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Une jeune fille, infortunée, vit son destin être bouleversé par une rencontre quasi-magique, celle d’une jeune femme, qui sut lui rendre sa confiance, l’initiant aux éléments édifiants de sa culture. Vint la conquête d’un jeune homme plein d’attraits. Grâce à ces êtres, l’héroïne de ce roman se décida à tout quitter pour aller vivre dans leur pays. Très vite, elle ébaucha un quotidien à sa mesure. A la suite de mois et d’années d’adaptation, elle trouva le lieu privilégié de son choix, situé au pied de la montagne, au-delà des mers.
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Seitenzahl: 245
Veröffentlichungsjahr: 2022
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Emilie Boisset-Glassac
J’irai vivre là-bas, bientôt
Roman
à Charlotte, dite Carlotta, ma mère
À Paris, de la rive gauche à la rive droite, le passage d’un quartier en vogue à un méconnu, une voisine, vivant avec son mari et ses enfants dans un espace aussi restreint que le mien, Yasmina que je connaissais depuis peu, sans elle, je crois que je serais morte de faim. Me voyant déboussolée, elle s’exclama :
–Tu prendras tous tes repas avec nous !
Les esprits acerbes dénigrent ces êtres venus d’un autre continent, blâmant leurs interdits, raillant leurs fantaisies vestimentaires. Ils oublient la chaleur humaine, la tolérance à l’égard d’autrui, dans la mesure où celui-ci est tolérant à son tour. Les erreurs de parcours, les contradictions, rien ne les étonne et s’ils décident de vous aimer, c’est d’une façon inconditionnelle.
Wagner prônait l’Art Total. Ils cultivent l’Amour Total : on mange dans le même plat, on fait la sieste sur la même couche, on se frotte mutuellement au hammam, on rit de choses dérisoires, le matériel ne comptepas.
Et pourtant, ceux qui ont connu la pauvreté aiment le confort que donne l’argent, mais celui-ci n’est pas à leurs yeux une valeur première. Il est vital, car sans lui, on reste démuni, mais le cœur de la vie est ailleurs. Il est dans la foi des ancêtres, dans la confiance en un dieu qui planifie tout, dans la cohésion familiale, dans les bras qui s’ouvrent et se referment sur vous, en un élan irrésistible.
•Houria et Nabil. Leurs filles, Farah et Siham.
•Yasmina et Omar. Leurs filles, Assia, Kenza, Chems et Sofia. Amin, leurfils.
•Maryam et Fatima. Leurs enfants, Hiba et les jumeaux.
•Aïcha, la mère. Hanane et Adra, ses filles.
•La famille El Houb. Emma et Mohamed. Leurs filles, Warda, Samira et Mounia. Leurs fils, Hussein et Youssef. Muy, la mère de Mohamed.
•La famille El Hayat. Le père et la mère. Leurs filles, Malika, Soumiya, Habiba, Amira, Aïda, Karima, Maria, Nacira et Maya. Leur fils, Hichem.
•Rachid, le collègue de Nabil.
•Abdelnour, le confident de Maryam.
•Hugues, le prince charmant.
•Ses cousines, Sarah et Rachel.
•Abdallah, adepte du Soufisme.
•Khadija, la pharmacienne.
•Henri, un colonel à la retraite.
•Ibrahim, chef de rayon du supermarché.
•Miloud, le peintre.
•Yazid, le plombier.
•Saïd, le menuisier.
•Hassan, le maçon.
•Mounir, l’électricien
•Mourad, journalier à la ferme.
•Yacoub, sonfils.
•Soraya, le cordon bleu.
•Leïla, son assistante.
•Sidi, le Pépiniériste.
•Riad, son adjoint.
Au début de l’automne, les nuits étaient déjà fraiches. Houria frissonnait, assise entre son mari et son père, dans la voiture qui les conduisait à Agadir. Elle avait su qu’elle irait en France deux mois plus tôt, alors que sa mère lui annonçait en pleurant, que Mohamed Ben Othman l’avait demandée pour son fils Nabil :
–Tu ne peux pas te souvenir de lui… tu étais petite, quand il est parti…
Fatna palpait sa fille, comme on le fait avec une étoffe que l’on hésite à acheter et que l’on retourne, pour en vérifier la tenue des trames.
Houria se taisait. La parole de sa mère, qui souriait après les larmes, la désarmait. Elle avait probablement vingt-deux ans, mais les jours paisibles, menés au sein de sa famille, lui avaient évité d’être obnubilée par le mariage.
Sa mère lui avait appris à carder la laine, à soigner les diarrhées, avec des herbes et les morsures de scorpions, avec des crottes de baleine.
Son père lui avait enseigné l’arabe par le biais du Coran. Le plus loin qu’elle soit allée, c’était à Tiznit, en sa compagnie, un jour de Souk, d’où ils avaient rapporté, outre le nécessaire, des colifichets et des parfums.
L’homme, rigoureux qu’il était, avait de l’affection pour sa femme et ses filles. À soixante ans passés, il avait gardé sa vigueur, n’hésitant pas, quand il le fallait, à user de l’autorité que, sa vie durant, il avait exercée sur son entourage.
Sa première épouse était morte en couches, lui laissant une fille. Des cinq que lui avait données Fatna, Houria était l’ainée, celle dont la délicatesse à son égard, l’avait consolé de ne pas avoir eu de garçons.
Après son entrevue avec Ben Othman, il s’était senti déchiré. Houria, qu’il aurait voulu avoir toujours auprès de lui, s’en irait au loin, mais elle s’en irait avec Nabil, qui serait un fils pour lui, un fils dont il pourrait être fier, qui avait su aller travailler à l’étranger, en restant fidèle à la tradition.
Le vieil homme avait escompté de la curiosité, Fatna, redouté un saut d’humeur. Houria vaqua à ses occupations, mais sa mère, observatrice, nota un changement dans sa façon d’être. Elle alla au puits chercher de l’eau et, après avoir attrapé sa peau de mouton, l’étala au sol, s’assit dessus et écossa les petits pois.
Houria, d’habitude alerte, se déplaçait à pas lents. Elle, loquace, raconta qui elle avait rencontré au puits et ce qui s’y était dit, mais son élocution n’était plus la même, elle hésitait parfois sur un terme.
Fatna trouvait de la sagesse à celle qui acceptait, passive, une résolution qu’elle ne pouvait infléchir. Elle non plus n’y pouvait rien. Son rôle était d’acquiescer et, au cas où sa fille aurait résisté, de parlementer avecelle.
En frappant le pain de sucre contre la pierre, elle réalisa qu’elle ne lui avait rien dit des à-côtés du mariage. Sa mère, à elle non plus, ne lui avait rien dit. Le mari, qu’on lui avait choisi, était un homme expérimenté, qui avait du savoir-faire et, au cours des jours qui suivirent leurs noces, elle avait commencé à l’aimer.
Des clameurs enfantines écourtèrent le tête-à-tête entre la mère et la fille. Elles restèrent muettes, porteuses d’un secret, qui serait l’événement de l’été, le retour de Nabil et son mariage avec Houria.
Sa venue fut annoncée par un gosse qui, le matin même, avait aperçu le père de celui-ci, prenant, avec son voisin, la route d’Agadir. La suite fut divulguée par les plus jeunes sœurs d’Houria qui, à l’heure de la sieste, se sauvèrent pour aller voir à quoi ressemblait le fiancé de leur sœur.
Des vivats l’accueillirent, mais sa mère le reconnut à peine :
–La France m’a volé mon fils et m’en rend un autre, soupira-t-elle.
Nabil rit, alors seulement, elle le retrouva.
–Ris mon fils, ris, lui dit-elle, en le serrant contre soncœur.
Le père intervint. Il était temps de vider la voiture. Son fils avait hâte d’être chez lui. Naila et Asma les virent disparaître, portant chacun un fardeau, les présents que Nabil avait rapportés pour ses parents, sa fiancée peut-être.
De la maison parvint un brouhaha, puis le silence. La mère servit lethé :
–Tu trouvais du bon thé et de la menthe poivrée à Paris, demanda-t-elle ?
Les sœurs entendirent une fois le son de sa voix :
–C’est bon d’être à nouveau parmi vous, dit-il.
Il se sentait gauche parmi les siens, à leur aise dans des gandouras et il se laissa bercer par les bavardages, répondant vaguement aux questions. Il savait que s’il décrivait par le menu son quotidien là-bas, il amoindrirait leur plaisir.
Houria fut gagnée par une inquiétude résignée. Le mariage se ferait, même si les impressions de ses sœurs n’étaient pas bonnes.
Ce fut Asma qui lâcha le morceau :
–Rassure-toi, il n’est pas vieux !
–Dieu soit loué… Est-il charmant ?
–Oui et non. Sa figure est pâle et il porte un costume comme le cousin Ali.
Houria s’indigna. Son père allait la donner à « unNassrani-un Nazaréen ».
–Non, c’est un vrai chleuh… il parle notre langue…
Asma trouvait sa sœur timorée. Elle aurait aimé qu’un inconnu vienne l’enlever. Elle ne se lassait pas d’écouter son père raconter son pèlerinage à la Mecque, il y avait des décennies de cela. Il avait fait la fin du voyage à dos de chameau. Des bandits les avaient mis en fuite. Elle gardait de ces récits un goût d’aventure.
La voiture roulait à faible allure. Le soleil venait à peine de poindre. Nabil et son père bavardaient. Le froid, courant le long de ses jambes, ramenait Houria à un proche passé : sa mère, ses quatre filles accrochées à elle, riant, frivoles, comme si le départ de leur sœur était momentané, son absence réversible.
La maison s’agite. Ce sont les adieux. On emmène l’aînée, elle vous embrasse. Une clarté s’impose, il manque quelqu’un. Les petites pleurent, les plus grandes, imitant leur mère, s’adonnent aux tâches ménagères.
Agadir, le bruissement de la foule, la fraîcheur de la brume, l’océan tumultueux, la terre s’éloigne. Nabil mange. Houria ne touche pas aux mets placés devant elle. Son mari l’excuse, elle est fatiguée, elle n’a pas faim.
Il regarda par le hublot. Des nuages simulaient l’immobilité. Il fut envahi par la quiétude. Son épouse, assise à ses côtés, était bien celle dont il avait rêvé, calme, apaisante et aussi, jeune, très jeune.
Longue et fine dans sa djellaba, elle était coiffée d’un foulard, donné par sa mère, sur les conseils de Nabil. Il remplaçait le voile des femmes mariées du Bled. De son maintien se dégageait une force. Sa bouche, à peine entrouverte et l’arrondi de son menton, avaient une sensualité presque enfantine.
Le chauffeur de taxi qui attendait à l’Aéroport d’Orly calcula que le couple du bout de la file était pour lui. Son tour venu, l’homme se pencha et luidit :
–A Paris… rue de Charenton… s’il vous plaît !
À l’adresse indiquée, il coupa son moteur et sortit les valises. La femme, dont le regard allait et venait de l’hôtel à la voiture, avait l’air dépité de quelqu’un qui a envie de fuir, tant ce qu’il découvre, est contraire à ses aspirations.
Il remit son moteur en route, les yeux rivés sur celle dont l’incapacité à bouger, confirmait ce qu’il pressentait, elle venait ici pour la première fois. Lui, qui ne s’intéressait à ses clients qu’au moment d’empocher le prix de la course, rouvrit sa portière. Le mari lui adressa un sourire de façade et, invitant sa femme à le suivre, empoigna leurs bagages et se dirigea vers l’hôtel.
En la regardant s’éloigner d’un pas mesuré, l’homme eut conscience que la voir à son arrivée était un privilège. Elle finirait par s’habituer à ce trottoir, à force de le fouler, à cette porte, à force de la franchir.
Lors du trajet, elle avait observé le paysage urbain. Son profil se reflétait dans le rétroviseur. Ainsi, avait-il eu le loisir d’être touché par sa beauté, pas une beauté faite d’artifices, une beauté de la vie. Ce jour-là, il se sentit différent. Entré, pour un instant, dans l’âme d’une inconnue, autour de lui, tout lui parut singulier.
Nabil entra chez lui. Houria le suivit, chercha l’autre porte, l’autre pièce.
–Viens t’asseoir, tu es fatiguée, lui dit-il.
Au Bled, dans le salon où elle dormait avec ses sœurs, il n’y avait pas de matelas ferme, ni d’armoire, comme celle dans laquelle Nabil avait accroché sa veste. Ce qui la frappait, plus que la petitesse du lieu, c’était l’accumulation des objets. Le lit, à droite de l’entrée, était adossé à la table, à portée du lavabo.
–C’est là que j’ai vécu pendant sept ans, murmura-t-il.
La maison paternelle, la terre ocre à perte de vue, le souffle vivifiant du vent, il les avait enfouis dans sa mémoire. Les obstacles rencontrés à son arrivée lui avaient fait trouver normal, ce qui au travers d’Houria, devenait inhumain.
Au début, il avait cherché à louer un studio. Les propriétaires, le voyant, avaient à chaque fois un locataire aux meilleures références. Rachid l’avait hébergé dans son foyer. La chambre d’à côté était occupée par des travailleurs maliens, qui se relayaient jour et nuit, créant des nuisances. Nabil avait besoin de calme.
Le hasard voulut qu’il rendît visite, un samedi, à un compatriote, dans cet hôtel. Une chambre venait de se libérer. Le patron était avenant, le quartier animé, la rue sans trop de circulation. Il décida d’y emménager.
Houria se souvint du retour un été de son cousin Ali. Les traits tirés, il pouvait parader dans sa Peugeot neuve, mais il devait vivre mal. Elle remercia dieu de lui avoir donné un mari aussi sage. Du coup, la chambre parut moins lugubre, elle essaya de la trouver moins exiguë.
Au moment du coucher, elle était assise sur le bord du lit.
–Viens, lui dit Nabil, une bonne nuit te fera du bien.
Houria émergea comme d’un songe. L’expression qu’elle offrit à son mari était empreinte de soumission et de lassitude.
Ses journées étaient toutes les mêmes. Après le départ de Nabil, elle déposait le plateau du petit-déjeuner sur le paillasson et se barricadait. La chambre une fois rangée, elle s’asseyait près de la fenêtre. Elle y resta des heures, plongée dans de vagues rêveries, peuplées ni du Bled ni des êtres qu’elle y avait laissés et dont la présence, à mesure que les mois passaient, devenait impalpable.
À l’hiver pluvieux, elle trouva un point de repère. Il rentrait à la tombée de la nuit. Le toit d’en face changeait de couleur. Du gris mouillé du jour, au rose du coucher du soleil, il virait au noir. Elle guettait ses pas dans l’escalier, se levait pour l’accueillir, l’aidait à enfiler ses babouches et lui préparait son café.
La douceur de sa voix ramenait Nabil à une autre réalité, celle du soleil brûlant et de sa terre, celle de son père rentrant des champs, celle de sa mère s’occupant de la maison et de sa petite sœur, celle de ses frères, aux crânes rasés, gambadant sur les chemins caillouteux, dans leurs tuniques grises.
Ce matin-là, au retour des toilettes, Houria oublia de tirer le verrou. Elle revêtit sa bédaia, déroula son tapis de prière et fit ses ablutions.
Debout, les bras croisés à plat sur sa poitrine, elle récita la Fatiha :
« Au nom de Dieu, clément et miséricordieux… »
Dans la chambre voisine, un Serbe, cloué au lit par la fièvre, se demanda à qui la jeune femme, qu’il avait repérée, pouvait bien s’adresser. Enfin, il reconnut le ton monocorde, avec lequel les musulmans scandent les versets du Coran.
Il alla à pas feutrés jusqu’à sa porte, mit l’œil dans le trou de la serrure. La clef était dessus, mais le tour n’était pas donné. Il actionna la poignée, en prenant soin de ne pas éveiller ses soupçons et entra chezelle.
Il y avait, dans les inclinations d’Houria, de la grâce, dans sa façon de s’asseoir sur ses talons, de l’élégance. Sa tunique mouillée adhérait à sa peau. Une mèche, échappée de son foulard, flottait sur sa nuque. Sa taille enflée à la hauteur de ses seins et la courbe de ses hanches mirent les sens de l’intrus en émoi.
Houria se figea. Il prit cette pause pour de la disponibilité. C’était mal connaitre l’état où peut plonger la prière et où l’extase, même non suivie de gestes confus, se mêle, dans la mystique catholique d’antan, à la pâmoison d’amour.
Houria, captée, entendit un cri sortir de sa poitrine. Lui ne vit que ses yeux, des yeux splendides, où brillait la rage. La furie, qui se jetait sur lui, n’avait plus rien à voir avec la belle qui avait suscité ses fantasmes. Pris de peur, il la lâcha.
Solange, en train de mettre de l’ordre chez elle, se précipita vers l’escalier. Un spectacle étrange s’offrit à elle. Une jeune femme, dont la bédaia était déchirée et le foulard jeté à terre, s’acharnait sur un homme et risquait de se blesser.
Après plusieurs tentatives infructueuses, elle lui saisit les mains.
–Mon enfant… mon enfant, supplia-t-elle.
L’individu s’enfuit sans demander son reste. Il était inutile de le réprimander. La raclée, qu’il venait de recevoir, lui avait servi de leçon.
Avec des rudiments d’arabe, Solange expliqua qu’elle était bretonne. Son mari marocain venait de mourir. Le patron de l’hôtel, bien disposé, lui avait proposé de garder la chambre, le temps qu’il lui fallait pour se retourner.
Houria ne put avouer à son mari la brutale agression dont elle avait été victime. Celui-ci, l’entendant évoquer cette personne, se trouva rassuré. En son absence, sa femme ne serait plus seule. Elle s’était trouvé une amie.
Elles passaient les après-midi ensemble. Solange baragouinait tant bien que mal l’Arabe, jusqu’à ce qu’Houria exprima l’envie d’apprendre le Français. Elle était destinée à passer son existence ici, le mieux était de s’acclimater.
Solange improvisa une pédagogie du quotidien : le ciel, les nuages, le soleil, la rue, les passants qui marchent, les voitures qui se garent le long du trottoir. Puis, elle fouilla dans sa malle et en tira des livres et des cahiers.
Dès qu’Houria fut aguerrie, elle l’emmena Place d’Aligre. Le matin, après avoir mené les enfants à l’école, les femmes arabes du quartier se regroupaient. Après la classe, elles étaient au square Baudelaire, où à trois ou quatre par banc, elles bavardaient, pendant que leurs enfants goûtaient, avant de s’égayer.
Houria m’invita à m’asseoir. Devant nous, des Africaines se tenaient en cercle. Elles étaient belles dans leurs longues robes colorées. Ce qui nous fascina le plus, ce furent leurs bambins, les petits paquets accrochés dans le dos et les grands qui, se servant des pans de tissu, comme de paravents, jouaient à cache-cache.
Une nourrice entra dans le square. De bleu marine et de blanc vêtue, les cheveux décolorés, les lèvres rouges, elle était juchée sur des talons. Dans le landau, deux enfants babillaient. Trois autres, se cramponnant à sa jupe, trainaient des pieds.
En septembre, la pelouse est pauvre, avec plus de terre que d’herbe. Elle y plaça ses enfants, qui se mirent à pleurer. Elle allait de l’un à l’autre, essayait de les consoler, mais plus elle les chatouillait, plus ces infortunés criaient.
Nous eûmes avec Houria la même idée : nous lever pour lui donner un coup de main. Le regard hostile, qu’elle nous lança, freina notre élan. Une nourrice, sur son trente et un, nous prenait pour des voleuses d’enfants.
À Yasmina, venue en retard, Houria annonça l’heureuse nouvelle : Rachid venait de dépanner un Tunisien qui prenait sa retraite en Israël et voulait louer son deux-pièces. Il avait songé à le vendre, puis avait décidé de le garder, au cas où, malgré la présence de ses filles là-bas, il aurait le regret de Paris.
Nabil commanda un salon marocain à un artisan, dont l’atelier était à Barbès, des socles de bois filant sur trois côtés, des banquettes et des coussins, tapissés d’un velours assez solide, pour résister à toutes les activités du quotidien.
Une table ronde occupait l’espace vide. Au moment du repas, Houria la couvrait d’une nappe de plastique transparente, laquelle laissait voir les dessins de celle du dessous, avant d’y poser le tagine, sur un rond de paille. Puis elle retournait à la cuisine, d’où elle rapportait une carafe d’eau, une cuvette et une serviette.
Nabil se lavait les mains, en prononçant la formule rituelle :
–« Bismillah- Au nom de Dieu ».
Le couvercle enlevé, le parfum du cumin s’exhalait. Nabil rompait le pain et en donnait la moitié à sa femme. Puis, chacun en trempait des petits morceaux dans la sauce, avant de s’attaquer aux éléments solides, les légumes et la viande.
Le vendredi, un grand plat rond portait la semoule. Les carottes, les navets et les feuilles de chou étaient alignés autour des pièces de bœuf ou de veau. Les jours où il y avait des invités, des oignons coupés en fines lamelles, longuement cuits au beurre et au sucre, au point d’être caramélisés, chapeautaient le tout.
Ils malaxaient de la semoule dans la main droite et avec le pouce, creusaient une rigole, où un cube de citrouille ou de courgette se glissait. Enfin, la viande était dépiautée avec soin. Le repas étant un don de dieu, ils gardaient le silence.
Nabil rapporta un magnétophone et une série de cassettes. Houria fit son ménage en écoutant de la musique berbère. Son mari se plaisait à la voir se déplacer d’un bout à l’autre de la maison. Il attendait que son ventre s’arrondisse.
Lors d’une fête, les femmes, un foulard noué autour des hanches exécutaient la danse du ventre, la gestuelle de l’amour. Même la réservée Houria s’y mettait. Il fallait la voir, un sourire éclatant aux lèvres, agiter son corps de tremblements.
En fin de journée, elle observait les enfants qui s’amusaient. Elle venait d’avoir ses règles et en était déçue. Yasmina savait que j’allais le lendemain à l’Hôpital Saint-Antoine et lui proposa de m’y accompagner. Houria prit un air buté.
À l’heure dite, je les retrouvai sur place. Yasmina se montra si habile, qu’Houria ne put se dérober. Dans le service, on refusa de nous recevoir. J’avais un rendez-vous pour une et nous étions deux. Il fallut inventer une urgence.
–Dans ce cas, nous dit-on, allez au premier étage !
Un infirmier parla en notre faveur. Houria insista pour que je passe d’abord. Son tour venu, elle avait disparu. Je la rejoignis dehors. Ses yeux étaient pleins de larmes. Elle marchait si vite, que je n’arrivais pas à la rattraper.
Rue Crozatier, elle ralentit le pas et, se dominant, medit :
–Je ne peux pas me mettre nue devant un homme.
Elle s’essuya les yeux et reprit :
–Et je ne veux pas qu’un homme me touche.
Une fois chez elle, elle se laissa tomber sur une banquette. Goûter à la cuiller du couscous à la cannelle lui fit retrouver ses esprits. Nous rîmes de tout et de rien, il flottait dans l’air un délicieux parfum de jasmin.
À l’entrée de Nabil, elle alla à la cuisine. Il me salua, enleva sa veste, me serra la main, s’assit sur la banquette d’en face. Elle revint avec son plateau, le posa sur la table, versa du thé dans un verre et le vida dans la théière. Elle refit deux fois le même geste. Nos verres remplis, elle prit le sien et s’éloigna à reculons.
Je tapotai la place vide à mes côtés. Elle regarda son mari et les yeux baissés, se mit à boire son breuvage, avec un léger sifflement.
Nabil me jeta un coup d’œil, hésita et lui dit :
–Viens, Houria, tu peux t’asseoir.
Elle s’exécuta, chassa un grain de semoule, égaré sur le velours, écouta son mari vanter la bonté de l’homme qui avait bien voulu leur louer cet appartement.
–« Hamdoullah-Grâce à Dieu », articula-t-il !
Yasmina écrivit une lettre à sa mère, lui demandant d’aller voir le Marabout chez qui ses tantes avaient leurs habitudes. Efficace, ce saint homme qui avait guéri sa cousine de l’amour. Celle-ci, que son père voulait marier à un vieil homme, était amoureuse de son voisin et s’apprêtait à fuguer aveclui.
La mère, sachant que sa fille en voulait plus au corps musclé de ce voyou sans ambition qu’à son cœur, lui fit ingurgiter la potion concoctée par le Marabout. Le lendemain, elle ne reconnut pas son amant. Au retour d’une promenade sur la plage, lorsqu’on lui demanda qui l’avait abordée, elle répondit :
–Un petit gros qui m’a fait de l’œil et que j’ai envoyé balader !
Un sachet enveloppé dans une feuille de papier parvint de Casablanca. Un texte y était écrit, des caractères coufiques, tracés à l’encre rouge. Ce mélange terreux, à l’odeur de henné vieilli, était à délayer dans de l’eau tiède. Houria le but d’un trait et se blottit sous ses couvertures. Elle réitéra trois fois la cure.
Deux mois plus tard, elle était enceinte. La naissance de ce bébé tant désiré, fut vécue collectivement. Nous remplaçâmes sa mère et ses sœurs absentes. Farah faisait ses rots dans nos bras et nous la changions à tour de rôle.
Un an plus tard, ce fut l’arrivée de Siham. Nabil, qui aurait voulu un fils, trouva ses filles si mignonnes, qu’il en oublia d’être dépité. Seul élément mâle dans ce cénacle au féminin, il eut l’aspect d’un polygame épanoui.
Il sortait du bureau d’un producteur, quand j’y entrai. Gianni, le bel italien à la veste de drap rouge et au foulard de soie assorti, m’attendait dehors. Le samedi, je dînai chez lui. Son fiancé, un jeune homme, habillé d’un jean et d’un col roulé en cachemire, était là, un sujet brillant, capable de ramener des sous à la maison, laissant à son alter ego, le labeur des courses et de la cuisine.
Leur commerce était positif, pas de drague intempestive, mais la promesse d’une amitié désintéressée. En m’accompagnant à la porte, Gianni exprima le désir de m’avoir dans les parages. Je rêvais de prendre mon envol. Il se dépêcha de me dénicher, près de la Place d’Aligre, un deux-pièces à ma convenance.
Le lendemain de mon arrivée, l’EDF devait passer et j’allais travailler. Que faire, sinon frapper chez mes voisins ? La jeune femme, qui m’ouvrit, s’étonna que je lui donne ma clef. Avec son visage de poupée, elle avait plus l’air d’être la sœur de ces bambins suspendus à ses basques, que leurmère.
Fondu enchaîné : Yasmina, debout devant son évier, rince ses légumes et les jette dans un faitout. Ses cheveux, qui le premier jour, recouvraient ses épaules, sont serrés dans un foulard, une manie motivée par la peur. Il n’y a pas longtemps, un mari, trouvant un cheveu dans son assiette, répudiait sa femme sur le champ.
Un bâtiment fraichement ravalé donnait sur la rue. Un autre entourait une vaste cour, au milieu de laquelle, la concierge cultivait toutes sortes de fleurs que nous humions en passant. Le nôtre était situé au fond d’une courette délabrée.
Le tapissier, dont l’atelier occupait le rez-de-chaussée, tapait en cadence sur ses clous, tandis que sa femme, assise sur la chaise qu’elle sortait aux beaux jours, faisait du crochet. Dans un hangar, le maraicher rangeait ses cageots, lourds au retour de Rungis, légers vers 13h30, à la fermeture du marché.
Trois habitations étaient empilées les unes sur les autres. À l’entresol vivait une Italienne allergique aux cris d’enfants et à la musique de Purcell. Quand elle en avait assez de notre « boucan », elle nous suppliait de lui accorder le silence.
Yasmina était au premier étage, j’étais au deuxième. Relégués à l’extrémité d’un pâté de maison, nous étions, les parents pauvres, ignorés de nos voisins. Loin de nous rebuter, leur indifférence, accroissant notre isolement, nous souda.
Autre élément favorable à notre alliance, les enfants. Si je n’avais pas eu le coup de foudre pour ces petits êtres originaux, aucun lien ne se serait tissé entre nous. Yasmina ne possédait pas sa progéniture, elle était la prolongation de son corps. L’aimer, comme je l’ai fait sans effort, c’était la prendre tout entière.
Ayant suivi sa scolarité en italien, dans une école tenue par des religieuses, elle avait aussi une bonne connaissance du Français. Ainsi, nos conversations furent-elles tout de suite fluides. Surtout, elle était et elle l’est encore, perspicace. Ses synthèses, qui mettaient fin à nos échanges, m’enchantaient.
Le jour où nous fûmes vraiment intimes, elle medit :
–Maintenant, tu es comme ma sœur, tu peux frapper mes enfants !
Je revis ma mère qui, l’année de mes huit ans, horripilée par mon esprit frondeur, me cala sur ses genoux, baissa ma culotte et me donna la fessée. Au lieu de me tempérer, ses coups m’avaient fait me rouler par terre, en braillant.
–Je ne saurais pas comment faire, dis-je à Yasmina. Je préfère user de mots.
–Tu sais, parfois, ils sont insupportables, je n’ai pas le choix.
En vérité, je ne l’ai jamais vu les battre. Quand ils exagéraient, elle lançait un de ses sabots à la semelle de bois, alors à la mode, sans jamais les atteindre.
Assia, âgée de six ans, agissait en femme. À la fin du repas, pris sur une table de 60 cm de diamètre, elle s’armait d’un chiffon humide, recueillait dans le creux de sa main le reliquat de nos agapes, avant de le jeter à la poubelle.
La première fois où je déjeunai chez eux, elle me dit en aparté :
–Nous mangeons dans le même plat. Cela ne t’ennuiepas ?
–Non, pas du tout.
Attentive, elle ajouta :
–Je vais t’apporter de quoi te laver les mains.
–Ne te dérange pas, je vais me débrouiller.
J’allais à la cuisine où, entre la fenêtre donnant sur un terrain vague et la cabine de douche, se trouvait un évier que Yasmina nettoyait à longueur de temps. Pour aller aux toilettes, il fallait sortir sur le palier, descendre trois marches, avant de pousser la porte de ce qui nous servait également de débarras.
Notre quotidien s’organisa dans le plus parfait désordre. Nous options sans cesse pour ce qui nous plaisait. L’envie d’être réunies, en préservant notre liberté, fut à la base de notre longévité, secret des amitiés et des amours réussis.
Yasmina gérait sa maison avec maestria. Faire cohabiter cinq personnes dans un lieu aussi petit n’était pas chose facile. À la rentrée suivante, Samir, dix ans, vint du Maroc. Lors de ses visites dans sa famille, Omar avait remarqué que ce neveu était plus astucieux que les autres et décida de lui donner sa chance.
Un jeudi, j’entendis une cavalcade dans l’escalier et des gloussements contre ma porte. Je l’ouvris et me trouvais nez à nez avec eux. Épaules contre épaules, les enfants faisaient bloc, comme pour affronter un danger.
Je les fis rentrer et leur désignai la moquette où s’asseoir :
–Attendez-moi, je reviens !
Et j’allai dans ma chambre, d’où je rapportai un calice de verre, la chope dont on se sert à Berlin, pour boire la bière blonde et dans lequel j’avais rangé des bijoux.
–Ils m’ont été offerts au Liban où j’ai voyagé avec ma mère, leur dis-je.
Les yeux écarquillés, ils se figèrent.
–Bon, je vous laisse…
Voyant leur air ahuri, j’ajoutai :
–Je suis en train de travailler… je veux entendre une mouche voler…
Plus tard, je jetai un coup d’œil : les filles s’étaient parées de colliers d’ambre et de bagues d’argent, le garçon avait mis des boucles d’oreilles dorées en forme de croissants arabes. Leurs bras dessinaient des cercles dans le vide, leurs corps ondulaient, sur un air alangui, chanté par eux, tout bas.
À partir de ce jour-là, dès que j’étais libre, nous sortions dans Paris. Kenza, qui tenait le rôle de directrice des réjouissances, choisissait nos itinéraires.
–Alors, venait-elle me demander, où emmène-t-on les enfants demain ?