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Novembre 1428… Simon Chabert, jeune paysan du Barrois, assiste impuissant au massacre de sa famille par les hommes du duc de Bourgogne, Philippe Le Bon, qui s’est allié à l’Angleterre pour venger la mort de son père. Recueilli par Jacques Darc et Isabelle Romée dont la fille Jeannette est sa meilleure amie, il va être bien malgré lui plongé dans les méandres de la terrible guerre de Cent Ans opposant les royaumes de France et d’Angleterre. Simon va alors devenir le témoin du destin exceptionnel de cette jeune fille que l’on reconnaîtra sous le nom de Jeanne d’Arc et qui, par sa ferme volonté et sa foi inconditionnelle, délivrera Orléans et la France pour mener au sacre le futur Charles VII. Cependant, entre secret d’État, trahison, prophéties, croyances et complots, Simon pourrait bien trouver également un sens profond à son propre destin et à celui de sa modeste famille désormais disparue…
A PROPOS DE L'AUTEURE
De manière réaliste et passionnante,
Michaël Placier vous plonge au cœur du Moyen Âge. Au détour de chaque page se mêlent personnages réels et fictifs, faits historiques et imaginaires. Il invite les lecteurs à s’imprégner, au fil du récit, des atmosphères vécues par de fascinants protagonistes issus d’un autre temps.
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Seitenzahl: 533
Veröffentlichungsjahr: 2022
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Michaël Placier
In nomine dei
Tome I
Le chemin d’Orléans
Roman
© Lys Bleu Éditions – Michaël Placier
ISBN : 979-10-377-5579-7
Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.
À Jules, Manon et Maxence
Cette histoire est vraie puisque je l’ai inventée.
Boris Vian
Novembre 1428…
Simon heurta nonchalamment ses sabots contre le parement moussu du muret qui ceignait le jardin hirsute de la petite chapelle Notre-Dame de Bermont.
L’adolescent rêveur patientait là depuis bientôt une heure et malgré le froid, il n’avait pas songé un seul instant à quitter cette place qu’il occupait chaque samedi depuis le jour où maître Jacques lui avait accordé sa confiance en l’autorisant à accompagner, toutes les semaines, sa fille Jeannette en ces lieux. Dès lors, quel que soit le temps, le jeune Simon escortait son amie jusqu’à la chapelle de l’ermitage puis il attendait là patiemment quelques heures, toujours assis à la même place, que la jeune fille ait terminé l’office qu’elle accomplissait chaque semaine dans une infaillible régularité et une incommensurable piété.
Le vent d’est glacial s’était soudain levé.
Toute la nuit, il avait asséché les vastes plaines du Nord avant de venir s’abattre en cette fin de journée sur les couronnes rousses des arbres de la forêt de Greux qui dentelait alors la colline de Bermont.
Cependant, malgré la fraîcheur de l’air et les épais nuages qui empesaient le ciel, la campagne mosane était magnifique en ce vingt-septième jour de novembre.
De temps en temps, subrepticement, le soleil parvenait à déchirer la nébuleuse et ses rayons chargés de chaleur, libérés de leur carcan, venaient alors s’écraser en tâches de feu sur les champs verdoyants qui s’étendaient à perte de vue, bien au-delà des frontières de l’empire.
Au loin, on apercevait aisément la Meuse qui serpentait entre une multitude de coteaux et de près fertiles et parfois, au détour d’un lacet, elle pénétrait dans un petit bois posé là, au milieu d’une embouche, et ressortait un peu plus loin, rajeunie, avivée et sémillante, comme si les caresses des berges décomposées du boqueteau lui avaient redonné l’énergie nécessaire à sa course qui semblait alors n’avoir ni début ni fin.
Simon Chabert aimait ce pays et ne se lassait pas de le contempler.
Il parcourait souvent cette campagne magnifique, seul ou accompagné par d’autres gamins du bourg, et au cours de ces promenades bucoliques, il profitait pleinement de cette récente indépendance que lui avait accordée Louis Chabert, son père, qui avait depuis peu accepté de le laisser ainsi vagabonder dans les bois et les champs lorsque les travaux de la ferme n’exigeaient pas qu’il restât à ses côtés. Ainsi, quand son devoir d’aîné le lui permettait et que ses corvées étaient achevées, il courrait rejoindre quelques-uns de ses camarades de jeux dans les clairières du Bois Chenu où les gosses, friands de légendes et de bravoures chevaleresques, rejouaient inlassablement les précédents affrontements entre Armagnacs et Bourguignons dont les intrigues s’achevaient toujours par la victoire du dauphin Charles dont on ne connaissait ici que le nom.
Brusquement, Simon ressentit un violent frisson lui parcourir tout le corps. Il leva les yeux vers le ciel puis constata que la masse nuageuse s’était épaissie et que la pluie menaçait à présent.
Inquiet, il décida de quitter son observatoire, sauta du muret où il avait pris place et dans son élan, il manqua de se tordre la cheville sur le sol rendu glissant par une terre grasse et poisseuse qui s’était gorgée d’eau de pluie au cours de la nuit précédente. Puis d’un pas assuré, il traversa le jardin en friche de l’ermitage qui exhalait un fort parfum d’herbe mouillée, de glaise mêlée d’humus et de bruyères puis gagna rapidement l’entrée de la petite chapelle close par une lourde porte en chêne.
Le jeune homme hésita quelques instants avant d’entrer.
Par habitude ou peut-être par superstition, Simon n’accompagnait jamais Jeannette à l’intérieur de la chapelle préférant la laisser seule afin qu’elle puisse librement se concentrer sur son office. Cependant l’heure avançait et il n’était plus question de patienter davantage. Avec la pluie qui menaçait, Simon ne souhaitait pas risquer les foudres de Jacques qui n’aurait pas accepté que sa petite Jeannette puisse contracter une fluxion pour avoir tardé, par sa faute, à rentrer au logis familial.
L’adolescent se décida enfin à pénétrer dans la chapelle et prit soin de ne pas faire grincer le dernier gond en place de l’huis pour ne pas troubler le silence oppressant du sanctuaire.
Sans se signer, il avança lentement au cœur de la nef et prit encore mille précautions pour ne pas faire résonner ses sabots sur le pavé rouge et irrégulier de la chapelle puis, dans la demi-obscurité et les volutes de poussières, il chercha du regard la silhouette de son amie qu’il eut quelque peine à trouver tant le lieu était sombre mais il finit enfin par la découvrir au milieu de la nef, allongée sur le sol, face contre terre et bras en croix, en train de marmonner une prière dont il ne perçut point le sens.
Jeannette ne frémit à aucun instant et la présence de Simon qu’elle pressentait ne vînt aucunement la détourner de ce rituel qu’elle exécutait chaque semaine sans jamais s’y soustraire et qu’elle avait naguère maintes fois accompli aux côtés de sa sœur Catherine, morte en couche quelques semaines auparavant, et en l’honneur de laquelle elle s’était promis de faire donner le prénom au prochain nouveau-né fille de la famille Darc.
La jeune fille demeura encore quelques minutes dans la même position, allongée sur les pavés de la nef, concentrée dans sa prière, la bouche souillée de poussière et ses cheveux emmêlés, bruns et soyeux, venaient effleurer le sol en recouvrant presque tout son visage. Puis, son ultime prière achevée, Jeannette se releva lentement et resta encore un long moment à genoux, les mains jointes, face au chœur de la chapelle où la lumière du jour déclinant, filtrée par les vitraux multicolores crasseux, venait caresser la nappe de l’autel qu’elle avait elle-même brodée.
Jeannette aimait venir dans cette chapelle dédiée à saint Thiébaut et à la Vierge là où, bien avant elle, les moines de l’hospice Saint-Éloi de Gerbonvaux venaient autrefois se retirer quelque temps pour faire pénitence et y laisser l’écho de plain-chant à la demande du seigneur de Bourlémont qui refusait de laisser la nature reprendre ces murs à grand renfort de liserons et de chardons.
La jeune fille n’en savait guère plus sur l’ermitage si ce n’était qu’il avait été construit en souvenir d’une vague légende contant l’histoire de Thiébaut de Provins qui avait autrefois fait jaillir des fontaines d’eau pure sur des sols que l’on croyait oubliés par la pluie. Cet homme avait par la suite mené une vie d’ascète et c’était entièrement consacré à Dieu avant d’être reconnu par l’église et canonisé par le pape Alexandre II moins de sept années après sa mort. Mais peu importait ce que saint Thiébaut avait accompli ; l’Église l’avait consacré et Jeannette l’honorait au même titre que la Vierge incarnée par une misérable statue de bois vermoulu, patinée par le temps, dont on ne distinguait presque plus le visage tant il était décrépit.
Ainsi, dès l’âge de six ans, Jeannette avait pris l’engagement d’entretenir la chapelle désaffectée et depuis elle y déposait régulièrement quelques fleurs cueillies dans les champs, balayait de son mieux les allées étroites du sanctuaire et y laissait parfois brûler un cierge onéreux qu’elle faisait ramener par son père de Vaucouleurs après avoir récolté un peu d’argent en exécutant quelques travaux de coutures pour les voisines du bourg.
Ce dévouement n’était pas sans déplaire à Guillaume Front, le curé de la paroisse, qui s’exemptait ainsi de cette tâche qu’il ne pouvait plus accomplir dans les douleurs de son âge avancé. Dès lors, le vieil homme reconnaissant acceptait de recevoir Jeannette en confession aussi souvent qu’elle le souhaitait, en dehors des fêtes solennelles, ce qui était alors un rare privilège accordé habituellement aux clercs séculiers, aux moines et aux princes, mais que l’on continuait de refuser aux modestes paroissiens.
Une fois debout, Jeannette tapota son tablier de toile pour en faire tomber la poussière récoltée sur le sol et leva les yeux vers le vitrail central du chœur qui représentait une assomption approximative exécutée à la hâte dans un verre mal teinté par un petit artisan de Neufchâteau.
À cet instant précis, le soleil perça de nouveau les nuages et un rayon multicolore vint caresser la chevelure brune de l’adolescente qui demeura immobile, comme hypnotisée par cette douce lumière éclairant à présent une grande partie de la nef.
Simon, resté en retrait, ressentit un frisson de délice lui parcourir tout le corps.
Lentement, dans la poussière virevoltante, il vit apparaître la fine silhouette de son amie qui se détachait de la pénombre au rythme naturel du soleil et, sous le charme, il resta un long moment fasciné par cette image merveilleuse avant de se résoudre enfin à approcher pour raisonner Jeannette qui ne semblait alors pas du tout encline à quitter les lieux.
Le jeune garçon avança alors de quelques pas mais fut très vite arrêté dans son élan par un signe de Jeannette qui, sans se retourner, leva la paume de la main dans sa direction.
— Ne bouge pas ! murmura-t-elle. Surtout, ne bouge pas !
L’adolescent, stupéfait, se figea alors et, inquiet, n’osa plus avancer.
— Qu’est-ce qui se passe ? Tu deviens folle ? dit-il, sans précaution.
Jeannette ne répondit pas et demeura dans la même position sans daigner regarder Simon qui ne comprenait pas le sens de cet ordre brutal qu’elle venait de lui adresser.
Les yeux de l’adolescente, d’abord fixés sur le vitrail, parcouraient l’espace qui se trouvait près de l’autel comme si la petite paysanne distinguait des formes mouvantes et tournoyantes autour d’elle. Puis, brusquement, la jeune fille fixa de nouveau son regard et finit par baisser la tête vers le sol tandis que l’obscurité reprenait peu à peu sa place dans le chœur de la chapelle.
Simon, interdit, ne put se contenir davantage.
— T’as reçu une bugne ? s’exclama-t-il, vexé. Pourquoi que tu fais tant de manières ?
Jeannette ne répondit pas.
— Et pourquoi que tu viens à l’église dix fois par jour ? reprit Simon. T’as tant de péchés que ça à te faire pardonner par le curé ?
La jeune fille resta encore silencieuse quelques instants avant de reprendre la parole sur un ton hésitant :
— Il se passe des choses ici… Mais je ne puis rien te dire…
— Et pourquoi que tu ne pourrais pas me dire ? répliqua Simon, d’un ton rogue et en approchant d’un pas. Suis-je trop sot pour les entendre ?
— Il ne s’agit pas de ça, répondit Jeannette, sereinement.
— Je me rends bien compte que t’es plus avec les vivants ! enchaîna Simon, plus calmement. Et ça me fait beaucoup de peine de te voir comme ça, tout le temps dans les pattes du curé à demander des absolutions, des contritions et des messes !
Jeannette se retourna alors promptement et regarda Simon pour la première fois depuis son entrée dans la chapelle.
— Parce que c’est mal ? dit-elle, impétueuse.
Puis, revenant sur ses pas et se rapprochant de Simon d’un pas assuré.
— Et toi, petit mécréant ! Tu ferais bien d’y venir plus souvent à confesse !... J’ai grand-peine pour toi ! Mais je ne te juge pas !... Et je t’en aimerais que davantage si tu me rendais la pareille ! C’est tout ce que je te demande !
Simon baissa la tête.
Son visage, lisse et sans aspérité, était à présent éclairé par la lumière vacillante des cierges que Jeannette avait elle-même allumés et qui n’étaient alors plus que la seule source lumineuse du sanctuaire.
— Je ne veux pas de chicanes entre nous ! dit-il avec la moue d’un enfant que l’on vient de réprimander. Je m’excuse si je t’ai fait de la peine !...
Jeannette esquissa un petit sourire et haussa les épaules.
— Tu ne m’as point fait de peine mais je n’aime pas que tu parles ainsi… Si je viens là, c’est que j’ai mes raisons et que pour l’instant, ces raisons ne te regardent en rien. Ni toi ni personne ! Ce n’est point l’heure !
Simon, penaud, la tête baissée, s’approcha alors de sa jeune amie.
— Tu me pardonnes alors ?
— Bien sûr que je te pardonne, buse ! Je serais bien vilaine et bien mauvaise si je ne faisais pas ce que mon bon Seigneur me commande…
Jeannette se rapprocha alors un peu plus de Simon et lui prit délicatement la main.
— Allez ! Rentrons à présent ! La pluie menace !
— Et je risque de me faire fouailler par ton père si…
— Mon père ? murmura Jeannette avec un air malicieux. J’en fais mon affaire ! Par contre, si nous croisons mon oncle Claude, ça sera certainement plus méchant mais un petit sourire et une bise feront repartir sa colère d’où elle sera venue ! Allez viens-t’en maintenant !
Sur ces mots, Jeannette poussa son ami vers la lourde porte de la chapelle.
Dehors, une pluie fine et pénétrante commençait de tomber et Jeannette prit alors soin de se couvrir la tête avec son châle de laine avant de s’engager dans le jardin de l’ermitage recouvert par une épaisse couche de boue. Toutefois, elle avait déjà parcouru quelques mètres lorsqu’elle constata que Simon était resté penaud sur le pas de la porte.
— Tu ne viens pas ? dit-elle.
— T’es sûre que tu n’es point fâchée ? questionna Simon, ennuyé.
Jeannette fit alors demi-tour d’un pas pressé et rejoignit Simon à l’entrée de la chapelle.
— Mais oui je suis sûr ! Allez ! Viens-t’en nigaud ou je ne répondrai plus du courroux de mon père !
La jeune fille reprit alors la main de Simon et l’entraîna prestement sur le chemin glissant qui redescendait vers le village en suivant une douce pente tandis que la pluie, à présent froide et cinglante, s’abattait sur la paisible campagne du Barrois…
Jeannette et Simon pressèrent le pas sur le chemin tortueux qui redescendait en pente douce vers le Bois chenu tandis qu’un grain glacial tombait paisiblement sur la campagne et peu couverts parce que trop modestes, les deux adolescents commencèrent à ressentir le froid pénétrer leurs grossiers gilets de laines qui ne suffisaient plus à les protéger.
Concentrés sur chacun de leurs pas pour prévenir une possible chute sur le layon emboué, ni l’un ni l’autre n’osa troubler la sérénité du bois.
La pluie fine faisait doucement chanter les feuilles des arbres tandis que le vent frôlait leurs cimes qui craquaient subtilement sous ses caresses au rythme amorphe que connaît la nature dans les derniers jours de l’automne.
Néanmoins Simon demeurait contrarié par ce qu’il venait de vivre dans la petite chapelle. Il n’aimait pas se chamailler avec Jeannette et avait toujours fait de son mieux pour se contenir et ne pas provoquer de dispute entre eux. Pourtant, cette fois-ci, il ne comprenait pas pourquoi son amie l’avait ainsi écarté d’une confidence qui semblait dissimuler un si précieux secret.
L’un et l’autre partageaient tout depuis l’enfance, peines et joies et ce jour-là, Simon se sentait pour la seconde fois délaissé, méprisé par celle qui l’avait toutefois choisi depuis des années comme son conseil privilégié et rien n’avait jusqu’à ce jour remis en cause leur confiance mutuelle même si un événement étrange avait commencé depuis peu à vouloir les éloigner l’un de l’autre…
Tous deux enfants de Domrémy, Jeannette et Simon avaient grandi comme grandissent les fleurs sauvages… À l’ombre des épaisses futaies des terres de Bourlémont, aux quatre vents soufflant sur les prairies ou accrochés au bord des laies galonnées d’herbe grasse servant de pâture aux troupeaux qu’ils surveillaient parfois lorsque le tour de garde des quelques bêtes appartenant aux modestes domrémois revenait à leurs familles respectives.
La vie, rythmée par la course du soleil, se résumait à participer modestement aux travaux de la terre pour les garçons, à l’apprentissage de la tenue d’un foyer pour les filles et à quelques jeux d’enfants dans les bois où les prairies aux alentours du village qui vivait paisiblement malgré une situation géographique et politique en constante tension.
Domrémy était alors une perle fragile restée fidèle au dauphin de France en plein territoire anglo-bourguignon ce qui lui valait parfois quelques intrusions ennemies rappelant à ces habitants que le duc de Bourgogne, Philippe Le Bon, entendait bien mater cette sédition inacceptable à ses yeux. Cependant, bien loin des querelles, Jeannette et Simon vivaient dans l’insouciance de leur âge même s’ils constataient les difficultés quotidiennes que rencontraient leurs aînés dans la modeste quête de leur propre survie.
Jeannette était une enfant calme et pieuse qui consacrait une grande partie de son temps à la prière dans la petite église du village dont les murs fragilisés par les assauts de la pluie l’hiver et les brûlures du soleil quand revenait l’été, laissaient entrevoir çà et là des brèches que le dénuement de la communauté ne permettait pas de réparer si ce n’était par quelques colmatages de fortunes faits d’un mélange de boue, de paille et de déjections animales qui ralentissaient tant soit peu l’effondrement programmé de la petite bâtisse sacrée.
Guillaume Front, le curé de la paroisse, souffrait en silence de cette désolation mais son abattement se pansait chaque dimanche lorsqu’il constatait la fidélité des domrémois qui venaient prier en grand nombre sur les bancs vermoulus de sa petite église.
Seule la famille Chabert se dispensait de ce devoir dominical et s’abstenait de sa présence parmi les fidèles.
Le curé Front avait maintes fois tenté de « ramener vers le troupeau » Louis Chabert et sa famille mais celui-ci estimait ne rien devoir à Dieu si ce n’était des souffrances et des épreuves qu’il avait dû surmonter seul avec l’indéfectible soutien de sa femme Péline et il n’envisageait plus de devoir remercier Dieu chaque dimanche pour des bienfaits dont il n’avait, selon lui, jamais bénéficié jusqu’ici.
L’athéisme paternel avait lentement influencé le jeune Simon et face à la piété de Jeannette, cette différence d’appréciation les opposait parfois lorsque l’adolescent constatait le dévouement déraisonnable de son amie qui n’hésitait pas à mettre sa santé en péril en faisant carême ou en s’infligeant de douloureuses punitions avec des ronces ou des orties pour s’absoudre de ce qu’elle croyait être ses propres péchés.
Toutefois, les remontrances du jeune Simon n’avaient aucune prise sur la foi de Jeannette qui avait reçu le catéchisme de sa mère Isabelle comme on reçoit une belle histoire, à la veillée, au coin du feu et depuis elle avait acquis la réputation d’une petite fille charitable et pieuse qui n’hésitait jamais à répondre aux sollicitations des nombreux mendiants de passage dans le bourg au risque d’attiser la colère de Jacques, son père, qui subissait parfois cette infinie bonté en se voyant dépossédé d’une paire de sabots ou d’un chainse de toile au bénéfice d’un de ces quémandeurs.
Enfants, bercés par les légendes, Simon et Jeannette aimaient jouer dans les sentiers du Bois Chenu qui avait alors la réputation d’être hanté par les fées et dans la contrée, on croyait qu’elles se rassemblaient parfois autour d’un hêtre centenaire dont les immenses branches abritaient une fontaine miraculeuse que le curé de la paroisse bénissait une fois par an pour renforcer sa sainte protection sur sa très chère communauté.
Ainsi, aux premiers jours de mai, pour célébrer la renaissance de la nature au printemps, les enfants se réunissaient avec leurs aînés autour de l’Arbre aux fées pour y accrocher des couronnes de fleurs exhalant des parfums entêtants et sur des airs de cantiques ou de chansons populaires du Barrois lorrain, les domrémois y dansaient jusqu’au crépuscule sur les gammes nasillardes des musettes et des citoles.
Bien que ces célébrations fussent profanes puisqu’elles étaient nourries de légendes ancestrales, Jeannette aimait y participer et ne retenait pas son enthousiasme dans l’exécution des branles et des farandoles dans lesquelles la jeune demoiselle entraînait son ami Simon peu enclin à se plier à ces gesticulations qu’il estimait être plutôt une affaire de fille. Cependant, désireux de satisfaire son amie, le jeune garçon se laissait faire et passait outre les gouailleries de ses camarades qui ne manquaient jamais de lui rappeler ses écarts efféminés lorsque Simon entendait prendre le commandement des batailles enfantines contre les autres garnements du village voisin de Maxey.
Ainsi, complices et pétulants, Simon et Jeannette avaient su tisser des liens solides tout au long de leur enfance mais un événement marquant avait quelque peu perturbé cette union que le jeune Simon croyait jusque-là indéfectible.
Une après-midi de printemps, tandis que les deux adolescents se plaisaient à faire des cabrioles dans un pré pentu qui longeait la Meuse scintillante, la jeune fille s’était soudainement arrêtée et, la tête relevée vers le ciel, les yeux fixes, elle s’était figée à l’image d’une statue de cire.
D’abord amusé par cette étrange attitude, Simon avait cherché à taquiner son amie en lui chatouillant l’oreille avec un brin d’herbe mais celle-ci, comme subjuguée par les cirrus qui striaient le ciel bleu, était restée un long moment dans cette position avant de se relever, le visage figé par la peur, puis de s’enfuir en courant vers le village comme une proie affolée par la menace d’un prédateur.
Simon, alarmé par cette réaction aussi imprévisible qu’inhabituelle, lui avait alors emboîté le pas et l’avait suivie en l’appelant jusqu’à la maison familiale de Jacques Darc dans laquelle la jeune fille s’était réfugiée.
Cependant, en arrivant dans la courette de la ferme, Simon avait trouvé porte close. Il avait alors appelé Jeannette en frappant le huis de chêne de toutes ses forces mais s’était retrouvé face à face avec Isabelle Darc qui l’avait enjoint de rentrer chez lui sur un ton qui ne semblait aucunement vouloir tolérer le moindre mais…
Dans les jours qui avaient suivi, Jeannette était restée cloîtrée dans la chaumière parentale, veillée jour et nuit par Isabelle Darc qui la protégeait, tel le cerbère protégeait les portes des enfers.
Vivant dans une constante anxiété qui lui avait fait perdre le sommeil, Simon n’avait pas osé revenir sur le seuil de la maison des Darc pour prendre des nouvelles et dans la plus grande discrétion, il s’était contenté de rôder et d’observer les alentours dans l’attente d’une information positive qui aurait pu le rassurer sur l’état de santé de son amie.
Cependant, une après-midi, tandis qu’il guettait une hypothétique sortie de Jeannette dissimulé derrière un araire, Jacques Darc l’avait surpris et, vociférant, avait menacé de lui fendre le crâne à coup de bêche pour avoir entraîné sa Jeannette dans des facéties qui lui avaient fait perdre la raison.
Défiguré par la colère, le père était alors prêt à le frapper quand, fort heureusement, Jeannette elle-même avait arrêté le bras vigoureux du laboureur qui ne laissait, à cet instant, aucun doute sur ses intentions à vouloir mettre ses menaces à exécution et, sous les supplications déchirantes de sa fille, il s’était résigné à laisser tomber l’outil à terre pour ne plus être tenté de s’en servir.
Sans chercher à se justifier et à en savoir davantage, l’adolescent s’était très vite relevé et avait détalé comme un lièvre en se promettant de ne plus jamais reparaître sur le seuil de cette famille devenue, selon lui, complètement folle et maudite.
Dans les temps qui avaient suivi cet épisode énigmatique, Jeannette s’était enferrée dans sa piété et la jeune fille avait de surcroît espacé ces moments partagés avec Simon qui n’avait reçu aucune explication satisfaisante pour justifier cet inattendu changement de comportement à son égard.
Dès lors, Jeannette passait la majorité de son temps à prier dans la nef de la petite église de Domrémy où elle s’entretenait de longues heures avec Guillaume Front qui lui accordait tout le temps dont elle semblait avoir besoin.
Nul ne savait ce que Jeannette et le vieil ecclésiastique pouvaient se raconter durant tout ce temps mais Simon avait finalement conclu qu’il n’était plus ce confident privilégié qu’il avait été pendant la première moitié de leur enfance et souffrant en silence, il s’était peu à peu contenté de l’accompagner comme ce samedi à la chapelle Notre-Dame de Bermont sans jamais oser questionner la jeune fille qui s’efforçait cependant, maladroitement, de lui montrer qu’entre eux, rien n’avait changé…
Dégoulinants de pluie et transis de froid, Simon et Jeannette atteignirent enfin l’orée du bois de Greux qui laissait là le chemin se poursuivre jusqu’à la ferme des Chabert dont on ne pouvait apercevoir que la cheminée en pierres de grès trônant sur le faîte du toit de chaume, juste derrière un tertre qui la surplombait.
Soudain, Simon s’arrêta et saisit le bras de Jeannette.
— Regarde ! dit-il, les yeux fixés en direction de la ferme. On dirait… On dirait… Mon Dieu… !
Sans attendre, Simon se mit à courir sur le chemin gorgé d’eau, éclaboussant dans sa course son pantalon de drap déjà crasseux de misère et de travail.
Surprise à son tour, Jeannette releva alors la tête et aperçut à la hauteur de la ferme des Chabert une épaisse fumée grise s’élever vers le ciel et qui, poussée par le vent, semblait à présent vouloir recouvrir la petite clairière où les parents de Simon avaient élu domicile depuis près de vingt ans.
Il ne faisait plus aucun doute.
La petite ferme familiale était en train de brûler.
Abandonnant toute précaution pour ne pas se salir, Jeannette emboîta immédiatement le pas de Simon afin de le rattraper et, dans sa course folle, la jeune fille eut juste le temps de percevoir des cris tudesques qui déchiraient le silence des bois et dont l’écho se répercutait dans la campagne.
Jeannette comprit tout de suite qu’un drame était en train de se jouer à quelques centaines de mètres de là et eut le pressentiment que Simon, déjà loin devant elle, allait au-devant d’un grave danger.
Sans hésiter, la jeune fille ôta ses sabots et se lança pieds nus dans une course folle afin de rattraper Simon qui, dans les crispations de l’inquiétude, semblait avancer aveuglément.
Au prix d’un effort considérable, Jeannette parvint enfin à rejoindre Simon et, avec force, l’obligea à prendre un petit sentier qui menait au sommet d’une motte naturelle surplombant la ferme.
L’adolescent tenta de résister mais Jeannette déploya une telle rage qu’elle réussit avec peine à le plaquer au sol afin de le mettre à l’abri.
Au pied du mamelon de terre, dans l’espace qui servait de cour à la ferme des Chabert, une dizaine d’hommes en armes s’étaient éparpillés là, dans un chaos guerrier, et accomplissaient avec un perceptible plaisir un véritable pillage des lieux, rythmé par des cris victorieux où se mêlaient la rage de tuer et les rires grotesques, manifestation sonore d’une satisfaction indécente.
Au centre de ce désordre, un cavalier portant une épée au côté semblait se délecter de la scène à laquelle il assistait.
Vêtu d’une pelisse de cuir vieilli et le visage caché par le col de son long manteau, il maintenait adroitement son cheval afin que l’animal restât immobile.
La bête, apeurée par les cris environnants, exécuta cependant de petits écarts qui furent malgré tout contenus par l’inconnu qui, du haut de sa monture, demeurait impassible, arrogant et semblait vouloir dominer le monde de toute sa splendeur tandis qu’aux pieds du cheval, un dogue à la mâchoire redoutable, à la peau luisante et aux muscles puissants, attendait patiemment les ordres de son maître qu’il ne quittait pas des yeux.
Allongés dans les fougères, leurs corps placés l’un en dessous de l’autre, Jeannette ressentit la poitrine de Simon frémir sous l’effort qu’il venait d’accomplir. Elle le vit haletant, les yeux fixés vers le ciel, subjugué par la peur tandis que ses mains fines, crispées dans l’herbe mouillée, semblaient vouloir griffer la terre molle.
Simon sentit soudain un cri de rage monter dans sa gorge mais Jeannette le prévint immédiatement en plaquant sa main salie de terre sur sa bouche fine afin d’étouffer la plainte.
Les yeux exorbités, il chercha à se dégager mais Jeannette, au prix d’efforts considérables, réussit avec peine à le maintenir au sol, se servant de tout son poids pour immobiliser le jeune garçon.
— Si tu cherches à bouger, je fais le serment de t’assommer de mes mains ! murmura-t-elle à l’oreille de Simon. Tu ne peux rien faire ! S’ils te voient, ils te tuent !
Une dernière fois, l’adolescent tenta de se dégager mais Jeannette, face contre face, lui lança un regard de supplication qui eut pour effet immédiat de calmer le jeune garçon.
Après s’être assurée qu’il ne chercherait pas à s’échapper, Jeannette retira doucement sa main qui accrocha un léger filet de salive qu’elle ne songea même pas à essuyer sur sa jupe de futaine.
Simon était en larmes et retenait de toutes ses forces ce cri de douleur que la prudence lui avait fait rengorger.
Son visage, si vif habituellement, était blême et de petits sillons de terre mêlés de larmes marquaient d’avantage la carnation angélique de sa peau qu’il avait conservée malgré ses seize ans.
Dans la cour de la ferme, la dizaine de soudards continuait à s’agiter dans un ineffable désordre.
Jeannette releva la tête et, derrière les hautes herbes, aperçut deux soldats excités par le saccage de la ferme en train de saisir quelques poules décharnées qui n’avaient pas la force de s’enfuir pour échapper aux mains des mercenaires tandis que l’un d’entre eux, équipé d’une masse d’arme, abattait d’un coup sec sur la nuque l’unique porcelet que possédait la famille avant de l’attacher, souillé de sang et de boue, à la corne de sa selle.
Dans le chaos, Jeannette n’avait pas eu le temps de repérer les silhouettes connues des membres de la famille Chabert. Cependant, attiré par un cri déchirant, son regard se porta soudain sur une forme humanoïde couverte de fange, traînée sur le sol et reliée par la tête à une corde solidement nouée à la selle de celui qui semblait être le chef de cette horde impitoyable.
La jeune fille eut beaucoup de difficultés à reconnaître Louis Chabert rendu méconnaissable par une épaisse couche de boue qui le recouvrait complètement. La forme abominable mobilisait toutes ses forces pour ne pas être déséquilibrée et tentait vainement de résister à l’étranglement de la corde qui se resserrait un peu plus à chaque effort accompli pour ne pas retomber dans ce mélange putride de glaise, d’humus et de fientes.
Anxieuse, Jeannette parcourut du regard la cour de la ferme dont l’incendie déversait aux alentours des nuages de fumée opaque dus à la lente combustion du toit de chaume humide.
Brusquement, l’attention de la jeune fille se centra sur les hurlements déchirants de Nicolas et Antonin, les jumeaux de la famille seulement âgés de cinq ans.
Les enfants, cernés par trois cavaliers armés tournant par jeu tout autour d’eux, surpassaient par leurs hurlements le tumulte des soldats qui s’amusaient de les voir ainsi maculés de boue et dans un formidable effort, les deux petits mobilisaient toute leur énergie pour appeler leur mère à leur secours.
Antonin, qui avait toujours été le plus déluré des deux, réussit à passer entre deux montures pour s’échapper et gagner au plus vite l’orée du bois de Greux où le pauvre enfant espérait se mettre à l’abri.
Toutefois, le cavalier au long manteau repéra le jeune fuyard et ordonna à son chien de le rattraper en désignant simplement du doigt la petite proie fragile qui s’enfuyait sans chercher à se retourner.
Obéissant au doigt et à l’œil, le dogue s’élança dans une course de quelques mètres et rattrapa en une fraction de seconde Antonin que la bête saisit immédiatement à la gorge qu’il déchira d’un coup de gueule meurtrier avant de se repaître des chairs de l’enfant mort sur le coup.
En constatant l’effroyable assassinat de son frère, Nicolas hurla de toutes ses forces et tenta vainement de se libérer à son tour de l’abominable ronde des soudards qui continuaient à le tourmenter avec un plaisir manifeste mais l’un d’entre eux, sans doute fatigué par ce jeu infernal et excédé par la fuite d’Antonin qui venait de leur échapper, extirpa de son fourreau sa lourde épée et avec la précision des hommes d’armes entraînés, trancha la gorge de l’enfant sans témoigner la moindre compassion ni la moindre hésitation.
Jeannette, les yeux révulsés, étouffa un cri d’horreur et accentua la force qu’elle exerçait sur Simon pour le maintenir au sol afin qu’il n’assistât pas à l’horrible scène dont elle était témoin et qui se déroulait à quelques pas d’eux, en contrebas du tertre au-dessus duquel ils se trouvaient.
Jeannette connaissait le jeune homme et elle savait qu’il se serait jeté dans un combat perdu d’avance contre les soudards qui étaient en train de massacrer sa famille.
Empreinte de légers spasmes de chagrin et d’écœurement, Jeannette finit quand même par relever la tête et son regard bleu, scintillant de larmes, se posa sur un jeune garçon de douze ans, armé d’une fronde, qui venait tout juste de sortir d’un fourré près de la chaumière et qui, agitant son misérable jouet, invoqua de toutes ses forces le nom du dauphin Charles avant de libérer le projectile.
La pierre, soigneusement polie, vint s’écraser sur le front d’un des mercenaires avinés. Celui-ci, surpris, tomba à genoux et, la tête couverte de sang poisseux, s’affala lamentablement sur le tas de fumier face auquel il se trouvait.
Cependant, sa chute avait attiré l’attention de l’un de ses camarades archet qui n’attendit pas que le jeune garçon ait réarmé sa fronde pour bander son arc et abattre cet impétueux rebelle d’une flèche adroite portée en pleine gorge.
L’enfant, projeté en arrière, finit sa course mortelle sur la haie d’aubépine et de sureau qui lui avait servi d’abri et le maintenait à présent comme en lévitation, lui épargnant ainsi l’humiliation du linceul de boue jusqu’ici réservé à ses petits frères.
En observant avec attention le corps inerte du jeune garçon posé comme un pantin de chiffon sur un lit de feuillage roux, Jeannette finit par reconnaître Pierre, le cadet de Simon, qu’elle connaissait peu si ce n’était à travers son ami qui semblait souvent lui envier le courage et l’intrépidité qu’il n’avait pas et dont il parlait souvent avec une admiration démonstrative bien qu’il fût l’aîné de la fratrie.
La pluie cinglante redoubla d’intensité.
Visiblement impatient d’en finir, le cavalier poussa un cri de repli adressé à ses hommes mais relâchant la tension de la corde qui étranglait Louis Chabert, celui-ci en profita pour rassembler ses dernières forces afin d’entraîner son bourreau au sol. Surpris, le cavalier tomba lourdement de son cheval et vint s’écraser à son tour sur la terre saturée d’eau et de sang.
Sans attendre, Louis se rua alors sur lui et chercha à enserrer le cou de son adversaire avec la corde qui faisait office de laisse. Hélas, peu entraîné à ce genre de combat, Louis n’eut pas l’énergie suffisante pour terrasser le cavalier et la riposte du soldat fut immédiate. Avec une force prodigieuse et une détente déroutante, l’homme saisit son fauchon fixé à la selle de son cheval et frappa verticalement Louis à l’épaule. La machette s’enfonça profondément dans le corps du paysan et arrêta sa course meurtrière au niveau de sa poitrine en libérant un flot de sang cramoisi qui vint éclabousser le visage tordu de haine du mercenaire.
Frappé à mort, Louis tomba à genoux mais fournit cependant un ultime effort pour regarder une dernière fois sa maison avant de s’écrouler définitivement sous le coup mortel qu’il venait de recevoir.
À l’instant même où Louis vivait ses dernières secondes, Simon réussit à se dégager de l’emprise de Jeannette.
Sans aucune précaution, il la repoussa violemment en arrière et la jeune fille, déséquilibrée, tomba quelques pas plus loin sur un lit épais de bruyères.
Le jeune garçon, pris de panique, se releva rapidement et eut juste le temps d’apercevoir le visage bestial du meurtrier de son père. Prêt à crier et à se lancer à l’assaut de cette escouade maudite, Simon fut de nouveau coupé dans son élan. Jeannette, particulièrement réactive, venait de s’emparer d’un gourdin de chêne couvert de mousses et avec précipitation et précision, elle lui asséna un coup violent dans les mollets, l’obligeant ainsi à plier et à interrompre sa course.
Le jeune homme, sonné par le choc, tomba de nouveau sur le sol détrempé. Jeannette reprit immédiatement sa position et, les yeux chargés de larmes, implora Simon du regard afin qu’il restât enfin tranquille.
— Je t’en supplie, Simon ! Par pitié ! dit-elle d’un ton ferme. Je ne veux pas te perdre ! Ça ne servira à rien !
Touché, Simon se calma de nouveau tandis qu’une vive douleur envahissait lentement ses jambes, se propageant jusque dans le bas de son dos qui se meurtrissait sur une pierre saillante.
À cet instant, un ordre de repli fut adressé à la troupe qui se rassembla dans la cour de la ferme.
Cependant les hommes ne quittèrent pas la place tout de suite et ils parurent attendre quelque chose ou quelqu’un.
Leur chef qui était remonté sur son cheval immobilisa sa monture tandis que son chien, la gueule tâchée de sang, venait tout juste de prendre à ses pieds une position de sphinx statufié.
Les regards étaient tous tournés vers la maison dont la combustion s’était ralentie sous l’action de la pluie qui commençait à faiblir.
Soudain, un grand gaillard mesurant près de deux mètres se présenta sur le seuil de la porte.
L’homme au visage camard, à l’apparence grossière et à la peau desséchée par le soleil et la crasse montrait un large sentiment de satisfaction. Gonflé par cet indécent orgueil, il s’avança en se dandinant comme une oie vers la troupe de soldats avec une forme de jubilation insupportable et, sans aucune pudeur, replaça son sexe en cours d’amollissement dans son braie en toile de chanvre sous les lazzis orduriers de ses compagnons.
Jeannette comprit sans peine ce que cette attitude vulgaire signifiait et elle pensa immédiatement à Péline, la mère de Simon, et au calvaire qu’elle avait dû subir sous les coups de cette bête brutale.
Inquiète, la jeune femme fixa son regard sur la porte en espérant apercevoir la silhouette de Péline dans l’embrasure. Cependant, alors que les soudards s’éloignaient en traînant au sol leur butin, un épouvantable cri d’horreur vint briser le calme retrouvé de la campagne au moment même où la chaumière s’écroulait sous l’assaut dévoreur des flammes…
Le calme revint lentement dans la petite clairière.
Avec de légers bruissements à peine perceptibles, le vent continuait à agiter les feuilles des hêtres et des chênes environnants qui se libéraient de l’eau de pluie venue surcharger leurs branches tandis que la chaumière agonisait lentement dans le crépitement continu de la charpente déchiquetée par les flammes de l’incendie.
Une odeur irritante de bois, de lainage et de chair brûlés empuantissait l’atmosphère humide habituellement parfumée par les délicieuses exhalaisons de la campagne.
Un coup de vent plus fort balaya les fougères et sembla insuffler de nouveau la vie dans les corps de Simon et Jeannette qui n’avaient pas osé bouger depuis le départ des soldats. Lentement, elle retira sa main de la bouche de son ami et lui permit ainsi de retrouver son souffle déjà coupé par une combinaison de haine et de chagrin.
— Ils sont partis, dit Jeannette dans un murmure qui se voulait rassurant. Il n’y a plus rien à craindre… Ils sont partis… Ça va aller, Simon… Ça va aller…
Le jeune homme resta un court moment immobile et prit quelques secondes pour rassembler ses esprits et conscientiser le drame qui venait tout juste de se jouer.
Il ne savait plus si ce qu’il vivait était un songe ou un cauchemar, s’il s’agissait d’un souvenir de jeu dans les hautes herbes ou autre chose de plus dramatique qu’il ne pourrait pas effacer comme on cherche à effacer un mauvais rêve. Jeannette, désemparée, se contenta alors de lui caresser affectueusement la joue puis libéra le jeune homme afin de le laisser pleinement libre de ses mouvements.
Il se releva et, les yeux pleins de larmes, se tourna vers la clairière en contrebas de la motte sur laquelle ils se trouvaient.
En constatant les stigmates laissés par les soudards bourguignons, Simon se lança dans une course enragée et dévala le tertre laissant derrière lui Jeannette, déconcertée, qui hésita à lui emboîter immédiatement le pas.
Transpirant malgré la fraîcheur du crépuscule, Simon se planta impuissant en plein milieu de la cour de la ferme et hors d’haleine, il prit pleinement conscience de la tragédie au centre de laquelle il se trouvait à présent.
L’adolescent dont le visage s’était crispé, regarda tout autour de lui, balayant tour à tour les corps de son père gisant dans la boue, ceux de ses deux petits frères couverts de sang et la dépouille de son cadet, pantin désarticulé fauché par une mort imméritée puis son regard intensément bleu termina sa course dramatique sur la chaumière carbonisée qui craquait encore de tous ces murs dans des volutes de fumée irritante.
Soudain, Simon réalisa que le corps de l’un de ses petits frères, Rémy, ainsi que celui de Marie, son unique sœur âgée de sept ans, n’étaient pas visibles sur les lieux du désastre.
Au début, Simon pensa qu’ils étaient sans doute morts dans l’incendie de la maison mais le jeune homme réalisa très vite qu’il n’avait entendu qu’un seul cri lorsque la bâtisse s’était effondrée et, dans un élan d’espoir, il s’activa pour tenter de les retrouver tandis que Jeannette, intriguée par cette soudaine agitation, lui emboîtait le pas sans attendre pour gagner avec lui la cour de la ferme.
— Rémy et Marie ! hurla Simon en direction de Jeannette. Ils sont peut-être vivants ! Cherche-les ! Il y a peut-être une chance !
Jeannette réalisa à son tour qu’il avait peut-être raison et elle se précipita elle aussi à la recherche des deux enfants tandis que Simon, obsédé par l’idée que toute sa famille n’avait pas péri, se concentrait entièrement sur ses recherches.
L’adolescent exalté parcourut tous les abords de la ferme, appelant et hurlant de toutes ses forces les prénoms des petits, fouillant chaque recoin, chaque fourré, imité par Jeannette qui elle aussi, espérait de tout son cœur que leur espoir ne serait pas déçu.
Leurs deux voix se confondaient l’une et l’autre et se répercutaient en un écho confus dans toute la campagne environnante.
Soudain, Jeannette tomba à genoux et, dans un élan de foi intense, se mit à prier pour que les enfants soient retrouvés.
À cet instant, Simon s’arrêta brusquement et sans se préoccuper d’elle, il s’approcha de l’enclos où était enfermé le porcelet que les soldats avaient tué puis emporté et il y découvrit une forme allongée, couverte de déjections, de boue et de rognures de légumes en décomposition.
Sans être certain qu’il s’agissait du corps de Rémy, Simon sentit alors sa gorge se serrer et, rassemblant son courage, il avança vers la forme sordide puis la retourna avant d’oser nettoyer le visage de ses mains pour en découvrir les traits.
Malheureusement, il n’eut aucune peine à reconnaître le visage gracieux de son petit frère qui commençait à être déformé par la mort mais il remarqua que l’enfant avait les joues gonflées par quelque chose qu’on lui avait introduit dans la bouche.
Sans chercher à en savoir davantage, Simon prit le corps de Rémy dans ses bras et, en le hissant, le petit garçon entrouvrit les lèvres et libéra de surcroît des glands moisis qui vinrent s’écraser en chapelet sur le sol boueux.
À cet instant, Simon comprit que l’enfant avait servi de jouet à ses tortionnaires qui avaient dû le maltraiter comme on maltraite un animal, l’obligeant à avaler des glands habituellement réservés aux porcs, avant que le pauvre enfant ne meure étouffé par cette nourriture abjecte et soit laissé là, dans ces immondices, comme on laisse de vulgaires déchets destinés à nourrir les animaux.
Simon ne put retenir un haut-le-cœur. Avec de grandes précautions, il posa le corps de son petit frère sur un carré d’herbe propre et caressa lentement, affectueusement, le visage de l’enfant marqué d’ecchymoses et de griffures déjà sèches. Il resta ainsi, sans bouger, un long moment avant de remarquer Jeannette qui demeurait immobile, le regard levé vers le ciel ennuagé, les mains jointes dans une position de prière que rien ne semblait pouvoir détourner.
Face à ce tableau pieux qu’il estima pitoyable et sans qu’il ne puisse se contrôler, Simon ressentit en lui grandir un profond sentiment de colère et de révolte.
Que faisait-elle ? Qu’espérait-elle ?
D’un bond, il rejoignit Jeannette qui n’avait pas bougé un seul instant et demeurait prostrée au milieu de la cour.
Sans réfléchir aux conséquences de ses actes, le jeune homme se planta devant elle et avec une violence qui ne lui ressemblait pas la força à disjoindre ses mains.
— Qu’est-ce que tu es en train de faire ? dit-il avec force, la colère lui serrant fortement les mâchoires. Qui te permet ? Tu remercies ta bonne Vierge d’avoir permis tout ça ! Je refuse que tu pries en mon nom, que tu me mêles à toutes ces superstitions qui ne servent à rien ! Lève-toi ! Relève-toi !
Sur cet ordre réitéré, Simon empoigna le bras de Jeannette, la força à se lever et la traîna presque sur le sol pour la conduire près du corps de Rémy.
— C’est ton bon Dieu qui a permis tout cela ? Regarde-le et dis-moi quelles ont été ses fautes pour être ainsi puni ! Réponds-moi !
Jeannette n’eut aucune réaction, aucune réponse à apporter sur l’instant.
Les yeux embués de larmes, elle détourna seulement le regard et se mit à sangloter comme une enfant que l’on vient de réprimander.
Cependant à cet instant d’autres sanglots vinrent faire écho à ceux de Jeannette. Simon se calma aussitôt et concentré, il tenta de repérer le lieu d’où provenaient les plaintes tandis que Jeannette étouffait ses larmes pour ne pas interférer dans la recherche de son ami.
Soudain, Simon se releva et courut vers le cellier qui avait été miraculeusement épargné par l’incendie bien qu’il fût attenant à la chaumière.
En pénétrant dans la cave obscure, une forte odeur de moisissure et de bois brûlé le saisit à la gorge mais celle-ci fut très vite oubliée lorsqu’il constata que le bruit des sanglots s’était amplifié. Sans attendre, il bougea avec frénésie quelques vieux outils rouillés, quelques paniers percés qui dormaient là depuis fort longtemps et finit par dégager un ancien saloir reconverti en garde-manger.
Avec l’énergie de l’espoir, Simon souleva le lourd couvercle en chêne du saloir et découvrit alors une petite fille à peine âgée de sept ans pelotonnée comme un chaton craintif au fond de la caisse. Le visage barbouillé d’un mélange de poussière et de larmes et le regard perdu, l’enfant grelottait de tout son corps et semblait tétanisée par la peur.
Au début, elle refusa de saisir la main que lui tendait Simon qu’elle ne reconnut pas tout de suite mais encouragée par la voix apaisante de son grand frère, elle finit par enfin accepter de sortir de sa cachette.
Le jeune homme n’attendit pas longtemps pour serrer sa petite sœur Marie contre lui, pour la couvrir de baisers et la rassurer du mieux qu’il pouvait mais malgré ces élans de tendresse, la petite fille n’osa pas entrouvrir les lèvres pour exprimer quoique ce fut et elle se contenta d’entourer de ses petits bras potelés le cou de son grand frère qu’elle ne semblait plus du tout vouloir lâcher.
Simon prit alors conscience que le seul lien qu’il conservait de sa famille était à présent incarner par cette adorable enfant qu’il tenait dans ses bras et oubliant presque tout le reste, il sortit du cellier en lui chantonnant une berceuse improvisée destinée à l’apaiser et à la conduire lentement vers l’endormissement afin qu’elle n’ait pas à constater l’épouvantable tableau peint au dehors par les soudards bourguignons.
Fort heureusement pour Marie, la nuit était presque tombée sur la campagne et la petite fille eut la chance de ne rien distinguer du carnage qui avait eu lieu dans cette clairière où elle avait si souvent joué.
Jeannette attendait patiemment dehors et avait eu le temps de se rasséréner.
En apercevant Simon et sa petite sœur, la jeune fille esquissa un sourire de soulagement et pardonna aussitôt la vive réaction de son ami qu’elle mit sur le compte du drame qu’il venait de vivre.
Le jeune homme approcha et les yeux hagards, il interrogea Jeannette :
— Que faisons-nous ?
— Il faut rejoindre l’Isle, répondit Jeannette avec une assurance. Ils se sont certainement mis à l’abri là-bas et il a toujours été convenu que je devais rejoindre mon père sur l’Isle en cas de danger.
— Mais je ne peux pas les laisser comme ça !
— Ça ne serait pas prudent de rester ici. Ils peuvent revenir. Et ils se sont peut-être attaqués à d’autres gens du village. Je t’en prie Simon ! Allons rejoindre mon père sur l’Isle. Lui saura ce qu’il convient de faire.
Simon réfléchit quelques instants puis se décida à suivre Jeannette. Avec la nuit, il ne pouvait plus rien faire de plus pour sa famille et il savait que Jacques Darc était toujours de bons conseils.
Affectueusement, il jeta un œil sur sa petite sœur qui s’était profondément endormie dans ses bras et se mit en marche en direction de Domrémy.
Au moment où il allait emprunter l’un des lacets du chemin, Simon se retourna une dernière fois vers la maison de ses parents. Il ressentit alors une désagréable sensation de culpabilité, comme s’il abandonnait les siens derrière lui par lâcheté ou par égoïsme mais la sagesse l’emporta et, à cet instant, un seul mot lui vint à l’esprit : pourquoi...
Domrémy n’était pas à cette époque un village atypique.
À l’image de bien d’autres bourgades en ces temps de conflits, il était partagé entre plusieurs autorités qui s’étaient entendues pour y instaurer une véritable frontière séparant arbitrairement les lieux en deux zones bien distinctes délimitées par le petit ruisseau des Trois Fontaines qui serpentait en plein milieu du bourg.
Outre le rattachement religieux au diocèse de Toul qui dépendait alors du Saint Empire romain Germanique, le village septentrional relevait de l’autorité de la Champagne, elle-même rattachée au Royaume de France depuis 1365, tandis que la partie méridionale dépendait directement des seigneurs de Bourlémont qui en exploitaient les terres sous la juridiction du bailliage de Chaumont.
Ainsi le nord du village était libre tandis que le sud, où demeurait alors la famille Darc, était considéré comme serf et devait à leur seigneur une totale allégeance matérialisée par une participation obligatoire à certains travaux sur les routes et à l’acquittement de diverses taxes et impôts directement versés à l’intendance de la seigneurie.
Cependant, malgré cette condition serve très répandue au Moyen Âge, Jacques Darc était un laboureur aisé qui avait eu la chance d’hériter d’un train de laboure et qui bénéficiait également d’une charge de doyen dans le village, charge qui faisait de lui le troisième personnage le plus important de Domrémy après le maire et l’échevin.
Par conséquent, en échange d’une somme d’argent directement acquittée par les habitants, Jacques convoquait la population aux diverses assemblées, exécutait les cris des arrêtés municipaux et ordonnances mais commandait également, de jour comme de nuit, le guet chargé de prévenir les éventuelles intrusions anglo-bourguignonnes.
Dès lors, quand une menace s’abattait sur Domrémy, Jacques abandonnait son emploi de laboureur pour le troquer contre celui de doyen et organisait le repli de la population vers le château de l’Isle, une ancienne bâtisse appartenant aux seigneurs de Bourlémont dont il louait les rares murs encore debout pour 14 livres et 3 boisseaux de blé par an afin d’y entreposer son propre grain.
Toutefois, même si le château en question avait du mal à surmonter les assauts du temps, il était un abri sûr contre les routiers qui s’attaquaient parfois au village puisqu’il était situé sur une petite île posée sur la Meuse qui offrait ainsi aux domrémois la protection de douves naturelles infranchissables pour celui qui n’était pas du pays ou qui ignorait l’existence d’un ancien gué en pierres permettant le passage à fleur d’eau.
Jeannette connaissait parfaitement le repère qui indiquait à quel endroit de la rive il fallait se positionner pour être certain de traverser la rivière sans risque. Il s’agissait de deux grands saules pleureurs disposés de part et d’autre du gué invisible pour le novice, tant il était recouvert de mousse, de limons et de vase.
Dès lors, ce soir-là, après avoir traversé le village qui ne semblait pas avoir subi de dommages, les deux adolescents arrivèrent enfin face au gué et, malgré l’obscurité angoissante, aucun des deux n’hésita à avancer sur le passage en pierres que l’on disait suffisamment large pour que se croisent deux charrettes tirées par des bœufs.
En ce mois de novembre, la rivière était en crue et bien que leurs pieds ne fussent enfoncés dans l’eau qu’au niveau des chevilles, Jeannette et Simon ressentirent très clairement le courant vif et froid qui venait fouetter les pierres immergées. De peur d’être déséquilibré, Simon s’arrêta quelques instants pour repositionner le corps endormi de sa petite sœur qui n’avait pas ouvert un œil depuis leur départ et il regarda droit devant lui mais ne distingua strictement rien qui aurait pu laisser entendre qu’il y avait de la vie sur l’île.
En face d’eux, à une centaine de pas, au cœur de cette nuit d’encre, il n’y avait qu’une masse informe, gigantesque et sombre qui ressemblait à un dragon colossal qui se serait endormi là, dans le lit de la rivière et qui semblait attendre patiemment un signal pour déployer ses ailes et s’envoler.
Simon continua à avancer avec prudence pour ne pas risquer de glisser sur les pierres verdies dont il ressentait les irrégularités sous ses pieds tandis que Jeannette, assurée, était déjà loin devant mais elle revint quand même sur ses pas pour attendre son ami chargé du poids de sa petite sœur.
— Nous ne sommes plus très loin, murmura Jeannette en restant sur le qui-vive pour ne pas tomber dans la rivière.
— Mais il a l’air de n’y avoir personne ! enchaîna Simon avec inquiétude.
— Ils sont cachés. N’aie aucune crainte. Tout le monde est à l’intérieur des ruines. On ne peut pas les apercevoir d’ici.
Sur ces mots rassurants, Simon poursuivit son chemin jusqu’aux berges de l’île rendues glissantes par les pluies récentes et il se sentit enfin soulagé en quittant le gué pour la terre ferme.
Dans cette intense obscurité, Jeannette attendit de nouveau son ami pour le guider à travers les épaisses broussailles qui avaient pris possession de l’île depuis que les Seigneurs de Bourlémont avaient abandonné les lieux quarante années plus tôt mais bien qu’elle ne fût pas en terre inconnue, elle ralentit quand même le pas pour éviter de surprendre les hommes que son père avait dû poster sur l’ancien chemin de ronde du château afin qu’ils surveillent les alentours et puissent lancer l’alerte en cas d’intrusion ennemie.
À quelques pas des murs qui commençaient à s’effondrer, Jeannette s’arrêta et fit signe à Simon de faire de même puis, avec une dextérité déconcertante pour le jeune garçon, elle joignit ses deux mains afin de former une sorte de boule et souffla entre ses pouces qu’elle avait légèrement espacés.
À la grande surprise de Simon, un son sinistre imitant le cri d’une chouette vint percer le silence de la nuit et un hululement identique, mystérieusement échappé des murailles lui répondit.
— C’est bon ! Nous pouvons avancer dit-elle, rassurée.
Simon, interloqué, resta sur place, surpris par une telle assurance.
— Où as-tu appris à faire ça ? questionna-t-il.
— Et encore… Tu ne sais pas tout de moi ! répondit-elle avec un sourire malicieux. C’est mon oncle Claude qui m’a appris ce signal. Je te montrerai… Mais là, il faut que nous avancions.
Les deux adolescents rejoignirent l’intérieur des ruines en quelques pas.
Une fois sur place, ils constatèrent que l’ensemble de la population de Domrémy s’était massée dans l’ancienne cour intérieure du château de l’Isle.
Du fait de l’obscurité, ils n’arrivaient pas à distinguer nettement les visages mais à la perception des bruits alentour, ils conclurent aisément qu’il y avait là des femmes et des enfants en bas âges, couchés et tapis sur le sol accidenté comme des bêtes traquées se seraient réfugiées dans leur tanière.
Discrètement, Jeannette et Simon s’avancèrent vers un groupe d’hommes et de femmes réunis autour d’un feu qui avait été allumé dans une ancienne cheminée de la cuisine du château qui se trouvait à présent à ciel ouvert.
L’âtre, dont les pierres étaient recouvertes de mousse, n’était plus supporté que par deux pans de murs ayant résisté à l’érosion du temps mais il suffisait à réchauffer les pauvres réfugiés qui s’amassaient tout autour pour y trouver – l’espace de quelques minutes – un peu de réconfort.
En apercevant sa fille, Isabelle Darc se releva du trépied de fortune sur lequel elle avait pris place et joignit ses deux mains avec un soupir de soulagement.
— Mon Dieu… Ma fille… murmura-t-elle.
À cet instant, les hommes stoppèrent leur conversation et se tournèrent vers les nouveaux arrivants.
Sans prévenir, l’un d’entre eux sortit du groupe et se dirigea prestement en direction de Simon qui venait tout juste de déposer sa petite sœur sur un lit de foin sec placé là avec soin, dans le coin d’une ancienne remise.
L’homme, le visage crispé et les poings serrés, n’eut aucune hésitation. Avec force, il gifla Simon qui, complètement déséquilibré, tomba lourdement sur le sol. Étourdi par le coup, aussi inattendu que violent, Simon releva malgré tout la tête en direction de son agresseur et le fixa avec un regard de totale incompréhension.
— Où étiez-vous espèce de carne ? aboya l’homme. Dans quelle sottise as-tu encore entraîné la petite ? Tu mériterais une belle correction pour te faire passer l’envie de l’avoir ainsi débauchée !
À cet instant, l’homme voulut associer le geste à la parole et tendit la jambe en direction du ventre de l’adolescent, prêt à frapper, mais une voix forte et ferme stoppa immédiatement son élan.
— Claude ! Arrête ! Laisse-le !
Jeannette, qui s’était entre temps blottie dans les bras de sa mère, reconnut en cette brute déloyale son oncle Claude Romée qui ne semblait pas vouloir hésiter à frapper sa victime tombée sur le sol.
— Ta fille aurait pu mourir par la faute de cette fripouille et toi, le doyen, tu ne dis rien !
— Laisse-le ! renchérit Jacques Darc. Ça ne sert à rien de t’en prendre au gamin !
— Mais peut-être qu’ils ont été suivis par les routiers ! avança un troisième homme à la stature épaisse et aux moustaches proéminentes. Qu’est-ce qu’on fera dans cette souricière où tu nous as conduits si jamais les soudards reviennent ?
— Si les enfants avaient été suivis, les routiers seraient déjà là et tu aurais déjà le ventre ouvert, Paillardin ! Calme-toi et rentre dans le rang ou retourne chez toi si tu estimes y être plus en sécurité mais cesses de gronder comme un chien ! Tu fais peur aux femmes et aux enfants !
Simon n’avait pas bougé.