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Au pied du massif du Mercantour, une chapelle veille sur un hameau où quelques maisons s’abritent du vent, soudées comme une famille. C’est un paradis rude et envoûtant, bercé par les parfums de lavande et les cigales. Thérèse, veuve de guerre en 1918, s’accroche à l’espoir que son mari est toujours en vie, tandis que son fils Félix, pris pour un « fada », rêve d’un autre avenir aux côtés de Fanette, son amie d’enfance devenue sa fiancée. Le grand-père Anselme, quant à lui, apprend à survivre sur cette terre aride, mais l’exode rural menace leur monde. Ce n’est qu’après la Seconde Guerre mondiale, lorsque le monde aura changé, que cette famille pourra enfin envisager une vie libérée de l’esclavage imposé par une terre dure et implacable. Leur histoire est celle d’un combat entre l’amour du passé et la promesse d’un avenir différent.
À PROPOS DE L'AUTEUR
Richard Wild est un auteur autodidacte qui défie les conventions. Correspondant de presse et écrivain passionné, il a surmonté les défis de la dyslexie pour donner vie à son univers littéraire. Avec ce septième roman de terroir, il démontre une fois de plus son talent à capturer l’âme de la Provence, où des personnages hauts en couleur et un langage empreint d’authenticité insufflent de la vitalité et de l’espoir à des récits ancrés dans la tradition.
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Seitenzahl: 381
Veröffentlichungsjahr: 2025
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Richard Wild
Ils habitaient près du ciel
Roman
© Lys Bleu Éditions – Richard Wild
ISBN : 979-10-422-5835-1
Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.
Du même auteur
Cet ouvrage est une œuvre de fiction. Toute ressemblance avec des personnes ayant existé est purement fortuite et involontaire. Les évènements qui y sont décrits appartiennent exclusivement à l’imagination de l’auteur.
Par ailleurs, l’auteur s’est autorisé, à certaines occasions, à modifier la description des lieux ou des sentiers pour servir les besoins narratifs de l’histoire.
La route assommée de chaleur, écrasée de lumière, avide de fraîcheur, monte en lacets. Deux pauvres enfants que le Bon Dieu a oubliés et une vieille mule que les hommes ont faite esclave, le nez au sol, comptent leurs pas. Celui de devant est un vieil homme aux cheveux courts et blancs ; ses pommettes saillantes et ses joues bien rondes teintées de rose ont empêché les rides de se creuser. Il porte une casquette qu’il tient en arrière du front pour laisser un peu de vent lui rafraîchir le visage, il marche d’un pas lourd et mesuré ; la sueur a entaché le dos de sa chemise grise jusqu’au bas de sa taille et déborde sur son pantalon de frustianne marron. Les deux mains croisées derrière son dos, il tient la bride de la mule entre ses doigts noueux ; les sabots de la pauvre bête claquent sur le sol durci de sable blanc et rythment leurs marches fatiguées. Derrière, un enfant de dix ans, tête rasée, pantalon court, l’œil noir, mais joyeux, les pieds nus dans des brodequins de gros cuir beaucoup trop grands pour lui, traîne le pas. Il tient la queue de la mule fermement dans ses mains et, le dos en arrière, il se fait tirer.
Le grand-père s’arrête deux pas après, comme si de faire pile le fatiguait, il lâche la bride de la mule, son museau vient buter sur le dos. Anselme se redresse lentement en portant ses mains à plat sur ses reins douloureux, la route lui a courbé l’échine.
Anselme se retourne brusquement et, bien en face de son petit-fils Félix, avec la rage aux lèvres, répond :
Félix lâche la queue de la mule, lève le bras pour se protéger et baisse la tête alors que son grand-père était encore bien trop loin pour l’atteindre. Anselme, d’exaspération laisse tomber son bras, la main tape sur sa cuisse et il lui dit encore :
Anselme soupire, sort lentement de sa poche un grand mouchoir, s’essuie le front et le visage baignés de sueur, va s’asseoir sur le parapet en pierre.
Félix a bien regardé le mouvement des lèvres du grand-père, il a bien compris.
Félix contourne la mule au pas de course, prend la gourde en peau de chèvre attachée à la selle, la débouche et en passant devant le museau de la bête fait couler de l’eau dans sa main et la tend à la mule qui la lèche, puis la passe sur sa joue et tend la gourde à son grand-père.
Anselme lui arrache la gourde plus qui ne la prend, retire sa casquette et la jette d’un geste énervé sur le parapet en pierre où il s’est assis, renverse sa tête en portant la gourde à ses lèvres, avale d’un trait une goulée, puis crache le restant qui lui est resté en bouche sur les pieds de Félix. Félix fait un bond en arrière et regarde, la bouche en rond, son grand-père.
Puis il s’en verse dans le creux de la main, se frotte le front, le visage et le cou, s’en reverse pour le derrière de ses oreilles, puis lance la gourde d’un tour de main nerveux à Félix qui la rattrape d’un bon reflex.
— Vaï, faut qu’on s’enlève de là, fait trop chaud, c’est un enfer.
Sur ce flanc de montagne exposé au soleil, depuis le matin, tout est chauffé à blanc en ce jour de fin d’août. Le sol brûle les pierres du parapet. Les éboulis de cailloux qui accompagnent les quatorze lacets de la route partent de la Roya pour rejoindre le village perché de Saorge, d’où montent des vapeurs de chaleur. Depuis la distillerie de lavande installée dans la moiteur de la vallée au bord de la rivière, une demi-heure de marche suffit pour rejoindre Saorge, puis une demi-heure pour rejoindre, par un sentier de muletier qui monte raide, le hameau de Sainte-Croix, et encore un quart d’heure pour arriver sur un flanc d’une montagne abrupte, desséchée par le vent et brûlée par le soleil où fleurissent des bouquets de lavandes sauvages. Quatre voyages, quatre fois ils avaient coupé, courbés sur le sol brûlant, la lavande avec des faucilles sous un soleil de feu et un vent chaud qui soufflait du sud.
L’enfant se met à courir joyeusement pour doubler la mule et le grand-père. La mule lève la tête et part en trottant pour rejoindre Félix et se met à braire en doublant Anselme, le vieil homme lâche la bride, hausse les épaules et marmonne :
Après les deux lacets, ce sera la route qui monte en faux plat, puis il n’y aura plus qu’une centaine de mètres. De là, on entend déjà couler la première fontaine à l’entrée du village. Elle coule fraîche et claire, gros comme le poignet dans un baquet de ciment. Anselme n’a rien changé de sa marche jusqu’à la route et là, à l’ombre du platane, campé sur ses deux jambes encore solides, malgré ses soixante-huit ans, il reprend son souffle, les deux poings sur les hanches, les yeux noyés dans la vallée du Caïros, il contemple son pays.
Elle dort encore, la vallée, sous une couverte de chaleur poisseuse. Les potagers qui s’étalent tout le long à côté du torrent ont subi les âpres rayons du soleil toute la journée, ils guettent impatients que l’ombre de la pointe des trois communes vienne leur apporter un peu de fraîcheur, de quoi reprendre vie avant que le paysan d’un coup de magaou libère l’eau pour qu’elle coule fraîche dans les rangées de courgettes. Là, enfin ! Leurs feuilles avachies et assoiffées redresseront leurs têtes et attendront, paisibles, que la nuit les enveloppe. En haut, des nuages cernent le fort de l’Authion et chapeautent les cimes du massif du Mercantour.
Félix a enlevé ses grosses chaussures, il est assis sur le bord du bassin et trempe ses pieds dans l’eau, la mule qui vient de se désaltérer braie de plaisir, les oreilles bien dressées, elle s’ébroue en secouant la tête que l’enfant a aspergée d’eau.
La place faite, il retire sa casquette, la donne à Félix, se penche et se met la tête sous le jet d’eau puis se relève un peu, remplit ses deux mains sous le jet et s’asperge violemment le visage plusieurs fois, puis boit dans le creux de ses mains et recrache le restant dans la fontaine et recommence trois fois. Il a soif le grand-père, mais ce n’est pas d’eau que sa soif est faite, ce qu’il lui faut c’est du vin. Du vin bien frais et bien coulant, du vin sans beaucoup d’alcool et pas cher, du vin de pauvre en quelque sorte, puis il prend la gourde à vin et part d’un pas alerte en laissant sa casquette à Félix.
L’enfant reste un moment à patauger les pieds dans l’eau, puis accroche ses brodequins à la selle de la mule et s’en va les pieds nus d’un pas joyeux en sautillant sans prendre la mule par la bride. La mule, comme un petit chien, le suit et, après quelques pas, Félix s’aperçoit qu’il a dans la main la caquette d’Anselme dont les bords sont recouverts de sueur, il se coiffe avec, mais elle est bien trop grande pour lui, et seules ses oreilles la retiennent, ce qui lui rend un air encore plus fada.
Ils ont l’habitude tous les deux, c’est le même rituel à chaque voyage. En remontant de la distillerie, le grand-père va faire le plein de rouge au bistrot des platanes, ce soir c’est la quatrième fois qu’il fait remplir sa gourde qui contient un litre et, par la même occasion, il se jettera au fond de son gosier, qu’il dit être toujours sec, deux ou trois canons de rosé bien frais.
C’est la même eau qui coule juste là, à quelque deux cents mètres, gros comme le pouce et toute aussi fraîche, dans un petit bac creusé dans un bloc de pierre. Ils ont fait la course d’une fontaine à l’autre, c’est la mule qui a gagné, elle a attendu en bramant, le garçon est arrivé vingt mètres après. Félix a tout de suite mis les pieds dans la rigole où coule l’eau claire tombée du bac. Le sable chaud de la route lui avait brûlé les pieds. Il s’est amusé à passer de l’eau sur le museau de la mule, puis à l’ombre fraîche des trois platanes qui entourent la place, il s’est assis sur le muret en pierre, les pieds pendant dans le vide, dessous un grand mur haut d’une dizaine de mètres est accroché à une pente presque verticale qui dévale dans la Roya, s’il tombe, ce ne sont pas les quelques broussailles rachitiques qui pourront le retenir. Il est dans ses rêves. Dessus, dans un azur sans tache, des grappes d’hirondelles tracent des volutes, puis deux ou trois quittent la ronde, descendent en piqué et sifflent, se fourvoient sous les faîtières de l’église et des maisons. La mule, harcelée par les mouches, balaye sa croupe avec sa queue, tape du sabot, secoue la tête et, de temps à autre, la piqûre d’un insecte lui fait frémir la cuisse. C’est un moment de paix, cette halte, pour ces deux enfants du Bon Dieu.
Un groupe d’enfants, tous mal habillés avec des culottes rapiécées maintes fois, des chemises délavées et des espadrilles de corde toutes effilochées, se rapproche de la fontaine. Il n’y a que des garçons, le plus petit d’entre eux se met à crier :
Le petit reprend en se mettant à courir :
La mule a levé la tête, tendu le cou, dressé les oreilles, elle racle son sabot sur les pavées humides et, d’un œil noir, elle affronte d’un regard furieux les cinq gamins qui rigolent.
Le plus grand de la bande retient par les bretelles son petit frère qui, déjà, s’est élancé vers Félix.
D’un seul bloc, les enfants tournent les talons en riant.
Ils partent tous en courant et en chantant sur l’air des lampions :
Tout couma,
La sieu mula,
Arribéra un jour qu’es si la mangera.
Le Félix il est fada,
Tout comme,
Sa mule,
Il arrivera un jour qu’il se la mangera.
Il a entendu les piaffements des enfants, il a tourné la tête le Félix, il a haussé les épaules en regardant les enfants s’éloigner, il a caressé le museau de la mule, puis il est reparti sur son tapis de rêves.
Le clocher de l’église sonne ses cinq heures avec sa cloche éraillée, puis sa demie. Six heures moins le quart, le car arrive et débarque des voyageurs exténués par un long trajet, assommés de chaleur, ce sont des enfants du pays qui reviennent de la ville pour la fête de L’Assomption, c’est à cette seule heure que s’agite la place. Six heures, comme toujours, il n’y aura pas un cinquième voyage. Félix, sagement, attend. À six heures et demie, il sort de sa rêverie pour aller cueillir des feuilles du lierre qui grimpe sur la façade du grand mur et va les mettre dans ses brodequins, qu’il chausse délicatement pour que les feuilles soient bien ajustées à l’endroit du talon, là où frottent ses pieds.
Il s’est accoudé sur le comptoir en zinc, il a fait tourner entre ses doigts le verre de rosé frais que lui a servi Gé, le patron, et, pensif, Anselme a contemplé le verre tout embrumé de fraîcheur.
Il est entré après avoir passé le torchon sur la première table juste à l’entrée de la terrasse et, les nerfs calmés, il a écarté le rideau fait d’olives en bois censé faire barrage aux mouches et a repris sa place derrière le comptoir. Anselme est allé s’installer au fond de la salle là où près du mur de façade la fraîcheur est présente toute la journée. Il sirote lentement son dernier rosé.
Entre quatre compères, le premier lance le bonjour et dit à Gé :
Dans les yeux d’Anselme brillaient des lueurs méchantes et Gaëtan s’en est aperçu, il rajoute précipitamment :
Anselme se lève et va au-devant de Gaëtan, le regarde froidement avec une pointe de satisfaction et d’ironie dans l’œil, prend sa respiration avant de lancer sa tirade.
Les trois autres qui s’étaient attablés pour une manille, les bras appuyés sur la table, sont prêts à se lever pour intervenir, le patron a fait un pas, pour sortir du comptoir afin d’aller séparer les deux hommes qui allaient se sauter à la gorge.
Gaëtan qui n’a pas envie de passer pour un couard, tout tremblant de peur et d’énervement, lui répond en forçant le ton :
Anselme s’était radouci, les nerfs l’avaient quitté, il se redresse, hausse la tête :
L’autre qui n’avait pas envie de subir les foudres d’Anselme, s’écarte sur le côté, mais pas assez pour éviter le pousson qu’Anselme lui donne d’un rond de bras comme s’il chassait une mouche. Gaëtan, déséquilibré, va s’affaler sur une chaise où étaient assis les trois autres.
Lorsqu’avait commencé l’incartade dans le bistrot, aux premiers cris, des badauds avaient formé un demi-cercle, ils se pressaient devant la porte pour mieux entendre.
La lumière crue qui agresse Anselme le fait cligner des yeux, il regarde l’attroupement qui déjà avait reculé en le voyant sortir :
Ils sont passés dans les ruelles humides et étroites, là où le soleil n’entre qu’une heure en été et seulement au couchant. À cette heure, on entend le cliquetis des marmites d’où s’échappe la bonne odeur de la soupe, elle sort des fenêtres dont on a ouvert en grand les persiennes pour laisser entrer la fraîcheur du soir. Ils ont plissé les yeux pour chercher leur chemin dans les sombres tunnels que les ruelles ont creusés sous les vieilles demeures fatiguées par les ans.
Plus loin, au grand jour, les derniers rayons de soleil ont violé la quiétude de l’ombre, ils teintent de rose les murs des façades grises et ventrues, façonnées de pierres disparates, et redonnent un peu vie à la rue.
Bien des fois, la mule a dérapé sur la chaussée qui monte rude, elle est faite de galets gris des rivières et de mortier. Ils ont longé le mur de la grande église. Félix ne s’est pas accroché à la queue de la mule. Sur la place, la Vieille, qui avait entendu les sabots claqués, les avait attendus.
La Vieille ? Tout le monde au village l’appelle la Vieilla, ils la désignent ainsi tout simplement parce qu’elle est vieille, et personne ne se souvient plus de l’avoir vu jeune tellement elle est âgée. Courbée presque à l’équerre, elle marche à petits pas en s’aidant de sa canne. Habillée de noir de la tête aux pieds, toute ridée, elle affiche un pauvre sourire qui se mêle à une grimace d’effort. Elle inquiète. Elle est allée au-devant de la mule, elle a posé sa main sur la tête du mulet en prononçant quelques mots inaudibles en dialecte italien, puis tendrement lui a caressé la joue. La mule a déféqué, la vieille s’est écartée pour les laisser continuer leur route et au passage a tapoté le crâne dégarni de Félix en disant :
— Brave petit, soit béni.
Elle s’est courbé un peu plus, elle a posé sur le sol le papier journal qu’elle tenait serrée avec la canne, de sa main nue elle a pris les crottes une à une les a mises dans le papier qu’elle a fermé, puis une fois redressée, elle est repartie vers son potager à petits pas joyeux.
Un groupe d’enfants s’est écarté sur son passage et ils se sont signés en la croisant. Elle fait peur, la Vieille, on la dit un peu sorcière. Mais Félix n’a pas peur, comme il n’a peur d’aucun animal, de la mule à l’abeille et même du sanglier.
Anselme les a quittés un peu avant le monastère :
— Allez, va m’attendre sur la place des préga-Dièu (de ceux qui prient Dieu) je vais chez le boulanger, il a laissé sa gourde et pris le sac du pain dans la sacoche de la selle, et il est parti dans la ruelle qui descend par un long escalier.
Le grand-père ira acheter le pain pour la semaine, il ira aussi chez le Jacques pour acheter un paquet de tabac de contrebande beaucoup moins cher, mais beaucoup moins bon aussi, et qui le fait tousser.
Félix s’est assis sur le muret en pierre qui entoure la place de sable blanc du monastère et qui surplombe la rue qui monte vers leur hameau, il balance ses pieds au-dessus du vide, ses mains bloquées sous ses cuisses, il contemple Saorges, son église, et les cinq clochers des chapelles éparpillées dans le village. Félix se noie dans le bleu du ciel, et regarde le ballet des hirondelles qui rayent l’azur. La mule attachée vaguement au seul platane de la place a repris son combat incessant avec les mouches, elle brait, depuis qu’elle est arrivée, elle brait :
— Tu vas arrêter de braire ! Mendigote, lui dit Félix en lui poussant le museau.
Elle savait, la maligne, qu’à force de braire elle serait entendue par le moine Franciscain.
C’est toujours le même qui vient, mais aujourd’hui il se fait prier. La mule s’impatiente et brait encore plusieurs fois avant que le petit moine, sorte tout habillé de blanc et de noir un seau dans une main et un morceau de pain de l’autre. Il s’approche de la mule, lui caresse le museau, met le seau en fer-blanc par terre devant elle, puis il passe sa main sur la tête de l’enfant qui a retourné les jambes de l’autre côté du mur pour accueillir le moine. Le frère Franciscain rompt le pain en deux, en tend un morceau à Félix, un morceau à la mule qui le prend délicatement dans le creux de sa main, puis il sort de sa poche un morceau de sucre qu’il donne à l’enfant, tout ceci sans mot dire, autant pour un que pour l’autre, mais les sourires de l’un ou de l’autre et les gestes de la tête ont plus de valeurs que les paroles.
Le moine avant de partir porte une main sur le front du gamin et de son pouce le signe en prononçant quelques mots en latin, puis bénit la mule et s’en va acheter le pain pour le souper du soir.
Anselme a sifflé, il est en haut au départ du sentier, il a pris un escalier que la mule ne peut pas monter. Félix le rejoint, il marche d’un bon pas, le grand-père. L’enfant derrière la mule a du mal à suivre, elle balance sa queue, et fouette l’air de haut en bas pour inviter le gamin à venir s’y accrocher :
— Non Fadèle ! sinon Pépé y va me crier, dit Félix à voix basse, tout à l’heure lorsqu’il sera loin devant. Parce que le paigran l’a déjà réprimandé plusieurs fois lorsqu’il appelle la mule Fadèle. Il comprend mal, pépé, il comprend Adèle, c’était sa femme, Adèle ! C’est vrai que la première fois je l’ai bien appelé Adèle, mais il ne faut pas appeler les animaux avec des prénoms pour les humains, alors je l’ai appelé Fadèle, mais il ne comprend toujours pas, personne ne me comprend, peut-être que je ne sais pas parler. Je l’ai appelé Fadèle parce que Fanette, la petite Fanette qui a le même âge que moi, c’est mon amie ! Et Adèle c’était ma grand-mère, j’aimais bien mémé et elle me comprenait, elle était douce et tendre avec moi.
C’est ainsi que l’enfant parle du monde qu’il perçoit.
Félix derrière la mule se penche sur le côté pour voir qu’Anselme est loin devant le sac rempli de pain, jeté sur le derrière de l’épaule. Il attrape la queue de Fadèle, se met en arrière et se fait tirer. La mule, le sentant bien accroché, redouble d’efforts, satisfaite de pouvoir l’aider. C’est comme un jeu pour ces deux enfants du bon Dieu que la vie a délaissés.
Le sentier, maintenant monte dur entre les rocailles, les quelques touffes de ronces assoiffées qui poussent entre les éboulis de pierres les accompagnent. Cet espace minéral qui reçoit le soleil du couchant est encore brûlant, mais le petit vent qui descend des montagnes d’Italie rafraîchit leur peau. Là-bas sur le fort de l’Authion, le soleil rougeoie, teinte de sang les nuages qui tournoient ; les cigales se sont tues ; on sent sous les roches une vie qui commence à s’éveiller.
Encore quelques dizaines de mètres et ce sera l’endroit le plus pénible à passer. Le sentier a été tracé dans le creux d’une longue roche dure. La pluie et les milliers de pas, pendant des centaines d’années l’ont érodée et lissée, la sente s’est creusée, les cailloux qui l’encombrent roulent sous les pieds chaussés de brodequins cloutés des hommes et sous les fers de la mule. Chacun a depuis bien longtemps pris les repères pour poser son pied ou son sabot aux endroits où il ne glisse pas, mais les cailloux ont la mauvaise habitude de changer de place autant à la descente qu’à la montée. Alors, inévitablement, même en y portant toute son attention, on dérape souvent. La vieille Fadèle ne sent plus son âge, l’enfant qu’elle tire derrière lui redonne un peu de jeunesse, elle évite les obstacles et si son sabot glisse elle se rattrape aussitôt d’un geste plein de vigueur, elle y met tout son cœur et tout son savoir.
Après ce passage, quatre lacets sur de la bonne terre les amèneront sur un petit plat ombragé par des noisetiers nains.
Ils ont presque rattrapé Anselme qui, en haut, à l’abri des noisetiers, s’est retourné juste à temps pour voir Félix qui a lâché la queue de la mule précipitamment.
— Brutesqué d’enfant. Testard de fada, maugrée-t-il entre ses dents. Il tourne les talons et s’en va d’un pas tranquille sous les arbres, il n’a plus envie de s’emporter, il a eu sa dose tout à l’heure. Et puis à quoi ça sert, puisqu’il recommencera.
Fadèle arrive sur le plat tout essoufflée, fait quelques pas pour se mettre dans la fraîcheur de l’ombre, s’arrête, penche sa tête sur le sol. Ici, en temps ordinaire coule une source claire qui traverse le chemin, mais aujourd’hui pas une flaque ne subsiste, seules des touffes d’herbes poussent avec le peu d’humide qui résurgent. Falède se met à les brouter. Félix arrive tout de suite derrière en courant :
— Allez, viens ! Faut pas rester là, pépé va nous gronder encore, allez ! Viens, dit encore l’enfant qui l’a prise la bride et la tire.
— Viens, viens, répète le garçon paniqué qui tire de toutes ses forces.
Fadèle ne fait pas l’effort de faire un pas, elle ne tourne même pas les yeux vers l’enfant, elle ne le connaît plus. Elle ne connaît plus que sa fatigue, et elle est trop grande, sa fatigue, elle n’avancera plus tant qu’elle n’aura pas repris des forces. Félix se penche, lui parle à l’oreille, se met à genoux et lui caresse le visage.
— Viens, Fadèle le pépé va se fâcher, il va te frapper, viens, supplie l’enfant, mais la mule n’entend rien, alors l’enfant se lève et, énervé, va lui donner des claques sur la cuisse, allez, allez, allez ! crie-t-il à chaque gifle, mais la mule ne change rien à l’attitude détachée qu’elle a prise.
Anselme qui a déjà passé le coude du chemin, n’a rien vu de la scène, il s’est arrêté et attend un moment avant de perdre patience et de faire le chemin en arrière, puis il se décide un peu irrité. Lorsqu’il voit la mule arrêtée et le petit qui essaie de la pousser, il explose. Le visage rougi de colère, il avance à grands pas dans le sentier bordé de noisetiers. La fatigue, le vin, la chaleur, la dispute de tout à l’heure dans le bistrot qu’il a ressassé pendant la montée l’ont excité :
— Bruta pétan salopa, toujours au même endroit qu’elle fait son cinéma aquéla brutesquée, il arrive sur la mule en lui montrant le poing, je vais te faire avancer, moi !
Il prend la bride et la tire d’un coup bref et fort, la mule, surprise, braille de douleur, fait un pas, s’arrête et tire dans l’autre sens.
— Ah ! saloparia ! On va voir qui est le maître, je vais te faire comprendre, il prend le nerf de bœuf dans la sacoche de la selle, passe derrière sur le côté de la mule et la frappe.
— Et tiens saleté, la mule hurle, fait deux pas et se bloque, et tiens si tu n’as pas compris bestiasse, le deuxième coup ne la fait pas broncher, le troisième n’a que pour résultat de la faire braire sans discontinuer.
L’enfant s’est mis en arrière sous le couvert des noisetiers, il tremble, non pas de peur, mais de souffrance pour sa Fadèle.
— Tu vas voir qui va avoir raison, porcaria ! Il s’est reculé pour prendre son élan.
Le petit Félix avec sa voix déformée crie, mais son cri est étouffé par les sanglots qui lui serrent le gosier :
— Non ! Pépé, pas ça ! Pas les coups de pied au ventre, pas de coups de pied au ventre, supplie-t-il en portant ses mains sur ses yeux, déjà remplis de larmes.
— Et tiens, hurle le grand-père en lui assénant le premier coup de pied. Le deuxième, part tout de suite sans attendre la réaction de la mule, vierga pétan salopa, hurle-t-il encore et lui tirant le troisième.
L’enfant s’est agenouillé, courbé de douleur, ses mains lui couvrent le visage, il sanglote, il hoquette, les larmes mouillent tout son visage :
— Pas les coups de pied au ventre, répète-t-il sans cesse, pas de blasphèmes, supplie-t-il les deux mains en prière, puis il s’effondre sur le côté, la tête sur son bras, l’autre pour cacher ses larmes.
— Coquin de diou, pétan de vida, crie Anselme en jetant le nerf de bœuf avec colère. Qu’est-ce qu’on t’a fait, toi en haut pour nous envoyer toute cette misère, tu peux nous le dire ? dit-il encore en levant la tête et les bras au ciel, puis il arrache la gourde de vin attaché à la selle et s’en va en blasphémant. Vingt mètres plus loin, il s’enfonce sous le couvert des arbres et s’assoit sur une pierre carrée qui semblait l’attendre. De là au travers des troncs rachitiques des noisetiers, il peut voir l’enfant qui caresse la mule en pleurant, tout en y parlant à l’oreille.
Anselme baisse la tête et regarde le sol, ouvre sa gourde et boit une bonne rasade de rouge et, tout en la rebouchant avec des gestes mous, et un peu calmé, il maugrée :
— Pourquoi cette misère qui nous colle à la peau ? Pourquoi le malheur nous a-t-il frappés en plus de notre pauvreté ? Pourquoi aquéla pétan de guerra nous a enlevé nos enfants ? Tous de beaux petits de vingt ans qui ne connaissaient même pas la vie, forts et fiers d’être arrivés à être des hommes, on les a pris, on les a envoyés en enfer là-bas dans la boue, et sous le feu du canon ils n’ont même pas eu le temps de savoir où ils étaient et qu’est-ce qu’ils faisaient là. Et hop ! Une croix dans la terre, une médaille, une lettre à la famille, une pension de misère et le tour de giostria (manège) est fini, tout comme mon petit qui est resté là-bas, et qui n’a même pas eu sa tombe. C’est de ça qu’elle est morte mon Adèle, de chagrin qu’elle est morte, de chagrin et de ne pas pouvoir aller sur sa tombe, pour lui dire deux mots et lui porter un petit bouquet de fleurs qu’elle aurait cueilli en route, même pas une fois elle a pu faire ça !
Anselme a sorti son grand mouchoir à carreaux bleu et noir, non pas pour essuyer ses larmes, mais pour se moucher ? Il n’a plus de larmes à verser, il ne sait pas pleurer, ou tout au moins il ne sait plus ; on apprend vite ici à cacher ses larmes à les rempoter. La vie, la dureté de cette terre âpre rendent les êtres insensibles à la douleur, à toutes les douleurs d’âme ou de corps. Il se mouche, rempoche le grand mouchoir en pensant : ce sont mes larmes qui me sortent de par là.
Les coudes appuyés sur ses cuisses, la tête dans ses mains, il continue son monologue, seules ses lèvres bougent, aucun son ne sort de sa bouche :
Tous ! Ils nous les ont pris ! Deux il en reste au hameau, le Batiste qui hurle toutes les nuits tant la peur lui est restée dans son dedans et qu’il n’est même plus bon à travailler, et Louis qui boit comme un trou et qui est saoul du matin au soir. Et les autres, ceux qui sont en âge d’être des hommes à la première occasion, partiront à la ville en laissant les vieux.
Anselme souffle, secoue la tête :
— Quelle misère, de voir tout ça. Et c’est bien tout ça qui nous rend mauvais, méchants, hargneux comme des chiens qui se disputent un os, comme des loups affamés qui se bataillent pour manger les entrailles de la brebis. Des brutes, des sauvages, elle nous fait devenir cette terre ingrate et cette fatigue qui nous colle à la peau depuis la naissance, à croire qu’on l’a héritée des anciens. Pauvre petit, paure nautre ! Oui, pauvres de nous ! continue Anselme en tournant la tête vers Félix qui est toujours collé sur le flanc de la mule et lui caresse le museau tout en reniflant et en essuyant ses larmes d’un revers de la main, que lui réserve la vie, à lui et à sa mère ? Des misères et des tourments, et c’est tout. Boudiou dé boudiou, j’en ai assez vu, dit Anselme en portant au ciel ses deux mains serrées. J’en ai assez, j’en ai assez fait, j’en ai assez vu, je n’en peux plus, qu’il vienne me prendre, le Bon Dieu ou le diable je m’en fous, si c’est le Bon Dieu je ne blasphémerai pas en haut avec lui, et puis, je n’ai jamais fait de mal à personne à part quelques cris et quelques torgnoles et si c’est le Diable, eh bien tant pis, d’avoir chaud, j’en ai l’habitude et en hiver au moins je serai chauffé.
Il baisse la tête, remet ses mains amollies sur ses genoux, et son esprit se tait un moment. Puis ses lèvres s’entrouvrent, il soupire :
— Et eux, qu’est-ce qu’ils vont devenir ? reprend-il, et jetant un regard sur l’enfant, qu’est-ce qu’ils vont devenir sans un homme pour faucher les foins, pour couper du bois, pour retourner la terre du potager, pour faire les olives, pour tailler l’olivier. Tu as pensé à ça ? Espèce d’égoïste que tu es ! Même mort, tu seras encore mauvais… Jésus c’est à toi que je m’adresse, dit-il en portant cette fois ses deux mains jointes au ciel et en parlant tout haut, parce que toi, tu as souffert lorsque tu étais homme, pas comme l’autre, ton père qui demande beaucoup de souffrance et puis qui n’a jamais souffert. C’est à toi que je le demande, à toi et ta mère, donne-moi encore quatre ans, non ! Cinq ou six c’est plus sûr, que le petit ait suffisamment de force pour me remplacer, et puis prends-moi et amène-moi où tu veux j’en ai una stouffia, c’est trop dur, j’en ai une fourre. Et encore quelque chose, dit-il précipitamment comme si son interlocuteur tournait déjà les talons : apaise mes colères.
Il avait tout dit et tout demandé, il laisse choir ses bras, ramasse sa gourde, les deux mains sur les genoux pour s’aider à se relever et, une fois dressé, il débouche la gourde, commence à la portée à sa bouche, puis se ravise :
— Ça aussi, ça me rend mauvais.