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En 2028, une enquête met à jour les agissements troubles et les exactions d’une multinationale occidentale sur le continent africain dans les années 70. Au cœur de ce récit, à la croisée du passé et du présent, le destin d’Henri se dessine. Façonné au gré de voyages et de rencontres qui ont conduit au basculement, son parcours devient le fil d’Ariane d’une exploration où se mêlent mémoire collective et culpabilité. À mesure que l’enquête progresse, le rôle d’Henri dans cette mécanique implacable se précise et laisse apparaître des zones d’ombre insoupçonnées.
À PROPOS DE L'AUTEUR
Initialement attiré par la poésie, la philosophie et l’histoire,
Fabrice Courdy a vécu l’écriture de ce roman comme une expérience inoubliable. L’histoire s’est imposée à lui sans prévenir, et c’est avec le plus grand des plaisirs qu’il a pris la décision de la partager avec vous.
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Seitenzahl: 609
Veröffentlichungsjahr: 2025
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Fabrice Courdy
Henri, le gardien des Jardins
Roman
© Lys Bleu Éditions – Fabrice Courdy
ISBN : 979-10-422-6151-1
Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.
Il était tout un symbole.
Il était peut-être déjà là le jour de l’inauguration, qui sait ?
Il en était devenu le gardien, le concierge, le protecteur, la mémoire et le lien.
Il s’appelait Henri.
Henri, le gardien des Jardins.
C’est l’histoire d’un homme, que ceux qui l’ont connu et aimé vont découvrir, et que ceux qui ne le connaissaient pas vont apprendre à aimer et à comprendre.
Il y a trois semaines, Henri s’en est allé à l’âge de quatre-vingt-quatorze ans.
Crise cardiaque.
On l’a retrouvé au matin, allongé dans une allée des Jardins, sa vieille chienne couchée à ses côtés, la tête sur son ventre.
Ses cendres ont été dispersées sur ces terres fleuries, devenues depuis plus de quarante ans son univers.
Il devait avoir à peine la cinquantaine, quand il s’est présenté pour le poste à la mairie de la petite commune.
Il s’y est installé et n’en est jamais reparti.
Avec le temps, il s’est adapté aux gens et à leurs habitudes, pour devenir un membre à part entière de la communauté.
Un matin d’automne, un peu brumeux, une dame venant sûrement de la ville, gare sa voiture devant les grilles des Jardins, et entre.
Une dame dans la soixantaine, grande, blonde, aux cheveux longs, élégante, qui semble un peu perdue, ou chercher son chemin.
Dans son long manteau de feutre crème, elle s’avance vers la première personne qu’elle aperçoit.
Elle salue le monsieur qui nettoie son potager, et lui demande s’il connaît Henri Cressent.
— Henri Cressent ? répond-il. Non, connais pas. Par contre, je connaissais Henri, le gardien.
— Connaissais, dites-vous ?
— Oui, M’dame, Henri nous a quittés il y a maintenant trois semaines. Le cœur. Il n’était plus tout jeune, Henri. En tout cas, il nous manque à tous ici. Surtout à sa chienne. Vous la trouverez à l’endroit où il est tombé. C’est moi qui l’ai récupérée. Les journées, elle les passe à cette place. Et en fin d’après-midi, elle rentre avec moi. Vous lui vouliez quoi à Henri ?
Ils s’assoient sur un banc.
En silence, lentement.
Le regard lointain, et peut-être humide, elle dit doucement :
— Je suis journaliste.
— Journaliste ? Vous allez écrire un article sur Henri ?
— Je ne sais pas encore. Ce qui est sûr, c’est qu’il a joué un rôle important dans ce que j’écris.
Elle se lève.
D’un léger sourire, elle remercie le monsieur et part.
En fermant la porte de la grille, elle voit la chienne allongée dans l’une des allées ombragées.
Le lendemain matin, même heure, même saison, même brume, la dame revient aux Jardins.
Elle y retrouve le même monsieur, et voit la même chienne allongée.
Ils s’assoient sur le même banc.
— Cher Monsieur, vous allez peut-être m’aider. J’ai quelques questions que je souhaiterais vous poser, si vous me le permettez.
Le monsieur lui fait signe de la tête qu’elle pouvait.
— Quelle était votre relation avec Henri ? Depuis quand le connaissiez-vous ? Si vous avez gardé sa chienne, c’est que vous étiez un peu proches, je suppose ?
— J’ai connu Henri le jour de sa prise de fonction. Ça va faire quarante-cinq ans. Et depuis, nous nous sommes vus tous les jours. Nous avons fini par être amis. Amis, oui. Henri avait dix ans de plus que moi. Au début c’était un peu comme un grand frère. Mais j’en savais plus que lui sur le jardinage, on va dire. On en a bien ri, et nous sommes devenus amis.
— Est-ce qu’il vous parlait de sa vie d’avant ? De sa vie avant de venir ici, et d’être le gardien des Jardins ?
— Il en a parlé, quelques fois. Pas souvent. Mais pourquoi vous me posez des questions sur le passé d’Henri ?
— Je suis anglaise d’origine, mais j’ai grandi et fait mes études entre le Canada et la France. Je fais des recherches sur une société anglaise qu’Henri aurait bien connue.
— Ah d’accord. Peux pas vous aider, alors.
— Pas si sûre. Que savez-vous de lui en définitive ?
— Je sais qu’avant de s’installer ici, il avait pas mal voyagé. En Afrique en particulier, et aussi comme vous au Canada. Qu’il arrivait dans un pays, y travaillait, et y vivait un certain temps, puis recommençait ailleurs. Comme il a fait ici. Sauf qu’il est resté. Faut croire qu’il avait trouvé son lieu, après toutes ses aventures.
— Faut croire, en effet. Ça se comprend, dit-elle en admirant le décor.
— Et vous, que savez-vous de lui que je ne saurais pas, en définitive ? demande-t-il avec des yeux interrogateurs.
Elle sourit doucement, réfléchit un petit instant.
Expire longuement, reprend sa respiration, puis se lance :
— Henri Cressent, né Jean Cressenilli, en 1934, dans un petit village des Hautes-Corbières, en Occitanie. À quinze ans, il quitte les coteaux arides et les difficultés familiales pour le plat du canal du Midi, où il est embauché comme apprenti chez un tonnelier. À dix-huit ans, il feint la démence et échappe de peu au service militaire. Cet épisode, et regarder au quotidien les péniches chargées d’histoires et de rêves, l’ont amené, peu avant sa vingtième année, à prendre le bateau pour l’Afrique. Il apparaît à Essaouira, où il séjourne et travaille dans un restaurant. Il fait du commerce de poissons à Nouakchott, de tissus et d’arachides à Dakar. Puis, on le retrouve engagé par une compagnie forestière, en brousse, au Gabon. C’est là, sans le savoir, qu’il allait rencontrer une personne, qui aura une certaine influence sur sa vie future.
— Vous êtes journaliste ou enquêtrice, pour savoir tous ces détails ?
— J’enquête en tant que journaliste. Et Henri est un personnage de l’histoire que je suis et que j’écris.
— Il me l’avait dit qu’il avait fait du bois dans la jungle. Il m’avait parlé des conditions de travail, du climat, de l’humidité, et des maladies. Sacré coin du monde, n’est-ce pas ?
— Vous ne savez à quel point il est sacré ! Assez rapidement, Henri est devenu chef des opérations, pour cette société. C’est lui qui gérait les campements, les coupes, les employés… Tout ce qui se passait sur le terrain passait par son bureau. Il a croisé en brousse et à la capitale nombre d’hommes d’affaires et de politiciens, bien ou mal intentionnés. Il fut envoyé plusieurs fois à l’étranger, pour rencontrer des clients. Notamment en Angleterre, où il finit par être débauché par l’un d’entre eux. Il s’établit dans les environs de Leeds, mais travaillait et résidait le plus souvent à Londres. Il y resta quatre ans, et repartit en Afrique diriger une filiale de la société anglaise.
— Il m’avait dit qu’il aimait beaucoup Londres, mais je ne savais pas qu’il y était resté aussi longtemps. Il m’a dit que Prague était très belle aussi. Il y a vécu ?
— Je ne pense pas.
— Dites-moi M’dame, vous avez prévu quelque chose pour les prochaines deux heures ?
— Pas vraiment, non. Pourquoi ?
— Puis-je vous inviter au bistrot du village pour un café, un thé, ou ce que vous voudrez ? Je prends la chienne avec nous et on va se mettre au chaud. Vous m’en direz plus sur Henri.
— Pourquoi pas. Je vous suis.
Ils sont à présent dans l’unique bistrot du village.
Au sol en dalles larges, au plafond haut, avec les tables en fer forgé, recouvertes d’une plaque de marbre blanc.
Une salle immense fait face à un long bar en zinc, de gros et vieux lustres pendent.
Ils choisissent une table, et commandent à boire.
— Il avait quel âge Henri quand il est retourné en Afrique ?
— Dans les trente-cinq ans. Il y mena une vie plutôt agréable, fonda une famille. Et puis tout a basculé. Des mauvaises rencontres, de mauvaises affaires avec de mauvaises personnes ? Le fait est que sa famille fut assassinée, et qu’il a dû s’enfuir.
— Oh !
Silence…
— Savais pas. Ben dis donc le Henri, quelle vie ! Jamais il ne m’a parlé de ça.
— Sûrement compliqué. Pas facile.
— Il est venu ici après ?
— Non, non. Il a disparu. Il venait d’avoir quarante ans quand le drame est survenu. Et pendant dix ans, aucune trace. Jusqu’à ce qu’il réapparaisse ici, à cinquante ans sous le nom de Cressent. Mais ça, on l’a découvert la semaine dernière.
— On ? Vous venez de dire « on l’a découvert ».
— Oui, on. Nous sommes une équipe à travailler sur le dossier.
— Vous disiez faire une enquête sur une société anglaise. Quel rapport avec ce qui est arrivé à la famille d’Henri, et à sa fuite ?
— Dans les années soixante-dix, le continent africain a été le théâtre de massacres, d’alliances malsaines, et d’ingérences. Henri a été amené à rencontrer des personnes influentes. Il était marié avec une fille du pays. Ça ne plaisait pas à certains. Fille de bonne famille, ayant grandi en France et aux États-Unis, revenue vivre auprès des siens. Ça dérangeait.
— Vous croyez que c’est sa tribu qui les aurait tuées ?
— Je ne pense pas, non.
Petit silence…
Regards à travers la vitre du bistrot, sur l’ancienne place du marché. Le vent fait glisser les feuilles sur son sol lisse.
— Quelle heure est-il ? demande-t-elle en fouillant son sac.
En regardant son téléphone :
— Ah oui, je vais devoir y aller, j’ai encore du travail. Vous êtes aux Jardins tous les matins ?
— Tous les matins depuis bientôt quarante-cinq ans !
— Alors, peut-être à bientôt. Et merci pour votre invitation.
Elle quitte les lieux, et regagne son véhicule en affrontant une petite bourrasque.
L’homme, prénommé Pierrot, la regarde partir, puis monte dans sa voiture, file en dehors du village, pour rejoindre un petit groupe de personnes, dans une grande ferme isolée.
Trois jours plus tard, Sandra, la journaliste anglaise, revient aux Jardins.
Pierrot et la chienne y étaient déjà.
Il lui fait visiter son monde végétal, jusqu’à la maison d’Henri.
Elle découvre en premier les parcelles de potagers, entrecoupées de jardins variés.
Un espace enchanteur, qui malgré la saison offre encore de belles couleurs, et d’agréables senteurs.
— C’est Henri qui a tout redessiné. Il nous a proposé le projet, nous l’avons accepté, et nous l’avons porté à la mairie. Ensuite, tout le monde s’y est mis.
— C’est très beau. Cet endroit est propice aux voyages, aux rêves, à la méditation. Un endroit à part.
— C’était ça l’idée. Simple, joli, aux multiples différences, un lieu de vie agréable, qui en plus nous nourrit.
— On dirait que vous avez réussi votre pari.
— Sincèrement ? Je pense, oui. Grâce aux Jardins, tout le village est fourni en légumes et en fruits toute l’année. Nous avons même un stand, tous les jeudis, au marché du village voisin qui est plus grand. Ça nous permet d’entretenir les Jardins et de réparer ce qui se dégrade. Et hier soir, à la réunion, nous avons décidé de réserver un budget à l’entretien de la maison d’Henri, que nous souhaitons conserver en l’état, à sa mémoire.
— C’est un geste très touchant.
— Vous savez, les Jardins, c’est beaucoup pour nous. Vous allez comprendre.
Pierrot passe avec délicatesse devant Sandra afin de lui ouvrir le chemin.
— Le village ne compte pas plus d’une centaine d’âmes, et toutes sont venues ici, flâner dans les allées, pique-niquer sur l’herbe, faire une sieste à l’ombre, se laisser bercer par l’écoulement de la fontaine. Venez, suivez-moi, c’est par là.
Après être passés devant une vingtaine de potagers garnis, de vergers démunis, et tout autant de jardins différents, les voilà au bout de l’allée centrale.
De chaque côté, deux hautes haies larges et vertes, et en face un mur végétal, empêchent de voir plus loin.
Pierrot, devant, contourne le mur, et propose à son invitée de continuer.
Elle s’avance timidement, et découvre un parc aux couleurs d’automne, au sol recouvert d’herbe fraîche, des arbres majestueux, et un lac. Au fond, sur la droite, il y a une forme étrange qui semble être recouverte de fleurs, de végétation.
Sandra est sans voix.
Elle suit Pierrot qui la devance doucement de quelques mètres.
— C’est magnifique, dit-elle. Quel endroit !
— Je ne vous avais pas menti, répond-il en souriant. Au printemps et en été, il y a du monde tous les jours. Ça vient d’un peu partout. À partir de maintenant et pendant l’hiver, c’est pour nous. Des fois, on croise quelques têtes inconnues, même en hiver.
— C’est quoi ça ? demande-t-elle en montrant la structure fleurie.
— Ça ? C’est le Dôme. Mais d’abord, derrière ces haies se trouve la maison d’Henri. Si ça vous dit ?
— Oh… Il vivait donc ici, dans ce parc ?
— Bien sûr, depuis le début. Pas dans le parc, ce fut plus tard, quand nous avons décidé de faire ça, dit-il en écartant les bras et en montrant les lieux. Au tout début, il vivait à l’entrée, dans une petite habitation. Aujourd’hui transformée en vestiaires. Ensuite, lors du chantier, nous avons restauré cette ancienne bergerie, qui est devenue sa maison.
Il lui montre la demeure.
Un modeste, mais charmant carré de pierre, sur un niveau, aux murs larges, solides. Au centre, une porte d’entrée lourde, en bois, et une grande fenêtre de chaque côté de la porte font la façade. Ça ne semble pas très grand. On dirait que la maison est posée sur l’herbe qui l’entoure. Sur la gauche, sous l’arbre, une grande table, des chaises, un banc, et de vieux outils posés sur le tronc. Un vélo rouillé appuyé sur le volet.
— Voilà, c’est ici que vivait mon ami. Les beaux jours, et les beaux soirs, on les passait souvent assis à cette table, sous l’arbre.
Les mains posées sur le dos d’une chaise, Pierrot regarde autour, prend un petit moment.
— Vous voulez voir le Dôme ? C’est un endroit très spécial, dit-il le doigt relevé. Henri y était très attaché. Venez.
Le Dôme se situe à une cinquantaine de mètres, il est visible de la maison.
En foulant l’herbe grasse et bien verte, en passant sous les arbres, ils se dirigent vers cet étrange édifice.
Devant ce qui ressemble à une entrée, Pierrot invite Sandra à y aller seule.
Ce qu’elle fait.
Quelques secondes après il entend :
— Mais… C’est magnifique. Magique !
Pierrot entre à son tour.
Le Dôme est une structure en grillage vert et blanc, d’une longueur d’environ vingt mètres, d’une largeur d’une quinzaine, et d’une hauteur de quatre. Il est entièrement recouvert de toutes sortes de fleurs, de plantes. Un lieu ombragé, coloré, et parfumé. Au sol, toujours cette belle herbe épaisse, au milieu de laquelle un trou d’eau qui s’écoule lentement le long d’une rigole de pierre. Un trou d’eau brut entouré d’herbe. Un mirage. Le calme règne. Les senteurs volent. La fraîcheur est partout. Et les couleurs inondent.
— Mais que c’est beau ! s’exclame Sandra.
— Oui, on ne s’en lasse pas. Henri y venait tous les jours. Plusieurs fois par jour. Il aimait cet endroit. Quand il fait beau, on peut se rafraîchir, et se laisser porter par l’eau. Pas plonger ni jouer. Non, non. Pour ça, il y a le lac. Ici, c’est pour la relaxation, ou la méditation. Ça dépend. Parfois même la sieste, dit-il en souriant.
Assis sur un banc de pierre et de bois, ils restent là un petit moment sans parler, juste à vivre l’instant. Tous deux au même endroit, et chacun ailleurs. Couleurs, fraîcheur et senteurs sont un élixir enivrant.
Après quelques minutes pleines, Sandra se lève et se dirige vers l’issue opposée à celle par laquelle ils sont entrés. Elle scrute le ciel et admire le parc, ses arbres, son lac, ses bosquets.
Là, sur sa droite, à quelques mètres, derrière une haie de roses, se trouvent trois superbes fleurs. Elles attirent son attention. Elles sont si belles !
— On peut dire que c’était son coin à lui, fait Pierrot qui était également sorti. Son jardin. Quand je venais le voir et qu’il n’était pas à la maison ni sous l’arbre, je savais qu’il était au Dôme ou ici. Je les trouvais, lui et Chipie, sa chienne, assis ou allongés sur une natte. Il y mangeait et même y travaillait. Il était toujours avec ses carnets à noter ce qui devait être fait, et ce qui avait été fait.
Il n’était peut-être pas le meilleur des jardiniers, Henri, mais pour diriger les gens, les équipes, et obtenir ce qu’il voulait, il savait y faire. Jamais un mot plus haut que l’autre. Toujours par le relationnel. Il savait y faire Henri.
Sandra est devant les trois superbes fleurs. Elle ne bouge pas.
— Je commence et je termine mes journées en passant par ici. En m’occupant de ces trois fleurs. Comme le faisait Henri. Elles sont fragiles et fortes en même temps. Elles sont généreuses de leurs présences et de leurs beautés toute l’année. Mais on doit s’en occuper.
Sandra ferme les yeux, quelques secondes.
Visiblement légèrement émue, elle attrape doucement le bras de l’ami, et ils s’éloignent vers la sortie.
Ils se quittent devant les grilles des Jardins, et Sandra promet de revenir très vite.
Au volant de sa voiture, elle se dirige vers son hôtel, situé à quelques kilomètres, dans la petite ville voisine.
Soudain, elle tourne sur sa droite, et s’engouffre dans un petit chemin, à travers champs, sur une vingtaine de mètres.
Elle sort du véhicule, semble avoir besoin d’air, de respirer lentement quelques minutes.
Ensuite, elle prend son téléphone et appelle un de ses contacts.
— Bonjour Fred, je vais à l’Hôtel maintenant. Rappelle-moi dès que tu peux. Merci. C’est Sandra.
Dans la chambre spacieuse et fort bien entretenue du petit hôtel du centre de la petite ville, elle est assise à un bureau, et tape sur son clavier d’ordinateur quand sonne son téléphone.
C’est Fred.
— Salut Fred. Comment vas-tu ?
— Très bien et toi ? Quoi de neuf ?
— Écoute, je pense que nous sommes sur la bonne piste. J’ai l’impression de me rapprocher de quelque chose. L’ami Pierrot, je ne sais pas s’il sait, mais il peut encore nous être utile.
— Tu aurais plutôt tendance à confirmer que c’est bien lui ?
— Oui, je dois encore creuser. Mais oui, je pense. Trop d’éléments concordent, ou pourraient parler.
— Tu y retournes quand ?
— Peut-être demain, pas sûr. Je dois tout mettre par écrit d’abord. Je vous envoie mon rapport et je te dirai.
— D’accord. Tu es bien installée ? Pas trop perdue et isolée de tout ?
— Un peu isolée, mais pas tant que ça. Non, pas perdue, oui, bien installée. Très bien même. Jolie et grande chambre très claire, grand lit, un bureau, un placard et une vieille commode. Une longue fenêtre avec des rideaux en semi-dentelle blancs qui donne sur une cour. La salle de bains a une baignoire. Les murs sont blanc crème et le sol en parquet foncé. Voilà, tu sais tout. Je pourrais faire agent immobilier, non ?
— En effet, ça a l’air pas mal. Bonne vendeuse. Tu estimes en avoir pour combien de temps ?
— Honnêtement. Aucune idée. Je me répète, mais j’ai le sentiment d’être proche de quelque chose. Je dois retourner voir la maison d’Henri, et me débrouiller pour y être un moment seule. Je te tiendrai au courant.
— Ça marche. On se dit à très vite. Merde pour la suite.
— À très vite.
Elle raccroche.
Allongée sur le grand lit, pensive, elle se redresse pour revenir sur son ordinateur afin de consulter des dossiers.
Le premier ouvert a pour titre « Afrique Centrale : 70’s », il est composé de sous-dossiers aux noms de différents pays. Elle les ouvre tous. Chacun des pays a des dossiers « Entreprises », « Politique », « Contrats »… Elle examine ceux intitulés « Entreprises » et retrouve dans chaque pays des filiales de la même société anglaise. Elle épluche tous leurs contrats, pour faire ressortir une compagnie intermédiaire et un nom : Simon Jefferson. Un Anglais, issu d’une vieille famille du Yorkshire. Son père, Stephen-Paul Jefferson, alias « Monsieur Paul », ou « Sir Paul », était un homme d’affaires réputé, un homme d’influence. Ancien officier des Forces spéciales, aux relations étroites avec la noblesse anglaise, et les décideurs politiques, parfois même, conseiller auprès d’eux. Sa famille, fortunée et très active, avait des intérêts un peu partout dans le Royaume-Uni, et à l’extérieur. En Angleterre, leurs bureaux étaient à Leeds et à Londres.
Il existe beaucoup d’histoires, de rumeurs, sur cette famille, mais rien n’a pu être prouvé. Quelques scandales étouffés, mais rien qui n’a pu les déstabiliser. Elle finit par s’endormir sur le lit, un dossier papier à la main, et son ordinateur allumé sur le bureau.
Le lendemain matin, au volant de son véhicule :
— Allo Fred, Sandra. Bonjour. Je prends le premier avion pour Londres. Peux-tu prévenir l’équipe et faire venir tout le monde ? … Je t’expliquerai. Tu peux me récupérer à l’aéroport ? Merci. Je t’envoie l’horaire d’arrivée. À tout à l’heure.
Avant de décoller, elle eut le temps de passer quelques appels.
À Londres, Fred sera au rendez-vous.
Fred a la quarantaine débutante, né en France d’une mère belge et d’un père hollandais. Brillantes études, sportif, c’est l’action et les renseignements qui l’attirent. Grand, plus d’un mètre quatre-vingt-dix, châtain, cheveux très courts, presque tondus, et toujours en forme. Pratique le vélo, le squash, et la natation à l’occasion, la course et les arts martiaux régulièrement. Parle le français, le néerlandais, l’anglais, l’espagnol et l’arabe. Il fut en charge de nombreuses missions de renseignements à l’étranger pour le compte de l’armée française, qu’il quitta il y a deux ans pour rejoindre l’Agence Juridique Européenne Indépendante. Il finit sa carrière en tant que Lieutenant-colonel, faisant de lui l’un des plus jeunes officiers supérieurs gradés à ce rang. Fred est un meneur et un leader. Il en impose, comme on dit. Droit, respectueux des règles, et restant toujours ouvert. Homme de terrain, fin stratège, et coordinateur, il est aussi un homme fort sympathique, facilement abordable, disponible, à l’humour parfois décalé. Il ne refuse jamais une bonne table ni une bonne soirée entre amis ou collègues, et c’est lui-même qui se gare devant l’aéroport, pour attendre Sandra.
Pas longtemps.
Il la voit sortir, et lui fait signe. Elle grimpe dans la voiture, et ils filent vers le centre, destination le parking sous-terrain d’un building de verre. Ils prennent l’ascenseur, traversent un ensemble de bureaux, pour rejoindre une réunion dans une grande salle.
— Bonjour tout le monde, dit Sandra en s’adressant aux personnes assises autour d’une grande table. Merci d’être là. Le délai était court, navrée, mais il fallait que nous nous voyions tous et rapidement.
Elle pose ses affaires sur un fauteuil, fait un tour d’horizon des personnes présentes :
— C’est bon ? Nous allons pouvoir commencer ? Très bien.
Elle prend place :
— Nous connaissons tous S.P.Jefferson, ou devrais-je dire Sir Paul. Nous savons le poids qu’il pesait à travers toutes ses différentes sociétés. Nous sommes au courant de ses relations politiques, notamment avec les différents Premiers ministres d’alors. Nous savons également le lien particulier qu’il entretenait avec l’Afrique, et les réseaux auxquels il était connecté. Ce que nous ne savons pas, et à côté de quoi nous sommes passés, c’est ce qu’y faisait son fils Simon. Deux de mes sources ont confirmé sa présence à de multiples reprises, ainsi que différents séjours sur le continent africain. Sauf qu’il a officiellement disparu des registres, des archives, de l’Histoire. Rien de son passage en Afrique. Excepté sur une photo de 1971, où on peut le voir dans ce qui semble être une réunion. Il est fort à penser que la disparition du rôle de Simon, dans les activités professionnelles, familiales, et africaines, cache quelque chose de très louche, voire de très lourd. Nous devrions axer nos recherches, tous ensemble, sur ce que faisait Simon en Afrique. Il nous faut des réponses rapidement. On se met tous sur ça ? C’est OK pour tout le monde ?
L’assemblée semble unanime.
— Parfait. Merci. Des questions maintenant ?
Un léger murmure circule dans la pièce, chacun amenant un élément ou une hypothèse, puis une question est posée :
— Que savons-nous sur Simon Jefferson ?
— Pas grand-chose, répond Sandra. Il est le troisième et dernier fils de M. et Ms. Jefferson. Il est né en 1945. Il réside dans la région de Leeds, où il y eut une petite carrière politique. Voilà en gros ce que nous savons. Ah oui, il aurait un penchant pour la bouteille. Ça a failli lui jouer de mauvais tours. À creuser, peut-être ?
Il y a dans cette pièce une dizaine de femmes et d’hommes venant d’Italie, d’Espagne, d’Estonie, du Portugal, d’Écosse, de France, d’Allemagne et d’Angleterre. Elles et ils représentent l’une des équipes du bureau londonien d’une société européenne indépendante, qui se charge d’élucider de vieux dossiers internationaux non résolus.
Elle dispose d’une Agence et de plusieurs équipes dans différents pays. Elle emploie des journalistes, des informaticiens/nes, des enquêteurs/trices, des avocats/tes, des magistrats/tes, d’anciens/nes militaires et/ou policiers/ères, ainsi que d’anciens/nes politiques. Elle est financée par un groupe privé très discret, aux multiples ressources et influences, et très efficace dans la traque aux criminels. Sandra est responsable du dossier concernant la société Jefferson International Company, la « J. I. C », soupçonnée d’avoir commis de nombreux délits, notamment en Afrique, d’avoir participé à des coups d’État, d’avoir commandité ou financé des meurtres, de s’être adonnée à la corruption en tout genre, et d’avoir trafiqué dans le domaine de différentes ressources naturelles.
Après avoir échangé informations et documents, Sandra reprend la parole :
— Lisa, Steve et Eric, vous vous occupez directement de Simon, et vous allez à Leeds fouiner. Franck, Eva et Laure, vous coordonnez, et tout doit passer par Fred qui gérera à partir d’ici, avec vous trois. Nico, Florence, Solana et Mike, comme d’habitude. Sur le terrain, dispos pour toute intervention. Je dois retourner en France, essayer d’en savoir plus. Est-ce que tout est clair pour tout le monde ?
Apparemment, ça l’est.
— Merci à toutes et à tous. On se dit à très vite. Courage et bonne mission ! Je dois vous quitter.
Elle se tourne vers Fred, et ils quittent ensemble la pièce. Dans la voiture que conduit Fred vers l’aéroport, Sandra dit au sujet de Simon Jefferson :
— Il est le dernier vivant de cette famille, concernant cette époque. Il ne doit pas être ménagé. Même par rapport à son âge. Nous devons maîtriser ses différents réseaux d’influence, afin de l’isoler. Ce type en sait beaucoup, et il doit tout nous dire.
— Nous allons fouiller partout, reprend Fred. En étant des plus discrets, nous allons voir ses amis et ses ennemis politiques. Ses employés de maison, sa protection. Nous allons tout éplucher. Nous trouverons la faille.
— Oui, nous y verrons plus clair.
Déposée à l’aéroport, Sandra prend le premier avion pour la France. Pendant ce temps, toute l’équipe s’est déployée et mise en action. Lisa, Steve et Eric filent vers Leeds pour se trouver au plus près de la cible. Mike et Florence surveillent les bureaux de la J.I.C à Londres. Nico et Solana ont rendez-vous avec un contact.
Le dossier « J. I. C » a été ouvert suite au procès d’un ancien président africain, à la Cour Internationale de Justice de La Haye, il y a six mois. Plusieurs témoins et dépositions révélaient l’influence importante et quasi omniprésente d’une société anglaise dans la sphère politique, économique, et militaire, du pays.
Il s’avérait qu’en parallèle, d’autres compagnies anglaises jouaient le même rôle dans d’autres pays, aux mœurs politiques similaires. C’est ce qu’a pu découvrir l’A.J.E.I, lorsqu’elle a pris l’enquête à sa charge. Les entreprises visées étaient organisées de telle sorte qu’il était très difficile de les relier, et de se rendre compte qu’elles appartenaient toutes au même Groupe : Jefferson.
En retraçant et en analysant tous les voyages africains de Sir Paul, une rencontre au Gabon semble avoir été déterminante. Celle avec un Français nommé Jean Cressenilli, chef des opérations pour une compagnie forestière. Les deux hommes semblaient s’entendre et se voyaient souvent. Au Gabon ou en Angleterre, jusqu’à ce que Sir Paul fasse engager Jean Cressenilli par une filiale de son groupe. Apparemment, sans que ce dernier en soit informé. Les activités de la famille Jefferson étaient très souvent liées à la politique britannique.
Sir Paul était entré dans les affaires familiales très tôt. Dès sa naissance en 1910, certains diraient. Seul fils de la famille, il avait dû endosser le rôle et le statut que l’époque et le rang imposaient. À vingt-trois ans, tout en représentant la compagnie à travers l’Europe, il décida d’aller tester le continent africain. À l’aide de ses réseaux politiques intérieurs, il fut introduit auprès des élites et des gouvernants de différents pays. C’est ainsi qu’il découvrit l’Afrique, et que commencèrent les affaires Jefferson sur ce continent tant convoité.
L’équipe de l’A.J.E.I tentait depuis plusieurs mois de remonter la piste de Jean Cressenilli, en espérant, malgré son âge, pouvoir le retrouver.
Celui-ci avait disparu en 1974, suite à l’assassinat de sa famille. Pourquoi ?
Il change de nom et réapparaît dix années plus tard. Pourquoi ?
Il est tout d’abord embauché par Sir Paul, sans le savoir. Pourquoi ?
Pourquoi sa famille a-t-elle été assassinée ?
Qu’avait-il fait ?
Que savait-il ?
Sandra espère pouvoir répondre à quelques-unes de ces questions, en revenant sur le dernier lieu de vie de Jean Cressenilli, alias Henri.
Son instinct la pousse à revenir, à chercher.
Henri, selon l’enquête, avait plutôt le profil d’un honnête homme, travailleur, responsable. Apprécié de ses équipes et des clients. Il vivait la plupart du temps en brousse. Lors de ses séjours à la capitale ou à l’étranger, il sortait peu, ne se mêlait pas vraiment aux occidentaux. Le patron de la compagnie forestière installée au Gabon avait regretté son départ. En Angleterre, l’entreprise qui l’embaucha lui proposa la direction d’une de ses filiales africaines, preuve de sa confiance et de sa satisfaction.
Toujours en Angleterre, on lui a connu une relation amoureuse qui a pris fin à son retour en Afrique.
Il sut répondre aux attentes professionnelles et économiques de son employeur, en installant les bureaux et en développant leurs activités.
Il fit une belle rencontre, se maria, et eut deux filles. Histoire normale, plutôt heureuse, jusqu’au 8 septembre 1974. Il venait d’avoir quarante ans.
Sandra est à présent dans la grande chambre d’hôtel, au téléphone. Elle entre dans la salle de bains et se prépare pour la douche. Elle raccroche. Passe sous l’eau chaude et relaxante. Elle en ressort en peignoir beige, une serviette sur la tête. Elle prend son ordinateur et s’installe sur le lit, commence à relire quelques rapports, mais le sommeil l’emporte.
Très tôt le lendemain matin, elle prend son petit-déjeuner dans une salle prévue à cet effet, au rez-de-chaussée.
Elle est seule.
Les écouteurs sur les oreilles, elle échange avec Fred.
Il lui dit :
— Lisa, Steve et Eric vont faire le forcing. Ils sont déjà sur place et ont plusieurs rendez-vous. Dès que ça bouge du côté de Londres, Mike et Florence nous avertiront. Nico et Solana doivent me contacter à midi.
— Très bien. Dans un quart d’heure, je retourne aux Jardins.
J’espère y trouver Pierrot. Et entrer seule chez Henri. Je te tiens au courant.
… La discussion prend fin.
Elle rassemble ses affaires, se lève, et sort de l’établissement.
Le vent souffle encore dans les rues humides de la petite ville qui s’éveille.
Sandra quitte le parking de l’hôtel au volant du véhicule de location pris la veille à l’aéroport.
Elle sort de la ville, traverse la campagne et les bois, pour arriver à l’entrée de la petite commune où se trouvent les Jardins.
Elle se gare, descend du véhicule, pousse l’une des lourdes grilles, fait quelques pas et voit Pierrot assis sur le banc devant son potager.
— Bonjour Monsieur, dit-elle avec son très léger accent britanno-canadien, et en s’avançant vers lui.
— Bonjour M’dame, répond doucement Pierrot.
— Vous n’avez pas l’air bien. Vous êtes souffrant ?
— C’est Chipie, fait Pierrot, en tentant en vain de retenir ses sanglots.
— Qu’est-ce qui est arrivé à Chipie ?
Il n’arrive pas à répondre. En larmes et semblant ailleurs.
Après quelques minutes longues et silencieuses, il se reprend :
— Hier, quand vous êtes partie, elle vous a suivie jusqu’à votre voiture.
— Oui, je l’ai caressée, et lui ai dit au revoir.
— Ensuite, elle est venue jusqu’ici. Là, où nous sommes assis. Elle a passé un moment avec moi, et elle est partie faire sa balade habituelle. Quand j’ai voulu rentrer, je l’ai appelée, mais elle ne venait pas. Je suis donc allé la chercher. Je pensais la trouver devant chez Henri, ou à côté de l’arbre aux trois fleurs. Elle était allongée à sa place, au pied de la chaise où s’asseyait toujours Henri, à la table, sous l’arbre, à côté de la maison. Elle était partie rejoindre son maître, après nous avoir fait ses adieux. Je l’ai enterrée sous l’arbre aux trois fleurs. Je pense qu’Henri l’aurait mise là. Hier soir, nous lui avons rendu hommage. Tous les usagers des Jardins, les amis d’Henri et Chipie, ont tenu à être présents. Nous sommes restés nombreux et tard à partager les souvenirs qu’ils nous ont laissés. Nous allions fêter ses dix-huit ans ! Incroyable, n’est-ce pas ? Dix-huit ans ! Dans trois mois. Il y a deux mois, nous l’avions annoncé à Henri. Ça l’avait touché. Ému. Il était heureux et fier pour sa Chipie. C’est qu’elle était son amie, sa compagne de vie, son ombre. Quand il l’a trouvée, elle devait avoir tout juste deux mois. Plus de dix-sept ans qu’elle était avec nous. Ce n’est pas rien.
… Un silence douloureux l’interrompt…
Il lève les yeux remplis de larmes vers le ciel et dit :
— Trois mois c’était trop long. Elle voulait rejoindre son maître.
— Oh, mon cher Monsieur, je suis si triste, si désolée, s’essaie Sandra, également émue.
— Vous voulez voir où elle est ? La saluer ?
— Oui. Merci.
Elle repose dans un endroit si calme, si serein, si beau.
Le sol est jonché de fleurs sauvages, et de quelques rubans accrochés à des pierres, sur lesquels étaient inscrits des messages.
Un lieu, en même temps émouvant et magique. Triste et merveilleux. Un hommage avant tout à la vie.
Pour l’instant, c’est encore très dur pour Pierrot.
— Elle était la joie de vivre cette chienne. Toujours gentille avec tout le monde. Jamais aucune agressivité. Ah, si. Une fois. Un jeune s’en prenait à Henri. Chipie avait trois ou quatre ans. Je m’en souviens, car mon épouse, Émilie, s’en était mêlée. Il avait reçu du renfort féminin, Henri. Sinon, cette chienne n’a jamais montré les dents, sauf cette fois. Quand Émilie est partie, elle restait des journées entières avec moi, à vouloir des caresses, ou jouer. Elle voulait me distraire. Alors qu’elle aimait aussi beaucoup ma femme, qu’elle était triste, elle veillait sur moi. Comme elle a toujours veillé sur Henri. Toujours un œil à le chercher. On peut dire qu’ils s’étaient trouvés tous les deux. Deux âmes sœurs. Inséparables. La preuve. Elle l’a suivi moins d’un mois après. Quel vide ils laissent.
Les yeux dans le vague, fixant le sol, il tente de se reprendre.
— Vous êtes sûrement venue pour quelque chose, non ?
— Oui, mais non. Ce n’est pas le moment. Je reviendrai.
— Dites toujours. Si ça peut occuper l’esprit. Allez-y.
— C’est un peu délicat. Surtout vu le contexte.
— Allez-y, je vous dis.
— Très bien. C’est au sujet d’Henri. Je manque d’éléments. Et je pensais en trouver peut-être chez lui. Vous m’autoriseriez à jeter un œil dans sa maison ?
Pierrot, les mains dans les poches, la tête baissée, fait quelques pas.
En silence, il revient vers Sandra et lui dit :
— Suivez-moi.
Il marche lentement devant elle, en traversant le parc.
Arrivés devant la porte d’entrée de la maison d’Henri, il sort un trousseau de clés, ouvre, et montre le chemin à Sandra, qui entre à l’intérieur.
Il la suit. Une grande et unique pièce les accueille.
Sur la gauche, un petit meuble en bois sur lequel désespère un vase vide.
Toujours sur la gauche, le coin cuisine. Avec une grosse cuisinière à bois, en fonte. Un évier avec un grand bac de pierre sombre. Une lourde table de bois, avec quatre chaises.
Au centre du mur gauche, une grande cheminée chauffe la maisonnée les soirs d’hiver.
Devant elle, un canapé de cuir ancien, une table basse, un fauteuil, et ce qui devait être la couche de Chipie, un épais tapis clair à côté du fauteuil.
Et pour finir, une commode et une armoire, servant de bibliothèque.
Sur la droite, première porte, la chambre.
Ensuite, une buanderie, puis la salle de bains-toilettes.
Voilà, c’est chez Henri.
Tous deux apparemment émus d’être là, ils semblent ne pas pouvoir bouger.
Sandra fait le tour de la pièce du regard, car toujours restée à l’entrée.
Pierrot, à côté d’elle, fixe le coin cheminée, et brise le silence :
— Je me suis endormi plus d’une fois ici. Bien au chaud. Henri dans son fauteuil, Chipie sur son tapis, et moi dans le canapé. On en a coupé du bois devant la cheminée. Ah ça ! Quand Émilie nous a quittés, il m’est arrivé de ne pas pouvoir, ou vouloir, rentrer chez moi. C’est sur ce canapé que je préférais passer la nuit. Quand elle était avec nous, c’était plutôt à cette table que nous nous trouvions. À cuisiner, manger, discuter, et surtout rire.
Il s’avance sur la gauche, en direction du bout de la table, tire la chaise et s’assoit.
— C’était ma place. Enfin, je m’asseyais là. Émilie à droite, et Henri, là, à gauche, fait-il en tirant sa chaise.
Sandra fait trois pas, prend la chaise en face de Pierrot, et s’assoit à son tour.
— Il n’y a aucune chaise identique, on dirait, remarque-t-elle, en les observant.
— En effet, entre celles qui sont dedans et celles qui sont sous l’arbre, il y a une quinzaine de chaises, toutes différentes. Ça, c’était le truc d’Henri. On faisait quelques marchés d’antiquités. Lui, c’était les chaises. Peut-être une manière de dire que chacun est différent, le bienvenu, et égal à cette table. Ou dans cette maison. Car comme vous l’avez remarqué, il en a mis un peu partout.
— Oui, je vois ça. Il y a aussi une certaine présence africaine. Dans cette demeure typiquement locale, au sol en tomettes rouges, on peut la sentir. Sûrement dû aux quelques représentations déposées sur les étagères, ou les meubles. Ce mélange est doux, harmonieux, reposant. On se sent bien dans cette maison.
— À qui le dites-vous ?! Vous pensez pouvoir trouver quoi au juste ici ?
— Exactement ? Je ne saurais dire. Mais des papiers, peut-être, qui dateraient de son époque africaine, et anglaise, par exemple. Il n’avait pas de bureau ?
— Si, dans sa chambre, répond-il en se levant, et en lui montrant la porte.
— Vous pouvez y aller. Je vous en prie.
Et il revient s’asseoir à sa place.
Il la regarde, lui fait signe d’y aller de la tête.
Sandra se lève doucement, et à petits pas entre dans la chambre.
À gauche et contre le mur, une grande et haute armoire.
En face, le lit.
Sur la droite, devant la fenêtre, un beau bureau en bois, avec un fauteuil bois et cuir, semblant des plus confortables.
Elle s’avance, effleure de sa main le dossier du fauteuil, le regarde longuement, le contemple, puis, hésitante, se tourne, attrape légèrement les accoudoirs, et s’installe lentement. De là où elle est, derrière la fenêtre, elle peut voir l’entrée du parc. Après quelques secondes, ou minutes, à s’imprégner de l’endroit, elle se décide à tirer un tiroir du bureau. Un autre, et un autre. Tous, en vain. Elle se lève, ouvre l’armoire. Presque vide. Que du linge, des draps, des couvertures. Quelques habits dans les rangements, sur les côtés.
Elle jette un dernier regard à travers la fenêtre, sur le bureau, la chambre, et rejoint Pierrot.
— Alors ? fait-il d’un air curieux.
— Rien qui puisse me faire avancer. Puis-je regarder dans la bibliothèque ?
— Bien sûr. Allez-y.
Elle regarde avec un certain intérêt, en passant devant la cheminée et deux étagères, cet art africain si beau, si captivant.
Elle finit par sortir quelques livres, après avoir fait le tri.
Elle reste un petit moment devant la bibliothèque bien remplie.
Prend avec elle certains ouvrages, et s’enfonce confortablement dans le canapé.
— Je vous comprends. Il est très bien ce sofa. Vous ne voulez pas vous asseoir à côté de moi ?
Pierrot se lève et s’exécute.
Elle a, dans les mains, un livre de géopolitique africaine.
Elle regarde Pierrot et lui demande :
— Henri ne vous a vraiment jamais parlé de ce qui pouvait se passer en Afrique ? Il ne vous a jamais dit quoi que ce soit sur des Anglais, toujours en lien avec l’Afrique ? Il n’a jamais fait d’allusions sur ce qu’il pouvait savoir ? Avoir vu ? Ou fait ?
Pierrot, l’air très étonné, réfléchit et répond par la négative.
— Non, jamais. Rien.
Sandra, déçue, et en même temps un peu agacée de se sentir bloquée, demande au cas où :
— Il ne vous a rien laissé ? Car à part son art, sa culture, Henri n’a rien ramené d’Afrique. Du moins ici.
— Non, non plus. Il ne m’a rien laissé ni rien révélé de son passé. À part ce que je vous ai déjà dit.
— En venant ici, la première fois, je ne savais pas à quoi m’attendre, ni où j’allais. Quand j’ai poussé la grille des Jardins, j’ai eu l’impression, la sensation, que j’allais avoir des réponses. Mais non. Je vais repartir sans ce que je cherchais, mais en ayant fait une très belle rencontre. Je suis sincère. Vraiment. Vous êtes quelqu’un de bien, Monsieur.
— Pierrot, pas Monsieur. Pierrot. C’est mon prénom. Mais n’exagérez pas, M’dame. Nous avons tous des défauts. Et j’en ai, croyez-moi !
— Sandra, moi c’est Sandra, pas M’dame.
— N’exagérez donc pas Sandra. Personne n’est parfait, ajoute-t-il avec un léger sourire.
Pierrot est un enfant et un homme du coin.
Fils d’une famille d’agriculteurs, éleveurs, il est resté à travailler à la ferme.
Il s’est installé au village, a épousé Émilie, ils ont eu deux enfants, une fille et un garçon, qui vivent tous deux à l’étranger.
C’est un homme simple, loyal, honnête.
Sensible.
C’est un gentil.
Un gentil costaud, fort comme un bœuf. Qui aime bien le rugby. Il y a joué jeune, pour un village, pas loin.
Un passionné aussi. De la terre, des plantes, des animaux, de la nature.
Il en sait des choses.
Un homme de confiance.
Un ami.
Avec l’âge, il s’est un peu élargi, épaissi, et rétréci.
Tout comme Henri le faisait, il ne se déplace jamais sans sa canne ni son chapeau.
Oui, comme le dit Sandra, Pierrot est quelqu’un de bien.
— Vous savez, c’est une région de taiseux ici. On ne parle pas beaucoup, non. On est très méfiants. Ça prend du temps avant d’accrocher avec quelqu’un. Surtout un étranger, un inconnu. Si Henri n’avait pas été une bonne personne, il ne serait pas resté parmi nous. Nous aurions fait en sorte qu’il ne reste pas. Vous ne repartirez pas avec les réponses souhaitées, mais vous saurez qui était Henri pour nous. Et pour nous, c’est tout ce qui compte. Ce qu’il a été avec nous.
Sandra ne peut qu’afficher un sourire de compréhension :
— Henri et Chipie seront toujours avec vous. Tout comme Émilie. Cet endroit c’est eux. C’est vous tous. Vous les avez constamment autour de vous. Et vous, Pierrot, vous, vous êtes là pour eux. Pour continuer ce que vous avez fait ensemble. Cet endroit, c’est ça. La continuité, la vie, le partage. C’est comme ça que je ressens ce que vous avez créé. Un hymne à la vie.
— Merci. Merci Sandra. C’est très gentil. Ça me touche profondément.
— C’est un lieu magique ici, passez-y encore de beaux moments. J’essaierai de revenir prochainement vous rendre visite. Mais pour l’heure, je vais devoir orienter mes recherches vers d’autres pistes. Je passe la nuit à l’hôtel et demain je repartirai pour Londres. Je rejoindrai l’équipe afin de décider quelle voie prendre. Je vous souhaite du courage, et vous assure de mon retour prochain. Je vous laisse mes coordonnées. N’hésitez pas.
Elle lui donne sa carte de visite.
Ils se lèvent du canapé confortable.
— Je vous raccompagne jusqu’aux grilles, dit Pierrot.
Ils sortent ensemble de la maison, font quelques pas, et Sandra se retourne, regarde autour d’elle, ferme les yeux, respire fort, prend quelques secondes et reprend sa marche vers la sortie.
Dans l’allée principale des Jardins et des potagers, Sandra et Pierrot marchent lentement côte à côte. Pierrot la tête baissée, Sandra le regard contemplatif. Les voilà devant la grille. Ils se serrent chaleureusement la main. Pierrot ouvre l’un des montants du portail, Sandra monte dans sa voiture, salue encore une fois Pierrot et file à travers la campagne. Pierrot, lui, retourne s’asseoir sur son banc.
Arrivée dans sa chambre, Sandra se retrouve seule, triste et déçue.
Triste du départ de Chipie, une chienne qu’elle ne connaissait pas.
Triste pour Pierrot, un homme qu’elle ne connaissait pas, mais qu’elle semble pourtant apprécier.
Déçue de rester dans une impasse au sujet d’Henri.
Déçue, car elle est convaincue de passer à côté de quelque chose d’important.
Un sentiment complexe la perturbe.
Assise sur la chaise du bureau, les pieds sur le bord du lit, les jambes tendues comme pour s’étirer, elle appelle Fred.
— Bonsoir Fred, ça va ? Du neuf de votre côté ?
— Bonsoir Sandra, ça va, merci. Oui, ça avance à Leeds. Et toi, comment vas-tu ?
— Ça ira. Je n’ai rien trouvé ici. Et pourtant, il doit y avoir quelque chose. J’en suis sûre. Mais demain matin, je rejoins l’équipe à Londres.
— D’accord. Je viendrai te chercher. L’équipe de Leeds a remué ce qu’il fallait. De contact en contact, ils ont rendez-vous demain matin avec quelqu’un qui veut parler.
— Très bien. Je viendrai au bureau en taxi, ne te dérange pas. J’en profiterai pour passer chez moi. Merci. Je ferai au plus vite.
— Ça marche. Ne t’inquiète pas, reste lucide. S’il y a bien quelque chose là où tu es, nous le trouverons. Pour l’instant, nous ne le voyons pas. C’est bien que tu sois avec nous demain. Nous ferons un point, et nous déciderons de la suite. Nous verrons ce que cet informateur de Leeds a à dire. Essaie de faire le vide. Un bon repas, une bonne douche, une bonne nuit, et demain une bonne journée.
— Merci Fred. Oui, tu as raison. Je vais aller faire quelques pas, et j’irai dîner au restaurant au bout de la rue. J’ai vu qu’il était ouvert. Bonne soirée, et on se voit demain. Salut Fred.
— Salut, à demain.
Elle enfile son long manteau, ses chaussures, sort de la chambre, prend l’escalier, traverse le petit hall d’entrée, et se retrouve au milieu d’une longue rue légèrement éclairée, humide, fraîche, et déserte. Elle prend sur sa gauche et marche lentement au centre de la chaussée mouillée. Elle marche ainsi quelques minutes, passe devant le restaurant qu’elle avait remarqué, et qui est effectivement ouvert.
Elle ne s’arrête pas, continue sa balade nocturne et touristique.
Après une demi-heure à visiter les rues et les ruelles voisines, elle entre dans le restaurant.
L’intérieur est sombre.
Au sol, un gros carrelage en damiers noir et blanc.
Le petit comptoir-caisse qui accueille le client est en bois très foncé.
Le plafond a des poutres apparentes de la même couleur.
Les nappes sur les tables sont beiges et marron.
Les chaises en bois, également foncées, avec les assises en paille tressée.
L’endroit rêvé pour faire le vide.
Il n’y a pas foule.
Une table avec un couple.
Et une autre, occupée par un vieil homme.
Malgré l’obscure apparence des lieux, Sandra passe une agréable soirée, et savoure un plat régional, avant de regagner l’hôtel.
Le lendemain matin, bien arrivée à Londres, et après être passée chez elle récupérer des documents, Sandra se rend au bureau, où l’attendent Fred, Eva, Laure, et Franck.
Laure est informaticienne, Franck aussi de formation, il l’aide occasionnellement, mais se consacre aux enquêtes, à la recherche, notamment sur internet.
Eva traite les données en lien avec Fred.
Se retrouvant tous les cinq devant un bon mug de thé, Fred prend la parole :
— L’équipe de Leeds se trouve à York, et a peut-être terminé son entretien. Ils devaient rencontrer Harry Chesburn, ancien député à la Chambre des Communes du Royaume-Uni. Fervent opposant à Simon Jefferson, qu’il connaît bien et qu’il n’apprécie guère. Il a pris contact avec nous après que l’équipe se fut rapprochée de l’un de ses amis politiques sur Leeds. Nous ne savons pas encore grand-chose sur lui, mais Franck est en train de nous dresser un profil via les infos qu’il trouve sur le net. Nico et Solana doivent passer au bureau. Ils auraient des documents prouvant la présence de Simon en Afrique. On leur demandera de se renseigner sur Harry Chesburn si besoin.
Fred est interrompu par Eva qui transfère l’appel de Lisa sur le grand écran, au fond de la pièce.
— Bonjour Lisa, dans le train, on dirait ? demande Fred.
— Oui, dans le train. Avec Eric et Steve. Bonjour tout le monde ! Bon, au moment où je vous parle, on vous envoie cinq vidéos de la rencontre de ce matin. Vous ferez le tri, mais il y a des infos. Du lourd ! À vérifier, mais c’est chaud. Si c’est avéré, ça va sûrement nous servir.
— Très bien, reprend Fred. Merci. On vous confirmera la réception des cinq vidéos. Vous allez où à présent ?
— On retourne à Leeds. D’après certaines infos recueillies auprès de notre nouvel ami, il y aurait de quoi faire. On doit rencontrer un contact d’Harry, qui connaît très bien Simon. Espérons qu’on ne nous fait pas tourner en rond.
— Bon boulot tous les trois. De notre côté nous allons traiter les vidéos, ce que l’on entend et ce que l’on voit. Nous croiserons chaque information jusqu’à validation ou non. On revient vers vous à chaque évolution, pour vous éviter de tourner en rond.
— Parfait. On attend votre confirmation. À très vite.
Laure fait signe à Fred que c’est bon :
— Réception de la cinquième vidéo, sur cinq envoyées. Confirmation réception transmise. Après décryptage, je vous mets la première vidéo sur l’écran.
Fred la remercie et s’assoit.
La projection débute.
On voit un homme d’un âge avancé, aux cheveux blancs, aux joues creuses, derrière un bureau.
Il est en costume-cravate, présente bien, dans un espace plutôt simple.
Il se lève, salue les membres de l’équipe un par un, ils prennent tous place, et commence un échange amical.
Harry Chesburn se présente, détaille clairement son cursus, pour finalement en venir à Simon Jefferson, sa famille, et leurs affaires.
Il dit avoir grandi dans un quartier proche de celui des Jefferson.
Qu’ils se croisaient tous les jours, mais ne se mélangeaient pas.
Car chacun de rang social bien différent.
Son père était ouvrier, sa mère vendeuse dans une épicerie.
Grâce à des bourses, il a pu poursuivre ses bonnes études en sociologie et politique.
Il s’est ensuite politiquement engagé, et c’est là qu’il a retrouvé Simon.
Simon qui voyageait beaucoup pour le compte de la compagnie familiale, et qui en défendait les intérêts au sein du parti politique régional et national, opposé à celui d’Harry.
Il évoque leurs multiples différends juridiques et législatifs.
Parle de leurs rencontres houleuses.
Jusqu’à ceci :
— J’ai été témoin d’un événement important de la vie de Simon. Je le sais, et il sait que je sais. Et je dois avouer que cela a dû me servir. Un événement après lequel il ne fut plus jamais le même. Un soir qu’il avait dû échapper à la surveillance de sa garde rapprochée, il s’était adonné à son occupation favorite : l’alcool. Il s’était mis le compte dans le pub de mon quartier. Je rentrais chez moi quand je le vis titubant passer la porte de l’établissement. À vrai dire, il faisait pitié.
J’étais de l’autre côté, sur le trottoir d’en face, et je faisais mine de ne pas le voir. Quand soudain, un homme s’est présenté devant lui et l’a frappé violemment. Directement. Sans parler. Froidement. Je me suis caché derrière une fourgonnette de livraison de lait. J’ai entendu Simon crier : « Stop ! Jean, stop ! Tu vas me tuer ! » Mais l’homme ne s’arrêtait pas. J’ai donc décidé de tenter de le stopper. Seulement, il m’assena un coup de poing qui me brisa le nez, et me coucha au sol. Redevenu conscient, car j’avais perdu connaissance, j’étais tout seul. Allongé sur le trottoir. Le nez en sang.
— Simon aurait dit : « Stop, Jean, stop, tu vas me tuer ! » C’est bien ça ? Vous en êtes certain ? Même après toutes ces années ? demande Steve.
— Certain, oui. Jean. Un prénom français. Et cet homme était bien français. Il parlait à Simon moitié français, moitié anglais avec un fort accent, tout en le cognant. Je me souviens très bien.
— Vous vous souvenez également de l’année de l’événement ?
— Oui, bien sûr. 1980. Tout pile. Steve McQueen était mort quelques jours avant. L’année de l’assassinat de John Lennon, de l’arrivée de Reagan et de Thatcher au pouvoir, et de la « révolution conservatrice », on ne peut que s’en souvenir. Vraiment une sale année !
— Vous avez dit que cet événement avait changé la vie de Simon. En quoi exactement ?
— Tout d’abord, après son agression, il a disparu. Des semaines. C’était inquiétant, et certains posaient des questions. Son père faisait passer le message comme quoi son fils était en voyages d’affaires. De mon côté, je ne savais pas trop quoi faire. J’attendais. Puis un jour, il est réapparu dans un fauteuil. Un fauteuil roulant, car il avait du mal à se déplacer. Il était en convalescence suite à une mauvaise chute de cheval, lors d’une partie de chasse en Écosse. Officiellement. Il portait également le bras droit en écharpe. Bras dont il n’a jamais pu se resservir. Ensuite il a plongé dans l’alcool et la dépression. Se montrant de temps en temps à différentes manifestations ou célébrations, pour honorer son statut, et ses pseudos fonctions politiques. Il n’était plus qu’un bibelot. Avant, il était la marionnette de son père. Pour devenir « bibelot qu’on sort ». Navrant, n’est-ce pas ?
— Concernant Simon et l’Afrique, ou la Compagnie Jefferson et les affaires africaines, est-ce que vous savez quelque chose ? demande Lisa.
— Honnêtement ? Beaucoup de soupçons, de rumeurs, d’histoires, et d’argent. Car, chaque enquête pour corruption, fraude, et autre, tentée contre les Jefferson a été enterrée, classée sans suite, ou n’a jamais abouti. Je sais, ce n’est pas un secret dans les couloirs des pouvoirs, que cette famille est étroitement liée économiquement et politiquement au pays. Que chacun profite des réseaux, des influences, et des moyens, pour avancer, s’enrichir, dominer. Bien sûr qu’ils étaient et qu’ils sont toujours en Afrique. Maintenant, dans quoi ? À quelle hauteur ? J’imagine qu’ils sont toujours dans le portuaire et le transport maritime. Bonne activité que celle-ci. Belle couverture, et bel instrument. Je suppose qu’ils n’ont pas laissé tomber le pétrole, ni le bois, ni les diamants. Mais tout ceci, vous pouvez le savoir. En partant de Leeds et de Manchester, vous devriez trouver des réponses.
Fred se lève et demande à Laure de stopper la projection.
— Merci. Il semble en savoir pas mal Harry. Il nous joue le GPS en nous orientant discrètement sur différentes pistes. Ne nous fions pas à sa bonne mine, il est peut-être un scorpion.
C’est à ce moment-là que Solana et Nico frappent à la porte, entrent dans la salle, et prennent place autour de la table, après avoir salué tout le monde rapidement, d’un signe général et amical.
Fred est debout, dos à l’écran, face à la table et à ses coéquipiers.
— Bonjour, et merci à vous d’avoir fait vite. Du nouveau de votre côté ?
Solana fait un clin d’œil en réponse pour confirmer.
— OK, très bien. Nous allons voir ensemble ce que nous avons et faire le tri. Quand vous nous avez rejoints, nous venions d’apprendre que Jean, alias Henri, se trouvait à Leeds entre le mois de novembre et le mois de décembre 1980. Qu’il aurait croisé Simon Jefferson, et qu’il lui aurait mis une sacrée correction. Harry Chesburn est affirmatif, c’est bien un Français prénommé Jean qui a dérouillé Simon.
Il s’avance vers la table, pose ses deux mains dessus, et regarde chacun de ses coéquipiers d’un air pensif.
— Jean disparaît en septembre 74, et réapparaît fin 80, soit plus de six ans après, à Leeds, et se comporte d’une façon extrêmement violente à l’égard du fils d’un ancien ami, dit Sandra.
Elle continue :
— Il n’a jamais été mentionné de violence concernant Jean. Il paraissait être plutôt le contraire d’une personne violente. Je ne comprends pas.
Elle prend quelques secondes :
— Disparaître six longues années, en Afrique. Pour apparaître, au risque d’être vu, à Leeds, où il a vécu. Et se comporter d’une façon qui ne lui ressemble pas. Il y a forcément une raison. Une explication.
— Ce que nous avons appris ce matin, dit Nico, c’est que Simon ne serait plus jamais retourné en Afrique après fin 74. Nous avons avec nous des documents retraçant ses allers-retours, et plus rien après 74. Vous vous souvenez de l’expert-comptable du cabinet Palmer, qui avait témoigné au procès, à La Haye ? Celui que nous étions allés voir, et qui nous avait orientés vers Margareth Storning, grâce à qui nous avons pu remonter jusqu’au changement d’identité de Jean. C’est encore lui que nous sommes allés voir. Il nous a confirmé que fin 1974, ils avaient dû changer plusieurs registres et statuts, de certaines sociétés actives en Afrique, appartenant au Groupe Jefferson. Simon, le fils, n’apparaissait plus nulle part et ne s’occupait plus de ce secteur au sein de la compagnie familiale. L’expert-comptable avait tout de même conservé certains documents, car il se doutait bien de quelque chose. Nous avons avec nous des copies. Les preuves que Simon exerçait sur le continent africain pour le compte de son père, et du Groupe Jefferson.
— C’est très bien ! réagit Fred.
— C’est parfait ! Suit Sandra. Ça commence à se regrouper. On avance dans le bon sens. Bien joué.
1974 :
Un lien ? Forcément qu’il y a un lien. Mais où ? À quel moment ? Pourquoi ?