Icare - Johann Farge - E-Book

Icare E-Book

Johann Farge

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Beschreibung

Début 2020, d’étranges événements ont eu lieu aux alentours d’Annecy : préfecture ô combien touristique de Haute-Savoie, surtout connue pour ses magnifiques paysages.

Les documents compilés ici sont le résultat des recherches effectuées par une certaine Ariane Jamais. Ils concernent les circonstances troubles du décès de sa sœur Phalène. Ce dossier apporte un éclairage particulier aux faits. Il interroge quant à la nature de ce qui est véritablement survenu.

Le caractère effrayant de ce compte-rendu amène également à réfléchir sur l’image du monde dans lequel ces femmes ont évolué…

Les montres ont-ils la société qu’ils méritent, ou bien est-ce l’inverse ?

À PROPOS DE L'AUTEUR

Né en 1978 et installé à Annecy, Johann Farge élabore un univers où la fiction se teinte d’horreur, en puisant dans la violence à peine exagérée de son quotidien.

"Icare" se distingue de ses précédentes publications en se libérant des contraintes qu’impose généralement l’édition.

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Seitenzahl: 219

Veröffentlichungsjahr: 2025

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Ähnliche


Couverture

Titre

Icare

de Johann Farge

Le temps d’un roman

Editeur

Collection «Roman policier»

Dédicace

Ce livre n’aurait jamais vu le jour sans le concours de :

Elisabetta Riganti

qui a réalisé le portrait de Phalène et me l’a offert gracieusement

https://www.saatchiart.com/en-fr/account/profile/980482

Bérangère Sotto

,

Philippe Bouvier

,et

Valérie Isanic

qui ont relu et corrigé minutieusement le texte

Lise Tourtelier

qui s’est particulièrement occupée des analyses psychologiques

https://psychologue-lisetourtelier.com/

Cindy Artaz

,

Clément Farge

,

Toussaint

&

Nadine Farge

,

Valérie Kieffer

,

Jacques Masumbuko

,

Franck Monet

,

Jules Navarre

, et

Pierre Vautier

qui ont été mes bêta-lecteurs.

Ainsi que les amis, proches, collègues, connaissances ou rencontres qui, de près ou de loin, m’ont inspiré pour écrire cette histoire.

À tous, un grand et sincère merci.

Ce livre est dédicacé à mes enfants : Soumaya, Zéphyr, Idriss et Néis.

Je vous aime.

J’aime la beauté de la nuit, son silence, ses illusions

Ce tableau de lumières qui ruinent le monde

Sous un firmament figé de constellations

Et le tonnerre de ma colère qui gronde

Lyon le 08 mai 2020

Papa, Maman : Phalène est morte.

Et Léopoldine aussi, quelque temps avant.

J’ai cherché longtemps les mots pour vous l’annoncer. Je n’en ai pas trouvé. Alors, pardon de le faire aussi crûment. C’est la réalité qui est brutale, pas mon intention.

La police m’a appelée il y a un mois et demi. Il y a eu un incendie chez elle. Ils l’ont retrouvée parmi les décombres. Ils m’ont chargée de vous avertir. Si je le fais si tard, c’est pour deux raisons :

– D’abord, elle ne voulait pas de vous à ses obsèques. Elle m’en avait fait part plusieurs fois. Ne pas vous révéler son décès était le meilleur moyen de respecter sa volonté.

– Ensuite, quand la police m’a informée du classement de l’affaire, leurs explications ne m’ont pas suffi.

Ils m’ont rendu les documents réquisitionnés pour l’enquête. Il y avait deux carnets et une petite peinture. En lisant le contenu des calepins, j’ai voulu en savoir plus. Je voulais comprendre ce qui justifiait les conclusions de la procédure.

J’ai un ami journaliste. Il a des relations dans la police. Je lui ai demandé de me procurer le dossier. Ça a pris un peu de temps mais il a réussi à l’avoir. J’en joins la copie à cette lettre. À vous de vous faire une idée.

Toutes les réponses sont là. Il y a aussi quelques informations sur Léopoldine, si ça vous intéresse… Je vous ai laissé quelques commentaires, des notes sur les précisions que j’ai pu obtenir et mes propres conclusions à la fin.

Je regrette qu’on en soit arrivés à cet état de choses.

COMPTE RENDU DU RAPPORT D’ENQUÊTEPORTANT SUR L’AFFAIRE CONCERNANTMME PHALÈNE JAMAIS RETROUVÉE MORTEDANS L’INCENDIE DE SON DOMICILELE 29/03/2020

Affaire menée par l’Inspecteur XXXXXXX

Annecy le 14/04/2020

Lundi 30/03/2020, aux environs de 8 heures, un déploiement policier a été sollicité par les sapeurs-pompiers. Un incendie, localisé 7 bis chemin des Amarantes, commune de Seynod, révélait la présence d’un corps calciné. La cellule d’enquête préliminaire a donc été dépêchée sur les lieux. C’est moi-même, xxxxxx xxxxxxx, inspecteur de police rattaché au commissariat d’Annecy, qui encadrais cette opération.

Sur place, la réactivité des pompiers a permis de limiter le sinistre au salon. Les lieux ont tout de suite pu être inspectés. Les dégâts matériels se concentraient principalement près de la baie vitrée. C’est également à cet endroit que gisait la dépouille. Elle se présentait étendue dos au sol face aux fenêtres, abritant en apparence son visage sous ses bras. Son tronc et sa face montraient des lésions très importantes consécutives aux brûlures. Bien que partiellement dégradés, les autres membres apparaissaient moins endommagés. Les pompiers ont confirmé que le corps se situait dans la zone d’origine du foyer. Aucun indice pertinent n’était susceptible d’expliquer le départ du feu. On présume qu’il s’est propagé en enflammant les rideaux. Après analyse, la nature de l’embrasement reste incertaine.

En procédant à l’examen des autres pièces, l’attention s’est portée sur la cuisine. Plusieurs éléments étaient disposés en évidence sur la table. Ils ont été prélevés et inventoriés comme suit :

– un flacon entamé de cognac XO “Les Barbins”,

– un paquet de Camel souple où manquait une seule cigarette,

– un carnet noir, de type “Moleskine”, contenant le journal intime de la victime présumée,

– un autre carnet consignant ses rêves, plus petit, relié de cuir vert, présentant un oiseau stylisé en relief sur la couverture,

– une miniature de portrait peint sur toile, comportant la mention “Autoportrait” au dos,

Ces pièces sont en partie reproduites dans le dossier joint à ce compte rendu.

L’étude des carnets a permis l’identification formelle de la défunte. Il s’agit de Mme Phalène Jamais, née le 03/10/1988 à Thonon-les Bains (74). Elle résidait seule à cette adresse depuis la mort de sa fille, décédée en début d’année. Elles avaient emménagé il y a environ un an, après avoir habité plusieurs années à Paris. Le père de l’enfant est inconnu. Elle travaillait depuis peu comme technicienne de surface pour une société de nettoyage. Ses fréquentations s’avéraient très limitées et elle semblait assez isolée socialement. Son répertoire téléphonique a permis de prendre contact avec sa sœur : Ariane Jamais. Celle-ci s’est chargée de prévenir leurs parents, apparemment en conflit avec la victime.

Aucun antécédent judiciaire connu. Les recherches la concernant ont révélé qu’en février 2011, elle a déposé une plainte pour viol restée sans suite. Selon sa sœur, elle se serait installée à Seynod pour changer de vie après plusieurs années difficiles. Les rares témoignages rassemblés durant l’enquête la décrivent comme discrète et introvertie. Ces tendances se seraient accentuées depuis la disparition de sa fille.

Durant l’examen des carnets, des détails troublants ont entraîné leur analyse par un expert en psychologie. Ces points incertains ont conduit à se pencher avec plus de précision sur l’environnement social de Mme Jamais. Dans les mois ayant précédé sa mort, plusieurs circonstances déroutantes demeurent malgré tout sans explication. Un certain nombre de justificatifs en lien avec ces situations ont été rassemblés. Fait déconcertant : la signature de Mme Jamais n’apparait sur aucun de ces papiers. Leurs répliques sont également consignées dans le présent dossier. Combinés : les carnets, l’analyse psychologique et ces indices amènent un éclairage notable à l’affaire. Ces indicateurs concordent avec les constatations du médecin légiste, renforçant la probabilité d’un suicide.

Confirmés par les conclusions des experts, les résultats de l’enquête légitiment donc la clôture du dossier. Malgré quelques incertitudes persistantes, rien ne s’oppose ainsi à son classement.

EXTRAIT DU JOURNALDEMME PHALÈNE JAMAIS

Mardi 14/01/2020

La douleur est trop forte alors je vais écrire.

C’est le troisième jour depuis que tu es partie.Dans la Bible, c’est à ce moment-là que Jésus ressuscite : au troisième jour.Belleconnerie !Un corps mort est une coquille vide qui se dégrade d’heure en heure, j’ai pu le vérifier.

Et pourtant c’est tout ce qui me reste encore de toi : ce petit corps froid et dur. C’est sur lui que je pleure depuis ces trois jours. C’est lui que j’embrasse et que je caresse, dans l’espoir de le sentir se réchauffer. Mais, même s’il a encore ton image, tu n’es plus dans ce corps, je le sens bien. Cette enveloppe n’est que l’exutoire de mon chagrin : un mannequin de chair inerte à qui je demande de se réveiller en vain.

Survivre à son enfant : quelle absurdité !

Quel sens cela peut-il peut avoir ? Qu’on m’explique !

Ils sont venus te prendre hier matin. Je n’ai d’abord pas pu te laisser ; et heureusement que les employés des pompes funèbres ont du tact. J’ai refusé qu’ils te mettent dans la housse, ce vulgaire sac. Je les ai regardés t’arracher à ton lit pour te poser sur un brancard de métal glacé. Puis, voyant que je ne pouvais les laisser recouvrir ton visage d’un drap blanc, ils m’ont proposé de t’accompagner au funérarium avec eux. Comprenant que cela serait inéluctable, j’ai accepté cette solution : c’était la moins inadmissible à ce moment-là. Ils t’ont amenée à l’arrière de leur voiture, fait glisser dans l’alcôve et refermé les portes. L’un d’eux m’a invitée à monter à la place centrale, à l’avant. Bruit de portières, la clef tourne, le moteur démarre ; et la nef se met à voguer.

Quel voyage improbable, cernée par le silence de ces deux croque-morts ! Notre petit véhicule sillonnait la ville encore déserte et sombre. La lueur de ses phares pailletait les rues toutes couvertes de givre. Quelques silhouettes se découpaient derrière les rares fenêtres éclairées. Peinant à sortir du sommeil, l’humanité se préparait à affronter son quotidien. Ce monde, ses préoccupations : plus rien n’avait de sens à mes yeux. Au loin, le soleil commençait à poindre. Il annonçait une journée dominée par son horrible splendeur. Toi : tu étais étendue sous ton linceul, isolée dans le compartiment arrière. Les virages te berçaient, adoucis par la conduite appliquée du chauffeur. Nous formions un convoi de fous dans un monde que la raison avait quitté. Les quelques kilomètres ont duré une éternité.

Nous nous sommes finalement arrêtés. Celui qui ne conduisait pas est descendu. Il a fait coulisser l’immense porte de fer du dépôt pour l’ouvrir. Le fourgon s’est alors avancé dans l’obscurité ; et les ténèbres nous ont engloutis. Dans mon esprit, le tableau de Goya a surgi :  “Saturne dévorant un de ses fils”.

Improbable également cet endroit. C’est un garage où sont alignés des corbillards. On y décharge les corps pour les emmener aux frigos. Sur le mur du fond, un balai et une pioche reposent près d’un container-poubelle. À leur gauche, un passage noir s’ouvre dans la paroi. Il jouxte un petit bureau vieillot. Un escalier de ciment s’appuie à sa cloison extérieure, pour s’élever on ne sait où. Au pied des marches, sa rampe part d’un pilier en béton pourvu d’un long miroir étroit et ébréché. Une petite caisse contenant des chiffons et une boîte de cirage est posée sur le premier degré. Sous les cottes grises encombrant la main courante, des bottes terreuses et des chaussures de sécurité attendent leur propriétaire.

Après t’avoir sortie de l’ambulance, ils t’ont conduite à travers le large couloir sombre. De part et d’autre, il était bordé d’une haie de cercueils remisés en pied, de toutes tailles et de tous bois. Nous avons débouché sur un atelier antédiluvien. Quelques sarcophages préparés attendaient là leur hôte. À droite, une double porte s’ouvrait sur un laboratoire glaçant. Ils ont placé le brancard au centre de cette pièce toute carrelée. Au mur, un tableau blanc indiquait les noms de ceux avec qui tu passerais les heures à venir. Il y en avait peut-être trois ou quatre. J’ai observé la pièce d’un coup d’œil circulaire : un évier, un bureau sur lequel reposait un classeur épais ; et puis ces grandes armoires hermétiques.

Contrits, les brancardiers de l’aube se sont alors tournés vers moi. L’un d’eux (le chauffeur) m’a sollicitée avec délicatesse. Il m’a dit qu’il ne lui semblait pas judicieux que j’assiste au reste des opérations. Que je ne devais pas m’inquiéter, qu’il prendrait soin de toi. Son collègue allait m’accompagner dans le petit bureau : on s’y occuperait de la paperasse. Lui, il finirait ici pendant ce temps. Puis, il nous rejoindrait pour m’expliquer comment les choses se passeraient ensuite.

Je t’ai serrée dans mes bras en sanglotant. Ils ont attendu patiemment que je me tourne vers eux, pour leur signifier qu’on pouvait y aller. Et j’ai suivi mon guide à contrecœur.

J’ai signé des papiers sans les regarder. Quand l’autre est revenu, il m’a expliqué qu’il s’était occupé de ton admission. Comme si on était à l’hôpital ! Comme si on pouvait te soigner… Il m’a dit que je pourrai te voir dès l’ouverture du funérarium. Que j’aurai la liberté de rester autant que je le souhaite durant les horaires de visite. Si je voulais m’attarder au-delà, j’avais par ailleurs la possibilité de réserver un salon. On me donnerait alors des codes pour y accéder sans restriction. Un salon… Une tentative langagière visant à rendre chaleureuse une pièce à l’atmosphère sibérienne. Il m’a avisée des documents à fournir pour la suite et, m’ayant donné l’heure d’ouverture de l’agence en ville, il a proposé de me raccompagner. J’ai refusé. J’avais besoin de marcher dans le froid du petit matin. Celui qui, aigu et vif, dissout nos illusions en nous saisissant jusqu’aux os, rendant ainsi le réel incontestable. Quand je suis arrivée à la maison, la nuit s’était enfuie.

Un lourd silence avait recouvert les lieux : même les bruits extérieurs ne filtraient plus. Tout était figé. L’horreur d’un cauchemar avait pris pied dans la réalité. J’ai regardé autour de moi, ahurie. Sans trop m’en rendre compte, je me suis mise à ranger. Mes gestes étaient automatiques, accablés. Quand j’ai fini le salon, je suis passée à la cuisine et, après avoir retardé ce moment le plus possible, à ta chambre. Je me suis écroulée sur ton lit en sanglots. J’ai hurlé, ragé, jusqu’à ce que je n’aie plus de forces. Ton odeur imprégnait les draps. J’ai serré ton doudou contre moi. Mes yeux se sont alors perdus dans le vague. Je n’étais qu’un immense vide, un gouffre abyssal et noir où mon âme chutait sans fin. Je ne sais pas combien de temps cela a duré, mais j’ai fini par me relever. J’ai refait ton lit et replacé ton doudou sur l’oreiller. J’ai regardé le résultat et me suis dirigée vers la porte. Un dernier coup d’œil à ce triste tableau, et je suis partie m’asseoir au salon.

Malgré mon épuisement, le sommeil ne pouvait pas me terrasser. Après un tourbillon de pensées confuses, j’ai rassemblé les documents à ramener à l’agence de pompes funèbres : le livret de famille, la carte de mutuelle. Je les ai glissés dans mon sac et suis allée à la salle de bains pour me doucher. Tout me revenait en boucle et j’ai encore pleuré sous le jet. J’ai attrapé des vêtements sans même y jeter un œil, et les ai enfilés avant de me mettre en route en direction de l’office funéraire en ville.

Mes pas sans conviction devaient me donner l’air d’une folle complètement égarée. Régulièrement, les sanglots remontaient. Mais plus une larme ne pouvait sortir. J’ai erré ainsi jusqu’à la porte de la boutique. Derrière la vitrine apparaissaient des croix et des couronnes. Je suis restée plantée quelques secondes la main tendue vers la poignée. Mon regard s’est figé sur les avis de décès affichés là. Quelque chose bloquait en moi. J’ai baissé les yeux et, par une expiration ventrale, j’ai soufflé tout l’air que j’avais dans les poumons. Puis j’ai fait le pas pour entrer.

Averti de mon arrivée par une sonnerie, un homme en costume gris sombre est descendu des escaliers près du comptoir. Svelte, la cinquantaine, cheveux noirs et petit bouc. Il m’a saluée poliment me considérant de ses yeux ronds. Je me suis présentée. Il a tout de suite compris qui j’étais. Il connaissait ton prénom. Il m’a suggéré de le suivre dans un petit bureau au fond du magasin. Il m’a invitée à m’asseoir avant de me proposer un café ou autre chose. J’ai décliné : rien ne pouvait passer. Avec beaucoup de prévenance, il m’a détaillé les prochaines étapes de notre entrevue. L’administratif d’abord, puis le choix du type d’obsèques, de la cérémonie, du cercueil et des fleurs… La conversation me semblait surréaliste. Les explications du cadre légal cernaient ma douleur d’une rigueur toute institutionnelle.

Comment n’ai-je pas défailli ?

Sûrement parce que, même dans cette situation, je cherchais le meilleur pour toi. J’ai réservé un salon : je voulais te voir sans contraintes pendant le peu de temps où je le pouvais encore. Il a passé un coup de téléphone pour être sûr qu’il y en ait un à disposition. Il a demandé si je souhaitais qu’on t’habille. Je lui ai dit que je le ferai moi-même. Son regard s’est fait interrogateur. Devant mon attitude déterminée, il a évoqué la possibilité d’une assistance si je le souhaitais. La situation pouvait compliquer ces gestes si simples à accomplir en temps normal. Un agent de funérarium saurait les exécuter avec décence. J’ai accepté dans l’angoisse de craquer à ce moment-là. Il m’a assurée que la pièce serait prête d’ici une heure.

Il m’a raccompagnée à la porte de la boutique et l’a tenue ouverte pour me laisser passer. Il devait me prévenir sitôt que la mairie lui donnerait les autorisations nécessaires pour la suite. Je l’ai remercié du bout des lèvres, m’enfuyant quasiment dans la rue maintenant animée. Je voulais te voir au plus vite. L’attente a été démesurée avant de pouvoir me présenter à l’athanée. J’ai déambulé lentement à travers les rues de la ville, me cachant presque, telle une ombre. J’ai approximativement calculé le temps depuis l’appel téléphonique. Lorsque j’ai estimé qu’il était l’heure, j’ai sonné à la porte.

Toute de métal, elle s’est ouverte avec lourdeur sur un grand gaillard massif bientôt soixantenaire. Une douceur bleutée émanait de son regard, contrastant avec l’austère grisaille de son costume. Il m’a accueillie avec beaucoup de précaution. Il m’a indiqué le salon qu’il venait de finir d’installer. Après avoir fait le code, il l’a ouvert et m’a laissée passer respectueusement. Il s’est retiré en fermant la porte sans que j’y fasse attention, alors que je me ruais vers toi en larmes.

Tu étais étendue sur le plateau en inox d’un chariot à grosses roulettes. Une parure en polyester beige te remontait jusqu’aux aisselles. Les bords en dentelle de ce drap pendaient de tout côté, tentant maladroitement de camoufler la civière. Ta tête reposait sur un large carré du même tissu. Dissimulé en dessous, un support rigide échouait à donner l’illusion d’un oreiller. Tes petites mains reposaient les doigts croisés sur ton ventre. Tes yeux fermés donnaient l’impression que tu dormais sereinement. Je ne croyais pas avoir encore tant de larmes. J’ai collé mon visage contre ta joue froide et mes sanglots ont redoublé. Je t’ai suppliée de te réveiller, en hurlant parfois à l’injustice, mais tu n’as pas bougé. Et puis, à bout, je me suis calmée pour te parler et te bercer. J’ai posé mes mains sur les tiennes : impossible de m’accoutumer au choc glacial de ta peau ! Je t’ai rassurée alors, délirant presque. Mais en fait, le réconfort de mes propos ne s’adressait qu’à moi.

Des heures ont dû passer alors que j’alternais entre tous ces états. On a frappé à la porte. L’agent de funérarium venait me prévenir qu’il partait. Il était midi et il serait de retour pour treize heures trente. Il en a profité pour me demander comment je voulais procéder pour t’habiller. Il a proposé de me laisser faire, se tenant à disposition en cas de besoin. J’ai acquiescé sans le regarder. Il m’a indiqué que, lorsque j’aurai apporté tes affaires, il me suffira de sonner à l’entrée pour qu’il arrive. Il m’a remis un petit papier avec les codes du bâtiment et du salon, avant de partir en refermant prudemment. Seule face à toi, je t’ai dit que j’allais également partir. Pas pour longtemps. Pas pour manger, non : j’avais oublié ce qu’était la faim. Juste pour aller chercher tes vêtements. Je ferai l’aller-retour et nous serons à nouveau toutes les deux.

Je me suis retrouvée une fois de plus dans cette maison vide et silencieuse. Dans ta chambre, cœur de ce néant, j’ai pris le temps de choisir tes habits. Chaque fois que j’en trouvais un qui convenait, un pic de douleur m’assaillait. La culotte noire à pois blancs et gros élastique, les chaussettes roses à cœurs noirs, le t-shirt blanc avec la tête de chaton, le pantalon rouge bien coupé ; et ton pull pelucheux noir, avec la licorne en sequin. Et puis le petit collier de pierres violettes que tu portais tout le temps. Soigneusement, j’ai mis tout ça dans un sac avec ta paire de Converse bordeaux. Je suis ensuite allée m’asseoir au salon un instant. Anéantie, dans l’œil du cyclone : tout virevoltait dans mon esprit. Je me suis relevée pour ne pas me laisser emporter. Une action, un mouvement même minime : c’était le seul moyen de ne pas penser, de ne pas devenir folle. J’ai repris le chemin du funérarium. Je t’avais déjà trop fait attendre.

Nous avons patienté toutes les deux jusqu’à l’heure du retour de l’agent funéraire. J’ai sonné et il était là en quelques secondes. Je lui ai montré le sac rempli d’affaires, en lui disant que j’allais commencer à t’habiller. Il est allé chercher des gants en latex. Avec soin, il a alors enlevé le drap de parure qui te recouvrait, ainsi que celui se trouvant sous ton crâne. Il les a pliés et déposés sur un des fauteuils du salon. Cette réalité crue de ton corps sur le métal, la tête sur une cale en plastique, m’a fait l’effet d’un coup puissant. Il m’a demandé si ça allait. J’ai répondu oui, accablée. Il s’est alors posté un peu en retrait, pour ne pas me gêner, mais prêt à intervenir. Et, d’un geste, il m’a signalé que je pouvais commencer.

Sans difficulté, j’ai retiré ton bas de pyjama pour enfiler tout de suite culotte et chaussettes. J’ai vite fait appel à mon assistant pour le haut. Il m’a montré comment plier un bras avec douceur, pour retirer une manche. Ensuite, il a soulevé ta tête avec soin, que je puisse la faire passer dans le col. Nous avons procédé à l’inverse pour enfiler ton t-shirt. Il t’a basculée sur le côté avec précaution, pour me permettre d’arranger le vêtement dans ton dos. J’ai passé ton pantalon à tes chevilles. Nous l’avons remonté petit à petit, en relevant légèrement la jambe de notre côté chacun notre tour. Pour l’engager jusqu’à ta taille et y rentrer le t-shirt, il t’a mise de flanc encore une fois : à gauche, puis à droite.

Ses gestes étaient précis et soignés. Je me suis demandé comment il avait réussi à prendre l’habitude de les effectuer. Nous avons échangé quelques mots. Très peu. Il m’a confirmé l’injustice d’une telle situation. Mais il ne pouvait pas imaginer ma souffrance. Personne ne le peut !

Après t’avoir revêtue de ton pull et lacé tes baskets, il a encore relevé ta tête : que je puisse passer le collier autour de ton cou. Je l’ai fermé et ajusté sur ta poitrine. J’avais terminé et j’ai regardé l’homme pour lui signifier. Il a repris le drap de parure. Je lui ai demandé si c’était possible de le glisser sous toi, afin de ne pas cacher tes vêtements. Il m’a répondu que c’était faisable. Il lui fallait quelques minutes et il procéderait seul : la manœuvre n’étant pas particulièrement agréable à regarder. Rassurée par la dignité qu’il avait montrée pour m’aider à t’habiller, j’allais l’attendre hors du salon.

Quand il a rouvert la porte, j’avais parcouru trois ou quatre fois la demi-douzaine de mètres du couloir à pas lents. Tu étais magnifique, baignée dans la douce lumière filtrant à travers les vitres dépolies. Les larmes me sont montées. Comment mon corps ne s’est-il pas desséché à force de pleurer ? Tes mains avaient été recroisées sur ton ventre et la cale sous ta tête camouflée. Il s’est retiré en s’excusant, comme pour aller chercher quelque chose. Il est revenu avec une brosse à cheveux qu’il m’a tendue. Les yeux humides, je lui ai souri en le remerciant. Puis il a disparu, nous laissant en toute intimité.

J’ai passé l’après-midi près de toi. Parfois, par quelques mots consolatoires, je brisais le silence nous entourant. J’ai aussi donné un ou deux coups de fil : mon boulot, ton école… Mais, bien que nous commencions à avoir quelques connaissances ici, je ne voulais entendre ni voir personne. Je ne voulais que toi auprès de moi, encore et encore. Car bientôt, je le savais : ce ne serait plus possible.

Le soir est venu et on a toqué. La porte s’est ouverte. Dans l’entrebâillement, les yeux azur de l’agent funéraire sont apparus sous sa chevelure d’argent. Il m’informa que ton cercueil était prêt. Il pensait effectuer la mise en bière dès ce soir, sauf si je préférais attendre. Considérant les grosses roulettes du chariot où tu reposais, je lui ai dit que le plus tôt serait le mieux. Il était plus de dix-sept heures. J’avais passé une journée sans repas après une nuit blanche. Je sentais maintenant tout leur poids me tomber dessus. Je t’ai prise dans mes bras, te serrant fort pour te couvrir de baisers. En lui rendant la brosse, j’ai encore remercié le préposé. Et puis, une dernière fois, je me suis retournée pour te voir, avant de reprendre le chemin de la maison.

Cette image m’a suivie tout le trajet. Tu étais impassible, dans la lumière tamisée qui nimbait tes beaux vêtements. Tes cheveux, lisses et soyeux, se répandaient en cascade sur tes épaules. Sur ta poitrine, le petit chemin violet de ton collier brillait. On pouvait croire que tu dormais. Tu souriais presque, comme lors d’un rêve agréable. Tu aurais dû avoir la vie devant toi.

Pour moi : la nuit tombait, sur la route et mon existence. Tout s’était assombri. Plus rien de lumineux vers l’avenir.

Je suis rentrée et j’ai observé les pièces figées qui s’ouvraient autour de moi. Je suis allée directement dans ta chambre. Je me suis assise sur ton lit et j’ai pris ton doudou contre moi. Il était empreint de ton odeur. Sans plus aucune volonté, je me suis lentement allongée. Intensification de tes effluves. Mes paupières sont tombées sur mes yeux béants. Ténèbres.

J’ai déploré me réveiller ce matin. Mon sommeil était lourd et noir. À peine quittés les bras de Morphée, j’ai éprouvé douleur et tristesse. J’ai refait ton lit et suis allée à la cuisine. Sans faim, j’ai mangé quelque chose : mon corps ne pouvait plus me porter. Douche. Vêtements. Sempiternels rituels s’appliquant que l’on rende visite aux vivants ou aux morts. Je ne voulais pas te paraître négligée. Et puis j’ai filé te voir.