Il joue toujours du Beethoven mais il n'a pas rangé ses colts - Tome 2 - Elsa Errack - E-Book

Il joue toujours du Beethoven mais il n'a pas rangé ses colts - Tome 2 E-Book

Elsa Errack

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Beschreibung

Victor Brennan aimerait bien tourner la page des folles aventures vécues durant sa prime jeunesse dans le Far West. D’ailleurs, il le dit et le répète à ses amis : les duels au revolver, les chevauchées endiablées et les chasses à l’homme, c’est bien fini pour lui. Il n’aspire plus qu’à une seule chose : vivre paisiblement et bourgeoisement à San Francisco. Fonder un foyer avec la belle Laura, la docteure au fort caractère dont il est profondément épris. Gagner sa vie comme pianiste, notamment en donnant des concerts au Platt’s Hall, la plus grande salle de la ville. Mais voilà que le destin le rattrape. Une histoire de fausse monnaie, sa trahison envers son vieil ami Radomir, son refus de travailler pour James E. le puissant chef du Service Secret et aussi, sa propre inconséquence, vont à nouveau l’entraîner dans un tourbillon de péripéties.

Dans "Il joue toujours du Beethoven mais il n’a pas rangé ses colts" vous retrouverez Victor Brennan, le héros de "Des colts et du Beethoven", le pianiste virtuose qui sait aussi bien jouer du revolver que du Beethoven, son compositeur favori..

À PROPOS DE L'AUTRICE

Elsa Errack vit aujourd’hui à Valence dans la Drôme. Son premier ouvrage, rédigé au cours de ses études d’histoire, " Regards de voyageurs sur la Terre Sainte aux XVIIe et XVIIIe siècles " (non publié) témoigne de sa passion pour les voyages et les récits de voyage de toutes époques. Elle aime écrire des livres qui, à la façon des road-movies, font voyager le lecteur, à travers le monde et aussi à travers le temps. Avec "Il joue toujours du Beethoven mais il n’a pas rangé ses colts", la suite des aventures de Victor Brennan, elle signe son troisième roman. Retrouvez Elsa Errack sur Facebook, Instagram, sur son blog et son site https://www.elsaerrackauteure.com/

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Veröffentlichungsjahr: 2025

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ELSA ERRACK

Il joue toujours du Beethoven mais il n’a pas rangé ses colts.

PARTIE I EN ATTENDANTMIEUX

I

Le train avait quitté Omaha depuis peu et filait droit sur Chicago. En cette matinée d’octobre 1877 le ciel était si bas que la cheminée de la locomotive semblait devoir le fendre pour s’y ouvrir un passage. La fumée qui s’échappait d’elle se mêlait aux noires nuées. Un fantastique orage se préparait. La machine fonctionnait à plein régime. Elle donnait l’impression de vouloir s’éloigner au plus vite de la capitale du Nebraska, ne désirant pas s’attarder dans ces immenses plaines solitaires dont la monotonie n’était rompue que par une maigre bourgade ou une exploitation isolée.

Cela faisait déjà quatre jours que Victor* voyageait. Dans la matinée du premier octobre, il était monté dans le train du Pacific Railroad qui avait parcouru sans incident notable les mille cinq cents miles séparant San Francisco d’Omaha, passant par Salt Lake City et Denver.

Ah, Denver ! Victor aurait bien voulu s’y attarder pour aller saluer ses amis, notamment Lily et Martin, ou déambuler dans les rues de cette belle ville qu’il aimait tant. Mais il n’en était pas question. Pas question non plus de descendre à Omaha, sa ville natale. Il n’avait pu y faire qu’une courte halte. A peine avait-il eu le temps d’avaler un café et un œuf au plat dans un saloon près de la gare qu’il avait dû sauter dans le train en partance pour Chicago. Radomir avait été catégorique sur ce point : il lui était formellement interdit de s’arrêter en cours de route. Il était attendu de pied ferme à Washington pour le mardi huit octobre. En cas de retard d’un train, dû à un accident ou à toute autre raison, Victor devait impérativement et sans délai le signaler par télégramme à Radomir. Et encore ! Cela serait ensuite vérifié à Washington. Pas de tromperie possible. Sous peine d’être remis en prison aussitôt.

Toutefois, Radomir avait bien fait les choses. Pour adoucir les rigueurs de ce très long voyage - la traversée des Etats-Unis d’Ouest en Est, soit plus de deux mille huit cents miles - il lui avait réservé, pour chaque nuit passée à bord, une place de voiture-lit. Victor pouvait ainsi, le soir tombé, se retirer derrière les lourds rideaux de satin amarante et disposer d’une confortable couche. Néanmoins, malgré le calme qui régnait dans le wagon, il ne parvenait pas à dormir paisiblement. Car, si en cette journée d’automne l’orage allait éclater sous peu, cela faisait quatre jours que la tempête grondait sous son crâne. Depuis son départ précipité de San Francisco, il n’avait cessé de tourner et retourner le problème dans tous les sens. Sans en trouver la moindre issue…

Le Service Secret. Agent du Service Secret des Etats-Unis. Ça consiste en quoi en fait ? Parce que Domir, il ne m’a pas vraiment expliqué la chose en détail. Aussi, nos retrouvailles ont été si courtes. A peine quelques heures. Que m’a-t-il dit ? Ah oui, que c’était assez nouveau, il a été créé il y a douze ans. Et puis ? Qu’il luttait contre la fausse monnaie, la contrebande et les fraudes foncières. Oh ! Comme ce doit être passionnant ! Pff, agent du Service Secret… Je n’ai vraiment pas envie d’entrer là-dedans, moi. Déjà que je suis parti de chez Pinkerton car je ne supportais pas leurs ordres ineptes. Alors là, m’occuper de fausse monnaie ! Aller courir au Mexique, comme Domir, ou dans quelque autre coin oublié de Dieu, risquer ma vie, pour pourchasser quelques malheureux faux-monnayeurs ! De la fausse-monnaie ! Qui s’en soucie ? Pff, quelques dollars de plus ou de moins, quelle importance ? Et tout ça pour quel salaire ? Domir ne me l’a pas dit. Ah, mais qu’est-il allé faire dans cette galère ? Quelle idée lui est passée par la tête d’aller se fourrer dans ce Service Secret ? Et de m’y embringuer par la même occasion ! Mmm, il m’a dit qu’il n’avait pu faire autrement. Soit il acceptait, soit c’était la corde. Aussi… il faut dire… Il n’a pas toujours été très raisonnable... Il avait tendance à sortir son arme pour un oui ou pour un non.

Un formidable coup de tonnerre retentit. Certains passagers en sursautèrent. Victor tourna machinalement la tête vers la fenêtre. Une forte pluie battait la vitre et des éclairs striaient le ciel désormais noir comme de la suie. Mais il ne prêta guère attention à ces déchaînements de la nature, tant il était absorbé dans ses pensées. Il était à ce point préoccupé qu’il n’avait même pas remarqué que depuis Omaha une mignonne brunette tentait d’attirer son regard. Elle avait été séduite par ce beau jeune homme, si élégant et courtois - Victor avait aidé la maman de la jeune fille à mettre son panier dans le filet au-dessus de leur tête. L’obscurité avait envahi la voiture, un agent arrivait pour allumer les lampes disposées au plafond. La brunette prit alors une jolie boîte en fer-blanc dans le sac qui était à ses pieds et l’ouvrit délicatement. Elle contenait des biscuits d’un beau rose qui dégageait une odeur bien appétissante. La jeune fille hésitait à en offrir un à son charmant voisin, intimidée par son air sombre et soucieux.

Mais… C’est que moi non plus, je ne peux pas refuser d’entrer dans ce fichu Service Secret. Ah quelle guigne ! Radomir me l’a bien redit avant que je ne le quitte, ce James… James comment déjà ? West ? Non, c’est ridicule ça, James West, ce n’est pas ça. James… Oh, je ne sais plus. J’aurai bien le temps de vérifier cela, j’en ai encore pour trois jours avant d’atteindre Washington. Enfin, ce James est un chef influent du Service Secret et il n’est pas du genre à plaisanter. Il ne manquera pas de me faire rechercher à travers tout le pays pour m’arrêter si je ne me présente pas à lui. Et qui dit arrêté… dit pendu ! Ah, vraiment, quelle guigne. Ce Domir… Il n’aurait pas pu agir autrement ? Il ne pouvait pas juste me tirer de prison, faire en sorte que je sois innocenté et on en restait là ! Il m’a assuré que cela ne lui avait pas été possible, qu’il n’avait pu obtenir ma libération qu’après avoir réussi à persuader - difficilement - ce fameux James que je ferai une excellente recrue pour le Service Secret. Mmm, est-ce que c’est bien sûr, ça ? Il n’a peut-être pas tout tenté ?

Oh !! Heureusement, Radomir n’entendait pas les pensées de son protégé ! « Pas tout tenté » ? Radomir ? Lui qui, pendant plusieurs jours avait vécu dans l’angoisse de voir mourir son cher Victor et qui avait œuvré d’arrache-pied pour le sauver !

Non sans une inconséquence certaine, Victor estimait qu’il était désormais en droit de poursuivre sa vie à sa guise malgré les crimes qu’il avait commis. Comme il l’avait toujours fait. Après tout, quand il était tueur à gages, nul ne l’avait jamais empêché de mener l’existence qu’il souhaitait. Sauf lorsque Blake Hole lui avait envoyé trois mercenaires aux trousses et qu’il avait bien failli y passer. Mais tout cela était terminé. Blake Hole reposait maintenant dans un cimetière de Boston, Victor l’ayant abattu un an plustôt.

Bon, bien sûr, Radomir, j’ai une entière confiance en lui. Je ne remets pas sa parole en doute. Jamais je ne me montrerai ingrat envers lui. Après la mort de papa, il a été tout pour moi. Je l’aime comme un frère, comme un père, Radomir. Je lui dois tellement. Je ne savais rien de la vie avant lui, il m’a initié à tellement de choses. C’est lui qui m’a appris à manier uncolt…

Machinalement, Victor glissa sa main gauche sous son manteau, pour vérifier que les deux revolvers donnés par son vieil ami étaient toujours à leur place. Ils s’agissaient des deux mêmes colts que Radomir lui avait offerts le jour de ses vingt-et-un ans. Ce grand diable de Tchèque avait réussi à les récupérer auprès du shérif de San Francisco.

Et sans lui, que serais-je devenu, quand je suis parti comme un jeune fou à la recherche des meurtriers de mon père ? Je n’avais même pas dix-sept ans. C’est lui qui a guidé mes premiers pas dans l’Ouest. Et surtout, je lui serai éternellement reconnaissant de m’avoir sorti de cette effroyable situation. Car malgré ses belles paroles, je ne pense pas que l’avocat aurait pu m’éviter la peine de mort. Ah, tout cela à cause de ce crétin d’Albert ! Qu’est-il venu sur scène se faire trouer la peau ! En tout cas, à l’heure qu’il est, sans l’intervention salvatrice de Domir, mon corps, dépendu, reposerait six pieds sous terre. Et maman, Laura et Elmer pleureraient de concert sur ma tombe dans un cimetière de San Francisco. Oui, toute ma vie, j’éprouverai de la gratitude et de l’affection pour Domir… Et de l’admiration ! Quel violoniste ! Combien j’aimerais encore jouer avec lui notre sonate, « Le printemps », de Beethoven !

Victor se tourna un peu sur son siège et vit enfin la jeune fille brune qui s’enhardit alors à lui tendre un de ses gâteaux. Il la remercia et le prit bien volontiers car l’œuf au plat avalé en vitesse à Omaha n’avait guère calmé safaim.

–Je les ai faits moi-même, précisa la jeune femme d’une voix fluette.

Tout en disant cela, elle dévora Victor desyeux.

Quels beaux yeux noirs il a ! Et les traits de son visage sont si délicats. Ses cheveux légèrement bouclés sont magnifiques. Et ses mains ! Avec leurs longs doigts fins… elles doivent être toutes douces. En plus, il sent bon comme tonton Charles !

Victor, pour remercier la brunette, se contenta de hocher la tête et de la gratifier d’une espèce de sourire qui ressemblait plutôt à une grimace. C’est que le gâteau, malgré son doux parfum de fleur d’oranger, était dur comme du bois. Il ne parvenait pas à le croquer et se demandait s’il n’allait pas se casser une dent dessus. Quand elle lui proposa d’en prendre un autre, il lui lança un regard reconnaissant et lui fit un petit signe de la main - étant toujours dans l’incapacité de parler - pour lui signifier qu’un seul suffirait. Puis, désirant couper court à ce qui pouvait être un début de conversation, il fit mine de se plonger dans le journal qu’il avait acheté à Omaha, afin de pouvoir s’adonner pleinement à ses réflexions.

Il faut que je trouve autre chose pour m’en sortir… Et si je quittais les Etats-Unis ? Pour le Mexique ? Bah, le Mexique… ça ne me dit rien à moi ! Aller me perdre dans leurs fichus déserts, m’ennuyer dans leurs villages miteux ! Y a-t-il seulement des villes au Mexique ? D’ailleurs comment s’appelle leur capitale ? S’ils en ont une !Ou alors… partir en Europe ? En Angleterre ? Ou en France. Après tout, je parle le français - même si maman me dit que je fais parfois des fautes. Je peux trouver un travail. Mmm… Donner des leçons de piano ? Ou m’exhiber en concert ? Ce n’est pas une perspective folichonne. Enfin, ça, comment gagner ma vie, je verrai plus tard. Je vais bientôt arriver sur la côte Est, là je ne suis pas recherché - enfin, pas pour l’instant - donc je suis libre de monter dans un navire pour la France. Je ne sais pas si les quelques dollars qui me restent suffiront à payer mon passage, mais tant pis, je proposerai de travailler à bord. Oui mais, quitter les Etats-Unis… Et Laura ? Et maman ? Oh, Laura, si elle m’aime autant qu’elle le dit, elle me suivra bien dans n’importe quel pays. Elle pourra être médecin en France. Elle aura juste à apprendre la langue. Et maman ? Cela lui fera peut-être plaisir de revenir dans son pays natal ? Pour ce qui est de ce gros fainéant de George Walter - quelle idée a-t-elle eu de l’épouser, cet homme sans caractère ? - elle en fait ce qu’elle veut, il la suivra jusqu’au bout du monde. Même s’il fera la tête. Il ne souhaite rien tant que de revenir à Omaha.

Revenir à Omaha. Victor aussi aurait aimé retourner dans sa ville natale. Il repensa à son enfance. A son père. Quand il lui permettait de le retrouver à la banque en fin de journée. Lorsqu’il lui avait offert son premier cheval. Il sourit en repensant à la frayeur de sa mère. « Il est trop petit, il va tomber ! », ne cessait-elle de s’écrier. Le rêve de son père, élever des chevaux, brisé par sa mort prématurée… Et cette petite fille au si fort caractère, qui lui disait : « Plus tard, tu seras juge comme papa et nous nous marierons »… Laura. Jamais il n’aurait pu imaginer à cette époque qu’elle deviendrait sienne. Il se revit arpentant les rues poussiéreuses de la ville. Entrer dans la belle maison de sa mère, qu’il retrouvait toujours avec plaisir après ses dangereuses expéditions. Même s’il leur arrivait de se disputer un peu. Et le vieux Tom ! Qui s’occupait si bien de ses montures. Puis vint le souvenir des folles journées passées avec Octavie à Denver. Les merveilleuses chevauchées à travers les grandes plaines sur son infatigable Terpsichore. Terpsichore ! S’il partait, il ne reverrait plus jamais sa magnifique jument tant aimée ! Il secoua la tête - la brunette, qui ne le quittait pas des yeux, pensa qu’il désapprouvait le contenu d’un article. Non, décidément, il n’avait pas envie de quitter son pays. De partir pour un ailleurs inconnu. Loin de ses amis. Loin des siens.

Et puis Laura qui me suivra où que j’aille… C’est vite dit ! C’est que Laura, elle n’a pas un caractère facile. Il n’est pas sûr du tout qu’elle accepte de partir de San Francisco. C’est une vraie tête de mule par moments. Quant à maman… Elle ne viendra pas non plus en France. Elle me l’avait dit, après la mort de papa, que pour elle, la France, c’était fini. Elle ne voulait plus jamais y remettre les pieds. C’était une vie trop triste. La mort de sa mère. Une histoire d’amour avec son cousin qui s’était mal terminée. La pingrerie de son père. Elle m’a raconté qu’elle avait tout le temps froid car il refusait d’allumer la cheminée avant la Toussaint… Et puis, j’ai bien l’impression qu’elle ne veut plus retourner à Omaha. Juste avant cette sale affaire à cause de ce crétin d’Albert, elle s’était mise en tête d’acheter une maison non loin de celle de la sœur d’Elmer, dans ce beau quartier de Russian Hill. Et aussi d’ouvrir une nouvelle boutique de chapeaux sur Market Street.

Il leva les yeux de son journal. Cependant comme il vit la brunette aussitôt lui sourire, avec sa boîte en fer-blanc à la main, il se replongea dans son journal. En d’autres temps, il se serait comporté bien différemment, mais dans le cas présent, il n’avait pas le cœur à jouer les séducteurs. Et puis, il y avait Laura. Il en était tellement épris qu’il était sûr de lui être éternellement fidèle.

L’orage se calmait. Le soir approchait. Les voyageurs les plus aisés n’allaient pas tarder à regagner leur couchette.

Quand même, ce Domir… Dans quel pétrin il ne m’a pas fichu, avec son satané Service Secret ! A cause de lui, me voilà obligé de traverser tout le pays ! Qui plus est, à un train d’enfer. Tout ça pour me mettre sous la coupe de ce type, là, de ce James… James quelque chose, pour pourchasser trois ou quatre malheureux qui impriment des faux billets ! C’est bon que j’étais tellement surpris quand j’ai revu Domir ! Mais j’aurais dû lui dire, que je ne voulais pas de son Service Secret. Et puis, pendant combien d’années je vais devoir y rester ? Il ne m’a pas dit ! Parce que, moi, je veux retrouver ma liberté un jour. Pff, quelle guigne ! En même temps, si je n’y vais pas, je trahis Domir. Et ça, trahir Domir, ça ne m’est pas possible. Même si… Il faut bien dire que… il n’était pas là, quand j’avais tous ces tueurs aux trousses, l’année dernière. Ce n’est pas sa faute, ouais, je sais, mais, bon… C’est juste pour dire… Bref, je vais faire ce qu’il me demande, mais, ça me coûte.

II

Un groupe d’une dizaine d’Indiens s’apprêtait à entrer dans la Maison Blanche. Il s’agissait d’une délégation de Sioux qui avait été conviée par le président Hayes. Vêtus de leurs habits traditionnels, ils portaient chacun une magnifique coiffe de plumes d’aigles. Victor s’arrêta un instant pour les contempler, fasciné par leur air grave et leur allure hiératique. Il observa ensuite longuement la Maison Blanche. A vrai dire, c’était bien un des rares édifices de la ville qui avait grâce à ses yeux. Car, non, assurément, Washington ne lui plaisait pas. Arrivé tard la veille au soir, il avait passé la nuit dans une modeste pension de famille que lui avait indiquée un voyageur à la descente du train. Si elle ne convenait pas à ses goûts, elle correspondait cependant à son budget. Elle se situait dans un pauvre quartier près du Potomac qui n’avait à offrir que quelques gargotes et deux ou trois misérables bouges. Pour atteindre l’auberge, pompeusement appelée « L’autre Maison Blanche », il avait dû parcourir des rues boueuses qui exhalaient d’infectes odeurs et longer des baraques aux volets branlants d’où s’échappaient des beuglements de voix avinées. Il s’était levé tôt pour pouvoir découvrir la capitale. Il désirait flâner quelques heures avant son rendez-vous. Ce fatidique rendez-vous avec James E. Ce serait peut-être ses dernières heures de liberté avant longtemps. Mais la ville ne se montrait pas à la hauteur de ses attentes.

Pff ! C’est ça, Washington ?La capitale des Etats-Unis ? Une morne bourgade** plutôt ! Pas de beaux commerces comme à San Francisco ou à Denver, pas d’animation, pas de belles rues plantées d’arbres… Et ce Potomac ! Une triste rivière, c’est tout ! Même ce mall qui va du Capitole au fleuve ! Il a bien piètre allure. On y voit trop de vilaines masures ! Et toutes ces sinistres ruelles où s’entassent ces misérables familles de Noirs qui ont fui l’esclavage à l’époque de la Guerre civile. Décidément, il n’y a rien à voir ici à part les bâtiments officiels : la Maison Blanche et le Capitole !

Il détourna son regard et contempla à nouveau la majestueuse coupole du Capitole. Elle semblait flotter dans le ciel mauve du matin, la colline sur laquelle se situait l’édifice étant masquée par une épaisse brume. Victor avait été stupéfait de découvrir que la capitale était si peu attrayante. Il s’attendait à quelque-chose de grandiose. De spectaculaire. Et il était profondément déçu. Toutefois, s’il regrettait l’absence de luxueux magasins, ce ne fut pas sans un regard d’envie qu’il admira le magnifique Willard’s Hotel qui se trouvait tout près de la résidence présidentielle. Il lui rappelait le Brown Palace Hotel de Denver où il avait passé ces quelques exaltantes semaines en compagnie d’Octavie. Ah, s’il avait pu s’y loger pour la nuit ! Plutôt que d’avoir à subir l’assaut des punaises dans cette froide et humide chambre que cette mégère de « L’autre Maison Blanche » lui avait octroyée pour cinq dollars. Cinq dollars ! C’était bien parce qu’il était près de dix heures du soir et qu’il ne savait où aller qu’il avait payé sans rien dire cette somme exorbitante pour un si misérable lieu. « Mais le dîner est compris !» avait ajouté la patronne d’une voix aigre, remarquant sa moue de mécontentement. Le dîner ? La pâtée infâme qu’un garçon sale et boiteux lui avait apportée méritait-elle ce nom ? Il était évident qu’il s’agissait là de quelques restes du repas de midi laissés par les clients. 

Soudain un grand nombre d’hommes sortirent du palace. Ils se rendaient sans doute au Capitole ou à la Maison Blanche. Beaucoup étaient en habit mais quelques-uns étaient vêtus plus simplement et certains, même, de façon fruste, tel ce géant à la crinière rousse qui marchait comme un ours et portait un de ces vilains pantalons de travail appelés « blues Jeans ». Ces derniers montraient des manières sentant la rustrerie de l’Ouest. En effet, la foule de Washington était des plus bigarrée, la capitale attirant des citoyens des quatre coins du pays. Victor se remit à explorer le quartier de la Maison Blanche, il se disait qu’il avait peut-être manqué quelque-chose. Il regardait avidement à droite et à gauche. Mais ce qu’il voyait ne faisait que conforter sa première impression.

La capitale, ça ? Il n’y a même pas de cathédrale ! Assurément, cette ville est ridicule en comparaison de San Francisco. En plus, elle est mal située ! Sur la côte Est. Et le reste du pays alors ? Elle ne peut pas rester capitale. J’espère qu’on en changera bientôt. Peut-être pour Denver ? Ou pourquoi pas Omaha ? Peuh, je vais mourir d’ennui si je reste ici.

Mais Victor se fit aussitôt la cruelle réflexion qu’il n’aurait pas à s’y ennuyer longtemps, à Washington. Ce fameux James E. ne tarderait pas à l’envoyer au diable Vauvert.

Eh bien tant mieux ! Cela ne me fera pas de peine de la quitter. En plus, quel temps !

Il lui semblait que depuis Omaha, l’orage, obstinément, planait au-dessus de sa tête. Le ciel était couvert de nuages sombres et de plus il faisait un froid polaire. Une petite pluie glacée commença à tomber. Victor regarda sa montre. Il était temps d’y aller. Il poussa un lourd soupir puis accéléra le pas pour se retrouver au bas de l’immeuble qui abritait le siège du Service Secret. Un immeuble de sept étages à l’aspect austère. Il hésita un court instant avant d’entrer. Le hall, tout de marbre gris, était immense. Un liftier, grand et sec, lui ouvrit la porte de l’ascenseur. Victor n’avait pris cette sorte d’engin qu’une seule fois dans sa vie, au Brown Palace Hotel.

Ah ! Encore une de ces fichues caisses mouvantes. Comme si nous ne pouvions plus monter des escaliers ! Ce n’est pas que j’ai peur de monter là-dedans… mais… faudrait quand même pas que ça tombe d’un coup !

L’ascenseur s’arrêta au dernier étage. Victor s’empressa d’en sortir, soulagé. Il se trouvait face à la porte d’entrée du bureau où l’attendait James E. Il leva la main pour frapper à la porte. Main qu’il laissa retomber.

Non, non, vraiment, non. Je ne peux pas m’y résoudre. Je refuse de m’abaisser à exercer ce métier ingrat. Et si je partais ? Là, tout de suite. Ou alors je me présente à ce James… James… pff, j’ai encore oublié son nom. Je lui fais croire que je suis d’accord, je dis oui à tout ce qu’il me propose et après je retourne à San Francisco, retrouver Laura et maman. Après tout, c’est loin, la Californie, il ne va pas aller me rechercher jusque-là. Il est sûrement très occupé, cet homme-là, il doit avoir mille choses auxquelles penser, il m’oubliera. Non…, ça, c’est la plus mauvaise option. Non. Domir m’a bien dit que, où que je me trouve aux Etats-Unis, ce James me retrouvera. Et si je l’attirais hors de son bureau, le soir ? Je lui donne rendez-vous dans un lieu bien à l’écart, et là… Pan ! Pan ! Plus de James… Non, c’est stupide, ça. Il se méfiera. Ce ne doit pas être un imbécile. Et puis, même si je parvenais à le tuer… si je suis pris, c’en sera fini de moi. Ah ! Peste soit de Domir ! Il m’a mis dans un sacré bourbier. Il y en aurait de quoi jurer comme Sam !

Victor repensa à Laura. A sa mère. Peu après son départ de San Francisco, il avait découvert une lettre que Radomir lui avait glissée dans l’une de ses poches. Son vieil ami lui promettait d’aller les voir pour les rassurer. Il leur raconterait qu’ils faisaient tout deux partie du Service Secret depuis bien longtemps. Il leur servirait un conte certes un peu extravagant mais il déploierait pour cela son formidable don de persuasion. Il expliquerait qu’Albert était en fait un des leurs. Victor avait fait semblant de l’abattre. Ensuite, tout n’avait été que mise en scène : l’arrestation par le shérif, la prison, la préparation du procès. C’était uniquement pour que Victor entre en contact avec un prisonnier, un dangereux criminel, et que celui-ci se confie à lui. Qu’il lui dise qui étaient ses complices et où était caché l’atelier de fausse-monnaie. Cela n’avait pas été facile. Le bougre ne voulait pas parler, mais voyant que Victor allait sûrement être condamné à la peine capitale, il avait finalement craché le morceau. Et maintenant Victor avait dû aller à Washington rendre compte de sa mission. Il ne reviendrait peut-être pas tout de suite si on lui en confiait une autre. Radomir répandrait également, avec son incomparable adresse, des rumeurs par toute la ville afin que la « vérité » soit restaurée. Il se faisait fort, lui écrivait-il, de lui rétablir une réputation sans taches aux yeux de tous. Auprès de sa mère et de Laura il insisterait sur le fait que Victor avait pour consigne de taire à quiconque le moindre élément de cette mission délicate et que si lui, Radomir, leur avouait la vérité, c’était sous le sceau du secret. Les deux femmes comprendraient ainsi pour quelles raisons Victor avait été dans l’incapacité de leur révéler quel était son véritable emploi, et pourquoi il avait fait croire à sa mère qu’il travaillait chez Pinkerton. Victor secoua latête.

Eh ! Pour maman, Service Secret ou Pinkerton, c’est du pareil au même. Elle montera encore sur ses grands chevaux et rétorquera à Domir que ce sont là basses besognes qui avilissent. Elle lui servira le couplet que j’ai tant entendu : « Traquer la canaille ! En voilà un beau métier ! Fréquenter la crapule ! Au risque d’y perdre son âme ! ». En même temps… Si je n’obéis pas à Domir, elle risque d’apprendre la vérité sur moi. La vraie. Ce serait une catastrophe. Elle en mourait peut-être de chagrin. Bien, me voilà donc pris au piège. Allez, arrête de faire l’enfant. Tu vois bien qu’il n’y a pas d’autre solution.

Victor fut accueilli dans un clair vestibule par un secrétaire affable. Trois hommes étaient sagement assis les uns à côté des autres sur un vilain divan en velours vert usé jusqu’à la corde.

–Je suis vraiment désolé. Il va vous falloir attendre. Comme vous pouvez le voir, ces messieurs étaient là avant vous.

Le secrétaire, avec un grand sourire, lui désigna un petit fauteuil dans un recoin.

–Je vous enprie.

Victor le remercia. Il s’assit dans le fauteuil et faillit tomber à la renverse tant le siège était bancal.

Ah ! Dix heures, qu’il m’avait dit, Domir, dix heures tout juste ! Tu parles ! Il m’avait seriné : « Oh, mais c’est que James… James… » Ah, c’est agaçant ! Je ne me rappelle jamais son nom. Aussi, pourquoi porte-t-il un nom impossible à retenir, cet homme-là ? « James… est très ponctuel ! Ne va pas te le mettre à dos en arrivant en retard !». Pff ! Ponctuel !

Il se leva et ramassa un vieux journal qui trainait sur une petite table. Il se réinstalla avec précaution dans le fauteuil et déplia la feuille de choux. Soudain, la porte d’entrée s’ouvrit à la volée et laissa le passage à un homme corpulent mais très élégant. Victor admira son beau gilet à dessins mauves et sa fine cravate. Le nouveau venu, sans même un regard pour les pauvres gars qui attendaient, se rendit directement dans le bureau de James E., en laissant dans son sillage une fraîche odeur d’eau de Cologne. Il était évident qu’il devait être un très proche collaborateur du chef du Service Secret. D’ailleurs, le secrétaire, appliqué à rédiger un document, n’avait même pas relevé la tête à son passage. Les hommes qui patientaient depuis un bon bout de temps poussèrent des soupirs d’agacement.

Le temps s’écoulait. Il se passa peut-être un quart d’heure. Victor ne cessait de ruminer derrière son journal. Enfin James E. et son collègue sortirent du bureau. Victor en profita pour examiner ce fameux chef du Service Secret, discrètement, bien carré derrière son vieux journal qui partait en lambeaux. L’apparition fut brève. James E. souhaita bonne chance à son collègue, lui serra chaleureusement la main puis appela le premier homme qui se trouvait sur le divan et s’enferma avec lui dans son bureau. Si courte avait été la scène, aucun détail n’avait échappé à Victor.

Un très bel homme, ce James E. Certes pas très grand, mais sanglé impeccablement dans un habit bleu nuit qui s’accordait à merveille avec ses yeux d’un bel azur profond. Des traits réguliers d’une beauté marmoréenne et des cheveux châtains à peine grisonnant sur les tempes. Il devait avoir la cinquantaine, mais son allure était jeune pour son âge. Il avait produit une très forte impression sur Victor. En dépit de sa petite taille, il lui avait rappelé Domir. La même prestance. La même autorité naturelle émanant de toute sa personne. Et ce même regard qui vous transperçait… Il avait semblé à Victor que James E., bien qu’il n’ait même pas jeté un coup d’œil dans sa direction, avait découvert jusqu’aux plus secrets tréfonds de son âme. Il en frissonna.

*

–C’est que, moi… Entrer dans le Service Secret… J’ai pas envie…

Pff, tu parles comme un gamin… « J’ai pas envie ! », on dirait un gosse qui refuse de faire son pipi !

James E., dont le visage ne trahissait pas la moindre émotion, répondit d’une voix égale :

–Si vous préférez vous balancer au bout d’une corde à Delano. C’est votre affaire. Je vous rappelle que vous y êtes reconnu coupable de deux assassinats sur les personnes de Julius et Blake Hole. Votre cas est clair etnet.

Si Domir s’est trompé sur la ponctualité de ce James…, il était dans le vrai en me disant que ce n’est pas un drôle… Il est même d’une franchisecrue.

–Et je ne parle pas des autres affaires que vous avez sur le dos. Ce pauvre homme abattu sans raison dans un hôtel de North Platte. Et cet Albert Cooler, que vous avez refroidi en plein concert. Vous ne pouvez nier, c’était devant deux mille témoins. Donc, ne perdons pas de temps en de vaines discussions. Vous n’avez d’autre choix que d’accepter ma proposition. Ou c’est la mort.

–C’est-à-dire qu’à North Platte… C’était une malencontreuse méprise… Je peux vous l’expliquer…

James E. fixa Victor de son regard d’aigle.

–M. Drabek a dû vous le dire. Si j’ai accepté de vous engager, c’est uniquement parce qu’il vous a recommandé avec insistance. Je dis bien, avec insistance. Et parce que je le considère comme un excellent élément. J’ai confiance en lui et quand il m’a parlé de vos aptitudes, j’ai pensé qu’à votre tour vous feriez un très bon agent. Je me suis moi-même renseigné et j’ai appris que vous étiez tout particulièrement apprécié chez Pinkerton pour votre sérieux et votre efficacité. Mais… Si finalement tous se sont trompés… Nous en restons là. Je vais demander à ce que l’on télégraphie au shérif de Delano.

Il se leva pour appeler son secrétaire.

*

Non, non, non et non. Non. Nom de Dieu, non ! Je n’irai pas, un point c’est tout !

Victor se trouvait en bas de l’immeuble. La pluie avait cessé mais le froid était plus intense. Après avoir imaginé son entretien avec James E., un entretien aussi bref qu’éprouvant, il avait discrètement filé de la salle, profitant d’une courte absence du secrétaire. Il tournait en rond sur le trottoir, ne trouvant pas de solution à sa situation.

Ah ! Quel sot tu fais ! Tu le vois bien ! Si tu n’y vas pas, tu ne seras tranquille nulle part aux Etats-Unis ! Pas question de revivre ce que tu as vécu, il y a un an, avec ces trois tueurs à tes trousses…

Il s’immobilisa, les yeux dans le vague. Prêt à remonter pour se présenter au chef du Service Secret.

–M’sieur, un peu de pop… pop… de pop-corn ? Ou quel… quel… quelques marrons chauds ? C’est seu… seu… seulement cinq ce…cents !

Victor, comme sorti d’un mauvais rêve, considéra celui qui venait de l’interpeller.

Ah ! Ça alors !

III

C’était un tout jeune maigrichon, vêtu de vieilles hardes. Essayant d’imprimer à ses lèvres un pauvre sourire, il présentait sans conviction quelques cornets aux passants pressés qui l’ignoraient superbement. Victor n’en croyait pas ses yeux. Il observait le malheureux d’un air bienveillant. Tout à coup, il lui donna un billet et lui prit quatre ou cinq cornets qu’il fourra sans façon dans les poches de son manteau. L’autre en resta là, le billet dans la main, incrédule.

Ah, ça alors ! Il me ressemble à s’y méprendre*** ! Juste un peu plus mince que moi. Un peu plus jeune peut-être. Mais les mêmes yeux noirs. Les mêmes cheveux bruns légèrement bouclés. Certes moins soignés. Les mêmes traits. Qui plus est, la même mimique, là, avec la lèvre relevée d’un côté, quand je suis perplexe. C’est incroyable !

Victor avait l’habitude de s’examiner dans le miroir, il connaissait donc bien ses propres expressions. Plus il scrutait la personne du jeune vendeur, plus celui-ci se demandait ce que lui voulait cet élégant inconnu.

–Vous… vous… vous… On se connaît ?

Victor ne répondit rien, tout à ses pensées. Il continuait à sourire, de plus en plus béatement. Le petit gars commençait à s’inquiéter. Il fit mine de faire demi-tour. Victor lui attrapa le bras fermement.

–Dis-moi, mon petit, ça n’a pas l’air d’aller bien fort tes affaires, hein ?

–Bah, nn… Nnn… Non, m’sieur. Ça mar… mar… che pas très f… fort.

–J’ai quelque chose à te proposer.

–… ?

–Un bon travail. Tu verras. Bien payé.

–Vous, vous… avez un commerce ?

–Non, c’est mieux que cela. Tu vas travailler pour le gouvernement. Allez, viens, suis-moi.

Mais le jeune homme, trouvant cette soudaine proposition étrange, chercha à se dégager. Cependant Victor n’avait pas de temps à perdre. Il ne restait là-haut plus que deux hommes qui faisaient antichambre avant que ce ne soit son tour. Dès que le secrétaire s’apercevrait qu’il ne revenait pas, il avertirait son patron. Et là… Victor n’aurait plus d’autre choix que de fuir son pays. Il lâcha le bras du jeune homme, se recula un peu pour ne pas l’effaroucher et tenta de l’amadouer.

–Comment t’appelles-tu ?

–Al…Al…Albert.

–Moi c’est Victor. Nous devons avoir à peu près le même âge. J’ai vingt-cinq ans. Eh bien, Albert, tu as peut-être une mère, ou des sœurs ? Ou une petite amie ? Qui comptent sur toi pour les faire vivre ?

–Non, m’sieur, rien de tout ça. Je suis… seu… seu…seul.

–Ah !

Victor réfléchit. Il fallait trouver autre chose. Etvite.

–Tu as faim peut-être ?

–Ah, pou… pou… pour ça,oui !

Et Albert secoua vigoureusement la tête pour renforcer son propos.

–Eh bien, allez ! Suis-moi. Tu auras à manger et un vrai travail. Et (il contempla encore les haillons du jeune homme) de bons habits bien chauds.

Même si Albert restait méfiant, il suivit Victor sans barguigner. Toutefois, s’apercevant qu’ils se rendaient vers le quartier le plus pouilleux de la ville, il s’arrêtanet.

–Que fais-tu ? Allons, nous n’avons pas de temps à perdre. Il faut d’abord que je t’explique certaines choses avant que tu ne te rendes à un rendez-vous avec une personne très importante. Et n’aie crainte, si je suis descendu dans la première auberge venue, elle est tout ce qu’il y a de plus honnête.

Albert tressaillit, écarquillant lesyeux.

–Pourquoi vous vou… vou… voulez m’emmener dans un hô… hôt… hôtel ?

Son ton était presque agressif. Victor comprit que le jeune homme lui prêtait des intentions inavouables.

Allons donc, que va-t-il s’imaginer ?

–Tu veux sortir de ta misère ou non ? s’exclama Victor, agacé.

Ah, aussi… Albert ! Faudrait pas que ce gars me porte la poisse. On ne peut pas dire qu’Albert soit un prénom qui me porte chance. Il ne faut pas oublier que si j’en suis là, c’est à cause d’Albert Cooler. Et dans mon enfance ? Ce gros nigaud d’Albert Creek qui m’a fichu son poing dans la figure ! Je ne suis pas superstitieux, mais, quand même… Je devrais peut-être le laisser là et prendre quelqu’un d’autre. Eh ! Prendre quelqu’un d’autre ! Et où trouver un homme qui me ressemble autant ? Car, n’en doutons pas, ce terrible James… a dû se procurer mon portrait ou tout du moins mon signalement !

Victor était découragé. Prêt à renoncer à son subterfuge, il fit demi-tour pour revenir sur ses pas. Albert, qui n’avait pas mangé depuis deux jours et qui grelottait, l’interpella.

–Vic… Vic…tor, re… revenez ! Tant pis. Je… fe… fe…rai tout ce que vous voudrez.

–Tu peux m’appeler Vic, ce sera plus simple.

*

La mégère qui tenait « L’autre Maison Blanche » leur lança un regard torve dès qu’ils eurent franchi la porte.

–Ce sera trois dollars de plus si vous êtes deux à partager la chambre ! Eructa-t-elle avec une moue dégoûtée.

Victor lui jeta un billet de cinq dollars sans piper mot tant il était pressé d’en finir.

Il ouvrit d’un coup d’épaule la porte de sa chambre gonflée par l’humidité. Une dernière réticence cloua Albert sur le seuil.

–Allons, entre ! N’aie pas peur ! Je ne te ferai point de mal. Que vas-tu imaginer ? Je vais te donner des vêtements, puis t’expliquer ce que tu devras dire pour être embauché et ensuite nous irons faire un bon repas.

–On peut… peut… peut pas faire le bon… bon… bon repas avant ?

–Non, il faut que l’on se dépêche.

Et j’espère qu’il n’est pas déjà trop tard !

Victor s’empressa de sortir de ses malles une chemise propre, un habit presque neuf, une cravate, des souliers et aida Albert à s’habiller. Il lui coiffa ensuite les cheveux et les lui parfuma délicatement avec un peu d’huile de Macassar. Le jeune homme se trouva métamorphosé. Victor paracheva son œuvre en lui plaçant un beau feutre anglais sur la tête. Il se recula autant que le permettait l’étroitesse de la pièce et observa Albert en hochant la tête d’un air satisfait. En plus, il est gaucher comme moi ! Quelle veine ! Car si cette particularité a été signalée à James...

–C’est incroyable ! Nous nous ressemblons comme deux gouttes d’eau !

–Ah ? Albert reprit son air ébahi. Moi je tr… trouvepas.

–Ah, ah, ah ! Tu ne trouves pas ! C’est parce que tu ne connais pas ton propre visage, tu n’as pas l’habitude de te voir dans un miroir. Tiens, regarde.

Victor sortit un joli petit miroir de son nécessaire à toilette, étant donné que la chambre n’était pas pourvue d’un tel accessoire. Après un long moment, ayant observé attentivement le visage de Victor puis son reflet, Albert secoua énergiquement latête.

–Non, je tr… trouve pas.

–Enfin ! Cela crève les yeux ! S’irrita Victor. Tiens, c’est simple, on dirait deux frères jumeaux.

Alors qu’Albert continuait à faire de grands signes de dénégation, une pensée troubla l’esprit de Victor, tant cette ressemblance l’étonnait.

Deux frères jumeaux… Il ne faudrait pas que… papa… Non, parce que, papa, il a débarqué à New York quand il est arrivé d’Irlande puis il a voyagé quelques temps sur la côte Est. Avant de rencontrer maman. Il me l’avait raconté. Il ne faudrait pas que…

–Tu as quel âge ?

–Vingt-six ans en dé… dé… décembre proch…

Quatre mois de plus que moi, c’est tout à fait possible que ce soit papaqui…

–Et tu es néoù ?

–A Wash… Wash… ington, bien sûr ! Albert haussa les épaules.

–Eh ! Tu aurais pu naître ailleurs ! Moi, je suis bien…

Victor s’interrompit, ne voulant pas trop en dire surlui.

–Enfin, je ne suis pas d’ici.

–Et tes parents ? Ton père ? Quel était le nom de ton père ? Puisque tu m’as dit que celui que tu portais, Leek, était celui de tamère.

–Oh… mon pè… pè… père, j’veux plus en par… par… ler. J’vois plus mes pa… pa…parents.

Bien que perturbé, Victor, jetant un coup d’œil à sa montre, se dit qu’il n’était plus temps de bavarder. Il expliqua l’affaire en quelques mots à Albert. Ce dernier l’écouta avec une grande attention, sans manifester aucune émotion, même lorsque Victor raconta brièvement avoir tué - par mégarde précisa-t-il - quelques types, de toute façon, des gars odieux, qui méritaient la corde. Il insista sur le fait que c’était un très bon métier, pas dangereux, pas fatigant et très bien payé.

–Et au fait, tu sais te servir d’un revolver ?

Albert, sans plus d’étonnement, répondit sans hésiter :

–Bien sûr que j’sais !

Victor parut un peu sceptique. En même temps… Une fugace vision lui traversa l’esprit. Si Albert venait à mourir… rapidement… Après tout… Cela pourrait mettre un point final à ses ennuis. Enfin, on n’en était pas là. Il observa encore une fois Albert.

Bah, il n’a pas mon éducation, mes manières… Mais bon, l’habit fait le moine comme on dit en français. Victor fronça les sourcils. On dit l’habit fait le moine ? Ou c’est le contraire ? Ah, si maman était là, elle ne manquerait pas de me gronder encore et de me dire que je perds mon français. Enfin, ainsi apprêté par mes soins, cet Albert est tout à fait présentable. Et puis, ce James-là ne doit pas manquer de préjugés envers les gars de l’Ouest. Il doit penser, comme Mme Dandelau, qu’ils sont justes bon à jouer du colt, à beugler des chansons stupides et à se saouler ! Il reste le problème du bégaiement… Oh, ce n’est pas compliqué, il n’aura qu’à tenir sa langue et en dire le moins possible.

Victor rappela une dernière fois à Albert les points les plus importants :

–Donc, je te le répète, tu diras bien que tu t’appelles Victor Brennanet…

–Mais je ne m’ap… ap…m’ap… m’appelle pas commeça.

–Bien sûr ! Je le sais, mais moi c’est ainsi que je m’appelle. Et comme tu dois prendre ma place…

–Ah ?

Faudrait pas qu’il soit imbécile comme l’autre Albert. Qu’est-ce qu’il m’énerve, quand il prend cet air ahuri. Il me fait penser à l’autre Albert. Il avait le don de me mettre hors de mes gonds !

Fébrilement, Victor sortit encore une fois sa montre de son gousset. Il n’avait plus une minute à perdre, cela faisait déjà près d’une demi-heure qu’il était parti de l’immeuble du Service Secret. Excédé, il s’écria :

–Mais enfin, tu ne comprends pas ? Faut-il que je réexplique tout ?

–Eh ! J’suis pas idiot ! J’dois me faire passer pour toi, donc je dirai que j’m’appelle Victor Brennan et que je viens de San Francisco et que c’est Radomir Drabeck qui m’envoie.

Victor le regarda, surpris. Il se demandait si finalement ce petit Albert n’était pas en train de se jouer delui.

–Tiens, tu ne bégaies plus ?

–Ça dépend.

–Ça dépend de quoi ?

L’autre haussa les épaules sans répondre.

–Bon, ça n’a pas d’importance. Allons-y, vite. Et attention, devant ce James…, ce chef du Service Secret, parle le moins possible.

IV

Cela faisait près de trois-quarts d’heure que Victor attendait Albert. Il était installé à une table d’un élégant restaurant français, « Le rêve de l’Enfant**** ». Il avait ordonné au jeune homme de l’y rejoindre après son entretien avec James E. Assis près d’une fenêtre à travers laquelle il pouvait surveiller l’entrée du bâtiment du Service Secret, il se rongeait les sangs. Il avait déjà bien entamé l’excellente bouteille de Bordeaux qu’un serveur stylé lui avait servie.

Il ne faudrait pas que mon stratagème soit découvert. Que cet Albert fasse tout rater. Il ne m’a pas l’air bien futé. Dans ce cas, que faire ? Il ne me restera plus qu’à fuir en Europe, comme je l’envisageais dans le train. Je dirai toute la vérité à Laura. Si elle m’aime vraiment, elle me rejoindra. Et Octavie trouvera bien un moyen de faire convoyer Terpsichore jusqu’en France ou en Angleterre. Et maman ? Oh ! Il faut surtout qu’elle n’apprenne rien. Elle en mourrait de honte ! Ah ! Comment continuer à vivre en sachant que j’ai causé la mort de maman ? Allons, allons, pas de panique, ce vieil imbécile de George Walter saura la préserver. Dire que maman l’a épousé, je n’arrive pas à m’y faire.

Il aperçut enfin Albert qui traversait la rue.

–Alors ? Comment cela s’est-il passé ?

Victor n’avait même pas attendu qu’Albert s’asseye face à lui pour l’interpeller. Comme il ne répondait rien, Victor répéta, agacé :

–Alors ?

–Qu… quoi ?

Albert s’empara du menu et s’y plongea. Il avait hâte de manger.

–Qu’est-ce que j’ai faim ! Ça a… ça … a… l’air bon !, s’exclama-t-il en jetant un regard sur les assiettes de la table voisine.

–Mais enfin, vas-tu parler ? Dis-moi si tout s’est bien déroulé !

Pour toute réponse, Albert sortit de sa poche un insigne. Il s’agissait du même que celui de Radomir. Il lui avait montré à San Francisco lors de leurs retrouvailles. Une étoile à cinq branches avec l’inscription « US Secret Service ».

–Bien, donc, tu es engagé. Et puis ?

Le serveur s’approcha pour prendre leur commande. Victor, pressé d’avoir des explications, se décida rapidement. Quant à Albert, il mit un temps infini pour ânonner ses choix. De surcroît, comme la carte était en français, il se faisait traduire le nom de chaque plat et demandait des précisions, sur les ingrédients, la cuisson… Cela n’en finissait plus et mettait les nerfs de Victor à rude épreuve. Malgré tout, il reprit calmement.

–Bien, puisque tu ne vas pas tarder à être rassasié, maintenant, tu peux tout me raconter en détail. Prends ton temps.

Et Victor, tout sourire, poussa un peu vers Albert le verre rempli de Bordeaux, pour l’inviter à boire.

–Eh bien, Mr. E., y m’a dit qu’il y av… av… avait cinq branches.

Albert montrait l’étoile. Victor fronça les sourcils mais se garda d’intervenir.

–Y en a une pour… pour… pour… la jus… justice, une pou… pour le devoir, une pour le cou… cou… courage, une…pour la loi… loi… loyauté et une autre… Je sais plus pourquoi.

Albert se tut soudain pour dévorer le petit pain que le serveur venait de déposer sur sa soucoupe. Victor, compatissant, lui tendit le sien. Le jeune homme le croqua à belles dents puis but son verre d’un coup. Comme il ne semblait pas vouloir reprendre la parole, Victor l’y encouragea.

–Comment t-a-t-il paru ce James… ? S’est-il montré suspicieux ? T’a-t-il posé des questions auxquelles tu n’as su répondre ?

Mais comme le premier plat arrivait, Albert se jeta dessus. Victor ne put rien en tirer de plus jusqu’à la fin du repas. Découragé, il tenta de l’interroger une dernière fois au moment du dessert.

–Enfin, me diras-tu quelle mission il t’a confiée ? Et où dois-tu te rendre ?

Albert releva un peu la tête - il léchait sans façon son assiette afin de ne laisser aucune goutte de la délicieuse sauce au chocolat chaud qui avait nappé une généreuse poire Belle-Hélène.

–J’peuxpas.

Ah, ce qu’il m’agace ! J’en étais sûr aussi. Albert ! Un prénom maudit ! Je vais finir par l’entraîner dans une rue déserte et avec un colt pointé sous le nez, on verra bien s’il ne parlepas !

Victor prit une profonde inspiration et demanda sur un ton qui se voulait amène :

–Et pourquoi ne peux-tupas ?

–J’peux pas. C’est secret.

Et Albert se remit à lécher consciencieusement son assiette.

Ils se séparèrent devant le restaurant. Les adieux furent des plus brefs. D’une part parce qu’il pleuvait à verse et aussi parce que Victor, horripilé par l’attitude du jeune homme, n’avait qu’une hâte : ne plus l’avoir sous les yeux. Juste avant de le quitter, Victor ordonna à Albert de lui écrire de temps à autre pour lui donner des nouvelles, lui demandant d’adresser ses courriers chez le vieux Tom, à Omaha, en qui il avait toute confiance. L’autre se contenta de vaguement hocher latête.

Et dire que ce petit imbécile ne m’a même pas remercié ! Alors que je lui ai trouvé un bon métier ! Et offert un succulent repas ! Repas des plus onéreux d’ailleurs. Il ne se mouche pas du coude dans ce restaurant. Le rêve de l’Enfant… Il a des rêves drôlement coûteux, cet enfant-là !

Tout en regagnant à grands pas son auberge miteuse, Victor songeait qu’il lui faudrait tout raconter à Radomir. Pas question de lui cacher la supercherie. Juste après avoir quitté Albert, il avait envoyé à son vieil ami un bref télégramme. Très bref. « Tout s’est bien passé. Victor. »

Oh, ce n’est pas grave. Il ne m’en voudra pas. Je lui expliquerai que c’est juste un gars qui a pris ma place. C’est vrai, ça, à y bien réfléchir, il n’y a rien de condamnable à toutcela.

Victor avait beau essayer de se persuader lui-même que tout était en ordre, que tout irait bien et que Domir serait compréhensif, il n’en était pas moins préoccupé. Une fois la porte vermoulue de sa chambre bien fermée, il changea de vêtements - les siens étaient à tordre - et tenta de faire le point sur sa situation. Car désormais, que faire ?

Oui, que faire ? Retourner à San Francisco ? Eh non, c’est impossible. Je n’ai plusque…

Il compta rapidement les maigres dollars qui lui restaient.

Je n’ai même pas de quoi me payer un billet pour Omaha.

Hum… Victor ne voulait pas se l’avouer mais… ce n’était pas tant à cause de l’argent qu’il hésitait à revenir à San Francisco. C’était bien plutôt parce qu’il craignait de se retrouver face à son vieil ami. Il ne se voyait pas en train de tout avouer à Radomir. Jamais encore il n’avait trahi sa confiance. Comment réagirait-il ? Victor, pour se forcer à penser à autre chose, en revint à ses problèmes d’argent.

Ah ! Comment se fait-il que je sois déjà presque sans le sou ? Les cent dollars de Domir ont fondu comme neige au soleil. Et pourtant, je me suis montré très raisonnable. A part la note du « Rêve de l’Enfant » qui était bigrement salée… Je n’ai pas fait d’achats, ou presque, je n’en ai d’ailleurs pas eu le temps. Il n’y a eu qu’à Chicago, pendant les deux heures dont je disposais… Quelle belle ville ce Chicago ! Elle m’a autant plu que Denver ou San Francisco. Toute cette animation, ces grands magasins, ces belles rues, ces salles de spectacle… bref, tout le contraire de Washington. J’y serais bien resté plus longtemps. Mais enfin, je ne comprends pas, j’y ai acheté quoi ? Quelques riens, c’est tout !

Il regarda les cinq cravates, le paquet de chemises, les trois pantalons et le flacon de parfum qui provenaient du somptueux magasin Macy’s de State Street. Et encore, faute de temps, il avait renoncé à écumer les cinq étages du Marshall Field’s, n’y ayant acquis qu’un beau sac de cuir.

J’étais bien obligé ! Ma malle était pleine et le sac en tapisserie que m’a donné Domirest vraiment trop petit. Oh, et puis, ces sacs en tapisserie, c’est d’un laid…

Après quelques brèves réflexions, Victor prit le parti de se rendre à New York - pas question de rester à Washington, il trouvait la ville détestable - là il réussirait bien à gagner un peu d’argent afin de revenir en Californie. Un voyageur avec qui il avait discuté dans le train lui avait assuré que New York était une ville formidable, encore plus fascinante que Chicago. Après tout, il était censé être en mission pour le Service Secret, il lui suffirait donc de rassurer sa mère, Laura, et les nombreux amis qu’il avait laissés à San Francisco en leur écrivant que tout allait bien.

Ce qui est le cas d’ailleurs. Tout va bien. Dès que j’aurai gagné suffisamment d’argent pour me payer le billet de train, je rentre. Enfin… J’attendrai quand même que Radomir soit parti de San Francisco. Parce que… Bon, oui, je vais tout lui dire, je ne peux pas lui mentir, à Domir… mais… ça peut attendre un peu. Ah, bien sûr, il ne faudrait pas qu’il l’apprenne par lui-même, qu’Albert me remplace. Bah… Quand bien même… Il m’aime bien… Je risque quoi… Une claque ou deux… Par contre, il ne faudrait pas que ce soit ce petit crétin qui révèle tout à James…

C’est quand même bien soucieux qu’il descendit prendre son repas à la table commune de la pension. La patronne l’interpella rudement alors qu’il s’asseyait sur une chaise dépaillée :

–Et votre comparse ? Què-ce que vous en avez fait ? C’est que moi, je ne veux pas d’affaires louches ! J’tiens un établissement honnête,moi !

Pour toute réponse, Victor se contenta de hausser les épaules.

Comme il se couchait, enveloppé dans son manteau de voyage - autant pour se prémunir du froid que des punaises - il réfléchit à sa journée du lendemain. Il se lèverait tôt pour se rendre à la gare - ses bagages étaient déjà faits. Il avait su par un des hôtes de la pension, un vieil homme charmant qui avait été ruiné par ses deux filles, que le premier train pour New York partait à huit heures dix. Il serait rendu en début d’après-midi. Aussitôt, il devrait se mettre à la recherche d’un emploi et d’un lieu pour dormir. Car, une fois le billet de train réglé, il ne lui resterait plus grand-chose.

Bah, ce n’est pas la première fois que je me retrouve dans ce cas. Quand j’étais dans cette auberge de Tulsa, ma situation était bien pire, ou lorsque, avec Elmer et Sam, nous sommes arrivés à San Francisco au printemps dernier.

Il se retourna sur le lit étroit, qui craqua et grinça. Il repensa aux premiers jours de son arrivée à San Francisco, à ses soirées passées à jouer du piano dans le luxueux lupanar du 393 O’Farrell Street.

J’espère qu’à New York, je trouverai autre chose pour gagner ma vie que de jouer du piano chez une Mme Dandelau… Ou plutôt… Je pourrais peut-être demander un peu d’argent à maman. Hum, cela lui paraîtra bien étrange, je suis censé gagner ma vie dans le Service Secret… Et puis, je ne l’ai pas accoutumée à cela, jamais je ne lui ai demandé de l’argent. Je pourrais peut-être en demander à Elmer ? Ou à Octavie ? Hum, non, je préfère me débrouiller par moi-même. Je trouve un bon travail, je gagne rapidement quelques centaines de dollars et je rentre à la fin dumois.

Alors qu’il commençait à sombrer dans le sommeil, une dernière interrogation traversa son esprit.

Au fait, New York, ça se trouve où ? Au sud ou au nord de Washing…

Ce fut Albert qui le réveilla. Il était entré sans frapper. Ce qui surprit le plus Victor, ce n’était pas tant qu’il ait réussi à ouvrir la porte malgré la malle et les deux sacs qui la bloquaient que de s’apercevoir qu’il avait changé. Désormais il ressemblait à Albert Cooler. C’était étrange. Il voulut lui demander pourquoi mais Albert annonça qu’il devait se lever sur le champ. Des Indiens voulaient le rencontrer. C’était très important. Et en effet, James E. et Radomir sortaient de la Maison Blanche, portant de magnifiques coiffes de plumes d’aigles. Puis James, derrière son bureau, se mit à déployer une immense carte. Il planta son regard d’acier dans les yeux de Victor. « Situez-moi immédiatement Washington sur cette carte ou c’est la corde. » Victor avait beau regarder, il ne voyait rien, il n’y avait là qu’un menu de restaurant. Sa mère surgit soudain à côté de lui : « Je t’avais bien dit de revoir ton français ! ». Elle lui mit sous le nez un livre de Balzac et s’écria encore : « Tu finiras au bagne ! ». Il n’avait pas vu que Radomir était dans un coin. Il jouait du violon mais c’était atroce. Il jouait faux, faisant grincer les cordes du pauvre instrument. Il semblait à Victor l’entendre chuchoter : « Tu m’as menti Totor, tu m’as menti… » James E. était toujours là avec sa carte, qui avait diminué comme peau de chagrin et tenait maintenant dans le creux de sa main. «Al… al… al… alors, Wash… Wash… Washington… ou la… la… la corde ? » Mais entre les cris de sa mère et l’insupportable crincrin de Radomir, il ne pouvait se concentrer et ne savait que répondre. Tout à coup retentirent des coups de feu. Qui tirait ainsi ? Et surqui ?

Victor se réveilla en sursaut. Le volet de bois de sa chambre claquait contre le mur. Un vent violent l’avait détaché.

Ah ! Quel temps de chien ! Vivement que je quitte cette fichue ville !

Il se leva, jeta tout d’abord un œil sur la malle et sur ses sacs, qui étaient bien à leur place, tout contre la porte, puis ouvrit la fenêtre, attrapa le volet et réajusta le petit verrou qui le maintenait. Le temps de réaliser cette opération, il lui sembla entrapercevoir, au coin de la rue, l’ombre d’un homme qui s’enfuyait. Hasard ou espion ? Dans tous les cas, Victor eut du mal à se rendormir, la main sur un de ses colts.

V

Peu de temps après être descendu du train, Victor se mit à errer dans les rues de Manhattan. Il n’avait jamais rien vu de tel. L’immensité de la ville, les somptueux édifices, cette foule compacte et bigarrée sur les larges trottoirs, ces rues encombrées de voitures de toutes tailles et tous ces palaces, ces magasins, ces salles de spectacle ! Il en était étourdi. Il se disait que son compagnon de voyage ne lui avait pas menti, New York était à coup sûr la cité la plus fantastique des Etats-Unis.

Quand je pense que Laura a vécu dans cette ville pendant six ans pour faire ses études de médecine ! Je ne comprends pas pourquoi elle ne m’en a jamais parlé. Elle me disait n’être préoccupée que par sa formation et ne sortir que très peu du Medical College for Women. Elle m’a toujours assuré qu’elle refusait de perdre son temps à fréquenter des lieux où l’on proposait de stupides divertissements pour abrutir le peuple. Elle devait penser au cirque de Barnum ou à ces imbécilités de spectacles de minstrel show ! Bon, je sais que la musique et le théâtre ne la passionnent pas… mais quand même… Le programme qu’offre cette salle a l’air passionnant !

Victor s’était arrêté devant le célèbre Niblo’s, qui se trouvait sur Broadway. Une grande affiche annonçait pour le soir même une représentation du « Tour du monde en 80 jours ». Avec deux cent cinquante danseuses ! Ce qui l’amusait, c’était la façon dont elles étaient désignées : « Greatest terpsichorean ensemble ». Cela lui rappela sa chère Terpsichore. Il n’ignorait pas - Octavie le lui avait expliqué la première fois qu’il avait vu la jument anglo-arabe - qu’elle portait le nom de la muse de la danse. Penser à son cheval le ramena à San Francisco et au souvenir des siens. Il se sentit soudain bien seul dans cette gigantesque cité inconnue. Il reprit ses deux sacs qu’il avait posés à terre - il avait laissé sa malle à la gare - et reprit son chemin.

Eh ! Si Elmer était là, que dirait-il ? Lui qui qualifiait San Francisco de monstre de ville ! Il faudrait que je puisse lui envoyer en courrier une carte sur laquelle seraient imprimées plusieurs photos de la ville. Il en serait stupéfié. Mais cela n’existe pas… En attendant… Le plus urgent serait de trouver un travail… Et aussi, de manger ! J’ai une de ces faims !

Victor n’avait rien avalé depuis la veille au soir, de surcroit il ne s’agissait que de la maigre pitance servie à « L’autre Maison Blanche ». Il décida de manger d’abord et de trouver du travail ensuite. Jetant un coup d’œil sur la somptueuse entrée de la salle de restaurant du Metropolitan, il secoua latête.

Bon, en tout cas, ce n’est pas ici que je pourrais déjeuner. Il faut que je garde le peu d’argent que j’ai pour me payer un méchant petit hôtel ce soir. Car s’il ne pleut plus, il fait un froid de loup. Il n’est pas question de passer la nuit dehors. Je vais quitter cette rue, ce Broadway, qui m’a l’air de n’être que luxe tapageur.

Alors qu’il se trouvait dans la 24e rue, il tomba sur un petit cabaret qui ne payait pas de mine. Dès qu’il ouvrit la porte, il fut enveloppé d’une bonne chaleur et assailli par de délicieuses odeurs. Il descendit quelques marches et s’installa à une table. Il y avait très peu de clients en cette fin d’après-midi. Seuls, dans un coin, deux jeunes hommes élégamment vêtus buvaient des bières et discutaient à bâtons rompus. Un vieil homme, la soixantaine bien passée, petit et rond, s’approcha de Victor. Il se présenta comme le propriétaire du lieu. Il parlait avec un léger accent étranger. Son visage plein de rides était empreint d’une profonde bonté qui rappela à Victor celle de son ami Elmer. Comme lui, toute sa personne respirait la gentillesse et la simplicité. Vu ses minces possibilités, Victor commanda ce qui était le moins cher, une « pfannkuchen ». Le vieil homme lui expliqua qu’il s’agissait d’une grande crêpe allemande et que c’était sa spécialité. Mais voyant bien que Victor était pressé de manger, il n’en dit pas plus et regagna ses fourneaux.

En attendant d’être servi, Victor examina l’endroit. Les murs étaient presque entièrement recouverts de cadres. Il y avait là des tableaux de toutes les dimensions, des gravures, de simples dessins à la plume et aussi de nombreux poèmes encadrés, dédicacés par leur auteur au propriétaire du lieu. Il remarqua également un piano droit dans un angle de la pièce. Un grand calme régnait, il ne lui parvenait aux oreilles que des bribes de la discussion des deux jeunes gens. Il entendit l’un d’eux contrefaisant une voix éraillée et bégayante, sans doute se moquait-il d’une de leurs connaissances car l’autre riait aux éclats. Une bouffée d’angoisse l’envahit alors. Désormais, pour lui, bégaiement et Albert étaient associés...

Il ne faudrait pas, pendant que je suis tranquillement installé là, à déguster cette crêpe au nom à coucher dehors, que ce petit crétin d’Albert Leek mange le morceau... Oh, non, ce ne serait pas dans son intérêt. Non, il ne dira rien. Par contre… Si quelqu’un le reconnaît ? Ou plutôt s’aperçoit qu’il n’est pas celui qu’il dit ? Quelqu’un qui me connaît ? Eh ! Pourquoi veux-tu donc qu’il claironne à tous son nom ? Il ne va pas, dès qu’il rencontrera quelqu’un, lui assener : « Je m’appelle Vic…Vic… Vic Brennan ». Cela n’aurait aucun sens.