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Dans un futur assez lointain, à l’aube du XXIIIe siècle, Roselyna Marzano, une jeune fille de vingt trois ans, brillante diplômée en histoire de l’art, voit son destin bouleversé en se retrouvant au cœur des luttes de pouvoir entre huit factions officielles et une mystérieuse. Tandis que l’ombre et la lumière se disputent l’avenir, seul Dieu ou la destinée décidera qui sombrera et qui s’illuminera… Plongez dans cette épopée où chaque décision peut sceller le sort du monde.
À PROPOS DE L'AUTEUR
Dès son plus jeune âge,
Alexandre Allée a montré une préférence marquée pour l’évasion dans ses récits, délaissant souvent les obligations scolaires. Fasciné par l’Histoire, la géographie, la politique, la philosophie et, plus récemment, la théologie, il s’est lancé dans l’écriture de ce roman où il tisse une intrigue solidement ancrée dans un univers réaliste.
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Seitenzahl: 550
Veröffentlichungsjahr: 2024
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Alexandre Allée
Illumination
Roman
© Lys Bleu Éditions – Alexandre Allée
ISBN : 979-10-422-5171-0
Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L. 122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L. 122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L. 335-2 et suivante du Code de la propriété intellectuelle.
L’ascension de l’Empire
conduit celui-ci, à sa perte ;
nombreux ils sont parmi son peuple,
à admirer le voile du Saint des saints, déchiré.
L’un se voit seul plus puissant que l’autre, l’unique,
à même de porter et dépasser toute l’espérance.
Mais de leur fascination pour Gog et Magog,
et à tout jamais ; les peuples souffriront.
Et du refus du bienheureux second,
de dévoiler au monde sa funeste création ;
de se déclarer seul prétendant au trône des nations :
se répand parmi les hommes l’esprit de la conjuration.
Car l’alliance est depuis longtemps rompue ;
l’homme est laissé seul maître de sa destinée,
et le progrès fait place à un romantique chaos ;
notre terre se meurt, Gaïa n’est qu’un souvenir.
Puisque l’orgueil de l’Empire ne connaît pas de frontières,
que son besoin de puissance est aveugle à ceux de ses gens.
Mais le bienheureux se loue d’agir, avec le respect et l’humilité ;
exerçant avec toute la rigueur et toute la justice, son céleste mandat.
Car les sols s’épuisent et les élites se font si seules et si incapables ;
mais si riches et si légitimes à asseoir leur malheureux contrôle.
Puisque depuis des années les conseillers sont unanimes :
la fin approche ; les nations vont disparaître.
Oui, certes, car tel est à présent le prix de l’éternité ;
celle qui se dit de la vie, de la création du Fils de l’homme ;
démoniaque ; qui accomplit et prononce les mots de la révélation :
qui est la salutaire, et qui est l’interdite ; celle qui est pleine de mystères.
Car enfin, la marque de la bête leur est apposée, le temps est venu,
et l’Empire s’élève, telle la vague, prêt à fondre ; il promet la libération.
Les peuples des îles renouvellent leur force,
ils sont sûrs d’avoir prêté leur oreille.
Les nations sont devant Lui comme un rien,
ne sont à ses yeux que néant que vanité.
La perle est irrégulière pour ceux qui prétendent déjà en jouir,
et les feux abondants.
Puisque le silence persiste, partout règnent, maîtresses,
la discorde et la confusion ;
et le bienheureux, aux peuples de déclarer :
« qu’ils s’avancent pour parler » !
Or, l’irrépressible, le grand dragon rouge, clame :
« mienne est la belle île. »
Car la providence s’est abattue sur les engeances des pères fondateurs,
sur ceux qui renièrent l’héritage des grandes révolutions,
idolâtres de la bête ;
sur ceux qui firent de leur nouvelle nation
le grand aigle à la tête blanche, avide,
prédatrice ; car la coupe est déversée sur la terre, et avec elle, les abominations.
Ce jour, redoutable, il n’y eut de guerre ni sur la terre ni dans le ciel.
Il n’y eut que l’obscurité la plus soudaine et la plus dévorante.
Celle des agents, que l’on imaginait envoyés de Dieu ;
Et dont le fabuleux Archange lutte à jamais.
Elle a rendu ineptes tous les commandements,
l’arme de l’Empire du Milieu ; car la foudre est tombée.
Son nom est Lei Gong ; elle est le fléau, qui frappe les hommes ;
elle fait d’eux des martyrs, elle retire leur titre aux prophètes.
Mais en premier lieu, fut touché l’État de Washington ;
et avec lui, toutes ses éclatantes places de la providence.
En ce jour, j’abandonnais en Moi toute martialité ;
et jamais ne repris, quelconque forme, l’Amérique.
Vaillants serviteurs qu’ils furent depuis leur indépendance ;
ils ne reçurent alors de Moi aucune aide, aucun secours.
Car bien sûr, il était depuis la tombée bien trop tard.
Et les aïeuls me maudirent, Moi et Mon Nom.
Tout homme, et toute femme, ne connut que la peur,
la plus pure qui soit, de mener un combat perdu d’avance.
C’est ainsi qu’il en vint de l’Occident tout entier.
Et ainsi, le silence devint le nouvel or.
Et leurs enfants n’eurent plus que Mon Verbe.
Et leurs prières, pour Moi, qu’atrocités.
Et leurs larmes, un nouveau déluge.
Et la mort devint leur liberté.
La voiture de l’homme à la calotte quitte la place. Il salue la jeune femme, qui se tient encore là, devant le très riche parvis. Alors elle le lui rend, souriante, puis rebrousse chemin.
Ses talons battent le pavé jusqu’aux carreaux de marbre ouvragés d’une délicate ligne d’or et d’un rouge cardinal. Et, suivant celle-ci, se déploie un motif immense et glorieux empli de symboles chrétiens, dont la rose mariale blanche domine l’ensemble.
Elle poursuit son chemin en direction de son centre : là où s’enfonce la médaille d’or à la colombe, triomphante, et s’en écarte, tandis que sont refermées derrière elle les grilles de la porte Saint-Michel.
Le fracas s’étend et se maintient avec force sous les arches, fendant l’espace jusqu’au sommet de la puissante structure qui s’élève en coupole. Résonne l’écho, jusque dans la longueur visible des galeries. Les dorures brodées sur le tissu de sa robe beige se conjuguent à sa parure, se confondent avec l’éclat du lustre de cristal, majestueux, et se mêlent avec passion au rouge d’impérieuses bannières vaticanes, garnies du cercle des douze étoiles européennes.
Et le rythme de ses pas, aussi rapides que déterminés, retentit seul. Aucune des sculptures ni aucun relief, à l’exécution magistrale, qui ornent les murs de la galerie empruntée, ne la fait ralentir. Ainsi elle se dirige vers une porte double, ralentit à son approche.
Dans un silence absolu, elle saisit puis tourne la poignée de céramique. À l’ouverture s’échappe le son d’un piano. Ténue, à l’accent familier et cependant inédit – quelque peu dramatique – la mélodie s’arrête subitement. Et, imitant l’interruption, en modérant le tumulte de sa marche, la jeune femme poursuit, jusqu’à parvenir devant la porte de ladite pièce émettrice. Entrouverte, elle est du même papier peint blanc au relief floral, des mêmes moulures de marbre que le reste du petit vestibule.
Elle se tient là quelques instants, pareille à une enfant qui ne désire être découverte, tentant de percer l’obscur mystère inhérent au jeu depuis sa reprise, avant de pousser avec prudence la porte d’entrée du bureau, de l’homme qui se dévoile.
Il est environ deux à trois fois son aîné, svelte et peu barbu. Il porte une chemise assortie à son pantalon ardoise et une veste de costume blanc cassé au col sophistiqué, montant et retombant, du seul côté droit. Assis au fond à gauche du bureau, face au piano, il marque un léger arrêt, avant de laisser ses mains pianoter à nouveau. La jeune femme ne bouge plus, est captivée par cet air qui l’envoûte ; lumineux, après une transition plus brutale que la première. Elle n’ose le déranger davantage. Elle reste là quelques instants, avant de finir par sortir de son état de torpeur.
Elle jette son dévolu sur l’écran à son poignet et, sachant alors avec certitude le temps compté, se décide à rompre l’harmonie de la douce nuit et de l’homme pensif.
« Père ? » demande-t-elle faiblement.
Elle attend, mais ne peut que noter son absence de réaction, avant de joindre ses mains. Elle fait un pas vers lui.
— Père ? répète-t-elle de façon plus certaine.
Alors, celui-ci entame la conclusion de son instant mélomane.
Il adapte sa gamme, va peu à peu à la rencontre de celle des mots de sa fille.
— Roselyna ? répond-il sur un ton plus délicat, tandis que vibre l’ultime note : une dont l’intrigante beauté est gâchée par l’hésitation due au léger tremblement de sa main.
Les yeux de Roselyna se voilent de sa singulière incompréhension.
Plus tendu qu’à l’accoutumée, l’homme se lève et saisit sa canne, jusqu’alors en équilibre contre le Steinway & Sons noir. Il regarde sa montre, puis il saisit son petit étui à cigarettes, dont l’élégant placage est assorti à celui du bâton. Enfin, il se détourne du rebord, de sorte à scruter par la plus grande des fenêtres.
Celui-ci réajuste son col tandis qu’il chemine vers son bureau.
Attachant son bouton, il déplace la chaise roulante de son pied gauche.
— Tout s’est bien passé ? s’enquiert-il, avant de plonger dans ses documents.
— Oui, père. Son éminence… prononce-t-elle avant de s’arrêter, faute de capter son attention.
Le premier hausse les sourcils, pour lui communiquer sa nette incompréhension, avant de poursuivre son activité d’ordonnancement.
— Son éminence, monseigneur Araújo, dit être satisfait de sa visite… Je… sourit-elle. J’ai pensé qu’il ne partirait qu’à l’aurore, ajoute-t-elle, d’une voix aussi emprunte de fierté que d’une lassitude plus marquée, presque vexée. Il était passionné !
— Hmm… répond-il, fronçant plus durement les sourcils. Et quant au portrait… ?
De l’emphase, la jeune femme est surprise, hésite à prendre du retrait.
— Antoní ne m’a donné aucune réponse depuis… s’arrête-t-il.
Il se redresse, observe l’écran à son poignet. Il consulte son flux de discussions.
— Le début d’après-midi, affirme-t-il d’un timbre puissant, presque inquisiteur.
Elle pâlit, puis gesticule avant de rougir, toujours aussi inexplicablement.
— Je… je suppose qu’il était trop occupé par son œuvre pour prendre le temps de vous répondre, père… affirme-t-elle, ne pouvant s’empêcher d’esquisser un sourire maladroit.
Ses mains se joignent dans un mouvement ininterrompu, telles les deux témoins de sa meilleure volonté. Il s’arrête et inspire, réajustant sa veste et rompant le mouvement dans un geste assez solennel, tandis que ses doigts se déploient pour saisir la partie inférieure du plan du bureau, sur lequel il s’appuie.
— Je sais l’intérêt de cette pièce, Roselyna… prononce-t-il en relevant la tête avant d’user ses bras pour quitter sa posture, puis de les croiser cependant qu’il se tourne vers la fenêtre. Et j’attends de mon restaurateur en chef qu’il me transmette l’état de son avancée, quand je lui demande, énonce-t-il, se retournant vers sa fille. Pourquoi souris-tu… ?
— Vous… vous l’auriez vu, père… Une fois l’œuvre arrivée dans sa division, son visage s’est illuminé ! déclare-t-elle, appuyant son enthousiasme d’un regard d’admiration communicatif, mais non dénué d’une certaine humilité.
Celui-ci sourit et durcit à nouveau, avec une rapidité déconcertante, son expression.
— Je ne peux me permettre d’ignorer les faits qui se déroulent dans mon musée, dit-il, tirant légèrement sur le bas de sa veste, le menton faiblement avancé. Tu connais pertinemment le caractère, l’impatience, l’exigence, de nos mécènes, affirme-t-il alors que son regard plonge sur ses documents.
Il remue quelque peu, hésite à choisir lesquels emporter.
Roselyna ne sait quoi répondre, passe sa main gauche sur son avant-bras droit.
Finalement, il s’arrête face à elle, fronce faiblement les sourcils.
— Je le sais, trop bien, père… prononce-t-elle remuante. Pardonnez-le, s’il vous plaît… demande-t-elle en ajustant sa main. Il semble… commence-t-elle, tandis que s’entrouvrent à peine les lèvres de son père. Il semble distrait.
Celui-ci, l’air grave, se tait et poursuit le rangement de ses documents.
Une fois terminé, il ne peut s’empêcher de rompre la dureté de son expression ; ses yeux se plissent et scintillent quelque peu, avant que son regard ne plonge sur l’ultime feuillet, disposé sur le bureau. Roselyna, l’air moqueur, confuse, gênée, place son attention sur ses propres mains. Son père, fébrile, relève la tête et hausse lentement les sourcils.
— J’espère que le message est clair, Madame la Coordinatrice.
— Oui, très clair, Monsieur le Conservateur…
Il l’observe, celle-ci portant son attention sur ses mains jusqu’aux plis de sa robe.
— À ce propos ! lance-t-il d’un ton plus chaleureux, as-tu achevé les préparatifs pour ton voyage, en Écosse, comme il se doit… ? demande-t-il, et tout à coup confus, puis trouvant enfin ce qu’il cherchait.
Il dépose la chemise isolée sur la pile, puis se baisse pour saisir sa serviette. Son mouvement laisse transparaître la légère douleur qui émane de sa jambe gauche, tremblotante.
La jeune femme ne peut s’empêcher de faire un pas vers son père, sa main gauche se tendant vers lui.
— Vous auriez dû me demander de la prendre pour vous ! dit-elle.
Il se racle la gorge, puis se met à tousser franchement.
— Inutile, Roselyna, affirme-t-il en rougissant.
— À… à vrai dire, je n’ai encore rien organisé, je… j’aurai tout le temps de m’en occuper, ne vous en faites pas, poursuit-elle, après avoir replacé une mèche de ses longs cheveux bruns bouclés derrière son oreille gauche…
Il ne prend pas la peine de lui répondre et inspecte une dernière fois son bureau, sans réelle conviction.
— Je suis prêt, allons-y, commande-t-il après avoir rangé son stylo dans la poche de sa veste et poussé un discret soupir. Promets-moi de ne pas trop repousser ton organisation, ajoute-t-il, tandis qu’ils quittent ensemble le bureau et la pièce juxtaposée.
— Oui, père, acquiesce-t-elle, ouvrant la double porte du côté droit, et la lui tenant avant qu’il ne la maintienne de sa canne.
— Merci… Tu… tu ne connais que trop bien l’importance de cette traversée, poursuit-il, se rétractant d’une drôle de manière, plus appuyé sur sa jambe que sur sa canne.
Une fois au centre du cabinet, il se tourne à nouveau vers elle, lui offrant un regard aussi aimant qu’attentiste, puis qui se révèle tranchant.
Elle referme la porte. Ses yeux semblent vides de toute envie.
Encore déboussolée, elle se hâte de rattraper le vieil homme.
— Je… me suis renseigné sur la collection de Sir Ó Gormáin aujourd’hui, dit-elle parvenant à ses côtés, sans qu’on ne puisse détecter en elle la moindre fébrilité. Il semble que ses pièces soient loin d’entrer dans le cadre de nos collections… poursuit-elle.
Elle n’obtient aucune réponse, puis observe son père, cherche vainement sur lui le début d’une explication. Il s’arrête, se tourne vers elle et dépose sa main sur le haut de son bras.
— Roselyna, sa collection rassemble des œuvres insulaires… de Grande-Bretagne, d’Irlande, répond-il, sèchement, tandis qu’il se remet à marcher. Je te l’ai déjà dit… ajoute-t-il.
Roselyna le suit mais ralentit le pas, semble hésitante. Bien que s’aidant de sa canne, l’homme est assuré et progresse plutôt rapidement.
— Ne t’en fais pas, je suis certain que nous y trouverons la marque du Seigneur !
La voix du Conservateur résonne dans la galerie. Elle sourit, avant de presser à nouveau le pas. Il finit par se tourner vers elle, tout en continuant à marcher.
— Qu’y a-t-il ? demande-t-il, s’apercevant de l’expression pensive de sa fille.
Il s’arrête doucement, se tourne davantage vers elle.
Elle replace rapidement ses cheveux, fronçant les yeux.
— J’ai pensé que vous…
Les yeux de l’homme alternent de droite à gauche dans une lutte constante, à la durée indéfinie ; l’expression de la jeune femme traduisant peu à peu son sentiment, à la croisée de l’amusement et d’une gêne irritante. J’ai… j’ai pensé que vous me laisseriez davantage la main quant à nos acquisitions durant ce voyage, affirme-t-elle.
Il la regarde, semble ne pas comprendre.
— As-tu quelque chose en tête… ? demande-t-il, moins stable.
Il invite sa fille à le suivre, son pas étant plus timide que la posture de cette dernière. Le rythme se réchauffe tandis qu’elle parvient à trouver les mots.
— Non, rien de… rien de très précis… dit-elle, serrant les lèvres. Mais, je suis certaine… de trouver des acquéreurs… et dans un délai raisonnable.
Il s’en étonne, poursuit sa marche et, pour toute réponse, se tourne d’un quart vers elle.
Celle-ci le rejoint, ayant pris un peu de distance après avoir joint ses mains.
— Pour tout vous dire, père, je pense que vos relations limitent nos activités… Il y a tellement d’œuvres que vous bannissez de notre catalogue… ajoute-t-elle. Certaines pièces de Ó Gormáin sont très modernes et, néanmoins, très intéressantes… !
Il ralentit doucement, songeur, se tourne vers elle.
— Nos choix ont toujours porté leurs fruits, tout comme tu ne les as jamais discutés, jusqu’à cet instant. Je ne comprends pas, ajoute-t-il, tandis qu’il se remet à marcher.
— Père, vous… vous ne comprenez pas…
Celui-ci continue à marcher, tandis qu’elle reste plantée.
Quelques mètres les séparent, à présent.
— Je… j’ai pensé que vous me laisseriez prendre totalement la main sur cette affaire, prononce-t-elle, assurément ; avant d’être, en l’espace de quelques secondes, de nouveau hésitante. Vous… vous avez dit que nos choix ont toujours été couronnés de succès, poursuit-elle d’une voix qui se réaffirme, mais vous savez qu’il s’agit des vôtres… laisse-t-elle retomber.
Du ton employé, de l’orientation de la discussion, son père ralentit, passe sa canne à gauche, tourne à nouveau la tête, d’un quart vers elle.
— Je… hmm… je comprends, répond-il.
Il l’observe, puis jette son dévolu sur le tapotement de son doigt sur le pommeau de sa canne.
— Vous comprenez ? demande-t-elle, ne parvenant à cacher son étonnement – les mots résonnent et se voient, après quelques très brefs instants, conférer la saveur d’un enthousiasme aussi libérateur que dictateur, et réciproquement troublant, qui ne sauraient, cependant, s’achever sur une autre appréciation que celle promise : teintée d’une méfiance brutale. Contrit, il relève rapidement la tête et se tourne vers sa fille tandis que trépignent ses lèvres de prononcer, avant qu’il ne retienne son élan.
— Hm, oui ! Absolument…
— Je… j’ai très envie de vous prouver, de me prouver, que je peux accomplir de grandes choses… sans toujours dépendre de vos conseils, de votre approbation, ajoute-t-elle, ajustant légèrement ses mains.
Le visage du vieil homme se ferme. Il ne dit rien, se détourne, puis se met à marcher vers le buste à quelques mètres sur sa droite. Il s’y arrête, s’appuie davantage sur sa canne.
— Roselyna, tu accomplis de belles choses ici à mes côtés, prononce-t-il, à demi-mot, se détournant de l’œuvre ; il s’avance quelque peu, fébrile.
— S’il vous plaît, promettez-moi d’y réfléchir, ajoute-t-elle.
Elle détourne le regard, replace ses cheveux, avant de s’avancer vers lui et de placer ses deux mains sur la sienne.
— Vous savez à quel point je suis attaché aux œuvres rassemblées dans ces galeries, répond-elle, d’un air entendu, révélateur de son désir de ne pas perdre la main.
— Mais ? propose-t-il, se détournant légèrement sur le côté droit.
— Mais, tout ce qui est ici est notre perle… affirme-t-elle, retirant ses mains de la sienne.
Elle cherche son accord dans son regard tandis que celui-ci le fronce doucement en se redressant, couvre sa main sur le pommeau de la seconde.
— Je… je veux m’atteler à la création de ma propre entreprise… déclare-t-elle.
Elle pâlit quelque peu.
— Vous savez que…
— Ton entreprise ? la coupe-t-il ; mi-gêné, mi-amusé.
Elle le regarde, impuissante, et cependant, son expression devient peu à peu vindicative. Elle semble se moquer de ses a priori. Le visage de l’homme se relâche, avant de se durcir d’incompréhension – comme trahi. Il s’avance alors, d’une impulsion plus musclée.
— Ce n’est pas ainsi que je voyais ta prise d’initiative !
Il retire sa main, aussi prudent qu’hésitant, se remettant à marcher en direction de la sortie. Roselyna chasse le doute, et se remet en marche.
— Allez-vous y réfléchir, père ? assène-t-elle, la voix plus haute et qui s’agite jusqu’à la voûte.
Il se rétracte. Son expression change, pour traduire un agacement naissant. Il tourne le dos à sa fille, s’avance vers un des nombreux tableaux. Il contemple l’œuvre, inspire, évacue ainsi sa frustration, qui se mue en confusion, puis en agacement, tandis que se forme la veine sur sa tempe. Face à lui, une jeune et forte femme tient une palette et un pinceau. À son cou, est suspendu un collier de chaînes passablement grossières, qui retiennent une pièce en forme de visage ; presque humain. La contemplation semble l’apaiser, peu à peu. Il soupire, se tient droit, puis se tourne vers sa fille. Il hoche la tête tandis qu’il se repose, non sans demeurer maintenu, sur sa canne.
— Très bien, dit-il. Nous en discuterons demain. Je ne prendrai aucune décision irréfléchie, emphase-t-il.
Ainsi, il se remet à marcher, n’attend aucune réponse. Roselyna se décompose, cependant, que l’embout du bâton frappe la mosaïque à un rythme régulier.
— Oui… Vous aimez prendre vos décisions importantes le matin, je le sais, prononce-t-elle, irrévérencieuse.
Il s’arrête et se penche davantage en avant et repend sa marche. Non moins amère, la jeune femme s’active pour rattraper les quelques mètres qui les séparent. Elle parvient à son niveau, puis s’avance, à dessein, pour qu’il remarque l’inquiétude qui l’anime. Pour seule réponse, il passe son bras sous celui de sa fille, ne lui laissant pas le choix. Elle le regarde. Le père affiche un sourire satisfait. Elle ne peut alors s’empêcher de sourire à son tour.
Sur le parvis du musée, des étendards rouges et blancs, sur lesquels apparaissent des chrismes, viennent parfaire la très riche façade ; et, faute d’alpha et d’oméga, les lettres R et M sont inscrites promptement. Sur l’arc est gravée la devise latine : In legatione colligere magisteria ; et, plus haut, en lettres d’or, sont gravés les mots :
REVELATIO MUSEUM VIENNA.
À peine sortis du musée, le père dégaine son petit boîtier noir qui contient une petite dizaine de cigarettes.
— Ma chérie, voudrais-tu… ? lui demande-t-il, grommelant.
Sans réponse, il lui tend l’étui et, à contrecœur, Roselyna saisit une cigarette, la place entre les lèvres de son père… l’allume. Elle fait deux pas, en arrière.
— Ne croyez-vous pas que vous auriez pu attendre d’être chez vous, pour vous donner… corps et âme à ces… à ces saloperies… ? décroche-t-elle en lui jetant le boîtier, qui manque de finir par terre.
Il retire avec force sur sa cigarette et s’adosse contre la pierre.
— Fffff. Ne jure pas, tu serais forcée de faire pénitence, réplique-t-il d’une voix brumeuse.
L’homme tire de nouveau sur sa cigarette et présente à sa fille son air le plus narquois, tandis que la fumée sort de ses narines.
Elle, accueille son humour, comme un bol d’air frais, regarde le pavé et se redresse rapidement.
— Père ? lance-t-elle d’une voix forte, pour l’en dégoûter. Que vous arrive-t-il ? demande-t-elle d’un ton aussi faussement combatif qu’innocent. Celui-ci manque de s’étouffer ; il s’époumone, rougit à vue d’œil, tandis que les larmes lui montent. Il tousse à nouveau, avant de se ressaisir, avec difficulté.
— Tu… tu es bien meilleure actrice que moi, dit-il, le timbre rocailleux.
Il se remet à tousser.
— Ça ne fait aucun doute… dit-elle.
Il jette un œil vers la station d’hyperloop.
— Je vous entends répéter que vous préférez le terme hyper-boucle, lance-t-elle, cynique.
Un franc rictus apparaît, au coin de ses lèvres.
— C’est bien mieux comme ça, affirme-t-il, levant le menton – sarcastique.
— Non, père… c’est approprié, le taquine-t-elle.
— Hmm, oui… exactement, répond-il en reculant avant de finir par se moquer de son expression.
— Qu’ai-je dit… ? s’exclame-t-elle, plutôt rieuse.
Il la regarde, la mine caustique, lui montre du mieux qu’il le peut son incompréhension.
Elle le défie du regard.
— Je voulais dire que le renommer serait… comme… nous approprier son invention… d’une certaine manière… tente-t-elle, ses pommettes rougissantes.
— N’as-tu vraiment rien d’autre à raconter ? lance-t-il, hébété.
Elle le regarde, sidérée.
— Non ! Et, dois-je vous rappeler que vous avez relégué notre conversation à demain…
— Notre conversation… Je t’en prie.
Elle reste bouche bée, regarde autour et fait quelques pas, avant de se tourner à nouveau vers lui.
— D’accord, oubliez-moi, dit-elle en se retournant, avant de faire assez vite volte-face.
Son père lui sourit ; ses traits sont tirés.
Il se détourne pour observer les œuvres numériques, qui ornent les murs immaculés de la station. Son regard semble vide et son expression se fait chiche de la moindre information quant à ses impressions.
L’homme paraît perdu, seul, face à lui-même.
Roselyna, qui n’en tient pas compte, décide de s’évader : elle déclenche de la musique grâce à son bracelet connecté. Elle porte à son oreille droite un des écouteurs.
Le lendemain, en fin d’après-midi, Roselyna retrouve son père sur la terrasse du café, qui fait face au musée.
La grande terrasse est peu occupée. Les gens sont éparpillés et nombreuses sont les personnes seules. Elle revêt un tailleur italien, bleu pastel, et ne porte que très peu de bijoux. Arrivant près de la table, elle retire ses lunettes de soleil et se penche pour embrasser le « vieil homme ».
— Tu es en retard, ma très chère fille.
Elle se redresse et sourit.
— Moi aussi je suis contente de vous voir, dit-elle.
Elle rejoint sa place et dépose son sac à main à ses pieds.
Sur la table sont disposées une théière et une tasse.
— Qu’est-ce que cela ? demande-t-il, en désignant le cou de sa fille.
— Cela ? répond-elle, feignant maladroitement d’être offusquée, elle saisit le collier nacré entre ses longs doigts fins. C’est un cadeau !
— Aurais-tu… un admirateur ?
Il lui rend son sourire.
— Je n’en dirai pas plus, affirme-t-elle le regard pétillant tandis que sa main porte le collier à sa peau.
Elle se tourne pour observer la place, ferme les yeux et profite du soleil. Il savoure alors la beauté de l’instant, dégustant son café.
— As-tu lu ou entendu les dernières nouvelles ? demande-t-il.
— Je crains que non, répond-elle, se tournant brièvement, ne pouvant ouvrir qu’un œil.
— Les gardes-frontières ont subi de lourdes attaques durant la nuit… prononce-t-il d’une voix qui s’aggrave. Cela s’intensifie, Roselyna… Je suis inquiet…
— Mais nous… nous n’avons rien à craindre, père… j’en suis certaine. Que… que voulez-vous dire par « lourdes » se reprend-elle, plus soucieuse, l’observant saisir son étui.
— Il semblerait… s’arrête-t-il, empêché de poursuivre.
La porte du café vient de s’ouvrir et leur impose le chahut d’une fin de discussion, dans une ambiance des plus bruyantes, entre une femme et le propriétaire. Elle se clôt rapidement par la salutation d’un homme qui ne souhaite, semble-t-il, pas s’attarder, et qui ravale au mieux un ton qui se voudrait rassurant. Roselyna hésite avant de saisir sa tasse de thé. Il lui exprime son intention de reprendre, puis tire sur sa cigarette.
— Il semblerait que la frontière fut prise d’assaut en plusieurs points, reprend le père, tandis qu’il agite la main pour éloigner la fumée et lève les yeux vers ceux qu’il assimile comme un couple. La femme évite son regard, tandis que l’homme, plus hésitant, hoche à peine la tête en direction de la sortie. La jeune femme regarde son père, déterminé à fumer à la hâte, replace ses cheveux par-dessus son oreille gauche en reposant sa tasse.
Celui-ci attend quelques instants avant de lui servir un regard des plus vifs.
— Il… il semble que ces derniers s’avèrent faibles, énonce-t-il plus faiblement.
Elle souhaite acquiescer, mais ne sait en vérité que lui répondre.
— Pardonnez-moi, dit-elle enfin.
Il se penche sur la droite alors qu’il place entre ses doigts sa cigarette, presque totalement consumée. Roselyna prend un peu de recul et se penche à son tour.
— Vous voulez dire que nous sommes en danger… ? s’enquiert-elle – tout en s’y refusant réellement.
Alors, il saisit le journal déposé sur sa serviette et le lui tend, pointant du doigt un passage avant de s’enfouir lentement et gravement dans le col de sa veste.
— Plusieurs dizaines de morts, lit-elle sans y réfléchir, avant de s’en offusquer, d’avoir prononcé les mots de vive voix.
Le « vieil homme » se redresse, d’une façon pesante.
— Mon dieu… jamais cela ne s’arrêtera… tente-t-elle de conclure.
— Tu sais bien que non, ma chérie, finit-il par répondre.
Elle cherche dans les yeux de son père le soupçon d’un sentiment rassurant, avant de jeter son dévolu sur la suite de l’article. Le regard assombri, son père remue sur sa chaise.
— L’archevêque de Vienne demande assistance au Saint-Siège, lit-elle, interloquée.
Il place ses paumes sur la table et acquiesce.
— En effet, oui. Il semble que nos défenses tombent réellement en ruine… Il est plus que temps pour la Curie de prendre des mesures ! s’exclame-t-il, faisant ressurgir dans son ton et sur son visage un sentiment d’indignation, maintes fois éprouvé. Ces barbares ne… poursuit-il, roulant les mots d’un accent plus méditerranéen qu’autrichien.
— Cela fait des mois que des rumeurs circulent, le coupe-t-elle, et lui rendant son journal, traité comme un objet néfaste – et pourtant assez quelconque.
— Oui… oui. J’espère… j’espère avoir écho des prochaines discussions, affirme-t-il, abaissant le volume de sa voix, d’une manière plus contrainte que désirée.
La jeune femme acquiesce humblement, par deux fois, et se sert timidement une tasse de thé. L’homme jette sèchement le journal près de sa sacoche – émane du geste une certaine violence. Sa posture devient lourde, son menton s’oriente vers le bas. Roselyna, qui le regarde, est déboussolée, avant d’être submergée par une vague d’émotions et de souvenirs. Elle se fige, ses yeux se mettent à luire. Elle repose sa tasse, serrée entre ses deux mains, avant d’aller saisir celle de son père. Celui-ci, qui relève la tête, tente de dissimuler les fines larmes apparues au bas de ses yeux bruns. Elle lui sourit et, chancelante, lui frictionne la main. Elle cligne lentement des yeux, refusant de pleurer à son tour, de pénétrer dans les profondeurs d’une dimension aussi terrifiante qu’encore terriblement vive…
Le vieil homme place sa main gauche sur la sienne. Son visage, lourd, se mue tandis qu’il couvre et serre la main de sa fille. Il est un homme si souvent doux et aimant, à la fragilité aussi peu perceptible que pourtant marquée d’une souffrance – infinie. Il tourne légèrement la tête vers la gauche, serre les lèvres et brise le lien qui l’unit à sa fille. Roselyna, qui ne parvient à demeurer stoïque. Émue, elle se replace sur sa chaise, essuie ses yeux de la paume de ses mains.
— Poursuivons notre discussion d’hier soir, veux-tu… ? demande-t-il, la voix fébrile.
Elle acquiesce, intériorisant et comprenant, s’il était possible, leur soudaine fragilité.
— Oui… dit-elle alors, ne pouvant s’empêcher d’observer autour d’elle, jusqu’à écarquiller puis cligner des yeux.
— Qu’envisages-tu, réellement, pour la collection de Sir Ó Gormáin ? poursuit-il, en saisissant la cigarette déposée sur le cendrier.
Elle inspire et avance ses mains tandis qu’il la porte à sa bouche et tire sur la cigarette, consumée, qu’il écrase dans le cendrier.
— Très bien, dit-elle en joignant ses deux mains. Cela fait, quelques mois, que j’y réfléchis, pour tout vous dire, lance-t-elle, inquiète de la réaction de son père.
— Rien de moins ! s’exclame-t-il, sincèrement étonné, positif, avant de rougir et de tousser avec force, rapprochant son coude.
Elle acquiesce brièvement, ramène ses mains à l’intérieur de ses bras.
— Lors de mes voyages, que ce soit dans l’intérêt du musée, ou dans le nôtre, j’ai… plusieurs fois envisagé d’étendre nos activités…
— C’est une idée, dit-il, la cherchant dans son regard.
— Alors, voilà…
— Une idée, ma foi, plutôt bonne, reprend-il, souriant.
— Je… je rêve de créer une véritable collection privée, d’art contemporain, de tous horizons !
Il joue la surprise, ses sourcils s’élevant dans un mouvement qui semblerait sans fin
— Tu m’en diras tant ! s’exclame-t-il alors qu’il saisit sa tasse et recapte à la hâte l’attention de sa fille. Je te sais compétente, réfléchie… mais je ne te savais pas ambitieuse… propose-t-il en se penchant vers elle, les yeux ronds.
Il porte à ses lèvres la tasse, qu’il ne compte reposer qu’une fois vide.
— Vous vous méprenez, père, affirme-t-elle, tandis que l’extrémité de ses lèvres s’élève légèrement à sa gauche.
Il se fige, croise les bras avant de se mettre à remuer.
— Prouve-le-moi, rétorque-t-il.
Il sourit, mais ne parvient qu’à être maladroit. Elle s’arrête, nettement.
— Pardon, je t’écoute. Continue, ajoute-t-il avant de se racler la gorge.
Roselyna se met à sourire, de toutes ses forces. Elle est emplie d’une forte énergie, mais semble éprouver la plus grande difficulté à la traduire, aussi bien dans ses gestes que dans ses paroles. Enfin, elle replace ses mains sur la table, plus en avant, et rehausse sa tête pour faire face au père.
— Je sais que l’idée semble folle… répond-elle, regardant sur le côté avant de trouver le regard de son père, mais j’espère contribuer à l’amélioration de ce monde, en…
— Comment souhaiterais-tu t’y prendre ? Je veux dire, concrètement…
Elle sourit.
— Nous savons tous deux que l’art rassemble, affirme-t-elle, tout en se resservant du thé.
— Oui, c’est un fait… répond-il alors, feignant d’être stupéfait.
Elle inspire, résolument, souriante, tandis que ses mains se déplacent vers elle-même.
— Je crois que je peux contribuer à l’apaisement des tensions en créant une fondation. Une fondation dont les membres pourraient observer les situations sous un angle plus… riche… plus complet… non, reprend-elle, sous un angle plus… plus universel ! Oui. Une sorte de refuge, un endroit providentiel.
Son père ne dit mot. Il se place en retrait sur sa chaise, puis cherche son étui.
Il la scrute tandis qu’il en sort une cigarette et son briquet.
Et au clap de l’étui de retentir.
Roselyna les aurait bien comptées, de l’expression de vexation de ses pommettes, qui rosissent. Il allume sa cigarette, relâche presque immédiatement la fumée… Les discussions qui les entourent se veulent plus intenses.
— Qu’en pensez-vous ? s’inquiète-t-elle, ouvrant plus grand ses yeux – parés avec subtilité.
— Je pense que c’est une très mauvaise idée, énonce-t-il, portant de nouveau sa cigarette à sa bouche.
Roselyna sent son corps tressaillir.
— Vous n’avez pas encore entendu tous mes arguments, objecte-t-elle.
Il hoche la tête de droite à gauche ; non, semble-t-il, pour nier ses dernières paroles.
— Nous en reparlerons, prononce le vieil homme.
Elle semble ne pas comprendre.
— Je vous demande pardon… ?
— Regarde l’heure, Roselyna, prononce-t-il à demi-mot, tandis qu’il lui indique son poignet et qu’il écrase d’un coup sec sa cigarette. Il regarde sa fille, cligne par deux fois, baissant le regard.
Le père termine son café et fait signe au serveur, tandis qu’elle se lève et replace son sac à main sur son épaule, fait quelques pas en direction du musée, avant de se retourner, lunettes à la main.
— Mais vous avez déjà payé… Vous ne venez pas avec moi ?
— Qu’en sais-tu ? répond-il, le sourire aux lèvres. Non, j’ai un appel à passer… À tout à l’heure ! Un café, merci, lance-t-il à la serveuse.
— D’accord… À tout à l’heure, répond-elle, ne réussissant pas réellement à cacher son dépit.
Antoní, le restaurateur en chef, tâche de se concentrer sur ses recherches et sur le soliloque de Roselyna, dévoyée par ses sentiments profonds. La frustration monte, doucement. Il peine – et de pis en pis – à exécuter ses gestes au pinceau, cependant qu’il se conforme au protocole, élaboré par l’IA de l’atelier. Restaurant l’œuvre, la nouvelle grande venue : un portrait royal de Maximilien Ier, premier souverain du puissant Royaume de Bavière, électeur du Saint-Empire romain germanique – dont le dernier plan, est d’un grand rideau d’un bleu, côtier, et océan, auquel est adjoint un second – houppé, plus modeste – au rouge assombri, brodé de dorures jusqu’à ses extrémités tombantes. L’homme, aux francs traits, rougeâtre, se tient devant son trône : rouge et orné d’or, qui singe le ramage, brodé de l’initiale royale, entourée de deux éloquentes branches de laurier et en deçà des douze étoiles. Il porte un col blanc, est vêtu d’un manteau d’hermine et d’un tissu rouge satiné aux multiples broderies – desquelles : les vénérables armoiries de la maison Wittlesbach – et, sur lequel, est fièrement présenté, le Grand Collier de l’Ordre de Saint-Hubert, l’épée au fourreau, sur son flanc gauche, la main droite, sur un livre d’un bleu topaze, orné de perles, déposé sur une petite table aux décorations semblables à celles du manteau ; tablette qui se tient devant une seconde – légèrement surélevée, et qui invite à admirer la couronne d’or sertie et, au sommet d’un pur topaze et de diamants resplendissants.
Le tableau est écaillé, de manière sporadique, cela, que la plus grande part des pertes se concentrent sur les manches du manteau, sur le collier, et sur l’épée, sur le trône et, particulièrement, sur la lettre : M, de même que sur les douze étoiles élevées, et que l’on croirait virevoltantes.
— Je devrais réussir à obtenir d’excellents résultats, en peu de temps, Mademoiselle Marzano, affirme-t-il, affichant un sourire, en dépit d’une petite crispation.
— Parfait, Antoní, affirme-t-elle, retirant sa main de son avant-bras droit.
Le jeune homme expire avec lenteur par le nez, détendant ainsi quelque peu sa posture.
— S’il vous plaît, ne manquez plus de répondre à mon père… ajoute-t-elle d’un ton laconique, parachevant celui de ses nombreux mots – voilés de discorde.
— Encore désolé, si… si cela a pu être entre vous un… un sujet déplorable. Je n’y manquerai plus, promet-il, requérant son pardon dans les yeux de la jeune femme.
— Dans ce cas… tout va bien, dit-elle, en esquissant un sourire, de ses yeux et du coin de ses lèvres.
— Y a-t-il… y a-t-il autre chose que je puisse faire ?
— Non, merci. Je vous souhaite une bonne fin de journée ! dit-elle, entamant de quitter la pièce, et s’y refusant soudainement.
— Oui ? demande-t-il, étonné.
— Oui… répond-elle, remplaçant sa main sur son avant-bras droit, j’ai… oublié de vous dire que je serai absente, pendant trois ou quatre jours, d’ici une semaine. À partir de demain, s’avance-t-elle, si Dieu le veut… Mais je vous reconfirmerai cette date, dès que je le pourrai.
Antoní se retourne vers elle, ayant choisi de reprendre sa tâche en cours.
— D’accord, répond-il. Je suppose que le secrétariat de votre père se saisit de votre siège ? demande-t-il, tandis qu’il se lève et marche en direction d’un grand casier à tiroirs.
— Oui, c’est exact… confirme-t-elle, serrant son avant-bras de sa main.
Le restaurateur ralentit, comme pour signifier son écoute la plus sincère.
— Est-ce qu’il y a… autre chose, Mademoiselle Marzano ?
— Non ! Non, rien de précis pour le moment ; je vous remercie, Antoní, dit-elle en relâchant la contraction de sa main. Je vous souhaite une bonne fin de semaine.
— Je vous remercie, vous aussi, Mademoiselle ! s’exclame-t-il, marchant à la hâte dans le sens opposé pour quitter la pièce.
Elle, qui quitte les lieux à son tour, semble quelque peu honteuse d’avoir exposé ses états d’âme devant lui. Mais elle poursuit son chemin, en direction du bureau du Conservateur. Le rythme de ses pas se veut plus lent, moins impétueux, et, devant la porte double, elle s’arrête, inspire – aussi sereinement que possible – et clenche la poignée de sa main gauche, la seconde appuyée contre la porte ; ses longs doigts s’étendent jusque sur la plaque brillante, qui indique : Curator Oscar Marzano.
Elle traverse l’antichambre et entre dans le bureau de son père.
— Roselyna, que fais-tu ici ? demande-t-il – aussi snob qu’elle est préoccupée. Cela fait moins de…
— À peine deux heures, je le sais… êtes-vous disponible… ?
— J’ai une excellente nouvelle ! s’écrie-t-il, en se levant impétueusement, ses mains s’en allant alors chercher le premier bouton de sa veste.
— Vous allez peut-être enfin m’écouter… avez vous… avez-vous… reconsidéré, ce que je vous ai dit hier soir ?
Monsieur Marzano se redresse et se met à masser le poignet qui revêt sa montre.
— Ce n’est pas de ta pseudo-fondation dont il s’agit ! s’exalte-t-il.
— Pourquoi vous emportez-vous ? adjure-t-elle.
Le visage de la jeune femme présente des signes d’angoisse. Et l’homme relâche sa montre.
— Tu es ici pour effectuer ton travail ! ajoute-t-il, le doigt accusateur. Et nous aborderons ton projet lorsque je l’aurai décidé ! Lorsque je serai disponible pour poursuivre.
Roselyna se place en retrait, croise ses bras et laisse son père attendre.
Celui-ci se garde de la regarder.
— Vous avez raison, pardon… dit-elle finalement. C’est que j’étais sous le choc de votre réponse. Je tiens beaucoup à la création de cette entreprise et à son…
— Tu as beaucoup cogité, je l’ai bien compris… Mais je dois te rappeler, une nouvelle fois, que tu travailles pour le Museum… ! Tu as des obligations, achève-t-il.
Il soupire.
— Bref ! J’ai reçu un appel holo, d’un collectionneur important.
Malgré tout, la jeune femme se réjouit.
— C’est… c’est une superbe nouvelle !
— Oui… acquiesce-t-il. Monseigneur Hofer est, se dit intéressé, par l’acquisition d’une sainte relique, en la possession de… de cette… de cette femme, poursuit-il, confus.
Roselyna ne sait que répondre.
— Ne… vous a-t-elle pas donné son nom ?
— Non…
Monsieur Marzano se montre perturbé, se gratte la tête.
— Mais nous avons convenu d’une date et du lieu de notre rencontre, reprend-il.
— Formidable, répond-elle, la mine un tant soit peu perplexe.
— J’avoue… ne pas comprendre comment j’ai pu passer à côté de cette information, Roselyna.
— J’imagine qu’elle vous a parlé de ses œuvres… ?
— Pas vraiment non… répond-il.
La jeune femme place ses mains le long de sa tenue.
— Père ? Est-ce que vous allez bien… ?
Oscar Marzano lève la tête vers sa fille. Ses yeux sont emplis de suspicion.
— Oui, oui, tout va bien, tranche-t-il.
— Que vous a-t-elle dit ?
— Hum… eh bien… elle a affirmé souhaiter nous rencontrer afin de faire estimer et, possiblement, vendre certaines pièces de sa collection.
— Et… et rien… rien d’inhabituel… ?
— Inhabituel… ? Ma chérie, je vais très bien, répond-il en ajustant son col.
Roselyna porte sa main à son cou. Elle est envahie d’un sentiment nouveau.
— Cela peut vous paraître étrange… sourit-elle, assez mal à l’aise, mais… j’ai un drôle de pressentiment, au sujet de cette affaire.
— Que dis-tu là… ? demande le père, qui dépose un document qu’il avait saisi et survolé. Elle dit être baronne… la descendante d’un aristocrate suisse…
— Une baronne… ? Je… je pensais que vous ignoriez tout d’elle.
Le vieil homme la regarde, sans dire mot.
— Moi qui pensais les vallées alpines peuplées de capitalistes et de révolutionnaires, reprend-elle, se grattant à son tour.
— Oui… répond-il, l’air faussement songeur. Elle dit posséder un château du nom de Saint-Maurice, quelque part en Romandie.
Roselyna se frotte le cou avant de laisser tomber sa main.
— J’ai toujours rêvé d’y voyager. Quand… quand dois-je partir ? demande-t-elle, tandis que son expression s’affranchit de tout doute.
Son père s’enfonce dans sa chaise et lève le doigt en direction de sa fille.
— Non…
Il baisse vite sa main, et semble ne faire que – très – peu de cas d’une éventuelle réponse.
— Cette fois-ci, j’irai !
— Êtes-vous… en état de voyager… ?
— Oui, ma chérie. Je vais contacter Bruckner.
La montre de Roselyna émet une vibration. Elle aimerait répondre, mais décide de se concentrer pleinement sur la discussion.
— Pourquoi n’irions-nous pas ensemble ? l’empresse-t-elle.
Son visage s’est comme éclairé.
Son père l’observe, s’écarquille, cependant qu’il reste quelque peu dubitatif.
— Depuis combien de temps n’avons-nous pas voyagé ensemble ? poursuit-elle, vive.
— Hm… cela fait bien des années… répond-il, d’un ton plus calfeutré.
Roselyna s’agite quelque peu.
— Cette femme, cette baronne… Elle semble avoir un caractère des plus difficile… dit-elle.
— En effet.
— N’a-t-elle pas dit vouloir Nous rencontrer ?
— Si, en effet.
Roselyna reçoit une nouvelle notification, à laquelle elle ne prête pas attention.
— Père, excusez-moi mais je dois partir…
— Où vas-tu ?
— En ville.
— D’accord, je te fais confiance, lui dit-il, jetant son dévolu sur sa main, posée sur le bureau d’ébène.
— Je… j’aimerai pouvoir discuter une nouvelle fois avec vous, de mon projet.
Elle utilise sa montre pour réserver une voiture.
— Prenez le temps de réfléchir à ma proposition, s’il vous plaît, ajoute-t-elle.
Il acquiesce, et elle fait le tour de l’imposant bureau d’ébène. Elle se penche pour l’embrasser.
— Je vous appelle, dit-elle.
— D’accord, ma luciole.
En entendant ces mots, Roselyna manque de trébucher et de se fouler la cheville.
Avant de passer la porte, elle se retourne souriante et prononce ces mots :
— Je vous aime.
Le claquement de la porte retentit avec force.
Roselyna descend de sa voiture autonome.
La nuit est tombée depuis ce qui lui semble être une éternité.
Quiconque l’observe à ce moment trouverait son expression des plus déboussolantes. Elle est parvenue à l’intersection du canal du Danube, près d’un petit bras s’en allant vers le sud. Devant elle, un pont traverse ledit canal. Elle tourne à droite et s’étonne du peu de circulation ; bien que le quartier soit souvent tranquille, pense-t-elle, encore. La jeune femme est sur le point d’entamer la descente de l’escalier menant au quai. Dans la pénombre, elle allume la lampe torche de sa montre. Roselyna est visiblement sous le choc et ne peut retenir sa langue plus longtemps ; elle décide d’appeler son amie, Melin. Une nouvelle fois, elle est en retard : et à l’observer plus longuement, elle est même vraiment très en retard.
— Allô ?
— Ma beauté ! Je commençais à me dire que tu étais retenue.
Il est difficile pour Roselyna de distinguer clairement la voix de son amie dans la chaude ambiance du club.
— Je… j’ai… j’ai quelque chose d’incroyable à te raconter… dit-elle, soufflée.
— Quelque chose d’incroyable ? Où tu es, ma belle ?
— J’arrive, je descends les marches.
— Ok, je sors, Rosy. Je te rejoins ! raccroche-t-elle.
Roselyna descend la dernière marche et se retrouve sur le quai. Elle fait quelques pas et décide d’attendre son amie. Elle sait que personne ne lui ouvrira. Elle s’adosse au mur et se serait assise, si le sol autour d’elle n’était jonché de détritus et ne sentait pas l’alcool, le vomi et l’urine. Elle fouille dans son sac et extrait une minuscule cigarette électronique, qu’elle vapote en observant le quai. Elle craint de se trouver seule à cet instant. Son esprit vagabonde, quitte son corps, et lui permet de se voir, dans son tailleur bleu pastel, complètement perdue sur le quai. Ses pensées s’apaisent ; elle se remémore les buts de sa soirée, lorsque tout à coup, un crissement de verre brisé se fait entendre. Elle se retourne brutalement, se sent prête à en découdre. Elle se trouve ainsi face à face avec une vieille femme, dont les traits semblent indiquer une origine asiatique. Elle est vêtue de peu, si ce n’est de frusques. Les mains sur les épaules, cherchant à se protéger du froid, la mendiante s’arrête. Ses genoux et ses bas sont enduits de poussière et d’autres impuretés. La vieille et pauvre femme fixe Roselyna. Celle-ci se sent submergée d’un torrent de tristes émotions. Elle discerne dans son regard un mélange de désespoir, de fatigue, mais surtout, une indifférence déroutante. Les jambes arquées de la pauvre osent faire un timide pas en avant. Roselyna l’entend bredouiller des mots dans une langue asiatique inconnue.
Le râle d’une lourde porte de métal retentit, et vient couper peu à peu la vue de la jeune femme, ainsi que la naissance, en son cœur, d’un élan si bienveillant.
« Fais-la vite entrer. » Le son, grave, résonne sous l’arc, parvient jusqu’à elle. Melin, jeune femme dans l’âge de Roselyna, bondit hors de l’encadrement. La lumière dégagée par la lampe torche frappe son visage et lui permet de distinguer le scintillement de son maquillage. Elle est vêtue d’une robe de soirée noire, très courte. Et, autour de son cou, un boa noir parfait sa tenue.
— Entre ! Qu’est-ce qu’il fait froid !
Melin ne laisse à Roselyna aucun répit. Elle a déjà sauté à l’intérieur.
— J’espère que ton patron va offrir un verre à Rosy, dit-elle à l’homme, avant de se retourner pour s’adresser à elle. Tu ressembles à un fantôme, trésor !
La voix et les pas résonnent dans le couloir. Ils s’éloignent. Roselyna se penche vers l’encadrement pour s’adresser à la survoltée. Elle se retient sur le cadre de métal.
— Melin, reviens ! s’écrie-t-elle. Il y a quelqu’un dehors… exprime-t-elle plus faiblement.
— Qui ça ? Qui est avec toi ?
— C’est une vieille femme… ! Elle…
Roselyna se tourne et avance vers la gauche afin de s’adresser à la mendiante. Passant la tête au-delà de la porte, elle tombe nez à nez avec la seule noirceur de la nuit. Elle appuie sur sa montre et tend le bras : le filet de lumière perce les ténèbres. Mais elle éclaire un quai désert.
— Rosy ? De quoi tu parles ?! entend celle-ci résonner dans le couloir. Roselyna persiste. Elle est en pleine stupeur. Elle se retourne afin d’éclairer la direction opposée, où elle ne trouve personne. Elle reste plantée, comme pétrifiée.
— Rosy !
— Oui ! Oui, j’arrive… ! affirme-t-elle, tremblante.
Ainsi, elle joint ses mains et les porte à sa bouche afin de les réchauffer.
— Qui est avec toi ?! interpelle l’homme.
— Il… il n’y a plus personne… c’était une femme, une vieille femme. Elle avait l’air désemparée, affirme-t-elle, tandis qu’il rejoint Melin au bout du couloir.
Ils échangent un regard, ne répondent pas.
L’exaltée, de noir vêtue, improvise une petite danse. Elle tourne sur elle-même, son carré brun fend l’air ; elle ôte son boa noir pailleté de ses épaules et énonce :
« Tu vas adorer cette soirée ! L’expo est incroyable ».
Ils parviennent dans une pièce contenant diverses installations électriques. Melin ne manque pas de prendre la pose face à la caméra, cachée parmi les câbles et tiroirs grillagés. Elle retire ses talons, et gravit l’escalier – qui mène à une porte couverte de panneaux d’avertissements. Continuant sur sa lancée, Melin défie l’homme de ne pas lui donner ses clés, d’un regard néanmoins farouche.
— Tamas, donne-moi les clés ! lance la jeune femme en noir.
Celui-ci s’arrête et place ses bras sur sa taille, à la ceinture de sécurité assortie à une fausse tenue de technicien électrique.
— Comment penses-tu me convaincre ? rétorque-t-il, un ample rictus s’affichant sur son visage, à la suite des mots prononcés, à l’accent hongrois à couper au couteau.
Comme provoquée, Melin descend alors les marches vers le vigile, de la manière la plus sensuelle possible. Elle lance son boa autour du cou de l’homme et s’approche lentement. Leurs visages sont maintenant très proches. Roselyna, qui observe la scène, est plus gênée qu’amusée. Elle se demande bien ce que Melin a en tête pour avoir des comportements aussi excentriques. Celle-ci la penche lascivement vers la gauche. Son œil droit est éclipsé par ses cheveux, tandis que l’autre semble indiquer le décolleté de sa jolie robe noire. Il joue le jeu, saisissant les clés de sa main droite. Il avance doucement sa main vers la poitrine de Melin. Roselyna ne peut s’empêcher de rire, nerveusement. Et d’un mouvement rapide, la séductrice saisit les clés de Tamas et fait volte-face. Elle gravit rapidement les marches, mais se bloque brutalement devant la porte.
— Rosy ? appelle-t-elle d’une voix fébrile, alors qu’elle se penche sur le trousseau de clés.
Elle se retourne et feint de ne pas voir Tamas qui l’attend en bas de l’escalier.
— Écarte-toi voleuse, lance-t-il, ne parvenant à garder tout son sang-froid.
Melin, irrésolue, se décale vers la droite, se tient à la rambarde pour redescendre. Sa démarche exprime toute sa frustration et son espièglerie. Elle tend le jeu de clé à Tamas et tente une ultime ruse : elle se précipite vers la gauche, telle une joueuse de rugby.
La charge se solde par la récupération stoïque du vigile, qui saisit Melin à la ceinture. Elle feint de se débattre, de pouvoir résister au géant, qui lui fait lui-même descendre l’ensemble des marches. L’euphorie s’éteint, cependant, que Melin se rapproche de son amie. Elle tend la main vers le bras de Roselyna et s’accroche à elle, avec le plus de tendresse possible.
— Tu n’as vraiment pas l’air bien, ma belle.
— Je vais tout te raconter.
Tamas ouvre finalement la porte, sur laquelle trois lettres apparaissent en filigrane, dans un style de néon : IRZ
L’homme saisit la poignée et pousse la – très lourde – porte du club.
L’air de la musique y est tranquille, plutôt enjoué, se situe à mi-chemin entre le jazz et la funk, ce qui leur confère une impression de retour en terrain conquis. Melin ne peut s’empêcher de remarquer dans la voix du chanteur comme un léger flottement, en comparaison avec le moment qui précède sa sortie. Elle ne peut s’empêcher de sourire et de se tourner vers Roselyna.
— Tu n’as même pas pris le temps de te changer ! déplore-t-elle, l’ayant regardé de haut en bas.
— Je sais… tu vas comprendre…
Melin observe son amie, mais celle-ci est focalisée sur ce qu’il lui est donné de voir de la grande salle. Roselyna inspire discrètement et décide d’avancer. Melin lui emboîte le pas et s’accroche à son bras. Toutes deux gravissent les marches tandis que Tamas traverse le hall vitré. Roselyna dépose son sac à main et confie à Melin sa veste. La jeune femme en noir trépigne cependant qu’elle la range sur le porte-vêtement. Ensemble, alors, elles se dirigent vers la dernière barrière du club : la double porte vitrée, aux couleurs changeantes et aux motifs art-déco transcendants – qui laisse à voir la silhouette intimidante de Tamas.
À leur gauche, entourée par deux colonnes, est établie la scène, formée en un large rectangle. En face d’eux dans les hauteurs, des fresques urbaines parfond une décoration extrêmement riche – éclectique. Les colonnes aux designs aériens et les fresques, embellies d’écritures, de scènes et de dates qui narrent la vie du club depuis son ouverture.
Roselyna se remémore, dans une vision subreptice, cette soirée, parmi les premières au sein de « l’assemblée » – comme certains aiment l’appeler, entre autres surnoms – où elle fut guidée par les doyens pour découvrir avec profondeur les diverses œuvres du lieu. Elle parvient à discerner une image mentale précise. Celle du chiffre 2173 inscrit au marqueur noir sur le pilier à l’angle gauche du mur du fond et accompagnée de portraits des membres fondateurs. Quatre petites figures dessinées se distinguent les unes des autres, en ce qu’elles appartiennent à des cultures très distantes. Roselyna ne peut s’empêcher de s’écarter de Melin, se tournant pour les admirer. Entre les colonnes, une armature de métal côtoie le plafond du club et accueille d’imposants rideaux de cabaret pourpres et pailletés. Les lustres sont positionnés au-dessus de quelques grandes tables, d’esthétiques variées : de bois rares finement sculptés de divers symboles à l’allure ésotérique. Mais aussi de métal peint et poli, dans un look rétro des années 1950, épuré. Certaines sont faites de plastiques moulés à l’apparence futuriste, d’une époque lointaine et intemporelle. De sa réflexion et des mots qu’elle a prononcés, Roselyna plonge de nouveau dans la contemplation des jeux de lumière et du mobilier. Tout en ce lieu semble répondre à un appel absolu de la diversité. Le club tout entier illustre la mixité incitée au sein de cette société de penseurs, d’artistes ; dont écrivains, peintres, poètes, photographes, musiciens, ainsi que nombre d’intellectuels aussi inclassables que flamboyants. Et, les tapis, empilés et imbriqués, lui paraissent transcrire soit, du génie, soit une absurdité. Dans les deux cas : incomparable. En réalité, de la disposition des lieux jusqu’au moindre détail de la décoration, le club est, en soit, une véritable source d’énergie psychotrope. L’ensemble des couleurs, des motifs, transportent le membre dans une ambiance unique telle que chaque visiteur pourrait y développer n’importe quel concept avec une aisance sans pareille, du fait de l’abondance des sources d’inspiration données à admirer. Ou, peut-être, se perdre en conjectures.
Les deux amies se fraient un chemin jusqu’au bar. Roselyna remarque l’impatience de Melin, qu’elle associe vite à son désir de reprendre le cours de discussions laissées de côté.
— Raconte-moi tout, chérie, lance Melin avant qu’elles ne prennent place.
— Tu ne vas pas me croire.
— Rosy, je sais très bien que tu es incapable d’inventer une histoire, affirme-t-elle d’un regard qui aimerait la transpercer.
Roselyna se raccroche à son mascara d’un noir pailleté des plus envoûtant. Elle cherche ses mots, a l’impression de vaciller. Les idées sont si rapides et les formules si incongrues qu’elle ne parvient à entamer le début d’une réponse. Elle se retourne instinctivement vers la scène, dans un mouvement aussi rapide que flouant. Sa main tremble pour attraper le verre, qu’elle porte difficilement à ses lèvres. Tandis que celle-ci se rapproche pour boire, Melin porte la main en sa direction.
— Rosy ? dit Melin, froissée. Nos verres ne sont pas arrivés… ! Personne ne s’est… rit-elle.
Roselyna écarquille les yeux et repose le verre avec une habile maladresse. Elle se tourne, face à son amie et semble ressurgir d’un moment d’absence. Elle entend alors pleinement la différence de ton des musiciens et des discussions environnantes. Elle réalise que le club s’est empli d’une énergie surnaturelle – qui se frotte à la paranoïa.
— Je suis désolée !
Melin ouvre les yeux, plus grand encore ; pour la faire parler.
— Ma voiture, tous mes appareils semblaient détraqués ! s’exclame-t-elle afin de ne pas être coupée. Je… j’étais…
— Quoi ? Mais… qu’est-ce qui s’est passé ? exige Melin, tandis que Roselyna agite ses mains face à elle, les yeux pleins du sentiment d’angoisse et de survie qui l’anima, quelques dizaines de minutes auparavant.
— J’ai… j’ai été piratée !
Melin, les yeux vifs, la mâchoire tombante, ne sait que répondre. Surgit derrière elle Tamas, qui se penche et pose ses avant-bras sur le bar, liant ses mains en un poing. Il gesticule mais maintient son regard face au barman, puis, il se tourne vers Melin.
— Si… tu veux toujours « lancer le disque »… C’est le moment, trésor !
Melin est désespérément tiraillée. Elle réagit en saisissant la main de « Rosy », puis se retourne vers Tamas. Elle se rapproche alors franchement, lui parle à l’oreille. Tout à coup, celui-ci prend du recul.
— Tu es géniale ! s’écrie-t-il enfin.
Tamas se place derrière elle et épouse de ses mains les épaules de Melin, entamant ce qu’il va de nommer un massage admirateur.
— Merci mais bas les pattes, profère-t-elle, plus amusée que dérangée.
Roselyna a remarqué la réaction toute particulière de Tamas, qui s’est attardé après le choix de la musique de Melin. Jamais il n’avait eu une réaction aussi vive, d’après sa surprise. Elle est tendue, de l’excès d’émotions, aurait cent fois aimé avoir eu cette dite idée de génie. Mais elle n’en démord pas.
— Melin ! La voiture a changé de direction, sans que je le remarque !
Elle peut voir dans son angle gauche, Tamas, qui boxe le vide… ce qui la décontenance.
— Je… suis arrivée à… ! dit-elle sirotant le verre qui ne lui appartient pas. Tu vois, cet hôtel blanc sur la rive droite ?! le Vindobona Palatium ! Et…
Melin cligne des yeux et lève ses deux mains pour indiquer à Roselyna de ralentir.
— Attends… mais comment tu n’as pas remarqué où tu allais… ?
— J’étais sur ma tablette… je voulais travailler à nouveau sur la fondation… répond-elle, son visage se décomposant lentement.
— Il y a un problème, constate Melin.
— Oui, répond Roselyna.
Soudainement, la musique s’arrête. Les discussions tarissent. On entend s’élever dans la salle les tons interrogateurs et réprobateurs. Roselyna se tourne vers la scène, semble inquiète.
— Qu’est-ce que tu as choisi ? demande-t-elle, retournée vers son amie.
Melin suit le mouvement, le sourire aux lèvres. Et soudain, elle rouvre les yeux, tend la main vers Roselyna.
— Ma Rosy chérie, j’ai eu cette idée il y a quelques jours ! Est-ce que tu te souviens de l’antiquaire que j’ai trouvé à Prague ?
— Hm, oui, celui avec les vieux disques vinys.
— Vinyles, chérie ! corrige-t-elle, mimant alors de sa paille le geste d’une femme à son porte-cigarette.
Les deux jeunes femmes voient sous leurs yeux les musiciens s’accorder. Les chuchotements et les mouvements de mains expriment un enthousiasme et un besoin de coordination important. Elles remarquent les regards et les verres levés des membres, comme à leur intention.