Ray Shepard - Tome 3 - Morgane Rugraff - E-Book

Ray Shepard - Tome 3 E-Book

Morgane Rugraff

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Beschreibung

A la recherche de souvenirs qui n'existent pas...

"- Un souvenir n'existe pas. Ce n'est qu'une reconstruction du passé. C'est une histoire qu'on se raconte et qu'on peut modifier à volonté.
- Alors, je n'existe pas ?
- Non…"

Plongez-vous sans plus attendre dans ce troisième et dernier tome des aventures fantastiques de Ray Shepard !

EXTRAIT

Malgré l’hiver persistant, il ne neigeait pas dans les plaines désertiques qui parcouraient Penngrad, entre l’immense forêt Erokwee et la ville de Night City. Les journées étaient froides, mais les nuits l’étaient plus encore.
Recroquevillé sur le sable, niché entre deux roches qui formaient un abri de fortune, Jim avait les yeux fixés sur le lynx qui ne le quittait pas depuis deux jours. Lorsque Luthéus l’avait dématérialisé pour l’emporter dans le désert, Jim avait cru à une hallucination, certain que Tyler l’avait tué et que tout ceci n’était qu’un rêve étrange. Luthéus ne pouvait être là… Pourtant, c’était déjà la seconde fois que le spectre blanc lui sauvait la vie. Blessé, exténué, Jim avait perdu conscience et avait passé la nuit à délirer. Dans son sommeil, il n’avait eu de cesse d’appeler Mariah, sous les yeux impassibles de l’animal. Le lendemain, au petit jour, quand l’alchimiste s’était éveillé, sa première vision avait été celle d’un ciel bleu, illuminé par le Soleil bas. Un instant dérouté, il avait voulu se redresser, mais son corps faible l’avait rappelé à l’ordre. Luthéus était toujours là, imperturbable. L’alchimiste s’était frotté les yeux, s’arrachant lui-même un grognement douloureux. À tâtons, Jim avait posé ses mains de part et d’autre de son visage. Sous ses doigts, il avait senti ses pommettes gonflées, son arcade ouverte et ses lèvres éclatées. Tyler ne l’avait pas raté. Ce ne fut qu’au bout de plusieurs heures qu’il avait retrouvé toute la maîtrise de son corps et seulement en fin de journée qu’il avait pu faire quelques pas encore chancelants. L’endroit où l’avait amené Luthéus était loin de tout, perdu dans l’étendue sèche qui finissait par mener aux Mortes Falaises.

CE QU'EN PENSE LA CRITIQUE

Ray Shepard n'est pas un conte de fée et la fin heureuse n'était sans doute pas envisageable. Tout est beau mais tragique, et c'est justement le genre de chose qui me retourne l'estomac ! - Clemocien, Sawisa

Elle a su me donner envie de pousser les portes de son monde jusqu'au point final. Ce tome 3 est différent des autres. Beaucoup plus mouvementés, il est rempli d'action et de rebondissement. Il nous tient en haleine jusqu'à cette fin époustouflante, où tout nous est enfin dévoilé. - Blog La magie des livres

À PROPOS DE L'AUTEUR

Morgane Rugraff est née en 1988 dans un petit coin de bord de mer. Fille unique, elle a toujours été élevée dans l’amour des livres et a très vite dévoré toutes les bibliothèques alentours. Le goût de l’écriture lui est venu très tôt et elle a écrit son premier roman à quinze ans, pendant ses années d’internat. Ses univers sont vastes et elle aime faire voyager ses lecteurs autant dans la fantasy que dans l’époque médiévale, qu’elle affectionne tout particulièrement. D’ailleurs, si elle pouvait remonter le temps et choisir une époque à laquelle vivre, ce serait sans nul doute celle des chevaliers.
Morgane est une grande rêveuse, qui a souvent la tête dans les étoiles. De nature, c’est une petite dormeuse et elle passe donc ses nuits à écrire, en compagnie d’une bonne tasse de thé et de son chat, qui lui ouvre les portes de l’imaginaire.

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Ray Shepard
ISBN : 979-10-9478658-1
ISSN : 2430-4387
Ray Shepard, Tome 3 : Hallali
Copyright © 2019 Éditions Plume Blanche
Copyright © Illustration couverture, Mina M.
Copyright © Carte de Penngrad, Tiphs
Tous droits réservés

Morgane Rugraff

Ray Shepard
Tome 3
Hallali
(Roman)
« À la fin du XVIIe siècle, le mot existe sous la forme «ha la ly». 
L’hallali était d’abord le cri qui annonçait que la bête poursuivie est aux abois. C’est ensuite devenu le son du cor qui signale la même chose. 
Ce n’est qu’au cours de la deuxième moitié du XIXème siècle
 qu’il a servi à désigner le moment de la mise à mort. »
Expressio, site Internet

HIVER

1.
Le visage sévère, Ryo Shepard traçait quelques lignes furieuses. Sous sa plume, le papier crissait, se déchirait par endroits. À minuit, Brewen le rejoindrait pour leur mission à venir, mais il voulait profiter des minutes restantes pour achever son paragraphe. 
Écrire. Raconter. Expliquer. Se confesser.
Le coup frappé contre sa porte lui fit à peine relever les yeux.
— Entre.
Derrière lui, la présence magnétique de Brewen Alevann emplit toute la pièce. L’alchimiste tatoué referma le battant sur son passage et fit quelques pas. Il jeta un bref regard aux travaux de Ryo et, sous ses yeux, l’encre noire se dissipa dans le parchemin, jusqu’à devenir invisible.
— Il comprendra ?
— Il se souviendra.
Sur ces mots, Ryo referma le carnet de cuir rouge qu’il remplissait consciencieusement chaque jour depuis des mois.
— Dans combien de temps ?
— Il est proche, maintenant. Les choses vont s’accélérer, Brewen.
— Ouais. Je sais. Tout comme tu es conscient que ce que tu t’apprêtes à faire va causer ta perte.
— Cette fin, je l’attends depuis près de dix ans. Elle me tarde. 
— Je pense qu’elle lui tarde tout autant.
— Sans doute, approuva Ryo en rangeant son carnet.
D’un geste de la main, il éteignit la flamme tremblante de la bougie et rabattit sa large capuche noire sur son crâne. Il était prêt.
En silence, les deux Gouttes Pourpres quittèrent la chambre pour regagner la cour principale de la Confrérie circulaire qui les abritait. Nichée au sein des montagnes Infinies, la citadelle imprenable des assassins de Penngrad était un sanctuaire de roche et de fluide. Taillée à même la pierre, cette gigantesque cité de l’ombre passait inaperçue parmi les crêtes anguleuses. Le bruit de leurs pas claqua contre les pavés puis s’évanouit lorsqu’ils s’immobilisèrent. Une silhouette menue et bien plus petite qu’eux les attendait, vêtue à leur manière. 
— Tu es ici depuis longtemps ?
— À peine quelques minutes, répondit Yonna en leur faisant face.
Pour Brewen, la jeune fille était une énigme de la nature, une anomalie, mais pour son équipier, Yonna était une évidence. 
L’ancienne petite servante du Sénateur Falco était venue se présenter à la porte sud de la Confrérie un matin, des mois plus tôt. Farouche et déterminée, elle avait demandé à parler au duelliste au loup démoniaque en faisant fi des fluides pointés sur elle. Jamais personne ne venait ici de son plein gré et sa présence suspecte en avait interpelé plus d’un. Cependant, Ryo s’était rapidement montré, suivi par Nadrias. Yonna n’avait pas fait dans le détail et la mièvrerie. Elle voulait devenir une Goutte Pourpre. Rien d’autre. La mort du Sénateur Falco l’avait libérée de sa prison dorée et elle voyait en cette Confrérie le seul moyen possible pour elle de vivre une vie sans chaîne. De famille, elle n’en avait plus et n’avait jamais retrouvé la trace de sa petite sœur. 
Nadrias avait hurlé et tempêté le jour où Ryo lui avait avoué l’avoir laissée en vie. Pour lui, cette gamine ne méritait pas la mort. Elle se retrouvait simplement là au mauvais endroit, au mauvais moment. Comme tant d’autres avant elle. Dans le cas de Yonna, Ryo s’était senti incapable de la supprimer. 
La destinée était étrange et l’aîné des Shepard ne croyait pas au hasard. Il ne l’avait pas tuée et, aujourd’hui, elle était l’une des leurs. Convaincre Nadrias n’avait pas été une partie de plaisir, mais rapidement, la jeune fille avait montré des prédispositions plus qu’évidentes. La rage l’animait, la colère faisait partie intégrante de son être. Son organisme entier en était consumé. Aux yeux de Ryo, Yonna était l’incarnation féminine de son petit frère. Elle détestait le monde dans lequel elle vivait, voulait faire changer les choses à sa manière, avait besoin d’extérioriser tout le mal qu’on lui avait infligé. 
Intrigué, Nadrias avait cédé à la requête de son meilleur assassin après qu’il lui eut promis de la tuer de ses mains si jamais elle échouait ou n’était pas à la hauteur. Aujourd’hui, Yonna était toujours en vie. Sa nuque tatouée, signe d’appartenance aux Gouttes Pourpres.
 — Nous devrions partir. La nuit est propice.
Drapée dans sa tenue d’assassin, la dernière recrue approuva. Déjà, quelques flocons tombaient sur le sol. Sous la coupe de la Lune, le ciel des montagnes était noir, parsemé de milliers de points lumineux. Les yeux levés vers celui-ci, Ryo ne put retenir le pincement qui lui serra le cœur. Autrefois, c’était avec Ray qu’il contemplait ce genre de choses. 
— Bien. Ne perdons pas de temps !
Bras tendu, Ryo toucha l’épaule de Brewen qui en fit de même avec Yonna. L’instant suivant, leurs corps se désagrégeaient dans la cour pour disparaître en une brume sombre. Le trio se matérialisa à des centaines de kilomètres de là, sur l’île même d’Omerta. L’île de la loi du silence, celle des TSAR. Entourée par des eaux noires et profondes, Omerta n’était atteignable que par voie maritime, ou dans des cas exceptionnels par matérialisations, mais les entrées et les sorties se faisaient toujours de manière très contrôlée. Pourtant, cette fois-ci, comme l’avait assuré Evran Malacath, le gouverneur de l’île, nul garde ne les accueillit. Leur arrivée passa inaperçue au milieu des bourrasques enneigées qui s’abattaient sur le relief. Devant eux se dressait l’imposante demeure principale, dont partaient quatre ponts qui allaient chacun rejoindre une tour. 
— Belle matérialisation, sourit Yonna, sa paume tournée vers les flocons.
— Tu en doutais ? demanda Ryo dans un léger sourire.
Malgré l’importante perte de fluide causée par un tel effort, ses membres le picotaient à peine.
— Avec toi, je ne doute jamais de rien.
Brewen leur jeta un coup d’œil sans faire de commentaire. Ryo avait toujours été inatteignable, mais avec la jeune fille, sa carapace semblait se fendre par moments. 
À travers la neige, la bâtisse n’était qu’une ombre noire, mais bien vite, une petite lueur attira l’attention de Brewen.
— Le signal. Malacath nous attend.
Sans perdre un instant, les trois alchimistes s’engouffrèrent sous le porche, invisibles aux yeux des gardiens qui surveillaient les côtes et les falaises. En silence, le trio remonta le perron où les attendait un homme d’une soixantaine d’années. Drapé dans une toge blanche, malgré le froid saisissant de l’hiver, il frissonnait à peine et les invita à entrer.
— Bonsoir, Assassins. Venez.
Sans rien ajouter, Evran Malacath se dirigea d’un pas rapide vers une large porte à double battant et s’engouffra dans la pièce sur laquelle elle donnait. Yonna passa la première tandis que Ryo fermait la marche.
— Je n’ai que peu de temps à vous accorder, mais ce que j’ai à vous dire est de la plus haute importance. J’ai des révélations à vous faire qui pourraient bien changer tout l’équilibre sur Penngrad.
Le regard sombre, Ryo, qui s’imposait toujours naturellement comme le leader, acquiesça d’un signe de tête. Près de lui, Yonna se dirigea vers les fenêtres, dissimulée entre les rideaux pour observer l’extérieur. Brewen, lui, resta derrière la porte qu’ils venaient de franchir, son fluide aux aguets. 
— Bien, je vous écoute, Gouverneur Malacath. Il n’est pas dans vos habitudes de nous faire venir jusqu’ici.
Ryo n’avait jamais apprécié cette Confrérie étrange qui se plaçait au-dessus de tout. Les TSAR étaient arrogants pour la plupart, fourbes, dédaigneux et voyaient au travers des Gouttes Pourpres des tueurs à leur service, des fossoyeurs capables de faire disparaître des gêneurs. 
— Je soupçonne l’un des TSAR de valider des sceaux interdits au sein même de Fénarö. J’ignore de qui il s’agit, mais si mes doutes sont fondés, cela signifie que plus personne n’est à l’abri. 
— Quel intérêt aurait l’un des vôtres à valider des sceaux interdits ? Vous jouissez déjà de leur utilisation en cas d’extrême urgence, fit remarquer Yonna.
Son regard était fixé sur l’extérieur sans qu’elle ne perde rien de la discussion. Depuis son intégration au sein de la Confrérie d’assassins, elle n’avait pas encore eu l’occasion de mettre le pied sur Omerta, mais son aversion pour Malacath était perceptible. L’homme avait ordonné l’exécution de tous les invités présents au banquet du Sénateur Falco, sans se soucier un seul instant de la présence éventuelle de tierces personnes. Sans l’intervention de Ryo en sa faveur, elle serait morte et cet homme n’en aurait jamais rien su. Ryo savait très exactement ce qui se passait en cet instant dans l’esprit de la jeune fille, mais resta concentré sur les propos d’Evran. 
— Si ce n’est pas pour votre compte personnel, se pourrait-il que l’un des vôtres travaille avec un membre extérieur à la Confrérie ? 
— Je l’ignore, soupira Malacath. C’est la raison de votre présence ici. Seul, je ne peux rien découvrir. Je me fais vieux, ma passation est proche.
— Je comprends. Mais comment voulez-vous que nous surveillions votre île ? Nous ne sommes pas des TSAR et notre présence se remarquerait bien trop facilement. 
— Et nous ne sommes pas de vulgaires chiens de garde, mais des assassins ! cracha Yonna en quittant son poste d’observation.
— Yonna ! 
Brewen s’était avancé vers elle pour la faire taire, mais la jeune recrue recula d’un pas. Surpris, Evran posa les yeux sur elle, puis sur Ryo qui ne broncha pas.
— Je vous connais Shepard, de même que Brewen Alevann. Mais je n’ai jamais eu affaire à cette jeune fille. 
— Je m’appelle Yonna, Gouverneur. L’année dernière, vous m’avez condamnée à mort.
— À mort ? C’est insensé. Je ne vous connais même pas.
— Le débat n’est pas là, intervint Brewen, dont le fluide palpait une présence dans le couloir. Silence ! 
Malgré l’animosité qui habitait le petit groupe, tous se turent, conscients des enjeux. Le pas se figea derrière la porte, puis une voix s’éleva.
— C’est vous, Gouverneur Malacath ?
Les assassins jetèrent un regard vers l’homme drapé de blanc. Celui-ci inspira longuement, puis s’approcha de la cloison.
— Oui, Salvator. Je suis occupé pour affaires. 
Il y eut un silence, puis le TSAR approuva et reprit son chemin.
— Qui est-ce ? s’informa Ryo.
— Salvator Drust. L’un des TSAR les plus influents et les plus puissants de la Confrérie. Mon futur successeur. 
— Je vois… 
L’alchimiste n’ajouta rien et se tourna vers Yonna qu’il foudroya du regard. La jeune fille soutint son expression froide et lui renvoya la même, les lèvres serrées.
— Bien, Gouverneur. Je dois avertir Nadrias de ce qui se passe ici. Quand nous aurons pris une décision, je vous le ferai savoir.
— Hâtez-vous, Assassins. La vie de milliers d’Hommes est peut-être entre vos mains.
— Depuis quand la vie d’innocents vous importe-t-elle ? lâcha Yonna, les mains tremblantes. 
Malacath posa sur elle un regard indéfinissable, incapable de comprendre ce que la Goutte Pourpre lui reprochait.
— Brewen, repars avec Yonna. J’aimerais faire un tour ici.
— Bien.
— Non ! Je veux rester aussi ! Ryo ! 
— Pas ce soir, Yonna. Rentre ! C’est un ordre.
Les deux alchimistes s’affrontèrent du regard jusqu’à ce que la jeune fille flanche et baisse les yeux. Dans un souffle, elle s’inclina et s’approcha de Brewen qui apposa sa main sur son épaule.
— Au revoir, Gouverneur Malacath.
Dans un éclat de fluide, les corps des deux alchimistes se dissipèrent. Ryo contempla pendant quelques secondes l’endroit où ils venaient de disparaître puis se tourna vers Evran qui n’avait pas bougé.
— Allez-vous m’expliquer qui est cette fille ?
— Si vous aviez plus de considération pour les victimes, vous le sauriez.
— Je ne comprends pas.
— Au printemps dernier, il y a presque un an de ça, vous nous aviez donné l’ordre de tuer le Sénateur Falco ainsi que tous ses invités. Yonna était présente ce jour-là.
Les yeux de l’homme s’agrandirent sous la stupeur tandis que la colère déformait ses traits. 
— Shepard ! tonna-t-il. Vous avez laissé un témoin en vie !
— J’ai épargné une victime innocente, corrigea Ryo avec froideur. Elle avait dix-sept ans et n’était que le jouet du Sénateur ! Je suis un assassin, mais je ne tue pas n’importe qui. Cette gamine n’avait rien à faire entre les mains de cette ordure !
Evran Malacath garda le silence, conscient qu’il n’aurait jamais le dessus sur Ryo Shepard. L’alchimiste était redoutable, tant dans ses mots que dans ses réactions. La colère qu’il lisait sur son visage en disait long sur son état d’esprit. Désireux de ne pas envenimer ses rapports avec le meilleur assassin de Nadrias, Evran finit par lâcher un profond soupir.
— Je n’ai pas le choix de toute évidence. Mais que cela ne se reproduise plus, Shepard.
Ryo eut un vague sourire. Cela avait en effet peu de chance de se reproduire. Yonna avait été l’exception de sa carrière. 
— Je vais jeter un coup d’œil à la Confrérie, déclara-t-il soudain. Je serai parti à l’aube. 
— Personne n’est au courant de votre présence ici. 
Ryo comprit la recommandation implicite de Malacath et se dématérialisa dans un dernier salut de la tête. Son corps se dissipa, puis apparut en haut d’un grand escalier qui se séparait en deux branches distinctes. L’une montait vers un long corridor, l’autre donnait sur un palier. Il emprunta la seconde et se figea un instant. Beaucoup de fluides et d’énergies spirituelles étaient palpables ici. Sans le savoir, Ryo s’était matérialisé dans les quartiers de vie commune des TSAR et chaque porte du palier donnait sur une chambre. Il en compta sept au total, mais ne s’y attarda pas. Il n’y avait rien d’intéressant à glaner ici. Finalement, il fit demi-tour pour emprunter le second escalier et monta vers le corridor. Il était sombre et seule la lumière blafarde de la Lune projetait un peu de clarté sur le sol. L’assassin évolua en silence, parfaitement dissimulé. L’obscurité ne le dérangeait pas, bien au contraire. Alors qu’il passait devant une porte close, celle-ci s’ouvrit soudain. Pris de court, Ryo n’eut que le temps de se plaquer derrière l’une des six statues qui ornaient le couloir. Appuyé contre le marbre blanc, l’alchimiste vit une femme sortir en pleurs, aussitôt rattrapée par un TSAR de haute stature.
— Reviens ! Où est-ce que tu comptes aller ?
— Loin de toi !
Les yeux de Ryo se plissèrent. Il ignorait qui elle était, mais avait reconnu la voix de celui que Malacath nommait Salvator Drust. L’homme semblait en proie à une violente colère et il ramena la femme contre lui, ses bras serrés autour de son corps.
— Calme-toi ! Tu es hystérique ! Tu vas alerter tout le monde.
— Ça m’est égal ! cria la femme.
À ces mots, le regard de Salvator brilla d’un éclat mortel, mais son ton devint mielleux et tendre.
— Tu ne sais pas ce que tu dis, ma douce. Ne te mets pas dans des états pareils.
— Il était avec toi ce jour-là, sanglota la femme. Il était avec toi. Où est-ce qu’il est ? Qu’est-ce que tu as fait de notre fils ?
Tendu, la mâchoire contractée, Ryo ne perdait rien de leur échange. Même si le fond lui échappait encore, il était certain de la gravité de la situation. 
— C’était un accident. Viens maintenant. Tu es épuisée.
D’une main ferme, le TSAR enlaça les épaules de sa femme pour la ramener à l’intérieur de la chambre. La porte se referma sur eux, laissant le silence reprendre sa place dans le couloir. Quittant l’ombre dans laquelle il se fondait, Ryo émergea de derrière la statue, intrigué. Une chose était claire : il se passait des choses étranges à Fénarö. La ville des TSAR n’était peut-être pas aussi pure qu’elle voulait le laisser croire. Derrière la porte, les cris avaient cessé et le fluide de la femme s’était brusquement éteint. Ryo ne prit pas le risque de sonder l’air avec le sien, mais il était persuadé que Salvator Drust venait de ponctionner son épouse pour la faire taire et la calmer. 
Il ne découvrit rien de plus cette nuit-là, et, au petit matin, lui aussi regagna sa Confrérie au cœur des montagnes.
Assise sur son lit, Yonna n’avait pas trouvé le sommeil de la nuit. Elle était rentrée avec Brewen, sans son mentor, et cela la faisait rager. Non pas qu’elle n’appréciait pas l’alchimiste à l’aigle doré, mais Ryo et elle partageaient un lien spécial qu’elle n’arrivait pas à définir. Loin de voir en lui un homme à aimer, elle le considérait clairement comme son sauveur, son protecteur. Sans lui, elle se sentait perdue.
La jeune femme savait déjà qu’il lui reprocherait son comportement inacceptable face à Evran Malacath, mais cela lui importait peu. Rester de marbre face à cet homme lui avait été impossible. 
Dehors, la neige tombait toujours en abondance. La cour de la Confrérie en était couverte et Yonna passa un long moment à regarder les flocons, jusqu’à ce que la porte de sa chambre s’ouvre. Elle n’eut pas besoin de se retourner pour reconnaître la présence de Ryo. Un sourire éclaira son visage qu’elle garda résolument tourné vers le dehors.
Sur le seuil, Ryo observa le dos de la jeune fille. Il connaissait ses attitudes et savait détailler chacune de ses postures. En cet instant, elle tentait de paraître calme et détachée, mais son fluide sursautait dans ses veines. La façon qu’elle avait de se tenir appuyée contre le rebord ne servait qu’à lui dissimuler les tremblements incontrôlés de ses mains.
— Tu n’as pas dormi ?
— Tu sais bien que non, répondit-elle dans un soupir. Je ne peux jamais dormir quand tu n’es pas à la Confrérie.
— Yonna, souffla doucement Ryo. Tu es en sécurité ici. Personne ne viendra te chercher, ni ne t’emmènera nulle part. Tu le sais, n’est-ce pas ?
— Oui. Sans doute.
Enfin, elle se détacha de la cour blanche pour lui faire face. 
— Quand tu es absent, je me sens vide. Tu es la seule personne à laquelle je peux me raccrocher. Ryo, sans toi…
— Yonna, nous sommes tous ta famille. Tu peux compter sur Brewen, sur moi. Sur la centaine d’assassins qui forment les Gouttes Pourpres.
Ryo savait qu’elle était fragile.
— Yonna, ce que tu as fait chez le Gouverneur…
— Ça ne se reproduira plus. Je suis désolée. Mais quand je l’ai vu… Il se moque pas mal des dommages collatéraux.
— C’est comme ça que tu te définis ? Un dommage collatéral ? sourit Ryo, amusé de cette remarque. 
— Oui. 
— Écoute. Malacath n’est peut-être pas le plus avisé des hommes, mais il n’est pas mauvais. Il pense à protéger Penngrad et, parfois, des sacrifices sont nécessaires. 
— Tu en sais quelque chose, n’est-ce pas ? murmura Yonna.
Troublé, l’alchimiste au loup posa sur elle un regard vide avant de prendre appui contre le bureau. 
— Oui. Je le sais mieux que quiconque. Et quand il faut vivre avec le poids de ces sacrifices sur les épaules, crois-moi, ce n’est pas facile. 
— J’aimerais pouvoir t’aider comme tu m’as aidée, Ryo.
— Je n’ai pas besoin d’aide, sourit l’alchimiste en s’allumant une cigarette, mais j’ai besoin de dormir un peu et d’une douche.
— Ça, c’est certain, pouffa Yonna. Tu as trouvé quelque chose là-bas ?
Ryo la fixa un bref instant avant de recracher un rond de fumée.
— Non. Rien de concret pour le moment. Je vais faire mon rapport à Nadrias. Essaye de te reposer un peu toi aussi.
La jeune fille acquiesça et le regarda partir sans bouger de la fenêtre. Elle était soulagée qu’il soit revenu et contempla à nouveau l’étendue neigeuse.
— Entre, Ryo !
Assis derrière un large bureau, Nadrias avait la tête baissée vers des rapports remis au courant de la nuit. Plusieurs de ses assassins étaient rentrés de mission, mais la venue de Ryo balaya le reste. Son tueur de prédilection se tenait devant lui et attendait son attention.
— Brewen m’a dit que tu étais resté seul en compagnie de Malacath. 
— Oui, c’est exact.
— Tu sais que c’est contraire au règlement. Jamais seul.
— Je sais aussi que je devais le faire. Et c’était mieux que Brewen rentre avec Yonna. J’ai eu une mauvaise idée en voulant l’emmener avec nous en mission.
Nadrias dévisagea le Goutte Pourpre, surpris. Ce n’était pas dans les habitudes de Ryo de revenir sur ses décisions et d’admettre qu’il pouvait avoir tort.
— Soit. Quoi d’autre ?
— Je ne sais pas. Malacath pense qu’un traître opère au sein de sa Confrérie. Quelqu’un capable de valider les sceaux interdits.
— Dans quel but ?
— Sans doute pour un alchimiste extérieur.
— Hum, c’est possible, murmura Nadrias, le regard soudain lointain. Ce qui s’est passé dans les plaines la semaine dernière avec le Gold Express n’est peut-être pas un cas isolé. Les passagers ont parlé de spectres fantômes. 
— Vous pensez à Damon Black ? Vous pensez qu’un TSAR s’est allié avec lui ? C’est insensé, soupira Ryo.
— Il faut arrêter de fermer les yeux, insista Nadrias en se levant. 
Il fit le tour de son bureau et s’appuya contre la tranche, face à Ryo.
— Black est un alchimiste aux desseins nocifs et mortels. Il avait disparu de la circulation depuis trop longtemps… 
— Si Black est concerné, Brewen doit être mis au courant. C’est cet homme qui s’est chargé de sa sœur.
— Oui, je sais. Mais tu ne pourras pas être sur deux fronts, Ryo. Tu ne pourras pas surveiller Fénarö et veiller à ce que ton ami ne perde pas le contrôle. 
— Depuis toutes ces années, c’est Brewen qui veille à ce que, moi, je ne perde pas le contrôle. Je lui dois bien ça. 
Nadrias ne répondit rien, mais il appréciait l’amitié qui unissait les deux alchimistes. Ils formaient un binôme redoutable et dangereux, inséparable. La venue de Yonna n’avait rien changé entre eux, mais le dirigeant des Gouttes Pourpres savait que Ryo lui portait un intérêt tout particulier. 
— Bien. As-tu appris d’autres choses cette nuit ?
— Est-ce que le nom de Drust vous est familier ?
— Salvator ? Oui. Difficile de passer à côté. 
— Il a un fils ?
— Il me semble. Pourquoi ?
— Cette nuit, sa femme a dit qu’il avait disparu. Elle l’accusait. 
— Je pense que cela n’a rien à voir avec nos affaires, Ryo. Laisse de côté les histoires de couple du TSAR Drust et concentre-toi sur l’alchimiste qui valide les sceaux interdits. 
Ryo approuva pour ne pas contredire son dirigeant, mais ses pensées allaient dans un tout autre sens. Il ignorait pourquoi, mais le fait que tout le monde s’obstine à voir en Drust un parfait innocent haut placé et futur dirigeant des TSAR, le rendait antipathique. Il ne savait si cela venait de la voix de l’homme ou bien de la ponction certaine qu’il avait infligée à sa femme, mais Salvator ne lui inspirait pas confiance. 
Un instant plus tard, il quittait Nadrias, l’esprit occupé par des questions déplaisantes. Si Black était bien à l’origine de l’attaque du Gold Express, comme tout semblait l’indiquer, son ambition ne s’arrêterait pas là. L’affaire du train avait été étouffée pour ne pas alerter la population, mais pour Ryo, il ne faisait aucun doute que les TSAR en savaient bien plus que ce qu’ils disaient. 
Il remonta jusqu’à sa chambre et, après une rapide douche, reprit son carnet de cuir rouge.
2.
Malgré l’hiver persistant, il ne neigeait pas dans les plaines désertiques qui parcouraient Penngrad, entre l’immense forêt Erokwee et la ville de Night City. Les journées étaient froides, mais les nuits l’étaient plus encore. 
Recroquevillé sur le sable, niché entre deux roches qui formaient un abri de fortune, Jim avait les yeux fixés sur le lynx qui ne le quittait pas depuis deux jours. Lorsque Luthéus l’avait dématérialisé pour l’emporter dans le désert, Jim avait cru à une hallucination, certain que Tyler l’avait tué et que tout ceci n’était qu’un rêve étrange. Luthéus ne pouvait être là… Pourtant, c’était déjà la seconde fois que le spectre blanc lui sauvait la vie. Blessé, exténué, Jim avait perdu conscience et avait passé la nuit à délirer. Dans son sommeil, il n’avait eu de cesse d’appeler Mariah, sous les yeux impassibles de l’animal. Le lendemain, au petit jour, quand l’alchimiste s’était éveillé, sa première vision avait été celle d’un ciel bleu, illuminé par le Soleil bas. Un instant dérouté, il avait voulu se redresser, mais son corps faible l’avait rappelé à l’ordre. Luthéus était toujours là, imperturbable. L’alchimiste s’était frotté les yeux, s’arrachant lui-même un grognement douloureux. À tâtons, Jim avait posé ses mains de part et d’autre de son visage. Sous ses doigts, il avait senti ses pommettes gonflées, son arcade ouverte et ses lèvres éclatées. Tyler ne l’avait pas raté. Ce ne fut qu’au bout de plusieurs heures qu’il avait retrouvé toute la maîtrise de son corps et seulement en fin de journée qu’il avait pu faire quelques pas encore chancelants. L’endroit où l’avait amené Luthéus était loin de tout, perdu dans l’étendue sèche qui finissait par mener aux Mortes Falaises.
Tout au long de la journée, Jim n’avait cessé d’interroger le lynx blanc sur le lieu où se trouvait Mariah, si elle était en vie, dans quelles conditions. L’immense spectre immaculé était resté de marbre, totalement insensible à la détresse qui perçait dans sa voix. Jim devenait fou. Depuis presque un an, il la pensait morte. Pendant des mois, il avait sombré dans sa folie meurtrière, entraîné par les idéaux sordides de Damon Black. L’homme l’avait conforté dans sa haine, avait fait de lui son instrument. Il avait été son disciple, s’était plié à ses décisions sans être capable d’en prendre lui-même. Dans son esprit, la brume ne le quittait plus. Elle s’accrochait à lui, épaisse et dangereuse, comme un poison dont il ne parvenait pas à se défaire. Son être tout entier était glacé de l’intérieur. Il l’avait tuée… S’en était persuadé. Elle. Son Amour. Son âme sœur. Jim ne l’avait compris qu’au moment où Mariah s’était éteinte, privée de son spectre. Tout s’était passé si vite. Trop vite. Quand il avait enfin pris conscience de l’abomination de son acte, Damon l’avait déjà entraîné loin du cadavre. Son cœur saignait. La nuit, le sommeil le fuyait et lui-même tentait d’échapper à ses songes. Le visage de la féline le hantait toujours. Elle seule avait su éveiller son cœur, le rendre humain pendant quelques semaines. À ses côtés, sa haine maladive pour les femmes avait sombré pour laisser place à une douceur dont il ne se serait jamais cru capable. Le souvenir de leur unique baiser lui brûlait encore les lèvres et, souvent, il passait ses doigts dessus à la recherche de l’empreinte chaude de leur amour éphémère. Oui, il l’avait réellement aimée…
Le seul souvenir de Mariah le plongeait dans un profond état de culpabilité et l’amenait encore aux portes de la déraison. Il l’avait vu dans ses beaux yeux… Elle n’avait pas compris son acte. Il l’avait trahie, poussé par ses instincts primaires. Ceux qui régissaient sa vie depuis trop longtemps maintenant. Survivre. Tuer.
Aux côtés de son Maître, il avait appris la dure réalité de la vie d’assassin et refoulé peu à peu sa pitié comme ses états d’âme derrière un masque insensible dont il n’avait plus eu conscience avant de la rencontrer. Cela faisait des années que ses yeux bleus ne brillaient plus, seulement teintés par le meurtre et la folie. Black plaçait de grands espoirs en lui, aussi le jeune alchimiste avait fait son possible pour ne pas le décevoir. 
Mariah avait été un rayon de Soleil dans son existence. Son rire clair ne l’avait jamais quitté. Et quand il tuait, c’était toujours cette note mélodieuse qui l’accompagnait. Doux et cristallin, il rendait l’acte moins atroce. Damon avait raison sur quelque chose. Beaucoup de tombes de son Domaine étaient les siennes. Toutes ces filles assassinées pour perpétrer l’image d’une seule.
Quelques fois, Jim s’était rendu dans son cimetière personnel. Dans ces moments-là, il marchait en silence entre les tombes anonymes et s’asseyait sur l’une d’entre elles. Il était un étranger au royaume des morts. Un paria qui venait chercher ici une compagnie invisible et sans jugement. Étrangement, il n’y avait qu’à cet endroit qu’il se sentait vraiment serein. Quand il s’allongeait sur les tombes, les bras en croix, il s’interrogeait toujours. En aurait-il une à son nom un jour ? Il en doutait. La mort lui tomberait dessus sans prévenir, prématurément, et le faucherait. Peut-être une nuit, sous une Lune pleine et froide. Ou sous un Soleil de plomb, son corps baigné d’une dernière chaleur. Cependant, Jim avait toujours été certain d’une chose : il mourrait seul. Personne ne serait là pour prendre soin de son corps. Il pourrirait sur place jusqu’à n’être qu’un tas de poussière balayé par le vent. Ce jour-là effacerait sa misérable existence de la surface du monde. C’était tout ce qu’il méritait. Mais pas Elle !
Il s’était torturé l’esprit si longtemps. Qui avait bougé son corps dans l’impasse ? Quelqu’un avait-il lavé sa dépouille et ses longs cheveux méchés de sang ? Avait-elle été enterrée dignement ?
Il n’avait jamais eu de réponses à ses interrogations, puis Luthéus lui était venu en aide dans les souterrains, réfutant tout ce que Jim s’était mis en tête. 
D’instinct, l’alchimiste passa sa main sur la cicatrice qui ornait son torse comme un trophée. Il ne voudrait jamais se séparer d’elle. Ce ne fut qu’à cet instant que l’expression de Luthéus changea. Assis sur le sol, appuyé contre la roche, Jim dévisagea le spectre sans cesser de frôler sa peau abîmée. 
— C’est toi qui me l’a faite, souffla-t-il simplement tandis que le lynx fermait les yeux. Je ne voulais pas qu’elle s’efface, parce que c’est la seule chose qui me reste de Mariah. Tu comprends ?
Il n’attendait pas de réponse de la part de l’animal, mais fut surpris de le voir incliner la tête. Ou peut-être avait-il rêvé… Dans ces plaines, il perdait la notion des heures qui défilaient, rien ne changeait. Pas un souffle de vent, pas un arbre, pas de son autre que le bruit de sa voix. Juste du sable. 
L’échange de Carl et Seth à propos du Gold Express lui revint subitement. Peut-être qu’en retrouvant le wagon abandonné dans le désert, il trouverait une piste sur Mariah. Si Luthéus était ici, s’il l’avait déposé à cet endroit précis, il y avait forcément une raison à cela.
— Qu’est-ce que je dois faire, Luthéus ? Pourquoi m’as-tu sauvé ? Tu aurais pu laisser Tyler me tuer. J’étais prêt à l’accepter…
Sans faire le moindre bruit, le lynx se leva et fit quelques pas pour couvrir la distance qui les séparait. Aussitôt, Jim se redressa, peinant encore sur ses jambes. Les blessures soignées par Irwin avaient cicatrisé, mais les anciennes brûlures restaient douloureuses. Visibles quand il se déshabillait, elles étaient la preuve de son courage et de sa bêtise. Une marque qui jamais ne s’effacerait. 
Agrippé à la paroi, l’alchimiste se mit debout face au spectre qui déjà dardait sur lui un regard plus profond. Alors que Jim s’attendait à une nouvelle manifestation de sa puissance, l’animal baissa simplement la tête vers lui, comme pour l’inciter à toucher son front. Il fallut un instant à Jim pour réagir et comprendre ses intentions. Au bout de quelques secondes, il releva le bras et l’apposa en douceur sur la fourrure crépitante de l’animal. L’effet fut immédiat. L’énergie et la chaleur qui parcouraient le corps du spectre coulèrent en lui, prirent possession de ses sens. Sous lui, le sol sembla tanguer. Le souffle coupé, l’ancien disciple de Damon Black s’effondra à genoux, la poitrine oppressée par un étau invisible. Comme dans un rêve, sa vision se brouilla. Autour de lui, tout devint fumée et poussière, si bien qu’il fut incapable de savoir si Luthéus était encore là. Il voulut crier, mais aucun son ne franchit ses lèvres asséchées. Le monde cessa de tanguer, le froid s’insinua dans ses doigts et, soudain, il vit par ses yeux à elle. Même si cela paraissait impossible, Jim savait que Luthéus lui permettait de voir à travers Mariah. Du sable, de la roche, des arbres au loin. La féline n’était plus au cœur des plaines, mais semblait déjà remonter vers les montagnes qui bordaient Sombreval. Alors que Jim parvenait tout juste à s’accoutumer à la vue de spectateur, il fut brutalement repoussé et chuta en arrière dans le sable. La vision avait disparu et il se frotta les yeux, perturbé.
— Mariah, murmura-t-il.
La féline lui manquait, son absence creusait un vide dans son cœur. Avec l’énergie du désespoir, Jim referma sa main sur une poignée de sable. Celui-ci coula entre ses doigts, puis le fluide du jeune homme fit son effet. Le sable cessa de couler pour se figer en stalactites de roche. Son regard était plus froid, armé d’une nouvelle fureur. Il devait se battre et se bouger ! Il ne pouvait pas rester ici à attendre que quelqu’un le trouve. Si Mariah remontait vers le nord, alors, il prendrait la même direction. Il ne savait pas ce qui l’attendait, ni de quelle façon elle allait l’accueillir, mais Luthéus ne l’avait certainement pas laissé en vie pour rien. 
— Très bien, Luthéus. Les réponses que je cherche, je ne les trouverai qu’auprès d’elle…
Le lynx releva la tête, puis recula d’un pas. Sous ses pattes, le sable devint cendre et lentement, la bête se dissipa dans la froideur du désert. 
Seul, dépourvu de nourriture et d’eau, Jim ouvrit sa paume. Le sable solidifié redevint pluie de grains et alla s’écraser sur le sol. Une longue marche commençait pour l’alchimiste. Son premier but était de retrouver le wagon-arène abandonné dans les plaines. Peut-être que là-bas, il aurait de quoi se ravitailler, prendre des forces, engranger du matériel. Résolu, il quitta son abri de fortune pour s’aventurer dans les plaines.
Assise sur un rocher plat, Mariah reprenait son souffle. L’espace d’un instant, elle s’était sentie défaillir. L’intrusion dans son esprit avait été légère, pas désagréable, mais surprenante. Sa conscience avait presque aussitôt réagi et chassé celui qui se permettait de lire en elle. Aussi étrange que cela puisse paraître, elle n’avait aucune idée de la nature de l’intrus. Depuis l’assaut de Damon Black et leur affrontement dans les plaines, la féline n’avait plus revu Luthéus. Son spectre s’en était retourné vers le ciel auquel il appartenait désormais. Elle ne savait de quelle façon le rappeler à elle, mais espérait toujours le voir apparaître. Même pour quelques secondes.
Elle avait abandonné le wagon-arène loin derrière elle, près de cinq jours plus tôt. Il n’y avait rien à en tirer et Mariah voulait rejoindre l’île d’Omerta au plus vite. Sébastian Tweets, le TSAR qui l’accompagnait et avec qui elle s’était liée d’amitié, avait été emporté par le Gold Express en direction de Night City. Elle avait tout fait pour qu’il s’en sorte, pour que tous s’en sortent. Malheureusement, et elle le regrettait amèrement, elle n’avait pu empêcher la mort d’un jeune duelliste prometteur. 
Un lourd soupir découragé secoua sa poitrine. Mariah ne s’en était pas encore aperçue réellement, mais elle changeait. Chaque jour un peu plus. Ses yeux violets prenaient une teinte plus profonde. Ses cheveux étaient clairsemés de nuances pâles. Sur son corps, les sceaux qui ceignaient sa cuisse et ses hanches se mouvaient sans discontinuer. Au creux de ses reins, le pentacle inversé s’était assombri. 
Dans un souffle, Mariah se redressa et ferma les yeux. Elle était lasse, regrettait le temps des UCB et des petits duels sans envergure avec les jumeaux. Combien de personnes la croyaient morte ? Combien savaient qu’elle était revenue du royaume des ombres ? Seule, sans spectre. Combien l’avaient pleurée ? Tyler l’avait fait. Brewen le lui avait dit lors de leurs retrouvailles au domaine de Marshall Eridan. Un léger sourire passa sur ses lèvres. Tyler Hatwood. Peut-être qu’un jour, quand tout serait terminé, elle le reverrait. 
Plongée dans ses pensées, Mariah se remit en route, un sac sur l’épaule. Elle l’avait trouvé en fouillant le wagon-arène et y avait amassé de quoi tenir quelques jours. Sans Sébastian, elle ne savait pas comment atteindre l’île des TSAR. Les arrivées se faisaient par bateaux et elle n’avait rien qui prouvait son lien avec lui. De plus, elle ignorait où se trouvait l’homme en ce moment. Avec l’attaque du Gold Express, le TSAR était sans doute retourné sur Omerta. Elle devait se hâter. Maintenant, elle était plus que jamais certaine de ce qu’elle avançait. La Confrérie des TSAR était corrompue, pourrie de l’intérieur et quoi qu’en dise Sébastian, celui qui œuvrait pour Black n’en était pas à un coup d’essai. L’alliance démoniaque était bien plus ancienne.
Résolue à atteindre son but au plus vite, Mariah se remit en route.
Matt avait quitté Night City la veille. Après sa discussion avec le TSAR, Sébastian Tweets, et sa brutale prise de conscience en ce qui concernait Âm’lek, le jeune homme avait préféré ne pas s’attarder. Le temps était compté. Il avait encore du mal à accepter que la mort de Mariah n’en soit plus une et qu’elle soit revenue d’entre les ombres. Il avait peur. Peur de ce qu’il découvrirait en la retrouvant. Peur de la manière dont elle agirait. Tweets lui avait assuré qu’elle n’était plus la même, et cela, Matt n’avait aucun mal à le croire. Trop de questions tournaient en boucle dans son esprit. Où se trouvait Kaily ? Pourquoi n’avait-il rien vu venir ? Pourquoi avait-il ignoré les appels de son poignard si longtemps ? Peut-être que, s’il avait su écouter Âm’lek plus tôt, rien de tout ceci ne serait arrivé. Il aurait senti la présence maléfique de Semhbi ancrée sur Kaily. Il aurait pu éviter le drame de la mort de Jordane. Tous ses non-dits avec Kaily l’avaient poussée à commettre le pire sans qu’il ne puisse rien éviter.
« TES PENSÉES SONT SOMBRES. J’AIME CET ÉTAT D’ESPRIT ».
Âm’lek venait de s’ouvrir à lui. Depuis que son porteur avait enfin accepté l’étrangeté de la situation, l’arme prenait ses aises sur sa conscience. Pourtant, l’alchimiste lui résistait encore.
— Ne fais pas comme si tu connaissais tout de moi, gronda Matt entre ses dents.
Parler à voix haute le rassurait, même si les réponses ne se faisaient que dans sa tête. De cette façon, il avait moins l’impression de devenir fou.
« CE QUE JE SAIS ME SUFFIT. TU POURRAIS EN SAVOIR TELLEMENT PLUS, TOI AUSSI. IL TE SUFFIT DE REGARDER. »
Dans l’étui de cuir, Matt sentit son arme trembler d’excitation. Le couteau tueur vibrait d’une énergie des plus noires, mais l’alchimiste raffermit sa prise dessus.
— Garde ta paupière close, Âm’lek. Tu perds ton temps.
« UN KHAJIIT NE PERD JAMAIS SON TEMPS, MATT. IL Y A QUELQUES JOURS ENCORE, TU NE M’ENTENDAIS PAS. ET TE VOILÀ À PRÉSENT À CONVERSER AVEC MOI. »
— Je ne converse pas avec toi, répliqua Matt, toujours à cran à cause des derniers évènements.
Un son grave qui ressemblait presque à un rire caverneux résonna soudain dans sa tête. Âm’lek était-il en train de se moquer de lui ?
— Arrête de faire ça ! Je suis peut-être ton porteur, mais c’est moi qui décide ce que je fais de toi. 
« TOUT COMME TON AMIE A DÉCIDÉ DE CE QU’ELLE FERAIT DE SEMHBI. »
De rage, Matt s’arrêta et saisit le manche de son arme pour l’arracher à son étui.
— Ferme-la ! hurla-t-il. Ne parle plus d’elle. Kaily n’existe plus à mes yeux.
« TU AS TORT, MATT. LA KAILY QUE TU CONNAISSAIS EST PEUT-ÊTRE MORTE POUR TOI, MAIS CELLE QUI ÉMERGE DE L’OMBRE DE SEMHBI EST AUTREMENT PLUS DANGEREUSE QUE TOUT CE À QUOI TU PEUX T’ATTENDRE. »
Les mains fermement serrées sur le manche de son poignard, l’alchimiste tremblait de colère et de dégoût. Kaily avait tué Jordane ! Sous ses doigts, les veines de marbre de l’arme semblaient se gonfler. Âm’lek s’abreuvait de sa colère et même s’il en était pleinement conscient, Matt n’intervint pas. Les pulsations de son cœur fusaient dans tout son corps, aussitôt absorbées par le Khajiit. Au creux de sa paume, Matt sentit la paupière frémir, sans pour autant s’ouvrir et raffermit sa prise.
— Non, déclara-t-il enfin. Ça suffit pour aujourd’hui, Âm’lek.
Plus sûr de lui, l’alchimiste reprit le contrôle sur son arme et sur son organisme. Presque aussitôt, le contact se rompit entre eux et le poignard cessa de vibrer. En sueur, Matt ouvrit lentement sa main. Le manche du Khajiit était inanimé et il déposa son pouce sur l’œil fermé. Dérouté par les propos de son arme, l’alchimiste songea à Kaily. Penser à la jeune femme et à ce qu’elle avait fait était une douleur pour lui. Malgré tout ce qu’avait pu dire Sébastian à ce sujet, Matt se sentait responsable de la déchéance de son amie. Il avait toujours été dans l’ombre de Ray quand les UCB existaient encore. Il n’avait fait que le seconder, sans jamais prendre de décision. Près de Kaily, son côté protecteur s’était développé, mais le sentiment qu’elle l’avait trahi pour son ancien leader lui restait toujours en travers de la gorge. Même s’ils n’avaient échangé qu’un baiser, c’était celui de trop. Matt avait fermé les yeux pendant des mois par amour pour elle et par loyauté envers Ray qui, il le savait, se fichait royalement de Kaily. D’elle, il n’avait pris que ce qui l’intéressait. Rendre Jack fou de rage et apprendre sa fameuse cage d’énergie. Finalement, son leader n’avait pas trouvé le temps de s’occuper de cette formule alchimique. Les évènements s’étaient enchaînés et Ray avait disparu. 
Il ne savait plus depuis combien d’heures il marchait. Le Soleil était bas. Il regarda sa montre, à peine dix-neuf heures. Âm’lek ne s’était plus manifesté et l’alchimiste ne s’en plaignait pas. La relation qui s’établissait entre le couteau tueur et lui le troublait. Jamais il n’aurait pensé être un jour en possession d’une telle entité et si tout ce que Jordane lui avait révélé était vrai, s’il ne prenait pas sur lui pour lui résister, un jour, il finirait par tuer pour son poignard. 
Quand le jour déclina, Matt marchait toujours. Depuis presque un an maintenant, il ne faisait que ça. Marcher. Avancer sans but précis, simplement porté par la chance et les convictions de Kaily. Leur voyage les avait menés à travers tout Penngrad, puis jusqu’à Night City. Lorsqu’ils avaient atteint la ville, Matt avait ressenti le soulagement de Kaily. Elle était épuisée moralement, physiquement. 
Comment est-ce que j’ai pu passer à côté de ça ? Je ne me suis même pas rendu compte qu’elle me mentait. Je suis resté à ses côtés sans rien voir ! Putain, mais quel imbécile !
Abrité dans son fourreau, Âm’lek aurait souri de toutes ses dents si l’occasion lui en avait été donnée. Dans le cuir souple de l’étui, il pouvait sentir toute l’énergie de son porteur percer sous sa peau. Peut-être ne s’en rendait-il pas compte lui-même, mais tout ce fluide qui coulait sur sa lame ravivait ses forces et son mental. La résistance du jeune homme l’avait tout d’abord surpris, puis amusé. Après tout, Âm’lek avait l’éternité devant lui. La présence sombre de Semhbi avait éveillé sa curiosité. Au fil des siècles, les deux entités s’étaient déjà rencontrées plus d’une fois, mais la suprématie de l’arme qui accompagnait maintenant la jeune idiote était indéniable. Les Khajiit ne se faisaient pas la guerre, ils préféraient jouer avec les hommes.
« TU PENSES ENCORE À ELLE ? JE CROYAIS QU’ELLE N’EXISTAIT PLUS À TES YEUX ? »
— N’est-ce pas toi qui m’as dit de n’oublier ni ce qu’elle était, ni ce qu’elle devient ?
L’arme ne trouva rien à répliquer. La réponse de l’alchimiste lui convenait. Son porteur n’était pas encore prêt à accepter la charge qui pesait sur ses épaules, mais cela ne saurait plus tarder. 
— Tu m’écoutes toujours ?
« JE SUIS DANS TA TÊTE. »
— Parle-moi de Semhbi !
Dans l’étui, la paupière frémit et l’arme garda le silence si longtemps que Matt crut qu’il ne voulait pas accéder à sa requête. 
« JE CONNAIS SEMHBI DEPUIS PRÈS DE QUATRE-CENTS ANS. AVANT DE DEVENIR DES KHAJIITS, NOUS ÉTIONS AMIS. »
—Vous vous connaissiez ?
«  PLUS OU MOINS. PLUTÔT PLUS QUE MOINS, D’AILLEURS. MAIS C’EST SANS IMPORTANCE. CE N’EST PAS MON HISTOIRE QUI T’IMPORTE, MAIS CELLE DE SEMHBI. IL ÉTAIT UN TRÈS GRAND ALCHIMISTE. RESPECTÉ POUR SON NOM. ADMIRÉ POUR SON FLUIDE. CRAINT POUR SES PENCHANTS VERS LA NÉCROMANCIE. »
— Tu veux dire qu’il ramenait les morts à la vie ?
« JE SUIS L’AVALEUR D’ÂMES. SEMHBI ÉTAIT CELUI QUI LES RÉINCARNAIT. NOUS ÉTIONS DES TSAR, MAIS NOS IDÉAUX NOUS ONT FAIT CHASSER DE L’ÎLE D’OMERTA. LES GENS N’AVAIENT PAS L’ESPRIT ASSEZ OUVERT À L’ÉPOQUE. »
— Et pas plus aujourd’hui, intervint Matt. Personne ne souhaite ramener les morts à la vie.
L’arme eut un rire froid.
« COMBIEN DE PERSONNES CHÈRES AS-TU PERDUES, MATT HATWOOD ? »
— Deux, souffla l’alchimiste.
« NE SERAIS-TU PAS PRÊT À TOUT POUR LES RAMENER À LA VIE ? POUR ENTENDRE À NOUVEAU LE RIRE DE MARIAH OU LA VOIX DE JORDANE ? »
L’alchimiste se tut. Âm’lek n’avait pas tort, mais il lui était difficile de l’admettre.
— Dans quel but ? Pourquoi Semhbi agissait-il ainsi ?
« AVANT D’ÊTRE UN HOMME VIDE DE TOUTE ÉMOTION, SEMHBI FUT UN MARI AIMANT ET UN PÈRE ATTENTIONNÉ. JUSQU’AU JOUR DU TERRIBLE DRAME. L’UNE DES TOURS DE LA CONFRÉRIE A PRIS FEU. SA FEMME A PÉRI DANS LES FLAMMES SANS QU’IL NE PUISSE RIEN FAIRE. SA FILLE EST DÉCÉDÉE QUELQUES HEURES PLUS TARD. IL EST DEVENU UN TOUT AUTRE HOMME. DÈS LORS, IL N’A PLUS ÉTÉ OBSÉDÉ QUE PAR L’IDÉE DE LA RAMENER À LA VIE. LE CORPS DE SA FEMME N’ÉTAIT PLUS QUE CENDRES, IL NE POUVAIT RIEN EN FAIRE, MAIS CELUI DE SA FILLE, MALGRÉ L’ÉTAT AVANCÉ DE SES BRÛLURES, ÉTAIT SOMME TOUTE ENCORE PRATICABLE. »
— Alors… Semhbi a « ramené » sa fille ?
« NON. L’EXPÉRIENCE A ÉTÉ UN ÉCHEC, MAIS IL EST RESTÉ PERSUADÉ QU’AVEC DU TEMPS ET DES ESSAIS, IL PARVIENDRAIT À RANIMER LES MORTS. »
— C’est insensé… 
« RIEN N’EST INSENSÉ POUR UN HOMME BRISÉ, MATT. QUAND L’EXISTENCE N’EST ANIMÉE QUE PAR UN SEUL ET UNIQUE BUT, ELLE N’EN DEVIENT QUE PLUS RICHE. »
— Tu disais bien connaître Semhbi ? Quel est le lien entre vous ?
« TU NE COMPRENDS TOUJOURS PAS ? SEMHBI AVAIT BESOIN DE CORPS POUR SES EXPÉRIENCES. JE LES LUI AI FOURNIS. LES TSAR ET LE RESTE DU MONDE M’ONT SURNOMMÉ L’AVALEUR D’ÂMES. »
Sous le coup de la stupeur et de ces propos, Matt frémit. Il s’arrêta net alors qu’un frisson désagréable glissait le long de son échine.
— J’ai pris naissance dans le sang, taillé dans le marbre et la chair. J’étendrai mon âme sur la vôtre et vous ferai instrument de mon pouvoir. C’est ce qu’a dit Jordane…
L’évocation de son nom était douloureuse, bien plus qu’il ne l’aurait imaginé. Les jours passaient, mais la blessure restait béante. C’était idiot. Il l’avait à peine connue. Ce qui l’avait marqué le plus n’était pas le moment où ils avaient fait l’amour, mais ce qu’elle lui avait montré au cœur de la forêt. L’unité qui reliait chaque être à l’autre. Jordane lui avait assuré qu’ils pouvaient tous vivre en harmonie et l’espace de quelques heures, lui aussi y avait cru.
— Jordane disait aussi que ta lame avait été forgée dans un feu démoniaque. Le même que celui dans lequel brûlaient les morts.
« C’EST EN PARTIE VRAI. LES DISPARITIONS SUR LE CONTINENT SONT RAPIDEMENT DEVENUES SUSPECTES ET LES FRONTIÈRES DE L’ÎLE D’OMERTA FURENT FERMÉES. LES QUATRE TOURS ONT ÉTÉ FOUILLÉES, NOS ATELIERS, LES SOUTERRAINS. NOUS AVONS NOUS-MÊMES PARTICIPÉ AUX PROSPECTIONS ET TENTÉ DE DISSIMULER LE PLUS LONGTEMPS POSSIBLE NOS ACTES. MAIS SEMHBI S’EST MONTRÉ IMPRUDENT. MALGRÉ LES PATROUILLES DE LA DJAABA, IL A POURSUIVI SES RECHERCHES ET SES EXPÉRIENCES. QUAND J’AI FINI PAR LUI DIRE QUE JE NE POUVAIS PLUS CONTINUER AINSI, IL M’A MAUDIT POUR MA LÂCHETÉ. NUIT ET JOUR, UN BRASIER BRÛLAIT DANS SA TOUR. C’ÉTAIT AINSI QU’IL FAISAIT DISPARAÎTRE LES CADAVRES DONT IL NE POUVAIT RIEN TIRER. C’EST LÀ QUE J’AI FINI. »
— Semhbi t’a tué ? souffla Matt, choqué.
« NOUS N’ÉTIONS PLUS D’ACCORD. »
— Mais alors… C’est lui qui a fait de toi un Khajiit ?
«  NON. CE SONT LES TSAR. ILS ONT FINI PAR TOUT DÉCOUVRIR ET SEMHBI M’A ACCUSÉ DES MEURTRES. J’AI ÉTÉ CONDAMNÉ À MORT PAR MA PROPRE CONFRÉRIE. ON M’A BRÛLÉ VIF DANS LE BRASIER INFERNAL DONT SE SERVAIT SEMHBI POUR DÉTRUIRE LES CORPS. LES TSAR ONT VOULU EFFACER TOUTE TRACE DE MON EXISTENCE ET ONT JETÉ AU FEU LE FAUTEUIL DE MARBRE SUR LEQUEL JE SIÉGEAIS AU CONSEIL. LA HAINE QUI ME CONSUMAIT À L’ÉGARD DE SEMHBI A DONNÉ NAISSANCE À CE QUE JE SUIS AUJOURD’HUI. LES FLAMMES M’ONT SCULPTÉ ET FAÇONNÉ DE PAR MA SEULE VOLONTÉ. MON CORPS A PÉRI, MAIS MON ÂME S’EST RÉFUGIÉE DANS CETTE LAME QUE TU TIENS. »
Stupéfait, Matt se figea. Au-dessus de lui, le Soleil avait maintenant décliné totalement et l’étendue de sable était plongée dans une pénombre rassurante. Si beaucoup avaient peur du noir parce qu’ils ne distinguaient plus rien, Matt, au contraire, faisait partie de cette minorité qui ne craignait pas ce qu’il ne pouvait voir. 
Éreinté, il fit glisser les lanières de son sac et se massa la nuque. À une centaine de mètres de là, il distinguait, grâce à la demi-lune, les ombres d’un petit bosquet dressées vers le ciel. En traînant les pieds, il s’y rendit, puis déclara forfait. Il n’irait pas plus loin aujourd’hui. Retourné par les propos d’Âm’lek, il ne lui avait encore rien répondu, mais une désagréable intuition germait dans son esprit.
— Âm’lek ?
« OUI ? »
— Tu t’es fait Khajiit toi-même en connaissance de cause, pour sauver ton âme. Mais qui a fait de Semhbi ce qu’il est maintenant ?
L’arme sourit. S’il avait su, quatre cents ans plus tôt, qu’il allait donner naissance à un monstre immortel, avide de sang et de connaissances dérangeantes, il aurait accepté son sort avec simplicité, sans chercher à lui échapper. 
« SEMHBI LUI-MÊME. LORSQU’IL A COMPRIS QUE JE N’ÉTAIS PAS MORT, MAIS QUE MON ÂME AVAIT SURVÉCU, IL A LAISSÉ PASSER QUELQUE TEMPS ET S’EST INFLIGÉ LE MÊME TRAITEMENT. IL A ENFERMÉ SON ESPRIT DANS UNE LAME QUI EST PASSÉE DE MAINS EN MAINS DURANT DES SIÈCLES. J’AVAIS DÉJÀ REVU SEMHBI AU COURS DE MON EXISTENCE KHAJIIT, MAIS JAMAIS D’AUSSI PRÈS QUE DANS CETTE FORÊT. »
— Il appartenait à la mère de Jordane.
« UN KHAJIIT N’APPARTIENT À PERSONNE, MATT. VOUS ÊTES SIMPLEMENT NOS PORTEURS, MAIS CE QUE VOUS FAITES, VOS ACTES, VOS PENSÉES LES PLUS PROFONDES, NOUS EN SOMMES LES INSTIGATEURS. AINSI, C’EST VOUS, ALCHIMISTES, QUI NOUS APPARTENEZ. »
— Je ne serai pas l’un de ceux-là, gronda Matt entre ses dents. 
Il avait beau être fasciné par ce lien particulier qui l’unissait à l’Avaleur d’âmes, il redoutait tout autant de finir sous sa coupe.
« NOUS VERRONS BIEN. »
— Tu as cherché à te venger de l’affront qu’il t’a fait subir ?
« ÉVIDEMMENT. J’AVAIS UNE FAMILLE, MOI AUSSI. PERDUE. DÉSHONORÉE. SEULE. »
— Tu as pris le contrôle de tes anciens porteurs pour le retrouver ?
« TU ES PERSPICACE SOUS TES AIRS DE DOUX RÊVEUR, HATWOOD. »
L’alchimiste se renfrogna dans la nuit. Il en avait assez que les gens ne voient en lui qu’un gentil garçon, toujours prêt à rendre service et qui se pliait au bon vouloir des autres. 
— Je ne suis pas un rêveur !
« TU ES UN IDÉALISTE. TU NE VOIS QUE LE POSITIF CHEZ CEUX QUI T’ENTOURENT. TU CROIS QUE TOUT LE MONDE EST BON, PARCE QUE TU L’ES AUSSI. CE N’EST PAS UNE FAIBLESSE, COMME TU SEMBLES LE CROIRE. C’EST JUSTE UNE AUTRE FAÇON DE VOIR. »
— Je n’ai pas toujours conscience de la réalité qui m’entoure… Je passe à côté de choses évidentes.
« TU ES INCAPABLE DE VOIR LE MAL, TOUT COMME TU ES INCAPABLE DE LE FAIRE. ET POUR CELA, TU N’ES PAS FACILE À CORROMPRE. TU ES DONC UN AMI FIDÈLE ET UN ALLIÉ DE TAILLE. LES MEILLEURS SOLDATS NE SONT PAS CEUX QUI SE BATTENT AU CORPS À CORPS, MAIS CEUX QUI RESTENT LOYAUX JUSQU’AU BOUT. »
— Tu es capable de sentir la présence de Semhbi, n’est-ce pas ? 
Un tressaillement de l’arme contre sa cuisse lui servit de réponse. Matt garda le silence et tenta de réfléchir au calme, tout en sachant que ses pensées n’étaient pas étrangères à son poignard. Entre deux questions, il ouvrit son sac et déplia rapidement le couchage roulé, fourni par Sébastian Tweets. Pour se détendre un peu, seul, Matt laissa Âm’lek par terre et s’éloigna dans le bosquet. Il ramassa des branches mortes sur son passage et ne revint que quelques minutes plus tard. Aussi étrange que cela puisse paraître, l’éloignement de ce bref instant entre l’entité et lui, lui laissa un goût de manque. Harassé, il fit demi-tour avec ses branchages et alluma un feu. Seul point lumineux dans les plaines, il était visible à des kilomètres. 
Plongé dans ses réflexions, Matt ouvrit une boîte de conserve qu’il mangea froide de façon machinale. Une demi-heure plus tard, il était allongé sous son duvet, son arme à portée de main.
— Quand le moment sera venu, il faudra que tu m’aides à retrouver Kaily, déclara-t-il soudain froidement, le regard tourné vers les étoiles.
Âm’lek sourit à l’intérieur de son palais de métal. Retrouver la jeune fille signifiait retrouver la trace de Semhbi. Cette fois-ci, il ne laisserait pas passer la chance de le détruire.
3.
Kaily se réveilla aux premières lueurs du jour avec un horrible mal de tête. Allongée sur un lit dans une chambre qui lui était inconnue, elle mit plusieurs minutes à s’habituer à la luminosité. Sans se presser, elle bâilla et se redressa, l’esprit encore embrumé. À peine une semaine s’était écoulée depuis qu’elle avait quitté la chambre d’hôtel et laissé sa lettre à Matt. À ce souvenir, un sourire éclaira son visage. Comme elle aurait aimé voir sa tête à ce moment-là ! Le gentil Matt abandonné. Un rire nerveux s’échappa de sa poitrine et elle étendit ses jambes sous la couverture. Ses pieds rencontrèrent quelque chose de froid et de raide. Un bref frisson parcourut son corps et elle finit par tourner la tête vers la masse qui reposait près d’elle. C’était un alchimiste d’une vingtaine d’années à la peau plutôt sombre et aux épais cheveux noirs. Il semblait dormir, son corps était immobile. Dans un sourire dénué de sentiment, Kaily passa sa main dans sa chevelure, puis descendit vers sa joue. Quelque chose clochait. Sous ses doigts, la peau était froide, figée. Soudain, un flash lui revint. Elle avait rencontré ce garçon la veille au soir, dans un bar. Elle, qui n’avait jamais osé pénétrer dans ce genre d’endroit, sauf de rares fois en compagnie de Jack, avait littéralement pris son pied. Fini la gentille Kaily. Oubliée la pauvre fille lamentable. Bannie la faible petite chose dont tout le monde se moquait. Elle avait pris possession des lieux, certaine que jamais Matt ne viendrait la chercher ici. Elle avait dansé, avait beaucoup bu et avait fini dans le lit de l’alchimiste qui était près d’elle. Pendant une bonne partie de la nuit, ils s’étaient envoyés en l’air, sans qu’elle lui précise que c’était sa première fois. Le reste de la soirée était encore flou dans son esprit, mais une voix dans sa tête la rappela doucement à la réalité.
« BIEN DORMI, MON ÂME ? »
Les mots de Semhbi coulèrent sur la jeune fille comme du miel sur une abeille. Elle s’en repaissait, s’en gavait depuis qu’elle avait quitté Matt. Enfin quelqu’un qui la comprenait. Quelqu’un qui avait conscience de son potentiel et qui ne cherchait pas à la brider constamment. Semhbi croyait en elle comme jamais personne auparavant. 
Oui. Tellement bien.
Contre son corps nu, Semhbi se prélassait, attendait son heure. La chaleur de la peau de la jeune fille se diffusait le long de sa lame qui brillait comme au premier jour. Son fluide était tellement malléable que jouer avec elle était d’une facilité déconcertante. Après son long calvaire auprès de cette femme dans les montagnes, Semhbi retrouvait avec joie les plaisirs de la débauche, de la luxure et du crime. 
« NOUS NE DEVRIONS PAS RESTER ICI. TON JOUET DE CETTE NUIT NE POURRA PLUS SERVIR. »
Kaily se mordit la lèvre un instant, analysant les propos de son Khajiit. Soudain, prise d’une pulsion, elle souleva le drap qui les couvrait et son regard se figea devant l’atrocité. Le corps du jeune homme était transpercé de part en part. Les coups portés avaient été furieux, poussés par la rage, la colère, la folie.
C’est moi qui ai fait ça ? interrogea Kaily en se levant du lit avec calme.
Converser de la sorte avec son arme ne lui posait aucun problème. La vue du corps exsangue ne lui procurait qu’une légère bouffée de chaleur au niveau des joues, mais rien de comparable avec la frayeur ou le regret. 
« C’EST NOUS, KAILY. JE T’AVAIS DIT QUE JE TE RENDRAIS PLUS FORTE. BIENTÔT, JE T’APPRENDRAI COMMENT RAMENER LES MORTS À LA VIE. »
Et cette fois, Ray ne pourra pas me repousser. Je serai suffisamment puissante pour qu’il s’intéresse à moi. 
Dans un soupir ennuyé, Kaily recouvrit le corps avec le drap, puis trouva la salle de bain. Elle se doucha, prit son temps sous l’eau chaude, un étrange sourire figé sur ses lèvres. 
Une heure plus tard, elle quittait l’appartement du duelliste dont elle ignorait le nom, après l’avoir dépouillé de son argent et de quelques biens utilisables. Kaily n’avait aucune idée de l’endroit où pouvait être Ray, mais Night City était la ville qui brassait le plus de gens. Avec un peu de chance, peut-être qu’il viendrait. Pour le moment, elle voulait juste prendre l’air.
Sur le bateau qui l’emportait vers l’île d’Omerta, Sébastian se sentait soulagé. Sur le pont principal, il pouvait déjà apercevoir les murailles scintillantes qui bordaient la ville de Fénarö, la citadelle des TSAR. Celle-ci regroupait l’élite de la Caste de la Djaaba, ceux capables de risquer leurs vies pour l’élaboration de nouveaux sceaux.
Instaurer la justice avait toujours fait partie des principes fondamentaux de Sébastian et, très tôt, son père l’avait convaincu d’intégrer le groupe de formation au combat de la Milice. Du haut de ses seize ans, malgré sa majorité atteinte, le jeune alchimiste dénué d’expérience avait accepté pour ne pas subir son courroux. Pendant quelques mois, il avait appris le maniement des armes, travaillé son endurance et sa force, vivant parfois à la dure. Les entraînements censés renforcer son moral n’avaient fait que renforcer davantage ses convictions sur la violence qui régnait au sein des garnisons.
Rapidement mis de côté par ses camarades et dénigré par ses supérieurs hiérarchiques, Sébastian s’était réfugié dans les livres qui relataient les anciennes guerres et les utilisations de l’alchimie. Jugé inapte au combat, Sébastian avait rapidement été relégué aux archives de la grande bibliothèque de Fénarö. Humilié, le jeune homme s’était tout d’abord senti frustré de ne pas avoir été la hauteur des espérances de son père, mais, très vite, les secrets qu’abritaient les vieux ouvrages l’avaient fasciné. Tandis que ceux de son âge continuaient inlassablement leur apprentissage des armes et de l’alchimie, lui rénovait les livres les plus abîmés. Malgré le soin qui leur était apporté par les archivistes de Fénarö, beaucoup avaient subi les affres du temps et de nombreuses pages s’effritaient au moindre toucher. L’atmosphère lourde et humide qui régnait dans la grande pièce avait décomposé le cuir des reliures,  recouvert parfois certaines d’entre elles d’une fine moisissure blanche. Par endroits, l’encre s’était effacée, ce qui rendait bon nombre de phrases illisibles et incompréhensibles. Il existait à Fénarö de nombreux scribes, chargés de recopier les manuscrits, mais beaucoup de formules antiques avaient été perdues.