Histoires du bon Dieu - Rainer Maria Rilke - E-Book

Histoires du bon Dieu E-Book

Rainer Maria Rilke

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Beschreibung

Dernièrement, un matin, je rencontrai ma voisine. Nous nous saluâmes.
— Quel automne ! dit-elle après un silence, et leva les yeux au ciel.
Je fis de même. La matinée était en effet très claire, et délicieuse pour une matinée d’octobre. Tout à coup quelque chose me revint à l’esprit.
— Quel automne ! m’écriai-je et agitai un peu les mains.
Et ma voisine approuva d’un hochement de tête. Je l’observai pendant un moment. Sa bonne figure bien portante allait et venait si gentiment. Elle était toute claire ; autour des lèvres et aux tempes seulement, il y avait de petits plis d’ombre. D’où pouvait-elle donc tenir cela ? Et, à l’improviste, je demandai :
— Et vos fillettes ?
Les rides de son visage disparurent une seconde, puis se ramassèrent, presque plus sombres.
— Elles se portent bien, Dieu merci, mais…

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RAINER MARIA RILKE

HISTOIRESDU BON DIEU

TRADUCTION DEMAURICE BETZ

© 2023 Librorium Editions

ISBN : 9782385743369

MON AMIE, UN JOUR J’AI DÉPOSÉ CE LIVRE ENTRE VOS MAINS, ET VOUS L’AVEZ AIMÉ COMME PERSONNE AVANT VOUS. AINSI ME SUIS-JE HABITUÉ A PENSER QU’IL VOUS APPARTENAIT. SOUFFREZ DONC QUE J’ÉCRIVE NON PAS SEULEMENT DANS VOTRE LIVRE, MAIS DANS TOUS LES LIVRES DE CETTE ÉDITION NOUVELLE, — QUE J’ÉCRIVE :

LES HISTOIRES DU BON DIEU APPARTIENNENT A ELLEN KEY.

RAINER MARIA RILKE

ROME, AVRIL 1904.

 

EN GUISE D’INTRODUCTION

LE CONTE DES MAINS DE DIEU

Dernièrement, un matin, je rencontrai ma voisine. Nous nous saluâmes.

— Quel automne ! dit-elle après un silence, et leva les yeux au ciel.

Je fis de même. La matinée était en effet très claire, et délicieuse pour une matinée d’octobre. Tout à coup quelque chose me revint à l’esprit.

— Quel automne ! m’écriai-je et agitai un peu les mains.

Et ma voisine approuva d’un hochement de tête. Je l’observai pendant un moment. Sa bonne figure bien portante allait et venait si gentiment. Elle était toute claire ; autour des lèvres et aux tempes seulement, il y avait de petits plis d’ombre. D’où pouvait-elle donc tenir cela ? Et, à l’improviste, je demandai :

— Et vos fillettes ?

Les rides de son visage disparurent une seconde, puis se ramassèrent, presque plus sombres.

— Elles se portent bien, Dieu merci, mais…

Ma voisine se mit en mouvement, et je marchai à sa gauche, selon l’usage.

— Savez-vous, elles ont toutes deux l’âge où les enfants posent des questions, du matin au soir. Pourquoi, du matin jusqu’à la nuit ?

— Oui, murmurai-je, il y a une période…

Mais elle ne se laissait pas troubler :

— Et pas seulement des questions comme : Où va ce tramway ? Combien d’étoiles y a-t-il ? Dix mille, est-ce plus que beaucoup ? Mais bien d’autres choses encore ! Par exemple : Est-ce que le bon Dieu parle aussi chinois ? ou bien : Le bon Dieu, comment est-il ? Toujours tout sur le bon Dieu ! On ne sait pourtant rien là-dessus…

— Non, en effet, approuvai-je. On a certaines suppositions.

— Par exemple, sur les mains du bon Dieu, qu’est-ce qu’il faut…

Je regardai ma voisine en face.

— Permettez, demandai-je très poliment. Ne disiez-vous pas à l’instant : Les mains du bon Dieu ?

Ma voisine hocha la tête. Je crois qu’elle était un peu surprise.

— Oui, m’empressai-je d’ajouter, sur les mains il m’est revenu en effet quelques renseignements. Par hasard, ajoutai-je vite, lorsque je vis ses yeux s’arrondir. Tout à fait par hasard… j’ai… Bref, conclus-je assez résolument, je vais vous raconter ce que j’en sais. Si vous avez un instant, je vous raccompagnerai jusque chez vous, cela suffira tout juste.

— Volontiers, dit-elle, lorsque, enfin, je lui cédai de nouveau la parole, mais ne croyez-vous pas peut-être que les enfants eux-mêmes…

— Moi ? Raconter cela aux enfants eux-mêmes ? Non, chère madame, cela ne se peut pas. Cela, en aucune façon. Voyez-vous, je serais tout de suite gêné si je devais parler aux enfants. Ceci, en soi, ne serait peut-être pas très grave, mais les enfants, en voyant mon trouble, pourraient supposer que je me sens mentir. Et comme je tiens beaucoup à ce que mon histoire soit vraie… D’ailleurs ne pourrez-vous pas la répéter aux enfants ? D’autant plus que vous y réussirez beaucoup mieux que moi. Vous enchaînerez et ornerez l’ensemble, tandis que je ne fais que vous raconter les événements, en toute brièveté. N’est-ce pas ?

— Bon, bon ! fit ma voisine distraitement.

Je réfléchis. « Au commencement… », allais-je dire, mais je m’interrompis aussitôt :

— Je peux supposer connues de vous bien des choses que je devrais commencer par raconter aux enfants. Par exemple, la création.

Il y eut une pause assez longue. Puis :

— Oui, et le septième jour ?

La voix de l’excellente femme était pointue et sèche.

— Un instant, dis-je. Nous voulons quand même penser aux jours précédents, car c’est d’eux justement qu’il s’agit. Donc, le bon Dieu commença son ouvrage, comme vous le savez, en créant la terre, en la séparant de l’eau et en commandant la lumière. Puis, avec une merveilleuse rapidité, il forma les choses, je veux dire les grandes choses véritables, à savoir : des rochers, des montagnes, un arbre, et sur ce modèle, beaucoup d’autres.

Depuis un instant déjà j’entendais derrière nous des pas qui ne nous dépassaient ni ne ralentissaient. Cela me troublait et je m’embrouillai dans l’histoire de la création en poursuivant ainsi :

— On ne peut se faire une idée de cette activité rapide et féconde qu’en admettant qu’après de longues et profondes réflexions cela se trouvait tout prêt dans sa tête avant que…

Enfin les pas étaient à côté de nous, et une voix dépourvue d’agrément se colla contre nous :

— Oh, vous parlez sans doute de M. Schmidt ? Excusez-moi…

Je me retournai avec impatience vers la nouvelle venue, mais madame la voisine paraissait très embarrassée.

— Hum, toussotait-elle, non, — c’est-à-dire, oui… nous parlions justement, en quelque sorte…

— Quel automne ! dit tout à coup l’autre femme, comme si rien n’était arrivé, et sa petite figure rouge luisait.

— Oui, entendis-je répondre ma voisine, vous avez raison, madame Hupfer, c’est un automne d’une rare beauté.

Puis les femmes se séparèrent. Mme Hupfer gloussa encore :

— Et bien des choses à vos petits, s’il vous plaît.

Ma bonne voisine n’écoutait plus ; elle était quand même curieuse de connaître mon histoire. Mais, avec une cruauté incroyable j’affirmai :

— Voilà que je ne sais vraiment plus où nous en étions restés.

— Vous disiez justement quelque chose de sa tête, c’est-à-dire…

Ma voisine devint toute rouge.

Elle me faisait vraiment pitié et je me dépêchai de raconter :

— Oui, voyez-vous, tant qu’il n’avait formé que des choses, le bon Dieu n’avait pas besoin de regarder continuellement vers la terre. Rien ne pouvait s’y passer. Sans doute, le vent franchissait déjà les montagnes, si semblables aux nuages qu’il connaissait depuis longtemps, mais il évitait encore les cimes des arbres avec une certaine méfiance. Et le bon Dieu en était très content. Il a fait les choses, en quelque sorte en dormant. Mais pour les bêtes déjà, il commença à trouver le travail intéressant : il se penchait dessus et ne fronçait que rarement ses larges sourcils pour jeter un regard sur la terre. Il oublia complètement celle-ci tandis qu’il créait l’homme. Je ne sais pas à quelle partie compliquée du corps il en était arrivé lorsqu’il y eut autour de lui un battement d’ailes. Un ange en passant chantait : « O toi qui vois tout… »

Le bon Dieu prit peur. Il avait induit l’ange en péché, car celui-ci venait de chanter un mensonge. Vite Dieu le Père regarda sur terre. Et, en effet, déjà quelque chose s’y était produit qui serait difficile à réparer. Un petit oiseau errait de-ci de-là comme s’il avait peur, et le bon Dieu n’était pas capable de lui montrer le chemin du retour, car il n’avait pas vu de quelle forêt la pauvre bête était venue. Il se fâcha et dit :

— Les oiseaux doivent rester perchés là où je les ai posés.

Mais il se rappela que sur les instances des anges il avait prêté des ailes aux oiseaux pour que, sur la terre aussi, il y eût quelque chose qui ressemblât à des anges, et cette circonstance rendit son humeur encore plus désagréable. Mais à de tels états d’âme il n’est de meilleur remède que le travail. Et, tout absorbé par la construction de l’homme, Dieu eut vite retrouvé sa gaieté. Il avait les yeux des anges devant soi comme des miroirs ; il y mesurait ses traits et, dans une boule posée sur ses genoux, pétrissait lentement et avec soin le premier visage. Le front était réussi. C’était plus difficile de rendre symétriques les deux narines. Il se penchait de plus en plus sur son travail, jusqu’à ce qu’il y eût de nouveau un souffle au-dessus de lui. Il leva la tête. Le même ange tournait autour de lui ; cette fois-ci on n’entendait pas d’hymne, car la voix de l’enfant avait expiré avec son mensonge, mais à sa bouche Dieu reconnut qu’il chantait encore toujours : « O toi, qui vois tout ». En même temps, saint Nicolas qui jouit de l’estime particulière de Dieu, s’approcha de lui et dit à travers sa grande barbe :

— Tes lions se tiennent tranquilles, ce sont des créatures bien orgueilleuses, je dois le dire. Mais un petit chien trotte à la limite de la terre, c’est un fox-terrier, regarde, tout à l’heure, il va tomber en bas.

Et, en effet, le bon Dieu vit danser quelque chose de clair et de blanc, comme un lumignon, dans la région de la Scandinavie, là où la terre est déjà si dangereusement arrondie. Et il se fâcha pour de bon et répondit à saint Nicolas que, si les lions ne lui convenaient pas, il n’eût qu’à s’en créer d’autres pour son propre usage. Sur quoi saint Nicolas quitta le ciel en frappant la porte, ce qui fit tomber une étoile, juste sur la tête du fox-terrier.

Voici que le désastre était complet, et le bon Dieu devait s’avouer qu’il était seul responsable de tout. Il décida de ne plus détourner un seul regard de la terre. Et ainsi fut fait. A ses mains qui, après tout, elles aussi contenaient la sagesse, il confia tout le travail, et, bien qu’il fût lui-même très curieux de savoir quel serait l’aspect de l’homme, il regarda fixement la terre, où, comme pour le défier, il n’y avait plus maintenant la moindre feuille qui consentît à bouger. Pour avoir quand même une petite joie après cette longue peine, Dieu avait ordonné à ses mains de lui montrer l’homme avant de le livrer à la vie. Plusieurs fois il demanda, comme les enfants lorsqu’ils jouent à cache-cache : « Prêt ? » Mais pour toute réponse il n’entendait que ses mains qui continuaient à pétrir, et il attendait toujours. Le temps lui paraissait très long. Tout à coup il vit tomber quelque chose à travers l’espace : c’était sombre et paraissait venir de son voisinage. Pris d’un mauvais pressentiment, il appela ses mains. Elles parurent, toutes couvertes de glaise, chaudes et tremblantes.

— Où est l’homme ? s’écria-t-il.

La droite alors se jeta sur la gauche :

— C’est toi qui l’as lâché.

— Je t’en prie, répliqua la gauche, irritée, n’as-tu pas voulu tout faire toi-même, sans me laisser dire un mot ?

— C’est justement. Tu aurais dû le retenir.

Et la droite allait prendre son élan. Mais elle réfléchit, et les deux mains dirent en se rattrapant l’une l’autre :

— Il était si impatient, l’homme… Il voulait toujours vivre de suite… Nous n’en pouvons rien… Certainement nous sommes toutes deux innocentes.

Mais le bon Dieu était sérieusement fâché. Il repoussa les deux mains qui lui bouchaient la vue sur la terre :

— Je ne vous connais plus. Faites ce que vous voudrez.

Et les mains depuis lors s’y essaient, mais elles ne peuvent que commencer ce qu’elles font. Sans Dieu, il n’y a pas d’accomplissement. Et enfin elles furent lasses. A présent elles s’agenouillent du matin au soir et font pénitence ; ainsi du moins raconte-t-on. Mais nous croyons que Dieu se repose, parce qu’il est fâché contre ses mains. C’est toujours encore le septième jour qui dure.

Je me tus un instant. Madame la voisine mit, avec beaucoup de bon sens, ce silence à profit :

— Et vous croyez que la réconciliation ne se fera plus jamais ?

— Oh si, répondis-je. Du moins je l’espère.

— Et quand cela sera-t-il ?

— Je pense, quand Dieu connaîtra l’aspect de l’homme que ses mains ont lâché contre sa volonté.

Madame la voisine réfléchit, puis elle eut un rire :

— Mais il n’aurait eu qu’à regarder en bas.

— Pardonnez, répondis-je gentiment, votre remarque témoigne d’un esprit très subtil, mais mon histoire n’est pas encore finie. Or donc, lorsque les mains se furent effacées et que Dieu put de nouveau dominer la terre du regard, une minute de nouveau s’était écoulée, ou disons : un millénaire, ce qui, nous le savons, revient au même. Au lieu d’un homme, il y en avait un million. Mais tous étaient déjà habillés. Et comme la mode était alors justement très laide, Dieu se fit des hommes une idée très fausse et — je ne veux pas le dissimuler — plutôt défavorable.

— Hum, fit la voisine qui voulait dire quelque chose.

Mais je n’y pris pas garde et conclus avec une intonation appuyée :

— Et voilà pourquoi il est indispensable et urgent que Dieu apprenne comment l’homme est en réalité fait. Réjouissons-nous qu’il y en ait du moins quelques-uns pour le lui dire…

Mais madame la voisine ne se réjouissait pas encore :

— Et qui serait-ce, s’il vous plaît ?

— Tout simplement les enfants, et de temps à autre aussi les hommes qui peignent, ceux qui écrivent des poésies, qui bâtissent…

— Bâtissent quoi ? Des églises ?

— Oui, et n’importe quoi, en général.

Madame la voisine secoua lentement la tête. Plus d’une chose lui semblait étrange. Nous avions déjà dépassé sa maison et revenions maintenant lentement sur nos pas. Soudain quelque chose l’amusa et elle rit :

— Mais c’est stupide, tout cela, puisque Dieu sait tout. Par exemple, il aurait même dû savoir exactement d’où était venu le petit oiseau.

Elle me regarda d’un air de triomphe. J’étais un peu troublé, je l’avoue. Mais lorsque je me fus ressaisi, je réussis à faire montre d’un visage infiniment grave :

— Chère madame, lui enseignai-je, cela c’est en réalité une histoire à part. Mais pour que vous ne croyiez pas que ma réponse ne soit de ma part qu’un prétexte (naturellement, elle s’en défendit aussitôt avec véhémence), je veux vous la dire en deux mots : Dieu a toutes les qualités, naturellement. Mais avant qu’il fût en état de les appliquer en quelque sorte au monde, elles lui apparaissaient toutes comme une seule et immense force. Je ne sais pas si je m’exprime clairement. Mais en présence des choses, ses facultés se spécialisèrent et devinrent dans une certaine mesure des devoirs. Il avait du mal à les retenir tous. C’est qu’il y a des conflits. (Entre nous : tout cela je ne le dis qu’à vous, et gardez-vous bien de le répéter aux enfants.)

— A quoi pensez-vous ? se récria-t-elle.

— Voyez-vous, si un ange était passé en chantant : « Toi qui sais tout », il est évident que tout eût été pour le mieux.

— Et cette histoire serait superflue ?

— Certainement, confirmai-je, et je voulus prendre congé.

— Mais êtes-vous bien sûr de tout cela ? interrogea-t-elle.

— Absolument sûr, répondis-je presque solennellement.