaine.
Alors, me dira-t-on, c’est vous que vous peignez.
Vous êtes le héros, vous vous mettez en scène.
Pas du tout, cher lecteur, je prends à l’un le nez,
À l’autre le talon, à l’autre, devinez.
Alfred de Musset, Namouna – Chant premier XX
« On a volé ton tableau ? Mais bon sang, Emma, qui voudrait voler un tableau sans aucune valeur ? Un tableau de la Sainte Cène, Emma, tu n’es pas sérieuse ? Tu veux vraiment porter plainte pour le vol de cette chose ? »
Matthieu rugissait, confiné dans son petit local de la capacité d’une table parée de deux seules chaises, accordées gracieusement par un maire grinçant à l’idée de devoir ménager son policier municipal alors qu’il avait bien d’autres chats à fouetter en ce moment ! Pour Matthieu, se recentrer devint urgent. Revenir à l’essentiel. Penser aux séances de Pilates, par exemple et se calmer les nerfs pour retrouver un peu de cette sérénité perdue. Reprendre ses petits exercices de respiration que lui conseillait vivement sa femme qui suivait assidûment les cours de yoga Pilates, dans une salle de l’autre côté des remparts de la ville dans un rituel constant :
« Respirez avec le ventre, contractez l’anus et aspirez votre nombril tout en douceur, messieurs-dames… »
Matthieu n’en croyait pas ses oreilles. Voler un tableau d’amateur, dans une maison complètement délabrée, tenue par une femme, ancienne pasteure, délabrée elle-même de corps et d’esprit et vivant seule avec son frère ainsi que Martin, cela ne pouvait être que l’œuvre d’un grand malade ! Qui serait assez désespéré pour voler un machin pareil, et pour quoi faire d’abord ? Le policier pestait l’étendue de son incompréhension. Même les brocanteurs n’en voudraient pas de cette croûte ! Elle devrait se réjouir de ne plus avoir à regarder l’horreur suspendue dans son salon, aux vus malheureux de toute la population, se disait le policier, écrasé par la futilité du propos, étriqué sur sa chaise trop petite, harassé par l’odeur pestilentielle de la plaignante, postillonnant à tout va sa cascade d’indignations :
« Emma enfin, voyons, tu n’es pas sérieuse ? J’ai bien d’autres chats à fouetter en ce moment avec toutes ces disparitions », répondit Matthieu sans ménagement, anéanti par la charge de travail exceptionnelle de ce mois d’avril à Joyeusie, dans son petit quartier, où d’ordinaire, il ne se passait jamais rien. Ou du moins, pas grand-chose…
Quartier dont Matthieu Lagardère était très fier. Une petite partie de la population de révoltés, dont lui-même, les durs à cuire au sang chaud qui avaient décidé il y a fort longtemps, de ne plus participer aux festivités locales, trop clinquantes et superficielles à leur goût, mais de rester groupés face à l’ennemi, les autres, les Joyeusains, résidant de l’autre côté des remparts. Les autres, dont Matthieu et ses amis faisaient partie intégrante autrefois, mais qu’ils refusaient à présent de soutenir dans leurs extravagantes et coûteuses manifestations.
La ville se scinda en deux.
En suivant les murs qui servirent jadis de remparts à Joyeusie, du côté Ouest, vivaient dorénavant les Joyeusains, appellation d’origine, tandis que du côté Est, s’autoproclama toute une tranche de la population – les Joyeusies – pour faire la différence. Pour ces derniers et à tout jamais :
Fini les parades du 14 juillet, à vous trouer le porte-monnaie.
Fini les défilés du 11 novembre en grande pompe, clôturés par d’interminables banquets si onéreux, que même la femme du maire n’en dormait plus.
Fini le Festival Prima Véra à la dolce vita. Ils se prenaient pour qui, à la fin, pour se croire dignes d’un festival hors de prix ?
Finis également les jumelages, les salons gourmands et les comités du patrimoine de France et d’ailleurs. Les pires pingres, de l’avis des statistiques budgétaires locales.
Oust, les festivités grandioses de Pâques, où s’invitaient les communes avoisinantes, comme de bien entendu. Ne survécut que la messe, et encore.
Restait le nettoyage du printemps, auxquels les habitants participaient joyeusement, quel que soit le côté des remparts et quelle que soit leur opinion sur la question, ordre du maire qui aurait très mal vécu cette ultime offensive. Toute la ville de Joyeusie se devait d’être décrassée et décrottée de fond en comble par ses habitants réunifiés une fois l’an pour la bonne cause, la semaine précédant Pâques et bien avant la visite annuelle du Préfet. Matthieu et ses amis comprenaient les bienfaits d’une visite officielle, même si pour cela il fallut débourser quelques sous pour le méchoui.
Qu’à cela ne tienne !
« Un Préfet, tout de même, ce n’est pas rien ? hurla le maire devant son assemblée de têtes brûlées, réticente à toute notion de progrès. Il accepta tout, lui, jusque-là ! À eux maintenant de faire un pas vers lui. Pour la commune de Joyeusie. Pour la République. Un tout petit pas, Messieurs. Pour la France, nom de Dieu ! »
Le maire avait dit.
Afin de bien marquer leur hostilité pour les gens et les choses inutiles dont les Joyeusies voulaient se protéger à tout prix, ces indépendantistes autobaptisés de leur nouveau petit nom, voté à l’unanimité un samedi d’il y a quelques années, sur la place du Marché. L’appellation « les Joyeusies » fut décidée pour rabaisser le caquet à tous ces Joyeusains qui polluaient leur si jolie ville.
Restons groupés ! Fameux code d’honneur, les rassemblant dans leurs propres valeurs décidées en même temps que leur nom, dans le secret des alcôves et des séances de Pilates de Julie, la femme du policier municipal. Les Joyeusains avaient fini par saisir qu’il en allait de leur sécurité et de leur tranquillité. Ils lâchèrent l’affaire.
Ridicule était devenu leur mot de passe silencieux.
Le maire céda, décrétant le jour même de sa réélection qu’il y aurait dorénavant deux Joyeusie à Joyeusie.
Qu’à cela ne tienne !
Les heureux Joyeusains furent satisfaits de ne plus être associés à cette bande de péquenauds cachés derrière les dolmens et tout à fait incapables de vivre comme tout le monde. Même leur nom était ridicule.
« Les Joyeusies. Pfft… À Joyeusie. Pfft… Ridicule !
Les Joyeusies, debout, bien droits dans les bottes de leur nouvelle identité se délectaient de pouvoir décider de leur sort en toute autonomie, sans l’aide des dindons dont ils refusaient d’être la farce.
— Restons groupés !
— Qu’à cela ne tienne ! » fulminait encore le maire.
Qu’il en soit ainsi, se plaignait-il, conscient des voix qu’il se devait de rassembler pour cause de mandat. Soit, il vociféra encore, lucide de la pagaille générale que cette situation engendrait. Pourvu qu’en hauts lieux, personne n’en sache rien !
Il fut réélu haut la main.
Pour rendre l’atmosphère de sa ville plus rassurante, jadis, le maire avait expressément détaché l’un des policiers municipaux de la zone A, les dindons, pour faire respecter l’ordre du côté des durs à cuire, la zone B, la farce. Matthieu Lagardère put ainsi retourner vivre parmi les siens. Aujourd’hui, il traverse son quartier avec l’autorité d’un Shérif. Mais ce matin, Emma ne lui simplifiait pas la tâche.
« J’insiste Matthieu, ce tableau a beaucoup de valeur pour moi. C’est un cadeau de mon père et j’y tiens plus qu’à moi-même. Il est inestimable à mes yeux, tu dois bien t’en douter ! s’entêta l’ancienne pasteure, postillonnant de plus belle sur le visage du policier.
— Pour toi oui, mais pour qui d’autre, à part toi, dis ? Qui pourrait s’intéresser à ce genre de truc ? Je ne vois vraiment pas, répondit Matthieu, exaspéré par cette insistance hautement déplacée, tout comme ce face-à-face insalubre et cette promiscuité à la limite du danger. C’est vrai ça ! Emma ? Qui savait encore aujourd’hui, de quoi était capable cette femme ?
— Je veux que tu prennes en compte ma plainte, c’est tout ce que je te demande Matthieu. Je porte plainte pour le vol de mon tableau. Point ! Emma était rouge de colère. Ses sourcils battaient la chamade comme les essuie-glaces d’une voiture en pleine tempête. Je VEUX porter plainte, c’est mon droit ! hurla-t-elle encore, défiant les habitants de ce village, tous bords confondus, et qui la méprisaient tant aujourd’hui. La police ne m’écoute plus. Même pas toi, Matthieu ? Décidément… Elle fixa le policier un long moment, silencieusement désespérée.
— J’en prends note Emma, mais tu comprends bien que je ne peux pas faire grand-chose, en ce moment ! Matthieu se ravisa sous l’émotion de l’instant, flairant le malaise qui allait s’installer entre eux. À moins qu’il ne réapparaisse subitement, sur une brocante ou une autre, il tenta de se rattraper, j’ai tellement de travail, Emma, je ne peux rien te promettre. Je vais en parler autour de moi et peut-être que quelqu’un du coin pourra nous être utile… On ne sait jamais… Je m’en occupe » il rajouta encore pour apaiser sa plaignante, sachant que de toute manière, une fois qu’elle sera sortie de son cagibi, il classera l’affaire.
Matthieu Lagardère avait bien connu le père d’Emma, autrefois. Le pasteur Pierre-Jean Decosse, avec lequel il prit des cours de catéchisme, en même temps que tous les copains de sa classe. C’était lui qui célébra le culte, le jour de sa confirmation. Sacrée journée, se souvenait-il, un instant nostalgique. Un homme d’une générosité et d’une gentillesse sans égale. Ce pasteur avait été aimé par tout le monde, chrétien ou non chrétien. De loin, les gens venaient écouter ses prêches et le temple connut son heure de gloire. Emma était sa fille, alors respect !
Sans se retourner, Emma sortit péniblement du petit bureau, contente d’avoir accompli son programme de la matinée, crachant des glaires de mépris pour ce vieil ami qui rechignait à enregistrer sa plainte, pourtant légitime. C’est son devoir de retrouver mon tableau, aussi lugubre soit-il, qu’il dit Matthieu, marmonnait-elle en boucle dans les escaliers. Il a néanmoins disparu ! Il faut le retrouver ! Il est au centre de tout mon univers. Celui d’avant, celui d’aujourd’hui et surtout, de celui à venir. Matthieu comprendra bientôt l’importance de cette représentation du seul repas de Jésus entouré de ses apôtres, le jour du jeudi Saint. Matthieu me comprendra, lui. C’est certain !
Son tableau avait disparu et elle sut trouver le courage de porter plainte, bien au fait que cela pouvait être vain. Mais il fallait marquer le coup. Que les gens sachent qu’elle aussi, elle avait des droits, comme celui de ne pas être d’accord avec ce qui se tramait à Joyeusie. Le mur de son salon restait marqué de l’empreinte de la toile disparue, alors qu’un matin, sans penser à rien, elle cherchait un verre dans le vaisselier en merisier que lui légua sa mère. Dégoûtée du peu d’intérêt du policier pour son affaire, elle n’eut de cesse de bougonner tout en sortant du poste de police, la tête enfoncée dans les épaules, le dos voûté pour lui adoucir la marche.
Enfin… nan… nan… nan…
Petite habitude dans ses grands moments d’égarement.
Cette plainte aurait beaucoup amusé Matthieu, en réalité, si le commissaire Harry Bie ne lui avait été imposé, ainsi que deux autres collègues, policiers également, détachés expressément sur cette affaire de disparitions inexpliquées en cours à Joyeusie, zone B. Les deux inspecteurs venaient soutenir l’enquête du commissaire pour la disparition de la jeune Anglaise qui fit la Une dans les journaux de l’autre côté de la Manche. « The Times » n’écrivait plus que pour elle. « Jude H. Missing ! » Il fallut très vite réagir. Les journaux durent se plier aux exigences gouvernementales et le fait divers des premiers jours se transforma en évènement intercontinental majeur.
Exit le Brexit !
La disparition d’une jolie jeune femme devint une aubaine journalistique, on pouvait lire : « Disparition mystérieuse d’une fille au pair venue en France pour apprendre la langue de Molière » un exemple de gros titre.
« Revenue profiter de la campagne, Jude H s’évapore par-delà les fumées mystiques », autre exemple publié par un journal local qui ne croyait pas tout à fait à sa disparition.
Et pourtant !
« Jude H reste introuvable depuis ce fameux soir du mois d’avril ». Quelques lignes passées quasiment inaperçues. Dans les colonnes réservées aux faits divers, cette disparition devint LA disparition et imposa la première page à tous les journaux en Angleterre, mais aussi en Europe et puis en France, jusque dans les deux Joyeusie.
Ainsi, le ministre de l’Intérieur ordonna à un commissaire de police de se rendre sur place et de mener une enquête sérieuse et approfondie, avant qu’Interpol ne s’en charge, ce qui serait dommage pour vous-même, personnellement, mais aussi pour votre carrière, mon très cher ami ! avait-il franchement hurlé dans le téléphone. Il ne fallait en aucun cas permettre un incident diplomatique à un moment si crucial du Brexit ! Les deux pays s’affrontaient, le nouveau Premier ministre anglais ne ressemblait physiquement à rien de connu à ce jour, néanmoins, il était le Premier ministre en poste, salué par la reine, donc influant, donc dangereux.
« N’oublions pas, mon très cher ami, que le président de la République française se veut à la tête de l’Europe très prochainement… ne pas diviser nos deux pays en ces temps incertains ! insista le commissaire pour faire bonne figure, le premier jour de son arrivée à Joyeusie. Il faut retrouver cette jeune fille, et fissa fissa ! » hurla-t-il dans le micro, place du Marché. C’était un jeudi.
Mais depuis, aucun indice, aucune piste, rien de rien !
Matthieu repensa à l’arrivée du super commissaire pour lequel aucun bureau n’avait été prévu et qui pourtant insista pour rester dans ce quartier-ci, au cœur même de l’affaire. Des locaux furent improvisés, illico presto, tandis que le maire vociféra sa colère de ne pas même avoir de budget pour un poste de police digne de ce nom.
Quelle honte !
Voilà comment Matthieu Lagardère se retrouva acculé dans ce cagibi, redescendu à l’entresol pour un cas de force majeure, installé dans une minuscule pièce aménagée au-dessus du parking et tout à côté des archives, éloignée du prestigieux deuxième étage, celui du bureau du grand commissaire et du bureau du maire.
Le policier municipal mâchouillait nerveusement son crayon pour mieux réfléchir à sa préoccupation immédiate.
Un simple vol de tableau d’amateur, ma chère Emma, n’a d’intérêt que pour toi, ronchonnait-il, ne comprenant pas l’insistance de la plaignante. Elle trouve le moyen de m’enquiquiner avec cette croûte, il se répétait en boucle, dans l’attente des ordres qui n’allaient pas tarder à lui tomber dessus. Elle l’aura jeté par-delà les falaises et ne s’en souvient plus…Ou son frère l’aura brûlé pour chauffer la baraque…
Il ne faisait pas très chaud pour un mois d’avril. Pâques approchait et des centaines de touristes débouleraient rapidement par hordes, profitant des canoës, du rafting, des sauts à l’élastique, de l’escalade, ou tout simplement, ils ne viendraient rien que pour s’amuser à dos d’âne et retrouver sourire et raison. Tout le monde aimait les ânes… Ce Harry Bie est arrivé en conquérant, en grand commissaire flanqué de deux hommes à tout faire. Pour faire quoi mieux que moi, hein ? Je me le demande ! Moi, le petit policier municipal. Le laissé pour compte. L’oublié des étages. Je n’ai qu’à fermer ma gueule, qu’ils pensent, qu’ils se disent, qu’ils se racontent dans leur arrogante arrogance et leur insupportable mépris. Eh bien, sachez messieurs, que je dis non ! Qu’en plus, je vais aller me dégourdir les jambes, là, tout de suite ! Matthieu sourit intérieurement, rassuré par sa liberté de mouvement qu’ils ne lui prendront pas, chef ou pas chef. Sa liberté de penser aussi, qui aurait bien des choses à dire à ce ministre, à ce maire et à ce commissaire, dont la présence lui fut carrément commandée.
Pardi !
Matthieu récapitula mentalement son programme de la journée :
Ranger le dossier d’Emma Decosse dans le tiroir des « affaires classées » ;
La poste, chercher le courrier ;
La sortie des écoliers. Faire traverser la chaussée en toute sécurité ;
Aller déjeuner ;
La rentrée des écoliers. Traverser la chaussée dans l’autre sens, en toute sécurité ;
Interroger quelques habitants au sujet de la jeune Anglaise, mais surtout de Barthélemy, l’enfant du pays, avant qu’il ne lui soit ordonné de le faire…
Matthieu changea de bout de son crayon, reprit son habitude de mâchouiller dans la réflexion…
Boire un coup ou deux chez Pascal, ce qui termina mon programme de la journée !
Les deux premiers disparus de Joyeusie ne cessaient de le tourmenter. Impossible, ce qui arrivait dans son quartier d’ordinaire si tranquille. Jude, la jeune Anglaise et Barthélemy restaient introuvables.
BOF ! marmonna Matthieu, peu convaincu de la possibilité d’un acte criminel, chez lui, en zone B. plutôt un acte d’amoureux, pensait-il. Une finalité plus à son goût, plus romantique. Un homme et une femme…
Il rit.
Néanmoins, sa cogitation reprit avec beaucoup plus de sérieux. Et s’ils avaient raison ? Barthélemy aussi aurait réellement disparu ? Il se balança nerveusement sur sa vieille chaise, accaparé par le visage du garçon qu’il connaissait bien et qui s’affichait devant lui, presque réel. Le fils de Brigitte, il l’avait vu grandir. Sa mère avait épousé un bon gars de la ville. Un peu rustre, mais gentil et travailleur. Un brave type ce Marcel, ressassait le policier municipal pour cerner la situation au plus près tout en mâchant nerveusement son crayon. Comme Barthélemy était majeur, Matthieu n’avait pu faire autrement que de cocher la case « manquant » dans le registre informatique de la police.
Quelle merde l’informatique !
La case « disparu » ne se validant pas, du fait de la date de naissance du jeune homme.
L’ordinateur prend pas !
Il avait eu beau tapoter sur le clavier et reprendre encore et encore la touche pour valider la saisie. Retapoter et reprendre, rien n’y fit. La touche « escape ». Rien de plus. Puis, toute la série des touches en « F », ce qui ne rimait déjà plus à grand-chose, mais il fallait tenter le tout pour le tout, quitte à exploser le logiciel et l’ordinateur avec ! Brigitte, assise en face de lui, ne le lâchait pas de son regard noyé de doutes et de douleur. Il fit de son mieux, jusqu’à frapper le clavier d’excitation, à cran d’être l’instrument d’un matériel qu’il maîtrisait à vrai dire très peu, mais qui savait le faire sortir de ses gonds en moins de deux. Alors, Brigitte eut une brillante idée : elle insista pour rajeunir son fils, improvisa une année de naissance compatible avec le logiciel de la maison. Matthieu lui sourit aimablement lui rappelant qu’avec un commissaire dans les parages et un ministre au téléphone quotidiennement, tricher n’était pas envisageable.
Du tout, du tout !
Beaucoup trop dangereux, cria Matthieu, couvrant de mots le torrent de larmes de son amie, il ne pouvait faire mieux.
« L’ordinateur prend pas, Brigitte. Il ne prend pas l’information ! Sacrée merde l’informatique ! » hurla-t-il encore, excédé par la montagne de tous ces petits riens du quotidien qu’il ne gérait plus.
Ils avaient fini par pleurer ensemble, main dans la main. L’un dans la souffrance, l’autre d’impuissance. Le policier se rendit compte qu’il lui manquait quelques compétences, bien que celles-ci ne soient en aucun cas primordiales à sa fonction première. Il était un bon policier et le savait. Toute la ville le disait. À commencer par Emma. La même Emma qu’il n’avait pas réussi à rassurer, elle non plus, malheureux d’avoir à endosser le rôle de celui qui aimerait faire son boulot, mais qui manquait de formation pour assumer sa charge de travail dans des conditions optimales.
De même, lorsque Brigitte pleura devant lui, Matthieu se sentit coupable de ne pas avoir su trouver de mots suffisamment réconfortants. Pire, il se maudissait d’avoir pu insinuer que Barthélemy s’était probablement absenté, de toi ma chère, de son père aussi, voir des deux peut-être ?À moins qu’il ne soit en fuite avec son amoureuse, quelque part sous le soleil d’une île déserte, à se faire la vie belle ! Voilà ce qu’il avait osé dire à son amie de toujours, spontanément, les yeux dans les yeux. Qui sait ce que la jeunesse inspire ! Il rajouta naïvement. Après quoi, un long silence s’installa.
Nom de Dieu, Matthieu, tu n’en rates pas une ! fut sa pensée immédiate, après que la porte de son bureau ait claqué. Brigitte sortit de la pièce, rageuse, hurlante et hargneuse de ce que l’on pouvait être aussi stupide pour dire pareilles âneries en pareilles circonstances. Il fallait être de la zone B pour en arriver là !
Ridicule !
Matthieu roula des yeux et hocha la tête de gauche à droite et de droite à gauche, contrarié par son manque d’empathie et sa langue trop bien pendue. Pourquoi lui était-il si difficile de se taire ? Avec le stress et l’omniprésence du commissaire, une très grande vigilance s’imposait, il n’avait pas l’habitude d’être lui-même espionné. De tout temps, il fut l’ami de la population de son quartier, et à ce titre, il ne pouvait pas ne pas dire les choses qu’il ressentait comme étant vraies.
La vérité selon Saint Matthieu, disait-on de la pertinence de ses réflexions.
On le respectait, précisément, pour cette qualité-là.
Taire le fait qu’il ne s’occupera pas du vol du tableau d’Emma, par exemple. Cela n’aurait pas été un mensonge que de se résigner à prendre la déposition, tout en la distrayant de quelques potins qui l’auraient certainement amusée, du reste, avant de retrouver le silence qu’imposait la paperasserie d’une plainte en cours. Voilà ce qu’il aurait dû faire !
Pour Barthélemy, les choses étaient bien différentes. Rien de concret ne permit d’affirmer la disparition réelle d’un jeune homme connu pour être avide de sensations fortes, voire très fortes. Le policier connaissait les délires de la jeunesse locale. Rien ne l’autorisait à penser qu’il avait réellement disparu. Nous nous contenterons donc de la case « manquant », il hurla pour se faire entendre, malgré le fracas des sanglots de Brigitte. Il est majeur, ton fils ! « Disparu » n’est pas une case que je peux cocher, comprends-tu ?
Oui ?
Non ?
Officiellement, dans tous les cas, il ne pouvait rien pour personne.
Officieusement, cependant, par la ténacité de son regard, il fit la promesse à Brigitte de retrouver son fils prodigue, où qu’il soit, même s’il devait y passer sa vie entière, s’il avait réellement disparu. Brigitte pleura de plus belle, laissa tomber sa tête sur ses bras échoués en croix sur la table, elle lâcha tant de larmes qu’elle dut sortir pour ne plus entendre les paroles de ce policier, lui-même dans le drame de ne pas être à la hauteur du moment. Ni lui ni son ordinateur dont le bug acheva de ternir la journée.
La petite ville de Joyeusie connue pour être une commune de charme est prise en otage par les touristes dès les premiers jours du mois de mai. Tous les ans, la population passe du simple au triple, grâce aux nombreuses familles qui proposent, en location petit-déjeuner y compris, les chambres de leurs enfants partis faire leur vie en ville.
À l’étranger aussi.
Entre garrigue et falaises de calcaire, entre les ruisseaux et les petits ponts de bois, depuis les grottes et jusqu’aux gîtes de Joyeusie, nul doute que cette ville dispose de quelques agréments charmants. Randonneurs, escaladeurs, ou simples flâneurs reviennent ainsi, tous les ans, envoûtés par la délicatesse de ce coin de paradis aux paysages insolites, quelques fois lunaires, selon la quantité de shit, de marijuana ou d’alcool ingurgitée, entre ciel et terre, entre chien et loup, entre le soir et le petit matin du lendemain, ou du jour d’après.
Selon.
La gentillesse et la générosité des habitants ne sont que le reflet de la simplicité de leurs habitudes de vie, par-delà les dolmens, abritant le plus beau des coins du monde, selon une source officielle locale. Les Joyeusies comptaient, en tout et pour tout, cinq cent deux âmes, en zone B. pas une de plus, pas une de moins.
Avant.
Les habitudes avaient la dent dure. Le réveil au petit matin sentait bon la baguette fraîche tout juste sortie du four. Le ravitaillement quotidien restait géré par le boulanger en personne. Il conduisait sa fourgonnette, poussé par la légèreté du bonheur, sifflotant son air de java préféré et livrant son pain comme un prêtre boirait son vin, en savourant l’instant présent. Une emplette obligée et acceptée de tous, par amitié pour leur boulanger et pour la délicatesse de son pain, fabrication pour laquelle il se levait aux aurores sans rechigner, tous les matins.
Respect !
Commerce oblige, s’ensuivait un apéritif « Chez Pascal », vers onze heures. Le restaurateur se vexerait s’il ne pouvait servir au moins un verre de son côtes-du-rhône local, sa Cuvée spéciale Patron, accompagnée de tous les menus potins dont il se régalait lui-même, avant d’en faire profiter la rumeur qui diffusera le tout jusqu’au lendemain.
Place au déjeuner vers 13 heures, souvent constitué d’un poulet fermier, rôti par l’équipe du boucher, Gueuse la Miche, connue pour la qualité de ses viandes dont l’origine en zone B n’avait jamais été mise en doute par personne. À ce jour encore, la population restait à l’affût d’un éventuel espionnage industriel, car seul Gueuse la Miche détenait le secret de l’excellence, en matière de poulet, dit-on toujours encore, place du Marché, le jeudi.
Pour terminer ce rituel quotidien, l’indispensable sieste, que justifiaient tous les efforts déjà fournis pour faire vivre la ville. Dur, dur ! Suivra une petite promenade digestive et salutaire avant quelques courses à la bourgade la plus proche. Celle qui sut autrefois attirer cette population de badauds, lui offrant mille et une possibilités de paiement, ravivant joies de vivre et ambiance bon enfant. Ne surtout pas enrichir le commerce des Joyeusains qui ne comprenaient rien à rien fut la consigne.
Restons groupés !
Respect !
Le fin du fin demeurant la dégustation, en soirée, de quelques petits verres de Castagnon. Un apéritif produit dans toutes les familles, au secret de leur savant dosage et transmis de génération en génération depuis bien avant la nuit des temps.
Tout un programme !
Les gens se plaisaient à dire qu’il faisait bon vivre dans ce trou du cul du monde, expression traduite en vingt-cinq langues, dont le chinois. Il y aurait de plus en plus de chinois en France et de plus en plus par chez nous, proclama le maire à chacune de ses campagnes électorales. Les touristes étant cordialement obligés de participer à cet art de vivre, cela va sans dire. Les affaires se réglaient à la bonne franquette, au jour le jour, sauf pour les petits Chinois, incompris de tous.
Pourtant les choses avaient bien changé. Dramatiquement changé. Un très gros problème, aujourd’hui, plombait le quartier. Matthieu et ses collègues n’avaient pas encore osé prononcer le mot qui tue, de peur du mauvais œil. De peur de la panique générale. Du ridicule aussi, un peu.
Beaucoup…
Il y aurait un tueur en série à Joyeusie.
Ce peuple de pacifistes, d’éleveurs de chèvres et d’éleveurs de moutons. Des producteurs de fromages et des tisseurs de fil à soie. Des amateurs de jolis papillons, aussi, selon une source officielle locale. Tout ça, oui ! Trois fois oui, de l’avis de tous. Mais qu’il y ait un tueur en série dans cette communauté-là, ce n’était pas sérieux ! Pas en zone B, dans tous les cas, de l’avis général du policier.
Nous ne sommes pas dans une série télévisée, confia Matthieu à ses proches, embrouillé par l’idée qu’il puisse y avoir un traître dans son quartier. À tous ceux qui l’écoutaient, il se plaisait à rafraîchir la mémoire collective en ces mots puissants :
« Nous avons été élevés ensemble, à la même école communale, au pis des mêmes vaches qui broutent nos interminables prairies. Aux chants des cigales, toujours les mêmes et que nous connaissons toutes très bien, à force de les entendre siffler leur parfaite intégration chez nous. Personne ne leur intentera de procès, par ici, pour chanter si fort…
— Oh que non… non… non…
— Enfin… nan… nan… nan… »
Matthieu ressassait sa jeunesse de la même manière, épuisant sa femme de ses sempiternelles histoires qu’elle connaissait toutes par cœur, pour les avoir vécues également. Le culte le dimanche et la bénédiction du pasteur Pierre-Jean Decosse, le père d’Emma. Les années collège, à faire du camping sauvage sous de vieilles tentes, usées par l’âge, percées par la pluie et les tempêtes, mais installées pour l’été à l’arrière des jardins que prêtaient volontiers les parents des uns et les parents des autres. Te rappelles-tu ma chérie ? Le bon vieux temps…
« Et si nous avons refusé l’intégration à la ville, ce n’est pas pour rien ! Pourquoi faire, une intégration, d’abord ? Nous avons réussi à rester entre nous, bien au chaud de l’amitié, comme les anciens de nos anciens et jusqu’à Charlemagne qui perdit son épée de ce côté-ci de la muraille, juste là, sous nos pieds, et non du côté du château, là-bas, chez les riches Joyeusains. C’est un signe, ça, non ?
Matthieu continuait pourtant inlassablement son monologue, couché à côté de sa femme endormie. Si tueur, il devait y avoir, il serait de l’autre côté des dolmens ! Non, je n’en crois rien du tout… Les Celtes vivaient déjà dans ce quartier à faire de la poterie toute la sainte journée. Nous avions nos propres druides, sans vouloir en rajouter, ma chérie, tu me connais… Leur présence, leur souffle, leur grande sagesse et leur immense bonté se font encore sentir à travers nos murs, chez les paumés de la zone B, comme ils nous appellent les autres, de l’autre côté. Paumé, tuparles ! C’est dire que nous sommes comme une grande famille, réunis dans ce coin de paradis et nous saurions mieux que personne organiser des buffets gargantuesques à l’entrée de la ville, juste derrière le lavoir. Tu vois où, Julie ?
Matthieu persista à ronger son frein à voix haute. Les sangliers d’Obélix n’ont qu’à bien se tenir s’ils veulent être dignes d’être servis à nos tables et mangés par nous ! Remplacés sinon, sans état d’âme aucun, par nos moutons, tout aussi bons, voire meilleurs. Encore pardon pour cette vérité, ma chérie.J’entends bien notre facteur, Gaston, se mettre au diapason des cigales pour siffloter gaiement avec le boulanger à longueur de tournée. Matthieu lâcha un rire haut et fort, se rappelant la décision du maire de refuser au facteur la facilité d’un véhicule motorisé. Non indispensable, il cria du haut des marches de la mairie, réduisant du même coup le facteur à sa taille sociale de facteur. Tout le monde avait compris. Désenchanté, il devint, le Gaston. Tu t’en souviens tout de même, Julie ? Tournée générale, ce soir-là, chezPascal. Le facteur fut forcé de payer pour cause de : ridicule ne tue pas. Rien que ça ! J’étais rentré tard. Quant à Pascal,réputé pour ses cocktails à tuer un homme debout, au cul sec, ils l’ont eu, le Gaston. Pascal connaît toutes les astuces contre les gueules de bois. Comme quoi, les pics de natalité par ici ont tous leur raison d’être. Ce n’est pas toujours lié à la pleine lune, Julie, tu ne crois pas ?
Si ?
Matthieu sourit à ses nombreux souvenirs, se rappelant tout à coup qu’il restait seul à radoter sa rengaine du passé. Toujours la même. Tu fais pitié, lui dit un jour sa femme, brutalement réveillée par l’un de ses hurlements stridents venus de nulle part, résonnant dans toute la maison et jusqu’au voisinage. Matthieu imitait son propre cri encore et encore, le jour de son premier saut à l’élastique. Il eut si peur, qu’il fallut que tout le monde s’en souvienne…
Matthieu souriait, mi-figue mi-raisin, assis derrière son bureau de bon matin, lorsqu’il se rappela la présence du commissaire, de deux inspecteurs et d’une affaire qui pour le moment comptait déjà deux disparitions. Le bruit des pas à l’étage devenait pesant.
Ce n’est pas l’informatique qui aura ma peau, ni vous, monsieur Bie, se disait-il, heureux d’avoir eu, ne serait-ce qu’une seule pensée positive avant les ennuis qui ne manqueraient pas d’arriver. Une, tout de même ! Comme pour se rassurer et de faim torturée, il revit le gargantuesque banquet imaginaire dont il rêva la veille, réunissant l’ensemble de ses amis, cinq cent deux convives, assis à la même table et servis par Pascal, le restaurateur guidé par les nombreux druides qui ne manquaient pas en ville. Des guérisseurs aussi, toujours en quête de quelques plantes magiques, de fleurs de vie et de fruits sauvages. Le maire serait ravi de s’approprier l’idée d’une communauté réunie autour d’un banquet pour sa prochaine campagne électorale, Matthieu gloussa de plaisir à sa belle idée.
Forcément…
Nous serions connus dans le monde entier, comme le chef-lieu d’un art de vivre à l’ancienne.
Ben oui…
À bon entendeur, salut !
Matthieu s’y voyait déjà. Lui, installé au centre d’une longue table recouverte d’une jolie nappe, dans une ambiance de grande fête et de grande joie. Blanche la nappe, de préférence, comme celle utilisée le dimanche, autrefois, chez les Decosse. Un rire gras roucoula de sa gorge alors qu’il imaginait la porcelaine de Limoges et la coutellerie d’argent joliment disposées devant les gigots d’agneau qu’il aurait, lui-même, eu l’honneur de sélectionner dans les élevages de la zone B. Dans son tableau imaginaire, il n’y avait aucune place, ni pour un super commissaire tout juste arrivé de la grande ville ni pour deux superhéros, de vrais policiers, comme les avait nommés le maire en personne, devant toute la communauté, le jour de leur arrivée. Tous avaient compris l’allusion et la hauteur des marches fit le reste !
Matthieu avait encore parlé tout seul, déduisant instinctivement qu’il payait le prix d’une trop longue solitude professionnelle. Il se reprit, conscient du fait que la dispersion ne l’aiderait pas plus que les lamentations. L’affaire était bien trop sérieuse et le constat fort simple, selon ses propres déductions : les touristes étaient toujours les mêmes à Joyeusie, d’année en année, les mêmes revenaient. Quelques nouvelles têtes apparaissaient de temps à autre, mais elles s’intégraient très vite à la petite communauté bienveillante, pour revenir ensuite fidèles comme Jude. Matthieu savait qu’il se devait de rester concentré pour prouver à tous et surtout au maire, qu’il était lui aussi, un super grand flic bien que vivant, par choix, dans une petite ville de campagne. Le deuxième étage de la mairie lui ouvrira ses bureaux et ses larges canapés, un jour prochain.
On m’appellera monsieur Lagardère, pour changer…
Je n’aurais plus à répondre au sifflement de ceux qui ont oublié mon nom et dans le besoin d’un service urgent. Et les – hep là, terminé aussi ! Basta. Ce sera monsieur Lagardère pour tout le monde, sans discuter. Ma femme sera encore plus fière de moi. Le maire parlera avec respect de son policier, celui qui sut retrouver l’Anglaise, évitant tout incident diplomatique avec nos chers amis d’outre-Manche, en pleine déroute Brexit. Je serais assis à côté de lui à chacune des manifestations officielles, reçu en héros, félicité pour l’excellent travail dont j’ai su faire preuve, alors que tous perdirent espoir. La médaille du travail, enfin ! Et pourquoi pas la Légion d’honneur ? Reviens sur terre Matthieu, redescend de ton nuage. Ce n’est pas vraiment le moment de perdre les pédales. Reprends le fil de tes idées d’avant ton magnifique rêve de célébrité.
Recommence.
Concentré, Matthieu revit le visage de cette jeune Anglaise qui séjourna à Joyeusie, la toute première fois, l’été dernier. Elle disait vouloir profiter du calme de la région pour entamer ses révisions en vue de ses examens de juin. Seulement, voilà : elle restait introuvable depuis quelques jours.
Avait-elle réellement disparu ?
Partie en villégiature avec son amoureux ? Peut-être avec Barthélemy, là-haut, dans les falaises près de Pont Vallois ? Ces falaises dont les cavités difformes et parfois malintentionnées pouvaient donner le meilleur comme le pire. À deux, on y déguste le goût de l’aventure, de l’interdit. De l’absolu aussi.
On en tombe parfois même…
Matthieu cogitait encore.
À moins qu’ils ne soient tranquillement installés sous une petite tente de charme à se faire des câlins et des promesses d’éternité, se disait-il, pour ne pas sombrer dans l’impensable vérité du commissaire qui voyait le mal partout.
Ils auraient disparu tous les deux, mais pas ensemble, selon lui…
BOF ! Je n’y crois pas.
Matthieu resta planté dans sa tourmente.
Il y aurait un traître parmi nous ? Non, Monsieur le Commissaire.
Impossible !
Le policier municipal ne pouvait accepter cette version des faits. Il eut le courage de dire non, avant de sortir du bureau très spacieux du commissaire. Dans le couloir, un frisson lui rappela les premiers mots qu’ils s’étaient dits, tous les deux, en aparté, le jour de son arrivée :
« Si, si, Interpol téléphone tous les jours pour avoir des informations ! J’ai tout le dossier de Jude sur mon bureau. Harry Bie s’irrita au premier contact, voyant le policier douter de sa parole et pour le remettre à sa place, il insista : Lagardère, les enfants ont besoin de vous pour traverser la chaussée en toute sécurité ! Nous pouvons nous débrouiller tout seuls, vous savez… »
Il ne s’était jamais excusé pour la brutalité de ses propos et Matthieu ne put oublier cette humiliation profonde. La première qu’il ressentit aussi violemment. Si fortement éprouvé, qu’il ne sut quoi répondre. Il avait bien dit merde, mais le commissaire était déjà reparti. Un coup pour rien.
Matthieu ruminait encore ces injustices et changea de crayon, il ne restait rien à mâchouiller. Il fallait trouver un moyen de neutraliser ce commissaire, ou tout au moins, ne plus avoir à subir ses commentaires insultants. À ras la chaussée, le commissaire n’avait de cesse de le ramener. Le premier jour et déjà une distance s’imposa clairement entre les deux hommes. Ensuite, une conversation silencieuse et secrète s’immisça dans leur quotidien. Elle disait tout le bien qu’ils ne pensaient pas et tout le mal que l’hypocrisie de la situation leur demandait de taire.
Tout avait été dit le premier jour. C’était un jeudi.
En attendant de trouver quelques indices concordants, à défaut de pensées plus constructives, Matthieu décida d’aller déjeuner pour se remonter le moral. L’idée de ce banquet gigantesque lui ouvrit l’appétit en grand. Lui montait aux papilles cette odeur de rôti accompagné de pommes de terre rissolées, que la femme de Pascal cuisinait d’une main experte, avec très peu de moyens, de l’avis général, qui se tordait de rire devant cette décoration de brocanteur dont le restaurateur était pourtant si fier. Collectionneur de tout et de n’importe quoi, Pascal était bien connu pour sa manie des objets insolites et peu chers qui câlinaient son âme sans nuire à son portefeuille. Que du bonheur.
« Beaucoup de gueule mon resto !
Sacré bonhomme, disait-on de lui dans le village.
Il a bousillé la déco du vieux pour ça ? clama la rumeur du samedi, place du Marché.
« Nous parlons de combien de personnes en tout, Matthieu ? » demanda Pascal, interloqué par le récit qu’il venait d’entendre, un filet de bave au coin de la bouche. Quelque chose comme des sécrétions de peur.
Matthieu leva la tête de son assiette et fixa longuement son ami, le restaurateur.
— Nous en sommes à quatre, depuis quelques heures.
— Je les connais, ils sont du quartier ? Pascal était visiblement très angoissé.
— Oui, ils sont d’ici, à l’exception d’une personne : la jeune Anglaise qui répond au nom de Jude H et qui passait un peu de temps par chez nous, l’été dernier déjà. Elle logeait dans le gîte de Claudette, rue du Moulin. Revenue cette année, non pas pour garder des enfants, mais pour être au calme et réviser ses partiels de juin, ce qu’elle disait. Ça fait cinq jours qu’elle n’a pas été vue dans le gîte. Aucune nouvelle. Volatilisée, la môme ! Il faut la retrouver vite fait, ordre du ministre, toute la presse en parle de l’autre côté de la Manche. Interpol aussi. Ils nous traitent de tous les noms possibles, mais pour ce que j’en dis, moi ! Je ne suis bon qu’à cocher les bonnes cases sur les mauvais formulaires et faire traverser la route aux vieilles dames et aux enfants, qu’il dit le chauve. L’humeur maussade de Matthieu contamina toute la clientèle qui baissa la tête en même temps, comme par entendement. Matthieu se reprit, fort de l’attention qu’on lui prêta et continua d’une voix plus forte, plus affirmée, plus flic : comme pour Barthélemy, Jude est « manquant ». Le féminin n’existe pas dans les formulaires de la République ! Barthélemy ne serait pas revenu de sa rave party, d’après ses copains, qui auraient sûrement aimé pouvoir en faire autant. Brigitte téléphone tous les jours depuis cinq jours et mon ordi, qu’est-ce qu’il fait, à ton avis ? Il bug mon ordi, tu le crois ça ?
— Et les autres ? Se renseignait Pascal très nerveux, n’ayant pas le courage de rire juste pour en rire.
— Il y a la veuve de Loïc Jacques, Simone. Tu te souviens de l’ancien boucher du village. Elle vit seule depuis la mort de son mari. Le boulanger lui livre le pain tous les matins, elle paye sa note le samedi. Le samedi, sans faute. Elle aime ses habitudes, Simone. Mais ce fameux samedi, rien. Le boulanger pensa à un oubli. Simone a plus de quatre-vingts ans… Matthieu resta pensif un instant tout en dégustant sa bière, puis il reprit, encouragé par la lourdeur palpable du silence de son auditoire, dans l’impatience polie d’entendre la suite. Le boulanger retourna chez Simone pour livrer sa baguette, le lendemain. Toujours personne à la maison.
Un silence de plomb se logea autour de la table de Matthieu, l’inquiétude gagna toute la salle du restaurant. Les regards se croisaient en même temps que les fourchettes se posaient. Tous essuyaient leur bouche avec leurs serviettes en papier avant de reprendre machinalement leur fourchette et leur couteau, les yeux plongés dans leur assiette, la peur au ventre dans l’expectative de la suite. Matthieu reprit :
Il a continué quelques jours, le boulanger, à ramener son pain, pour se rendre compte, finalement, qu’elle ne prenait pas même la peine de rentrer sa baguette toute fraîche dans la cuisine. C’est donc qu’elle ne mangeait plus de pain, ou alors, qu’elle ne pouvait plus rien manger du tout, m’a dit le boulanger, malheureux. Son pain, il sait bien qu’il est bon. Personne ne lui fera jamais croire le contraire. Et toujours pas de Simone à la maison. C’est pour ça qu’il est venu me voir. Matthieu resta les yeux dans le vide. Il souleva sa bière et trinqua avec ses camarades pour trouver les mots de la suite. Ça ne pouvait pas être à cause du pain ! Des Tchin Tchin amicaux lui rendirent sa courtoisie, tous se languissaient d’un dénouement heureux. Personne ne mouftait.
— Elle est morte ? demanda pourtant l’un des clients, ne supportant plus le stress de l’attente. Suffisant qu’il faille subir l’énorme appétit du policier, les laissant eux, sur leur faim de non-recevoir…
— Je n’en sais rien… Pour l’instant… Simone n’a que disparu… Si je puis dire… Personne à la maison, mais… Pas de cadavre non plus, voyez-vous, messieurs-dames ! Matthieu servit sa réponse entre deux coups de fourchette, la bouche pleine du rôti du jour, le jus dégoulinant de ses lèvres, les paroles sortant au compte-gouttes et faisant saliver la clientèle sur le qui-vive, la gorge nouée d’inquiétude.
— Tu travailles à la pelle mécanique ? Pascal plaisanta tout à coup, voyant la cadence du coup de fourchette de son ami s’accélérer, et ses autres clients s’irriter d’avoir à attendre le déliement pour terminer leur repas, jaloux de ne pas être la vedette du moment. Pascal qui décrypta le malaise très vite reprit son rôle d’amuseur public, commerce oblige. Tu avais vraiment très faim, à ce que je vois, lança-t-il, heureux de constater que l’assiette de son ami avait été vidée finalement, un signe de bonne santé, selon lui. Mais continue donc à présent, s’il te plaît, Matthieu. Continue. Ne nous fais pas languir inutilement. Tu parlais de quatre disparitions. Nous n’en sommes qu’à trois. Qui est le quatrième disparu, Matthieu, dit !
— Philippe Jeannot, l’agriculteur ! Matthieu posa sa fourchette dans l’assiette. Il n’avait pas fini d’avaler les pommes de terre et recommanda un supplément, le temps d’expliquer cette autre affaire. Les habitués s’accrochèrent à ses lèvres pour n’en perdre aucune miette bien que leur propre assiette fût refroidie.
— Bien mâcher la viande à la seconde assiette, lâcha gentiment la cuisinière en déposant le supplément. Comme Matthieu n’allait pas en plus rater son déjeuner, il prit le temps d’une autre bière, mais dut poursuivre son récit, sous la menace des têtes tournées vers lui, les yeux revolvers ciblant son assiette qui risquait de voler par-delà les murs du restaurant à tout moment. Du déjà vu. Il fallait parler et Matthieu comprit le message.
— Effectivement, maintenant que tu me parles de lui ! Je me disais que Philippe devait être gravement malade. Il est si maigre ces derniers temps, à vivre tout seul dans sa bergerie avec sa petite pension. Il vient régulièrement prendre un verre ou deux, parfois davantage… Je ne l’ai pas vu depuis quelques jours… Pascal scruta les copains dans la salle pour y trouver un avis contraire.
— Très bon ton rôti ! Tu peux féliciter ta femme de ma part. Il te resterait un peu de sauce pour terminer mon pain ? demanda Matthieu, dont l’extrême nervosité s’apaisait toujours au pain pour saucer, au vin pour boire et aux rires à pleurer de ce qui se tramait dans son quartier, mais qui ne se pouvait pas, en zone B.