Il s’appelait Mouammar - Ayi Hillah - E-Book

Il s’appelait Mouammar E-Book

Ayi Hillah

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Beschreibung

Mouammar Kadhafi, mort depuis longtemps, a laissé derrière lui une Libye livrée à elle-même.

Sept ans après la mort du Guide de la Révolution libyenne, Kenyon retourne en Libye pour constater les avancées de la démocratie et le respect des droits humains. Il y découvre le mirage d’une démocratie préfabriquée au mode d’emploi inexistant, un chaos indescriptible qui favorise les trafics de tous genres et le danger du terrorisme au lieu de l’éliminer. 
Il s’appelait Mouammar est un cri d’alarme ; un voyage bouleversant dans un territoire proche de l’enfer où les promesses d’un lendemain meilleur se sont évanouies laissant place à la désolation la plus totale.

Découvrez, dans un récit poignant, les années qui ont suivi la mort de Mouammar Kadhafi et la situation d'un pays tombé dans le chaos.

EXTRAIT

La nuit passa, silencieuse comme un félin à l’affût. C’était une nuit différente de celles des contes arabes ; pas douce, pas calme, et, surtout, pas propice au rêve. Elle avait plutôt un visage opaque où l’on pouvait lire la terreur dans les yeux de la lune. Au réveil, l’érudit du désert avait l’air beaucoup plus en forme, probablement requinqué par un sommeil réparateur ; présage d’un jour nouveau, plus beau que le précédent. Après un petit-déjeuner composé d’un bol de lait, des galettes farcies et du fromage, l’ami poète me proposa une flânerie au cœur de la cité défaite. « Alors, le Belge, on va faire un tour en ville ? », demanda-t-il avant de se reprendre, haussant les sourcils tout en dévoilant un sourire ironique :- Disons plutôt un tour dans les ruines.
- Volontiers, concédai-je.
- À dos de chameau, hein ! précisa-t-il.
- Génial ! consentis-je.
Cette dernière précision était une évidence. Car, à moins d’avoir un tank, personne ne peut conduire dans cet entassement de gravats propre à une zone de guerre.
Dehors, mon hôte prépara deux montures. Je pris mon dictaphone et mon appareil photo et nous quittâmes sa petite baraque silencieuse. Les chameaux semblaient connaître le chemin à suivre. Sur leurs dos, nous observâmes la cité détruite comme au temps jadis les explorateurs venus du Vieux Continent.
Ville strabique ayant un œil sur l’océan et l’autre tourné vers le chaud désert libyen, Syrte était le refuge des derniers hommes libres. Autrefois, sous le règne de celui que tout le monde appelait le dictateur Mouammar Kadhafi, c’était le royaume de l’harmonie, à l’image de l’ensemble de la Libye.

À PROPOS DE L'AUTEUR

Spécialiste de l’histoire littéraire et observateur attentif de la vie intellectuelle et politique de son époque, Ayi Hillah est auteur de poésie, de nouvelles et de récits. Il s’appelait Mouammar est son septième livre.

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Ayi HILLAH

Il s’appelait Mouammar

Récit

© Lys Bleu Éditions—Ayi HILLAH

ISBN : 978-2-37877-707-4

Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

À tous ceux qui se demanderont malgré tout : « Et si c’était vrai ? ».

« Faites attention à l'histoire que l'imposture se charge d'écrire ».

Chateaubriand

Mémoires d’outre-tombe

Alors, le Belge, me dit-il d’une voix lasse en me serrant dans ses bras : « La promesse que tu m’as faite est un pacte avec Mouammar. Ne l’oublie pas. On ne trompe pas les morts. Va ! Fais ton travail comme tu sais le faire. Si tu le peux, écris une fin heureuse à cette histoire. Aussi, emprunte à qui tu veux, si tu ne peux inventer un, le vocabulaire qu’il te faut ».

L’instant était solennel et l’engagement éminent. Alors, porté par le vent ainsi qu’un papillon blessé, je quittai Syrte et tout ce qu’il contient d’agonisant, le cœur lourd, l’âme en oripeaux et les yeux fixés sur l’horizon où le ciel semblait raconter ses déplaisirs à la terre désolée.

Traqué, poursuivi, ses positions bombardées, toutes ses retraites coupées, le Colonel tenait encore sur ses pieds. Le vent violent du désert brûlait son visage en sang. Son cœur battait la chamade et le bruit strident des obus qui écrasaient son convoi de limousines lui perçait le tympan. Au bout de la souricière, face à la mort, sous les huées des insurgés qui, excités, brandissaient et sabres et armes à feu tout en l’outrageant, il laissa entendre : « Ne me tuez pas, mes enfants ! » À cette supplique, ces derniers, quoiqu’aveuglés par la rage, se gardèrent de le lyncher, évitant ainsi de commettre ce qui ressemblerait à un parricide.

La vie du Guide ne fut pas épargnée pour autant. Son sort était décidé ailleurs. Quelqu’un, sûrement un infiltré, le saigna à l’abdomen. C’était le coup fatal. Il hurla, puis, fauve qu’il était, se secoua comme pour se débarrasser de la vermine avant de s’effondrer, le museau entre les pattes, sous le regard impuissant du ciel. Lors, dans un geste d’adieu, et, comme une ultime bénédiction, il baisa, de ses lèvres ensanglantées, la terre qui l’a vu naître et dont le sang coule dans ses veines. Puis, il rendit l’âme sans pousser le moindre cri.

Alors, porteur de mauvaises nouvelles, le vent s’en alla, propageant, çà et là, la mort de celui qui, au soir du dernier jour de sa vie, comme un appel conduisant à un chemin d‘espérance, était encore plein de promesses.

1

Mon arrivée à Syrte

Syrte. Il manquait un rayon au soleil. Le ciel était d’un rouge terne et les quelques rares nuages qui s’offraient à ma vue étaient d’une noirceur impériale. Les sièges de l’Airbus A340 de la très vantée compagnie F.A. n’étaient pas très confortables. Il n’y a guère que sept ans, je me serais retrouvé à bord d’un appareil flambant neuf de sa défunte concurrente Afriqiyah Airways où le confort était irréprochable. Il fallait faire contre mauvaise fortune bon cœur. Dure résignation ! Par moments, pour tromper l’ennui, je relisais les lettres de Mustafi. À force de les relire depuis plus de trois mois déjà, je pouvais les réciter par cœur.

Quelques fois, submergé par la douleur de mon vieil ami, et saisi par la tristesse de ses mots, je m’étirais, je bâillais, je faisais mine de considérer un détail particulier du décor ; les hublots par lesquels l’on pouvait voir les dunes de sable aussi hautes et imposantes que dix sphinx superposés ou encore les hôtesses de l’air qui allaient et venaient, s’assurant du bien-être des passagers. Souvent, après ces brefs éloignements, je retournais vite aux confidences de mon ami que je lisais d’une lecture silencieuse mais qui donne du poids à chaque mot :

Très cher Kenyon,

J’ai au cœur un poids; une souffrance qu’il me plaît de te révéler. Ici, en Libye, les promesses du changement psalmodié par nos supposés libérateurs s’estompent les unes après les autres. Je regrette de ne pouvoir t’en parler davantage. Car, les mots; mes mots sonneront creux. Aussi, ils seront bien faibles pour traduire toute la lassitude qui s’est emparée de mon être depuis que, comme des milliers de mes compatriotes, j’ai découvert le vrai visage de nos soi-disant sauveurs, en réalité nos envahisseurs. La Libye est mise à genoux. C’est bien le cas. La Libye de Mouammar est colonisée... Je n’ai plus goût à rien. Tout m’écœure (...)

Au plaisir de te revoir un de ces jours sur ces terres que tu as aimées et que tu risques de ne plus reconnaître. Aie soin d’avoir un cœur solide et une âme pas trop sensible à nos malheurs. À défaut, tu ne repartiras pas indemne.

À te revoir.

Mustafi

Je lisais encore quand le speaker annonça notre descente à Syrte ; la fleur du désert, comme j’aimais l’appeler.

Atterrissage quelque peu laborieux dû au piteux état de l’aire aménagée à cet effet. Mis à part ce dernier détail et l’inconfort des sièges de l’avion, c’était un vol parfait. L’aéroport était en chantier et la piste d’atterrissage bordée de véhicules militaires de toute sorte. L’on pouvait deviner la présence de snipers postés aux quatre coins du grand site. Tout autour, le désert haletait comme un guépard qui reprend ses souffles après une longue course. Absorbé par mes idées et mes craintes, je marchai droit, posant un pied devant l’autre comme un automate tout en essayant de me représenter le capharnaüm qui m’attendait dans la ville. Sur les murs encore debout et qui attendaient, impatients, d’être refaits, l’on pouvait voir une myriade d’impacts de balle. Ça sentait encore la poudre, et les démons de la guerre qu’aucun œil ne pouvait voir rôdaient sans cesse dans les environs peuplés d’esprits errants, eux-mêmes fauchés au hasard d’un tir.

La longue file de passagers avançait lentement. Les contrôles de visa, d’identité et de bagage étaient implacables, ce qui n’était pas le cas au temps de la bonne vieille dictature. Mais, ça, c’était avant ! Un agent en uniforme remonta la file, s’arrêta net devant moi et m’arracha mon passeport des mains avec arrogance. Une colère terrifiante se lisait dans ses yeux à moitié fermés.

Monsieur H. Kenyon ? me demanda-t-il, l’air ennuyé et le regard ailleurs.

Oui ! bredouillai-je, m’attendant à d’autres questions.

Un gonflement de torse suivi d’un profond soupir puis l’homme observa un long silence avant de continuer sur un ton agressif.

Belge ? Tout en appuyant sur le B de toutes ses forces.

Oui, monsieur, je suis Belge.

À cette réponse, il dodelina de la tête, cligna exagérément des yeux, montra mon appareil photo du doigt et me demanda d’un ton menaçant :

Vous êtes journaliste ?

Non, monsieur, lui répondis-je, avant d’ajouter : « J’aime prendre des photos pour mon propre plaisir. »

Suite à cela, l’interrogateur fronça davantage les sourcils. On l’aurait cru offensé par ma repartie. Il me reconsidéra longuement, très longuement avant d’ordonner, toujours dédaigneux :

Euh ! Suivez-moi !

Je m’exécutai sans aucune forme de réticence et le suivis dans son bureau. Là-bas, il passa quelques coups de fil, trois au total et parla longuement en arabe. Excédé, toujours debout devant sa grandeur, les bras croisés comme à l’ancienne école coranique, je le regardais pendant qu’il photocopiait, scannait et faxait des copies de mes documents de voyage je ne sais où. Au bout de quelques, minutes son téléphone sonna. Il le décrocha à la hâte et reprit la conversation, appuyant torrentiellement sur le mot Belge tout en me fixant dans le blanc des yeux. Peut-être me prenait-il pour un agent des services de renseignement belge ? Je n’en sais rien. À la fin, après près de deux heures de ce qui ressemble à une retenue policière, l’alguazil me remit mes documents et, visiblement mécontent, me chassa d’un geste de la main, à la fois amer et hautain. Lui dire merci pour tant d’indécence ? Non, la toute petite fierté qui m’habite me l’interdit.

Une fois sorti du bureau de l’agent discourtois, je traversai ce qui restait du grand hall de l’aéroport. Dans cette enceinte jadis au décor majestueux, quelque chose manquait. Quelque chose de frappant. Je cherchai encore et encore. Un flash soudain ! Il n’y avait plus aucun portrait du Guide de la Révolution. C’était flippant. L’absence de celui qui disait mener une vie de Bédouin me glaça le sang. Autrefois, la vue de sa seule photographie rassurait. L’on avait cette apaisante impression d’être en sécurité. Par sa présence, quoique virtuelle, il veillait sur tous les passagers et semblait même bénir leurs départs tout comme leurs arrivées.

J’étais peut-être le seul à remarquer ce changement ; l’absence du portrait du Guide. Le seul à ressentir cette inexplicable peur qui en résultait. Bref, je chassai cette inquiétude comme je pus, sortis du hall et hélai un taxi.

Bonjour monsieur, dit le chauffeur.

Bonjour, First Ring Hwy, s’il vous plaît !

Mahari Hôtel ?

Oui, c’est bien ça !

OK, veuillez vous asseoir, s’il vous plaît.

Merci !

Je m’assis, baillai longuement comme pour désemplir mon corps du stress accumulé lors des deux heures de contrôle auxquelles j’étais soumis sans savoir le motif. Le chauffeur s’assit à son tour, après avoir rangé ma valise dans le coffre arrière. Il se tourna pour m’annoncer, je ne sais quelle information et resta figé ; presque pétrifié. J’étais embarrassé. Ses yeux mi-clos limitaient leurs horizons aux documents que je tenais. Il regardait mon passeport avec étonnement, le fusillant de ses yeux en feu.

Américain ? demanda-t-il, d’une voix lourde et tremblante.

Non, je ne suis pas Américain, lui répondis-je faiblement, accordant mon ton au sien.

Il me regardait toujours, me questionnant cette fois des yeux. Alors, comme pour m’excuser de quelque chose que je n’ai pas fait, je lui dis mon nom, mon prénom et ma nationalité. Il secoua la tête plusieurs fois, fit sûrement mille calculs d’itinéraire, me conseilla de cacher mes documents de voyage sous le siège du véhicule, pria brièvement, je ne sais quel Saint, puis démarra. Nous quittâmes alors l’aéroport et sa cohue et nous engageâmes sur l’autoroute N° 1 jalonnée de ruines. Par moments, l’on pouvait voir des hommes en arme de part et d’autre de la route creusée de caverneux nids de poule, œuvres des obus de mortier largués en désordre pendant la guerre.

Après près d’une dizaine de checkpoints, nous arrivâmes à ce qui restait de l’hôtel. Là-bas, seul dans la cour et rodant comme un vautour en repérage, le patron me reconnut. Et pour cause, j’étais l’un des derniers étrangers à avoir quitté son palace peu de temps avant les bombardements alliés en mars 2011, me rappela-t-il, ému. Il n’a pas changé depuis ce temps. Toujours le même petit visage étroit que j’avais vu des années plus tôt. L’homme est polyglotte, à l’instar de mon ami Mustafi. Sept ans en arrière, nous avions passé du temps, lui et moi, à discuter de la vie, de la politique internationale, de l’avenir de l’Afrique, de sa passion pour la poésie française et de biens d’autres sujets intéressants.

Il me tint par la main, me fit faire le tour du propriétaire, histoire de me montrer les dégâts que son immeuble avait subis pendant la guerre.

Plusieurs patrons ont mis la clé sous la porte, me dit-il, les yeux mouillés de larmes, avant de préciser : « Quant à moi, je n’ai pas d’autres choix que de continuer ».

J’approuvai son idée d’un oui de la tête. Et il poursuivit, s’interrogeant sur un ton empreint de tristesse : « Quoi ! Mettre pied à terre ? Pourquoi donc ? Dites, quel métier pour remplacer l'aventure du large ? Non, le marin blessé ne quitte pas les embruns. Il reste sur le port ».

Et il conclut, presque en sanglot : « J'y suis, et j’y reste donc ! »

Un chagrin sans pareil nous enveloppa tous les deux pendant que nous enjambions les morceaux de parpaings tout en contournant les plus énormes. Le petit homme semblait ailleurs. Il parlait. Et, peut-être sans le savoir, il nommait les débris, disant, tout en les montrant du doigt : « Le linteau de la salle de réunion, le vitrail supérieur de la salle de conférences… » Je l’écoutais religieusement, imaginant le poids de sa peine, mais ne sachant quoi dire.

Dis-moi, que reviens-tu faire dans cet enfer ? me demanda-t-il., sûrement pour changer de sujet.

Je souris, m’efforçant un peu avant de lui répondre le plus normalement possible que j’avais promis à mon ami Mustafi de revenir dès que la guerre serait terminée.

Ah, Mustafi, murmura-t-il tout en soulignant du doigt : «  Il ne va pas bien, tu sais ? Il est complètement dévasté depuis… »

Soudain, il se ravisa, coupa sa phrase, mettant ainsi fin aux révélations qu’il était sur le point de me faire. Ensuite, comme se parlant à lui-même, il bafouilla quelque chose en arabe. Sûrement quelque chose de pénible. Je le devinai à l’expression de sa voix et aux traits soudainement instables de son petit visage qu’un lointain faisceau de lumière venait de balayer furtivement. C’était les phares d’une voiture.

Un client ? avançai-je pour détendre l’atmosphère devenue pesante subitement.

Disons plutôt un miracle, répondit-il, l’air ailleurs, dans un vide abyssal.

Comment ça, un miracle ? Voyons !

Vois-tu, mon brave, depuis la guerre, l’arrivée d’un client, c’est comme un miracle, laissa-t-il entendre entre ses dents éparses et jaunies par le tabac.

Ensuite, saisi d’un étrange sentiment d’accablement, il sourit d’un sourire à la fois amer et triste à pleurer. Je lui donnai une tape amicale sur son épaule gauche comme le ferait un ami pour réconforter un autre. Ce geste brave nous rapprocha l’instant d’une seconde. Alors, le petit homme aux dents clairsemées se tourna, me fit face, ses deux mains sur mes deux épaules et me dit : « Nous ne demandons rien à personne. Rien ! Personne ! Même au Guide, nous ne demandions qu’à vivre. Hélas, ce cri n’est pas entendu par nos supposés libérateurs ». Suite à ce cri de cœur, il leva les bras au ciel et s’écria d’une voix étranglée : « Ils ont une puissance de feu luciférienne ; une irruption dévastatrice avec laquelle ils ont tué avec un plaisir inhumain ». Après cela, las, il laissa choir ses bras, le long de son corps avant de reprendre : « Tu sais, ce jour-là, les appareils de l’OTAN survolaient Syrte depuis deux jours déjà, terrorisant la population qui, comme ils aiment le dire, est acquise à la cause du Raïs. Dans l’après-midi, comme des fous, ils ont tout rasé ; des somptueux palais au plus vil des taudis. Même le cimetière a été pilonné ». Puis, montrant son palace d’un doigt hésitant, le patron solitaire m’apprit : « Ils ont bombardé toute l’aile gauche de mon hôtel. Les clients qui s’y trouvaient n’avaient pas eu le temps de réaliser ce qui leur arrivait. Ils appellent ça une bavure et s’en excusent quelques rares fois, puis, passent à autre chose. Certains casques bleus ont même avoué avoir tué du Libyen par pur plaisir ; une sorte de chasse, disons plutôt un divertissement. Que veux-tu qu’il leur arrive ? Rien ! Ils détiennent la justice mondiale. La raison du plus fort, disait le fabuliste, est toujours la meilleure ».

Un silence à la fois pesant et bruissant de rumeurs nous envahit soudainement. Nous étions toujours debout, face à face, au milieu des décombres de l’œuvre de sa vie, muets comme deux cailloux que le hasard a mis l’un à côté de l’autre. Le malheureux patron respirait bruyamment comme un bélier en joute, de nouveau convulsif. Il cracha par terre, en signe de dégoût et injuria : « Des bâtards... ». Ensuite, il se tourna vers moi, furieux comme un scorpion contrarié, et affirma, dans un geste de dépit :

La Libye est morte et nous avec elle.

Mais non ! lui dis-je, un peu hypocrite, mais d’un ton résolument exhortant.

L’homme n’est pas dupe. Il secoua vivement sa petite tête chauve, en désaccord avec ma repartie, les yeux grands ouverts. La fixité de son regard dans le mien confondu me dissuada de renchérir. C’est établi. « Il y a des choses que l’on ne discute pas », semblaient me dire ses yeux certainement témoins d’innommables atrocités. Devant cet homme affligé, cela me parut évident que, blessé ou indemne, celui qui sort de la jungle a sûrement surmonté des épreuves et ses propos ne peuvent que refléter la réalité. À vrai dire, un univers nous sépare, lui et moi. Il me semble qu’il est dans le vrai parce qu’il a touché la douleur du doigt et frôlé la mort de près. Quant à moi, dans le monde qui est le mien ; celui des hypothèses, mieux vaut ne pas se fier à ce que l’on croit voir. Car, la réalité peut être tout autre.

Entre-temps, le faisceau de lumière se faisait de plus en plus intense. Progressivement, la voiture s’engagea sur le parking. « Mustafi ! » cria le patron de l’hôtel qui reconnut la vieille Volvo de mon ami qui était alors en plein milieu du parking, s’approchant davantage. À quelques mètres de nous, sous un palmier miraculé, il coupa le moteur et sortit, hâtant le pas dans notre direction. Ce n’était plus la même personne. Une tête de petit vieux. Une silhouette décadente. Précoce et insolente, la vieillesse décora son visage aux traits prononcés. Une lassitude d’outre-tombe se lisait dans ses yeux aux lumières éteintes. J’allai à sa rencontre pendant que le propriétaire de l’hôtel était resté là, les bras croisés, nous regardant, l’air dépité.

Kenyon ? Je n’en crois pas mes yeux !

Je suis pourtant devant toi, lui répondis-je pendant qu’il se jeta dans mes bras, débordant de joie.

Un frisson traversa nos deux corps, tourbillonna à tous les carrefours de nos deux âmes et, comme par enchantement, nous ramena des années en arrière.

Dix ans plus tôt, je l’avais rencontré à Liège en Belgique, à la Biennale internationale de la poésie. Dans la corporation, nous l’appelons par plusieurs surnoms ; le poète libyen, l’érudit du désert, ou simplement le Libyen. Je m’étais pris d’amitié pour lui après la déclamation de ses textes lors d’un Café Poésie et, depuis, nous sommes restés en contact. Deux ans après notre première rencontre, il revint me voir en Belgique, traduisit quelques poèmes par ses soins écrits en français, visita le pays avant de retourner chez lui. L’année qui a suivi, ce fut mon tour de visiter la Libye. Visite écourtée à cause de la menace de guerre qui pesait sur le régime Kadhafi. J’étais donc reparti, promettant que je reviendrais. Promesse enfin tenue. J’étais de retour.

Alors, Mustafi, comment vas-tu ?

Pas bien. Pas du tout bien. Mais, Dieu est grand, dit-il, à demi-voix.

Là-dessus, comme s’attendant à une telle réponse, le malheureux hôtelier jusque-là à l’écart et silencieux intervint, écartant ses deux bras pour manifester son dépit.

Ah, tu peux me croire, Musta ! Je lui avais dit que la Libye est morte et nous avec elle.

Tu as raison, Bilal, murmura mon ami qui réajusta son couvre-chef des deux mains.

Bilal ! Je me souvins enfin du prénom de ce petit bonhomme, propriétaire d’un lieu qui comptait désormais plus de rats que de clients à en juger par la portion du bâtiment qui gisait par terre, réduite en décombres.

Les deux hommes se saluèrent avec beaucoup de déférence. Après cela, Bilal nous proposa du thé. Nous quittâmes alors la cour de l’hôtel, contournâmes la terrasse et allâmes nous installer dans un petit local bien entretenu où un encens oriental planait, léger, doux et cajoleur.

À nos retrouvailles ! cria Bilal et nous répartîmes en chœur en soulevant nos tasses.

Une vive lueur traversa le regard de Mustafi qui avala une grande gorgée de thé, caressa sa poitrine du haut vers le bas comme pour indiquer à la boisson chaude le chemin à suivre pour descendre dans sa panse. Bilal avait l’air content également. Chez les Bédouins, un thé entre amis, cela n’a pas de prix. Bien que de plus en plus sédentaires, ces gens ont gardé leur réflexe de nomade qui consiste à profiter des retrouvailles : prendre les nouvelles de l’autre, s’informer sur le temps qu’il fait sur les chemins parcourus, l’état des pâturages et bien d’autres renseignements utiles. Au bout d’un moment :

Une autre tasse ? demanda le gargotier, visiblement ivre de joie pour ce qu’il appelle un miracle.

À cette proposition, Mustafi jeta un coup d’œil à sa montre. Il regarda fixement le cadran pendant un long moment avant de refuser l’offre de notre hôte, évoquant l’imminence de l’heure du couvre-feu, puis se tournant vers moi :

Le couvre-feu. Ça fait peur hein ?