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Au fil de l’enquête d’Anne, le temps semble osciller entre passé et présent. Ce second tome plonge le lecteur dans une exploration des guerres mondiales, de la vie rurale à la fin du XIX siècle, ainsi que des paysages du Quercy, du Périgord, du Pays basque et de l’Espagne. Il aborde également la psychogénéalogie et les conflits intergénérationnels non résolus. À travers une série de rebondissements inattendus, le destin d’un amour perdu, mais jamais oublié, se dévoile peu à peu, promettant un dénouement inoubliable.
À PROPOS DES AUTEURS
Jean-François Bouygues met en lumière la richesse de ses origines et la force des liens ancestraux dans" Je reviendrai te chercher", son cinquième roman. Dans cette saga familiale, profondément enracinée dans l’authenticité du Quercy et du Périgord, il nous offre une fresque qui traverse les époques, du XIX siècle à nos jours.
Estelle Pineaud Vives fait ses débuts en littérature avec "Je reviendrai te chercher", une œuvre inspirée par la vie de sa grand-mère maternelle. À travers ce récit, elle rend un vibrant hommage à ses ancêtres, dont l’héritage continue de façonner les âmes et les cœurs à travers les générations.
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Seitenzahl: 576
Veröffentlichungsjahr: 2024
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Jean-François Bouygues
&
Estelle Pineaud Vives
Je reviendrai te chercher
Tome II
Ainsi parlent les feuilles
Roman
© Lys Bleu Éditions – Jean-François Bouygues & Estelle Pineaud Vives
ISBN : 979-10-422-4826-0
Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122- 5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122- 4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335- 2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.
À Léopold, le demi-frère de mon grand-père,
l’enfant abandonné que j’ai tant cherché.
Jean-François Bouygues
À Lucienne, ma grand-mère adorée,
À Patrice, mon papa chéri parti trop tôt rejoindre les étoiles.
Estelle Pineaud Vives
Les lieux cités dans le récit sont pour l’essentiel réels, ou inspirés d’endroits existants pour quelques autres.
La plupart des personnages quant à eux ont réellement existé ou existent encore, mais tous sous notre plume ont été en grande partie romancés (et les patronymes modifiés).
Avant de s’éteindre, Lucie, 80 ans, murmure dans un souffle furtif « Mariano… oh Mariano ».
Sa fille Anne apprend ainsi l’existence d’un amour secret jamais soupçonné jusque-là.
Commence alors pour elle une quête obsessionnelle du passé. Elle découvre que sa mère a vécu une relation amoureuse avec un réfugié espagnol à l’âge de dix-huit ans. C’était en 1940, à Mascagne, la ferme familiale située dans la campagne gourdonnaise, en pays Bourian.
Vingt ans plus tôt. Août 1920, Henri Beysse, le fils de Françoise, femme rude, froide, autoritaire et régente de Mascagne, épouse la douce Louise Delpy. Mais le bonheur d’Henri vit un coup d’arrêt brutal un soir d’automne 1932, lorsque Louise meurt d’une septicémie provoquée par un abcès dentaire mal soigné.
Georges, âgé de seulement quatre ans, est élevé par ses tantes de Villefranche-du-Périgord. Les deux autres enfants d’Henri, Lucie et Léonie, restent à la ferme, sous le joug de Françoise, surnommée la mémé-Pique.
En 1939, un réfugié espagnol vient travailler dans la ferme voisine, chez les Bruguières. Lucie découvre un être exquis en la personne de Mariano, qui était instituteur avant la guerre civile de 36. Mais c’est sans compter sur la régente de Mascagne qui voit d’un mauvais œil l’arrivée de cet étranger. Alors, aidée de sa fille Alida, directrice des postes à Villefranche, elle rédige une lettre de dénonciation pour se débarrasser de ce prétendant plutôt inopportun. Le plan machiavélique fonctionne à merveille, Mariano disparaît du jour au lendemain et Lucie est envoyée à son tour à Villefranche afin qu’elle oublie définitivement cette passade jugée déraisonnable.
C’est alors que l’enquête d’Anne prend soudain une tournure totalement inattendue, le jour où un nouveau secret de famille lui est révélé.
Un secret qui nous renvoie aux origines du mal… dans les années 1890.
Un soir, sur un chemin familier qui m’est cher,
en mettant mes pas dans les pas de ceux qui m’ont
précédé sur cette terre, j’ai senti frissonner
l’arbre du silence.
Christian Signol,Ils rêvaient des dimanches.
Ainsi parlent les feuilles
12 avril 1891, ferme de Mascagne, Jean Clavel
Aujourd’hui, c’est le recensement. Eh bien pas de chance, le recenseur ne trouvera personne à la maison, toute la famille part aux Vitarelles pour les fiançailles de notre Françou.
Il fait une belle journée de printemps, même s’il fait un peu frisquet. Nous descendons en carriole jusqu’à Payrignac, puis à la sortie du bourg nous tournons à gauche en direction des Vitarelles. Durant tout le trajet, ma mère qui est âgée de soixante et onze ans, n’a pas arrêté de pester contre ces cossards de cantonniers qui feraient mieux de manier la pelle pour reboucher les nids-de-poule, au lieu de passer leur temps à lever le coude.
Après avoir dépassé Gibau, nous remontons vers Les Vitarelles. Et plus précisément vers les Vitarelles-basses, sur la route de Gourdon, où se trouve la ferme des Beysse. Lorsque nous arrivons dans la cour, je gare la charrette le long de la grange. Aussitôt, le père de Basile sort de la maison et vient à notre rencontre. Je le connais bien, Antoine, depuis le temps qu’on se voit à la foire aux bœufs. C’est curieux comme le hasard fait parfois les choses ; dès qu’il a su l’été dernier que je cherchais un nouveau domestique, il en a profité pour proposer son fils. Ayant décidé de laisser la ferme à son aîné, il lui fallait à tout prix placer son cadet. Alors finalement, ça arrangeait tout le monde. Et dix mois plus tard, nous voilà réunis pour des fiançailles ; qui l’aurait cru ?
Rapidement, nous passons aux présentations. Au bas de l’escalier, Marinette, la femme d’Antoine nous accueille avec le sourire. Basile nous rejoint accompagné de son frère Jeantou et sa belle-sœur Élise. Après avoir discuté de choses et d’autres, à propos des semailles et des divers travaux de la ferme, la maîtresse de maison nous prie de bien vouloir entrer. Dans la grande cuisine, près du cantou, une jeunette s’affaire devant les fourneaux, surveillant ses marmites. Nous faisons alors connaissance de Fantine, la sœur de Basile, mariée au fils Lhospitalié, de la ferme voisine. En voilà une qui ne sera pas allée bien loin pour faire ses épousailles.
Le repas se passe à merveille. Le menu est à la hauteur de l’événement. Ma femme aussi d’ailleurs. Elle qui n’était pas spécialement ravie par ce futur mariage, a fini par se dire que c’était une occasion inespérée. Elle s’est montrée sous son meilleur jour, souriante, flatteuse à souhait et d’une extrême politesse. Une telle attitude nous a semblé à Françoise et moi, d’une rareté tout à fait notable. C’est à se demander ce qu’il lui a pris. Mais pas la peine de chercher bien loin, ma femme a l’art de savoir tourner les choses à son avantage. Ma mère s’est montrée quelconque, échangeant de temps en temps quelques banalités avec la mémé Beysse. Quant à ma Françou, la pauvrette, durant tout le repas, elle est restée discrète, presque effacée. Les autres n’y ont pas vraiment fait attention, mais moi qui la connais bien j’ai remarqué sa tristesse et sa résignation. Je sais bien que ce mariage ne l’enchante guère, mais bon, elle aussi a compris que c’était son devoir.
Du côté des Beysse, l’humeur était à la fête. Le vin a coulé à flots, et même Jeantou s’est laissé aller à entonner debout sur sa chaise des chansons grivoises. Tout le monde se réjouit de cette union. Les parents Beysse ont fait à la future épouse des compliments sur sa jolie robe et la fraîcheur de sa jeunesse. D’un regard en coin, j’ai vu ma femme pâlir légèrement tout en baissant un instant les yeux, avant de reprendre contenance. Pour tout dire, moi aussi j’ai craint le pire, car bien des fois un simple mot tout à fait anodin peut amener quelqu’un à révéler une vérité inavouable. Il est fort probable que personne ne soit au courant de nos déboires d’ailleurs, mais on ne peut jamais jurer de rien.
En milieu d’après-midi, un peu avant le dessert, est arrivé l’agent du recensement. Tout en questionnant Antoine sur la composition de la famille, il a noté tous les renseignements dans son registre. Après son départ, Antoine m’a gentiment interpellé :
— Mais alors, et vous ? Vous n’allez pas être recensés cette année ?
— Per ma fé, qu’est-ce que ça peut faire ? Recensés ou pas, ça ne changera rien, la ferme de Mascagne, elle sera toujours là et nous avec !
Sur le chemin du retour, l’attelage n’a cessé de cahoter, offrant à ma vieille mère l’occasion de déverser une fois de plus sa mauvaise humeur.
— Eh bé té, vous trouvez que c’était un repas de fiançailles, ça ?
— Et qu’est-ce qui n’allait pas encore, mère ? lui dis-je en tenant fermement les rênes.
— Quoi ? Mais ce canard n’était pas assez cuit ! et la sauce ! Pfff, de l’eau ! Ça manquait de sel, et leur fricassée de pommes de terre sans cèpes, eh beh, si nous on recevait les gens comme ça !
— Vous avez bien raison, mémé, moi je n’disais rien, mais je n’en pensais pas moins ! ajouta ma femme tout aussi grincheuse.
Françoise, recroquevillée dans un coin de la charrette, restait silencieuse et sans réaction.
— Nous, pour le repas du mariage, poursuivit ma Fannie, ça sera bien autre chose ! ils verront ce qu’est vraiment la bonne cuisine ! celle qui fait honneur ! et pas la tambouille qu’on nous a servie !
— Vous exagérez ! Moi, je me suis régalé ! rétorquai-je aussitôt en exprimant un avis tout à fait opposé.
Comme d’habitude – bien qu’elles ne soient pas toujours d’accord sur maints sujets –, ma mère et ma femme s’entendent à merveille dès qu’il s’agit de critiquer à tout va !
Moi, je dis que finalement, c’est une chance pour ma Françou ; elle n’est pas si mal tombée que ça. Ce Basile fera un bon gendre, et un mari convenable. Et avec ce qu’il obtiendra lors du partage familial, cela fera une belle somme pour le ménage. Que demander de plus ?
Les Vitarelles-basses (Payrignac), Basile Beysse
Il me faut bien l’avouer, je ne suis qu’un petit paysan de Bouriane. Je ne suis pas bien instruit, mais je sais lire, écrire, compter, et la rude besogne ne me fait pas peur. Je n’étais pas pressé de prendre femme, mais à vingt-sept ans j’étais encore célibataire, aussi mes parents ont commencé à se poser des questions. Un jour de foire à Gourdon cet hiver, j’ai croisé mon père au marché aux bœufs. On a discuté du cours du bétail, de mon travail à Mascagne et des fortes gelées qui avaient duré tout le mois de décembre, puis il a changé de sujet pour me dire qu’il fallait peut-être que je songe à me marier.
— Me marier ? Et avec qui ? J’ai bien le temps d’y penser.
— Non, tu n’as pas le temps, bougre d’idiot ! Sinon il ne te restera que des rombières dont personne ne veut !
— Et après ?
— Et après, grand couillon ! Eh bé, moi je te connais quelqu’un, si tu veux savoir…
— Ah tiens ? Et qui ça ?
— Tu la vois tous les jours à Mascagne, imbécile ! C’est la fille Clavel.
Comme il est le chef de famille, je n’ai pas vraiment eu mon mot à dire. En fait, c’était à la fois son idée et celle de mes patrons. Il est vrai qu’ils sont plutôt contents de mon travail. Je suis de nature obéissant et docile, et je fais les choses comme il faut, sans rechigner. À ce que j’ai compris, ça faisait quelque temps déjà qu’ils cherchaient à marier leur fille. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle l’année dernière elle aurait passé six mois à Cazoulès, chez sa tante du côté de sa mère. Mais paraît-il que ça n’aurait pas fonctionné, le galant ne faisant plus l’affaire. Enfin, moi je ne pose pas de questions, c’est un sujet qu’il ne vaut mieux pas aborder. Ceci dit, les mariages arrangés c’est monnaie courante dans nos campagnes. Moi, ça ne me dérange pas, je ne suis pas difficile, et pour tout dire, ça m’enlève une épine du pied. Je n’ai jamais eu le goût de la conquête amoureuse, et je ne sais pas parler aux filles. Tel que je connais mon père, il n’a sûrement guère tardé à négocier l’affaire avec les Clavel. Ainsi voilà comment nos fiançailles ont été rapidement organisées. Les noces sont prévues à la fin de l’année et mon père n’est pas peu fier de cette future union. « Entrer gendre chez les Clavel, ce n’est pas rien ! » répète-t-il à qui veut l’entendre. Et oui, c’est sûr, il a raison ! Mascagne est une bien belle propriété, des terres fertiles et généreuses qui mettent à l’abri du besoin.
Je dois reconnaître que j’ai bien de la chance ; Françoise est une fille de bonne famille et à la réputation irréprochable. Je ne sais pas grand-chose d’elle, mais à première vue, elle m’a tout l’air d’être simple et honnête, en parfaite santé et pas du genre à se faire remarquer. Et avec ça, elle est loin d’être vilaine. Ces longs cheveux bruns et ses yeux de biche ne me laissent pas indifférent. Je ne doute pas que nous aurons de beaux enfants et notre foyer sera la fierté de nos parents. Certes, nous nous connaissons à peine, mais qu’importe. Comme dit ma mère « l’amour viendra avec le temps ». Je saurai me montrer gentil et patient, afin de ne pas la brusquer. De toute façon, je ne suis pas quelqu’un d’embêtant et d’exigeant. Pourvu que j’aie du travail, un toit et de quoi manger à ma faim, ça me va ! Il n’y a pas de raison pour que ce mariage ne marche pas.
Ferme de Mascagne, Gourdon, Françoise Clavel
Mes parents veulent que j’épouse ce Basile. Eh bien alors, j’obéis. De toute façon, il est trop tard pour changer d’avis, on s’est fiancés ce midi. Est-ce que je lui plais ? J’en sais bougre rien, et puis qu’importe. Lui ne me déplaît pas, mais c’est sans grande conviction, sans amour en tout cas. Ce sont nos pères qui ont tout arrangé. Mon futur mari, je l’ai vu pour la première fois à l’automne dernier, au retour de mon séjour à Cazoulès chez tante Jeanne. Il y avait déjà quelques mois qu’il était domestique à Mascagne. Je n’en savais rien, ma mère n’ayant pas jugé bon de m’en informer. De toute façon, j’en avais rien à fiche de leurs histoires. Je n’ai jamais eu ni l’idée ni l’envie d’envisager quoi que ce soit avec ce Basile Beysse. Je le trouvais si terne, terriblement ennuyeux et sans caractère. Mais surtout j’avais trop de rancœur, et bien trop honte de ma disgrâce pour songer à nouveau à des affaires de cœur et encore moins à des projets de mariage. Puis, un soir de décembre dernier, deux mois après mon retour à Mascagne, j’ai surpris mes parents en train de bavarder dans la chambre. Ils croyaient peut-être que je dormais, mais j’ai tout entendu à travers la cloison. C’est ma mère qui a lancé le sujet :
— Tu veux lui donner ce Basile ? Tu penses qu’il fera l’affaire ? demanda-t-elle à mon père sans même prendre la peine de chuchoter.
— Per ma fé, tu as vu comme moi ce qu’il vaut. Oui, lui aussi n’est qu’un domestique, mais c’est un bon ouvrier, très vaillant et qui ne fait pas d’histoires.
— Tu as raison après tout. Certes, domestique, mais ses parents ont une propriété aux Vitarelles. Il lui en reviendra sûrement quelque chose ; alors on s’en contentera, et ça n’sera pas pire que celui qu’on a failli avoir…
— Tout de même, l’autre n’était pas un mauvais bougre, fit mon père d’un ton compatissant.
— Bon si on veut ; mais on n’a pas travaillé dur toute notre vie pour laisser notre bien à un sans-le-sou.
— Eh je sais bien.
— Donc l’affaire est entendue. Va pour le Basile des Vitarelles, conclut-elle aussitôt.
— Et Françou ? Qu’est-ce qu’elle va dire ?
— Rien, ou je lui retourne la figure. Une pécheresse, ça n’a plus son mot à dire. Elle se mariera avec celui qu’on lui donnera, un point c’est tout. Déjà, qu’elle s’estime heureuse qu’on l’ait reprise, j’en connais beaucoup qui l’auraient foutue à la porte.
— Fannie, on n’aurait pas pu faire ça, c’est notre fille unique tout de même…
— C’est bien ce que je dis… nous autres, nous avons bon cœur. Nous lui offrons une chance de racheter sa dignité, elle sait qu’elle n’a pas le choix.
Après un silence, j’entendis mon père rajouter d’une voix hésitante.
— Et si elle n’était pas heureuse avec lui ?
— Après ce qu’elle nous a fait ? Mais qui lui demande d’être heureuse ?
— Tu sais, les mariages sans amour…
— Elle finira par l’aimer, je te dis. Et puis, ça ne sera pas la première à qui ça arrive, ç’a toujours existé. De toute façon, c’est sa faute, pas la nôtre.
Puis, de nouveau, le silence. Le verdict était tombé, et je n’en ai pas fermé l’œil de la nuit. J’ai tout imaginé, mon futur mariage, un époux que je connaissais bien peu et que probablement je n’aimerais jamais. Quant aux enfants qui naîtraient de cette union, je n’osais y penser. Me ressembleront-ils ? Ou ne seront-ils que le souvenir expié de ma terrible faute ? Je vois bien que ma vie ne sera jamais celle dont je rêvais. Alors j’ai aussi imaginé ma mort, une fois vieille, très vieille même, car j’ai toujours entendu la mémé Rufine dire que la rancœur et l’aigreur fortifient le sang et retardent l’heure du trépas. Une fin sans souffrance, sèche et rapide qui ne laisserait le temps ni aux regrets, ni aux remords, ni à la confession et à la rémission des péchés. La rédemption éternelle me sera-t-elle accordée au jour du grand départ ? Je le souhaite tant, mais n’en aurai jamais la certitude absolue. C’est à tout cela que j’ai songé au cours de cette nuit interminable et douloureuse, puis, au petit jour, vaincue, mais héroïque, je m’étais résolue. Puisqu’il m’était promis, j’épouserai ce Basile – qui d’ailleurs normalement s’appelle Pierre à l’état civil et c’est bien plus joli, pourquoi avoir changé ? Encore une lubie de ses parents, sûrement.
Ensuite, quatre mois ont passé au cours desquels j’ai eu plusieurs fois l’occasion de me retrouver seule avec lui, à l’étable pour aider à donner le fourrage aux bœufs, dans les champs au moment des semailles pour lui apporter à boire sous le soleil de mars, et tant d’autres fois aux menus travaux de la ferme. Je voyais bien que mon père s’arrangeait souvent pour nous laisser en tête à tête, avec l’espoir que ces rapprochements aboutiraient à un mariage de raison, à défaut d’être heureux. Je ne cache pas que j’étais curieuse de connaître mon futur mari. C’est, me semble-t-il, un bon gars, certes plutôt sec, voire maigrichon, mais il a de beaux yeux fins, comme les miens, d’un bleu limpide, et des cheveux clairs. Il paraît plus jeune que son âge, ce qui fait que nos sept ans de différence ne se remarquent guère. Il a un frère aîné qui a repris la propriété familiale aux Vitarelles et une sœur mariée dans la ferme voisine, il n’a donc aucune attache là-bas. C’est à la maison qu’il va s’installer, non plus dans la remise assignée au domestique, mais dans la chambre de l’unique héritière de Mascagne. Quoique, il n’y a pas grand risque qu’il ait l’occasion de se sentir le maître chez nous, et ce pour plusieurs raisons qui d’ailleurs me le font accepter comme futur époux : ce Basile est un gringalet tout docile qui ne lève jamais la voix, qui dit « oui » à tout, qui n’a pas plus d’autorité qu’un petit agneau, qui n’a aucune exigence, aucune fantaisie, aucune ambition, jamais un pet de travers. Pour résumer, un « laisse-tout-faire » qui ne m’empoisonnera pas la vie. Alors, pourquoi en choisir un autre ? Ce mariage arrangé avec un homme qui me sera soumis sera ma revanche sur tout le reste.
Françoise Beysse je serai, puisque le destin l’a décidé ainsi.
28 décembre 1891, ferme de Mascagne, Fannie Clavel
J’ai bien cru que ce jour n’allait jamais arriver. Notre fille est mariée, devant Dieu et les Hommes. Pour être franche, je l’attendais comme le messie, celui qui allait faire de notre Françou une femme et une épouse respectable. Je remercie le Seigneur de nous avoir envoyé ce Basile.
Oui, je sais, le 28 décembre, c’est la fête des Saints-Innocents, et célébrer des noces un jour pareil peut paraître bien maladroit. C’est à cette date que l’Église catholique commémore le massacre de tous les enfants de moins de deux ans, ordonné par le roi Hérode à Bethléem dans l’espoir d’éliminer l’Enfant-Jésus. Mais il fallait faire ce mariage au plus vite, après la grande frayeur de l’année passée, et à laquelle Dieu merci nous avons échappé ! Nous voilà désormais à l’abri d’une nouvelle déconvenue, l’honneur est sauf et c’est bien là l’essentiel. En tout cas, je peux vous dire que c’est une noce dont le voisinage se souviendra longtemps. La dernière de l’année certes, mais la plus belle de la commune. Ce n’est pas tous les jours que l’on marie sa fille unique, alors croyez-moi, on n’a pas regardé à la dépense. Nous avons commandé à Lisette, la couturière de la rue des Pargueminiers (celle chez qui se rendent toutes les riches dames de Gourdon) une robe de cérémonie avec des broderies italiennes ou anglaises, je ne sais plus très bien. Mais ce qui est sûr, c’est que notre Françou, dans sa belle robe, avec son voile blanc et sa couronne de perles, on aurait dit une princesse de contes de fées. Basile aussi était très élégant : complet-veston s’il vous plaît ! Que même monsieur le maire a été impressionné quand il les a vus entrer ! Eh ben quoi ! Ce n’est pas parce que le travail de la terre est le patrimoine des pauvres, que l’on ne sait pas se montrer quand il le faut, bien plus qu’à son avantage.
Me voilà soulagée de savoir ma fille enfin casée ! J’avais si peur qu’elle fasse des siennes au cours de la cérémonie, mais Dieu merci elle a fait ce qu’on attendait d’elle. Au bras de son père, elle a rejoint son fiancé entré le premier dans la maison commune. Le moins qu’on puisse dire, c’est qu’elle n’avait pas la mine réjouie. Malgré tous les regards posés sur elle, elle n’a pas fait le moindre effort pour paraître contente. Une vraie porte de prison ! Ce n’est tout de même pas très compliqué de sourire. Et si ce n’est pas par conviction, au moins pour faire honneur à ses parents et au futur époux. Hormis ce détail, tout s’est passé à peu près normalement.
La cérémonie religieuse en l’église Saint-Pierre, notre belle cathédrale juchée sur la butte de Gourdon, a été particulièrement émouvante. Moi qui ne suis pas du genre à pleurnicher, j’ai versé ma petite larme au moment où Françoise a répondu au prêtre par un timide « oui, je le veux ». L’engagement devant Dieu est une promesse sacrée, donc bien plus importante que les consentements échangés devant l’officier d’état civil. D’ailleurs, c’est à la mairie que ça a failli tourner au vinaigre, lorsque monsieur le maire a commencé la lecture de l’acte de mariage. Il a rappelé les noms, prénoms et dates de naissance des époux, formalités d’usage comme on dit, mais quand Françoise a entendu que Basile était né un 15 octobre, je l’ai vue blêmir, étouffer un haut-le-cœur, et quelques larmes essuyées prestement ont coulé le long de ses joues. Elle a fixé le plafond un court instant, puis dans la seconde d’après elle m’a lancé un regard glacial qui traduisait un profond mépris. J’ai bien cru que tout allait s’arrêter net à cause de cette fichue date. Mais elle a ravalé sa colère et heureusement personne n’a fait cas de ce moment d’égarement. Pourquoi m’en veut-elle à ce point ? La seule responsable de son malheur, c’est elle ! Ni son père ni moi n’avons quoi que ce soit à nous reprocher. Nous n’avons fait que notre devoir de parents : protéger notre fille des critiques et de l’opprobre. Qu’auraient dit les gens s’ils avaient su ? Enfin té ! Tout cela n’est qu’un mauvais souvenir maintenant. Il est temps de songer à l’avenir, aux petits-enfants que nous aurons un jour. Oui, un héritier pour Mascagne, je l’espère de toutes mes forces.
Novembre 1892, ferme de Mascagne, Françoise Beysse
Après bientôt un an de mariage, voilà qui est fait : j’ai donné naissance à une fille. Un accouchement que je m’efforce d’oublier, pour ne pas sombrer, tant la douleur que j’ai ressentie au moment de la délivrance m’a laissée sans force et meurtrie. Incapable de parler, ni de pleurer, ni même de donner un prénom pour cet enfant qui, me semblait-il, était étranger à mon corps ; comme s’il n’était pas de moi. Or, pas de doute, je l’avais mise au monde cette fille braillarde. Et moi, dans le silence de mon cœur blessé, je cherchais la clémence de Dieu pour expier ma faute de ne pas ressentir d’amour pour ce nouveau-né et dont les cris incessants martelaient ma conscience. C’est ma mère qui a choisi le prénom « Alida », en référence à sa grand-mère paternelle de Saint-Aubin. Un prénom que je déteste, mais qu’importe. Ma mère peut bien faire ce qu’elle veut, au moins pendant ce temps elle me fiche la paix.
Nous baptisons six jours plus tard, en l’église de Saint-Pierre où je me suis mariée. Le plus vite possible comme l’exige la tradition, pour assurer le salut éternel de l’enfant en cas de décès prématuré, ce qui hélas arrive fréquemment. La coutume impose aussi que la nouvelle accouchée ne participe ni à la cérémonie et ni au repas de baptême. Et durant quarante jours, je ne dois pas non plus partager le lit de mon mari, pas plus que sortir de la maison, travailler, et me rendre à l’église. Qu’à cela ne tienne, de toute façon je n’ai nulle intention d’enfreindre une règle qui dans le fond ne m’atteint pas.
Finalement, la marraine de ma fille c’est tante Jeanne. Mais n’était-elle pas, d’une certaine manière, toute désignée pour assumer ce rôle puisqu’elle est déjà ma propre marraine ? C’est elle le guide de la famille, j’en sais quelque chose. Elle qui protège et soutient, elle que l’on sollicite dans les moments difficiles, elle qui accompagne et console quand il le faut ; c’est irrémédiablement elle qui tient l’enfant aux baptêmes de mes douleurs les plus enfouies, les plus secrètes. Ah tante Jeanne, Dieu m’est témoin que l’on peut te faire confiance. Oui, je sais, je blasphème, mais n’en ai-je pas le droit ? Je blasphème, car je vous hais tous, mes parents, mon mari, ma famille et tout le saint-frusquin. Oh que oui je vous déteste, mais vous n’en saurez jamais rien !
C’est le frère de Basile, le Jeantou des Vitarelles que tout le monde couvre de louanges, qu’ils ont choisi comme parrain. Lui ou un autre, quelle importance ? Ça ne me fera pas la jambe plus belle. De toute façon, j’ai décidé que je ne mettrai plus les pieds là-bas, et si ça contrarie Basile, je m’en fiche pas mal. D’ailleurs tant mieux, c’est le but, et je ne céderai pas.
Et voilà qu’à la première discussion, j’obtiens gain de cause, sans même avoir à batailler. Mon mari est un pleutre, peureux comme un lièvre. C’est dit et entendu, lorsqu’il voudra voir sa famille, c’est lui qui se rendra aux Vitarelles, et sans moi. Il n’a même pas protesté. Pas de doute, je ferai de lui ce qui bon me semblera, et quand mes parents auront quitté ce monde, je serai maître chez moi, la Régente de Mascagne. Et j’aurai ma revanche, je le jure devant Dieu.
Mascagne, c’est quinze hectares de terre qui m’appartiendront. Nous avons deux paires de bœufs, quelques brebis, deux chèvres, et une mule pour la carriole. Mais cette carriole, jamais je n’y monte. Quand je vais à la messe le dimanche, je m’y rends à pied. Et pied-nus qui plus est, pour m’imposer une pénitence, et non comme ils le croient tous pour ne pas abîmer mes souliers. Cette pénitence, que je m’inflige le jour du Seigneur, a valeur de créance pour ma future vengeance.
L’année 1893 passe comme un vol de grives, sans bruit, sans heurt. Dans le voisinage, aux Carbonnières, Guillemette Cambanel s’est mariée en début d’année et elle est partie s’installer à Milhac avec son Jeantil de mari. Son frère, le Baptistin, a fait de même en juin en épousant une fille de Nabirat, Séraphine Crépont. Ils forment un « joli couple », tous les deux aussi vilains l’un que l’autre. Un peu avant la Noël, je me découvre à nouveau enceinte, tandis qu’en face aux Carbonnières, Baptistin et sa Séraphine clament partout la naissance de leur petite Fernande, qu’un nourrisson moche à ce point j’ai jamais vu.
Sept mois plus tard, le 15 juillet 1894, je surclasse les Cambanel en mettant au monde le plus beau des bébés qui soit. Et qui plus est, un fils ! Contrairement à la première fois, ce coup-ci c’est moi qui choisis le prénom. Je ne sais comment je parviens à imposer le silence à ma mère qui, ce jour-là, a commencé à comprendre la femme de fer, sans faille, dure et opiniâtre que j’ai décidé d’être. Elle me laisse donc le champ libre. J’hésite entre Louis et Henri, car ce sont des prénoms de rois de France. Et à défaut d’être roi, mon fils sera bien l’unique héritier de Mascagne, puisque je ne veux pas d’autre enfant. Assez rapidement, mon choix se porte sur Henri. Pourquoi Henri plus que Louis ? Par pur esprit de contradiction, mon mari et mes parents ayant une préférence pour Louis.
Je commence à adorer ce rôle de contrariante en herbe. Je n’aurais jamais pensé qu’il soit aussi réjouissant et amusant de s’opposer, d’aller à contre-courant, ne rien faire de ce qui est attendu ou espéré par les autres. Et quand ce que je décide ne plaît pas, alors c’est encore plus exaltant. Cela me donne une autorité symbolique et incontestable ; une supériorité qui ne m’a pas été offerte, mais que je me suis gagnée, sans jamais fléchir.
À la maison où nous vivons maintenant à sept, la mémé Rufine passe un mauvais hiver. Tout comme le capitaine Dreyfus dont l’affaire est connue de tous en France. Cet officier de l’armée est accusé d’avoir tenté de livrer la patrie à une nation ennemie, l’Allemagne en l’occurrence. Tous les journaux ne parlent que de ça. Et le procès qui se tient en décembre le condamne à la déportation. « Comment ? s’étonnent la plupart des Français. Pas de condamnation à mort pour un pareil traître ? » Moi je ne prends pas parti, d’autant que ce Dreyfus se trouve être de confession juive. J’ai trop de défiance pour les condamnations prononcées à la va-vite. Je sais de quoi je parle.
Pour en revenir à mémé Rufine, je suis certaine hélas qu’elle ne verra pas le printemps. Elle ne fait que tousser, et supporte mal le froid qui cette année est plus terrible que les hivers précédents. Nous passons la Noël 94 sous la neige. Les nuits sont glaciales. Il faut veiller à maintenir le feu dans le cantou, et c’est mon père qui s’en charge en se levant toutes les deux ou trois heures pour y jeter une grosse bûche. Au Nouvel An, la neige commence enfin à fondre avec les premiers rayons de soleil depuis deux semaines. Et le 3 janvier, comme je l’avais présagé, la mémé Rufine s’éteint. Mon père arrête le balancier de l’horloge de la cuisine et ma mère couvre les miroirs. C’est curieux la mort. En un instant, le monde semble également se figer pour les vivants, les proches, ceux qui ne côtoieront plus celui ou celle qui est parti. Pendant toute l’après-midi, mon père va de maison en maison porter la nouvelle dans les hameaux du voisinage. Commence alors le long et macabre défilé de la veillée au mort. L’occasion aussi pour ceux qui nous visitent de s’émerveiller devant mes deux beaux enfants. Alida, du haut de ses deux ans, avec ses jolies bouclettes et son visage angélique, et Henri, emmailloté et joufflu dans son panier posé près du cantou.
Combien de ces voisins savent ou se rappellent que six ans plus tôt, je ne suis pas sortie de la maison durant sept mois, calfeutrée que j’étais dans ma chambre où je devais rester alitée ? Personne à l’époque n’a osé soulever la moindre question. Personne n’est venu vérifier. Personne n’a jamais vu un quelconque docteur entrer chez nous. Personne ne s’est soucié de moi. Et peut-être que personne n’y a cru, tout bonnement. Alors, allez-y, regardez-les, admirez-les mes enfants, ils sont la preuve vivante de ma vertu. Une vertu certes malheureuse, mais bien plus digne que vous ne pouvez l’imaginer.
Une fois la défunte portée en terre, nous voilà plus que six à la maison.
La semaine suivante, je ne peux plus allaiter mon Henri, faute de lait, et à cause probablement aussi de tous ces chamboulements funéraires. Je peux donc enfin couper les ongles du bébé, car le faire avant le sevrage, c’était courir le risque d’en faire un voleur. Funeste présage que ma mère n’a eu de cesse de me rappeler durant ces derniers mois.
Le printemps arrive, puis l’été déroule ses couleurs ocres de champs de blé brûlés par le soleil. Le 15 juillet est le premier anniversaire de mon Roi-Soleil, mon Henri aux cheveux blonds couronnés de reflets d’or. Mais mon adorable chérubin n’est pas à la fête en ce moment, à cause de ses gencives qui le font souffrir. Aussitôt, ma mère demande à mon père de trouver une taupe. Selon cette coutume ancienne, le fait d’arracher la mâchoire de cet animal pour la placer dans une petite poche que l’enfant doit porter sur lui, aide le marmot à percer ses dents. Alors, va pour la mâchoire de taupe. Et effectivement, au bout d’une semaine, l’affaire est terminée. Comme quoi, les recettes et les remèdes de nos grand-mères ne sont pas aussi inutiles et stupides que certains le disent.
Deux ans plus tard. 1897. Nous approchons d’un nouveau siècle. Les années courent si vite, bien trop vite. Ma petite Alida, elle, court vers ses cinq ans, Henri sur ses trois ans, et Basile court à sa perte. Il a dans l’idée d’embaucher un domestique. Il nous fait cette annonce à table, un jour de mai, le mois où les ânes sont amoureux. Sans savoir, cet âne, qu’à Mascagne les laquais et autres valets de ferme ne sont plus en odeur de sainteté.
— Un domestique ? s’étrangle ma mère en recrachant presque sa cuillère de soupe dans l’assiette.
— Bé, oui, un ouvrier. Jean se fait âgé maintenant, explique-t-il avec un regard de compassion pour mon père.
— Mon mari a encore la force de travailler que je sache ! poursuit-elle cinglante.
— Euh oui, je sais bien, mais…
— Il n’en est pas question, ou faudra-t-il que je le répète ?
— Mais pourquoi ? persiste maladroitement ce nigaud de Basile.
— Nom d’un chien, moi vivante, il n’y aura pas de domestique dans cette maison ! martèle cette fois ma mère en me glissant discrètement un regard noir et appuyé.
— Bon, très bien. Tant pis pour les récoltes alors, cède Basile d’une voix mielleuse.
— Pourquoi tant pis ? dis-je à mon mari en prenant soudain la parole.
Il se tourne vers moi et, s’excusant presque d’exprimer ouvertement son opinion, il ose dire comme un aveu qu’il ne pourra pas tout faire seul.
— Seul ? lui rétorque aussitôt mon père un brin vexé. Mais nous sommes là, non ? Ou il n’y a que toi qui travailles dans cette maison, miladiou di diou ?
— Je n’ai pas dit cela…
— Pour les foins et les moissons, nous nous entraidons avec les voisins. Les vendanges aussi…
— C’que j’en dis, c’est pour vous, précise mon mari en servant un verre de vin à son beau-père. Je vois bien que vos forces vous abandonnent peu à peu…
— Merci Basile, mais je me sens encore en pleine forme, fait celui-ci en avalant une goulée.
— De toute façon, Mascagne n’a pas besoin d’un domestique ! assène une dernière fois la maîtresse de maison en posant sur la table la marmite fumante.
Bien évidemment, ce pauvre Basile ne peut pas comprendre pourquoi sa belle-mère est si catégorique. Alors, haussant mollement les épaules, il cesse d’insister, tandis qu’elle, ma revêche de mère, glisse vers moi des regards en coin, des regards gênés et lourds d’une amertume secrète. Moi, je n’arrête pas de la fixer, à la fois glaciale et déterminée à ne pas plier. D’autres auraient baissé les yeux sur leur assiette, moi certainement pas. Je mets un point d’honneur à lui montrer que je n’ai plus honte, que j’ai payé ma faute, et que j’ai gagné le droit désormais de garder la tête haute.
Ainsi la question du domestique fut définitivement close.
À la fin de ce repas quelque peu houleux, Basile, plongé dans le journal du Lot, tente de refaire surface en nous apprenant que deux jours plus tôt, à Paris, une centaine de femmes de l’aristocratie ont péri brûlées vives dans le terrible incendie du Bazar de la Charité.
— Eh ben voilà une charité bien mal récompensée, marmonne ma mère entre ses dents. Pour une fois que ces gens de la Haute ont quelques attentions pour les pauvres… enfin, comme quoi, l’argent ne préserve pas du malheur, la mort ne fait pas de différence, elle est égale pour tout le monde.
Dans la famille, le deuil allait encore frapper au début du mois d’octobre, quand mon oncle Étienne, le frère de mon père, est venu nous annoncer le décès de la petite Mélanie, ma cousine. À quelques jours seulement de son quatorzième anniversaire. Si c’est pas triste de mourir si jeune ! Elle s’est noyé la pauvrette en tombant dans la rivière qui passe près du village du Roc. Une sortie en barque sur la Dordogne avec des amis qui s’est terminée en drame. Tout ça pour aller pêcher la truite ou la carpe. Vraiment, la vie est parfois bien cruelle.
Adishatz, cousine.
Deux ans plus tard, octobre 1899. L’automne approche avec ses chutes de feuilles. Déjà dix années passées depuis que… Ah, c’est terrible comme je ne cesse d’y penser. Dix ans de litanies enfouies et inavouées, mais pas d’oubli. Je ne pourrai jamais oublier. Le matin du 15, je quitte la maison, sans explication. Mon père et Basile sont à la grange. Je m’assure juste que ma mère sera disposée à veiller sur mes enfants. Je lui annonce que je vais faire une course, mais que je ne sais pas quand je rentrerai.
— Comment ça tu ne sais pas ? Mais où vas-tu un dimanche ? essaie-t-elle de me questionner.
— Je vais, dis-je laconique.
Si elle ne comprend pas, tant pis pour elle. Mais j’en doute, elle doit sûrement savoir ce que je veux dire par là. Et je suis à peu près certaine que depuis toutes ces années elle redoutait ce moment. Alors, n’ayant aucune envie d’entrer dans des discussions inutiles, je tourne les talons et m’élance en direction de Cougnac. Je gravis la côte pour atteindre le hameau puis je redescends le chemin sinueux qui mène à la route de Sarlat. En passant, je laisse sur ma gauche la ferme des Cambanel, la maison native de la mémé Rufine ; celle aussi du vieux Géraud, notre voisin des Carbonnières. C’est vrai que ces deux-là étaient cousins.
Une fois sur la grand-route, je marche pendant vingt bonnes minutes sur la chaussée goudronnée où résonne comme une litanie le claquement sec de mes sabots de bois ; et malheureusement, j’en arrive à l’idée que je ne parviendrai jamais à aller jusqu’au bout. Je n’aurai pas la force de faire à pied ces trente kilomètres, à moins de croiser une jardinière qui m’emmènera jusqu’à Sarlat.
Une demi-heure plus tard, j’ai à peine dépassé le château du Bouscot, le plus beau domaine de la contrée, et ne suis plus très loin de l’embranchement qui dessert le village des Ouillères. Je m’assois à l’ombre, au bord du chemin qui file vers Roquedeval. Non, je n’irai pas plus loin. J’ai trop mal à la tête, et il me semble étouffer. J’ai le cœur gros. Je ne sais plus que faire. Rentrer à la maison ? Non plus. Je n’en ai pas la force. Je pénètre discrètement dans le bois le plus proche. Où aller ? Quelle direction ? Remonter vers Roquedeval ? Pourquoi pas ? Un peu plus loin c’est la Ginibre, puis les Cabanes, puis les Lavaudes, le hameau de notre ferme Mascagne. Je m’enfonce dans une forêt de châtaigniers, marchant aveuglément, jusqu’à trouver une vieille souche où je me pose tristement. Dans cette clairière ombragée, je m’allonge sur le tapis de feuilles séchées par les chaleurs finissantes de l’été, et je laisse aller ma peine. Je reste ainsi plusieurs heures, versant larmes et pleurs amers. Plus tard, je déambule dans les prés, à m’en perdre presque. Dans l’après-midi, je me retrouve vers Cournazac et le vallon de la Melve. Je sais qu’en suivant le ruisseau, j’atteindrai Lavayssière, puis Molières. Alors il sera l’heure de rentrer.
Un jour prochain, aurai-je le courage de refaire ce chemin de croix qui fut le mien en 1889 ? Il le faudra bien. Un devoir auquel je ne pourrai me soustraire une seconde fois.
Janvier 1902, ferme de Mascagne, Basile Beysse
Après dix ans de mariage, je ne suis toujours pas le maître à Mascagne et ne le serai probablement jamais. C’est ma femme, Françoise, qui mène la danse, et porte la culotte comme on dit. C’est ainsi. Je ne suis pas malheureux, mais faut bien dire ce qui est, je me sens parfois comme un domestique sous mon propre toit. Bien sûr, Françoise et moi avons eu quelques occasions pour apprendre à nous connaître, nous révéler l’un à l’autre, nous apprivoiser, et nous accorder surtout. S’il y a une chose que j’ai comprise, c’est que les gens ne sont pas forcément ce qu’ils donnent à voir. Depuis bien longtemps, Françoise n’est plus la jeune fille docile que j’ai épousée. Elle aime avoir raison, mener son monde à la baguette, et ce n’est pas rose tous les jours ; mais à côté de ça, ce n’est pas une fainéante. Oh ça non, elle ne rechigne pas à la tâche et pour les travaux des champs, elle s’y entend aussi bien qu’un homme. Et puis, ce n’est pas elle qui fera des dépenses inutiles, bien au contraire. Pour elle, un sou est un sou. Mais je ne manque de rien. Elle me fait de la bonne cuisine et s’occupe de la maison comme se doit de le faire une épouse. Et pour la bagatelle, ma foi, je n’ai pas à me plaindre. Tout bien pesé, je n’ai pas grand-chose à lui reprocher. Hormis peut-être le fait qu’elle ne veuille pas recevoir ma famille, pas plus d’ailleurs qu’elle n’ira les voir aux Vitarelles, elle me l’a dit. Pour quelle raison ? Se faire plus méchante qu’elle n’est sûrement. Dommage, si elle se donnait vraiment la peine, elle se rendrait compte à quel point ils sont chaleureux, serviables, et tellement bienveillants. Ma mère a le cœur sur la main, mon père est brave et mes frère et sœur dévoués. Alors bon, quand ils me manquent, je vais leur rendre une petite visite, ou bien on se croise quelques fois à la foire de Gourdon.
Mais c’est ainsi, Françoise est têtue comme une mule, et je suis bien obligé de l’accepter telle qu’elle est. On ne se refait pas et après tout elle est mon épouse et la mère de mes enfants, jusqu’à ce que la mort nous sépare. Un serment est un serment. Quoi qu’elle ait pu faire par le passé, je n’ai pas l’intention de l’accabler ni de lui poser des questions qui ne mènent à rien. Il y a à peu près trois ans, de mémoire ça devait être mi-octobre, une dizaine de jours après les vendanges, elle a disparu toute une journée. Personne n’a su ce qu’elle a fait ni même où elle est allée. Elle n’est réapparue que tard le soir. Pendant son absence, ses parents n’ont pas décroché un mot. Je sentais bien qu’il se passait quelque chose d’anormal, ou du moins que l’on essayait de me cacher. Fannie était livide et très inquiète malgré ses efforts pour n’en rien montrer. Jean paraissait aussi triste que les pierres, mais lui non plus ne m’a rien dit. Il m’a semblé qu’un vent étrange soufflait ce jour-là sur l’âme de Mascagne. Un vent de soupirs qui murmure en silence les peines étouffées qui se doivent de mourir à jamais. C’est ce que j’ai ressenti, des poussières de secret que les uns et les autres se sont efforcés de chasser.
Et moi j’étais au milieu de tout ça. Je n’ai rien dit. Je me suis tu. Et à la nuit tombée, Françoise était rentrée. N’en parlons plus.
24 juin 1902, ferme de Mascagne, Jean Clavel
Aujourd’hui, c’est ma fête, paraît-il. C’est la Saint-Jean. Bon, quoique chez nous, on ne fête pas grand-chose. Tout juste les anniversaires si on y pense, et encore, faut-il aussi que ça tombe un dimanche ! Alors les saints et les saintes, on a souvent l’heur de les laisser au bon Dieu. Nous avons bien suffisamment de travail à la ferme pour ne pas avoir le temps de rêvasser à ces gracieusetés dont raffolent les gens de la ville.
Ceci dit, le 11 juillet prochain, ma femme et moi ferons trente-trois ans de mariage. Nous n’avons pas prévu de fête non plus, peut-être un repas dominical accompagné d’une excellente bouteille. En fait, j’ose à peine penser à nos noces d’or qui auront lieu en 1919 ; si on y arrive, ce que je nous souhaite bien évidemment. Mais nous en sommes encore loin. Il va s’en passer des choses d’ici là ; comme on dit, de l’eau aura coulé sous les ponts. Mon petit-fils Henri sera peut-être marié, et j’espère qu’il saura mener sa barque, car cette ferme de Mascagne doit à tout prix rester dans la famille. Alors c’est vrai, il n’y aura plus de Clavel puisque je n’ai pas eu de fils. Enfin, si, nous en avions bien eu un, mais le malheur ne nous a guère épargné. Dieu nous l’a repris… Que faut-il faire ? C’est le destin qui est comme ça, on ne peut pas le changer. À présent, ce sera des Beysse à Mascagne, et pour de longues décennies, à condition que de nombreux garçons voient le jour. Dans le monde paysan, les garçons sont toujours des valeurs sûres. Les filles c’est bien joli, c’est agréable à regarder, mais c’est aussi un peu trop tendre, ça n’apporte pas de poids ni de certitudes dans les héritages. À moins de tomber sur une tête dure comme notre Françou, avec un tempérament de feu et animée d’une force de taureau, mais ce n’est pas le plus courant. Alors je souhaite beaucoup de garçons dans ma descendance, pour que Mascagne reste notre propriété et qu’elle s’embellisse au fil des générations. Ça sera la récompense de tant de sacrifice et d’acharnement. Le travail de la terre est le plus dur et le plus noble qui soit. Je suis certain que ma fille saura transmettre ces valeurs à ses enfants et petits-enfants. Mais miladiou di diou, comment je parle ? À croire que je fais mon testament moral. Non, pour ces sinistres affaires, j’ai encore du temps. Le plus tard sera le mieux. C’est pas ma Fannie qui dira le contraire, vu que son père est mort quelques semaines après être allé faire le partage chez le notaire. Allons donc, tout ça, c’est juste bon à réveiller la grande faucheuse.
Cette année, les moissons seront tardives, après un printemps très pluvieux. Les foins aussi ont été retardés, nous venons tout juste de les terminer. Heureusement qu’on s’aide entre voisins, notamment avec les Cambanel, sinon on n’y arriverait pas. Il faut dire que nous avons des liens de famille avec eux, car ma défunte mère était une cousine de Géraud, le père Cambanel. Il a maintenant pas loin de quatre-vingts ans, mais c’est encore un solide gaillard. Seule ombre au tableau, cette pièce de terre que nos aïeux se disputent depuis soixante ans : le pré des Doucettes. Mais pas moyen de trouver un terrain d’entente. La balourdise est venue du père de Géraud, qui l’a vendue à mon père en 1842. Peu de temps après, réalisant son erreur, il a voulu la lui racheter. Et c’est là qu’ont commencé les discordes. Fort heureusement, celles-ci se sont atténuées au fil des générations. Mais cette parcelle reste encore de nos jours un sujet épineux qu’il convient de ne pas aborder, au risque de raviver quelques rancœurs chez les Cambanel. Les brouilles sont comme les secrets de famille, mieux vaut les étouffer, les enterrer à jamais, pour éviter la germination.
Et puis des histoires honteuses à cacher, j’imagine qu’il y en a dans toutes les maisons. Pourquoi il n’y aurait que chez nous ? Que ce soit à Molières, à Mandou, à Lavaysse, aux Cabanes, aux Carbonnières aussi chez les Lanzac, partout il doit s’en passer de belles. D’ailleurs, on a tous plus ou moins connaissance de leur existence, car souvent des rumeurs courent par ouï-dire, mais sans jamais réellement soupçonner la teneur exacte du mystère qui se noue au sein des familles.
Le nôtre de secret, nous l’emporterons dans la tombe, c’est la promesse que nous nous sommes faite, ma femme et moi. Ainsi, nous couperons le dernier lien avec cette histoire sombre et désolante qui se doit d’être oubliée. Mon frère Étienne qui vit au village du Roc, près de Souillac, n’a pas eu vent de l’affaire ; donc pas de risque de ce côté-là. Quant à ma belle-sœur et mon beau-frère de Cazoulès, ils ont juré de garder également le secret. Ainsi, cette triste page familiale pourra enfin être définitivement tournée. Et l’embellie de Mascagne perdurera d’année en année, jusqu’à la fin de ce siècle je l’espère, et pourquoi pas le suivant peut-être ? Même s’il me semble inconcevable d’imaginer ce que sera Mascagne dans cent ans, en 2002. Le monde existera-t-il toujours d’ailleurs ? Pas si sûr, à en croire quelques savants qui nous annoncent des catastrophes si puissantes qu’elles pourraient mettre en péril l’humanité. Tous les jours, on entend de plus en plus parler du « progrès ». Mais c’est quoi exactement ce progrès ? Nous rendre la vie facile ? Quelle foutaise, ce sont bien des idées et des fumisteries pour embobiner ceux des villes, ces tas de fainéants qu’on les appelle par chez nous. C’est comme ce chemin de fer qui arrive un peu partout, avec le bruit, la pollution, et j’en passe. Tout ça pour aller plus vite ! Et après, ça mène à quoi ? Les gens sont-ils si pressés de finir dans le trou ? Et ce temps gagné, qu’est-ce qu’ils comptent en faire ? Le manger ? Le mettre en réserve ? Ah té, pauvre monde. La semaine prochaine, ils vont inaugurer la ligne Gourdon-Sarlat. En trente minutes, la distance sera avalée, disent-ils, eh bien moi je n’y monterai pas dans leur foutu train ! et tout leur « progrès » ils peuvent se le garder, moi je n’en veux pas, et je ne le verrai pas. Mais peut-être que mes petits-enfants devront le subir, par obligation et surtout par bêtise… Pauvres Alida et Henri, que vous réserve l’avenir ? Et les autres, les futures générations, ce sera pire encore ! Ah, que me vaut-il de songer à tout cela ? Rien de bon. Allez, Jean, va, retourne plutôt à tes occupations. Le travail et la terre n’attendent pas. À chaque jour suffit sa peine, alors pas besoin de chercher midi à quatorze heures. Le labeur honnête est notre seule destinée véritable.
13 juillet 1902, ferme de Mascagne, Françoise Beysse
Comme tous les dimanches, je redescends à pied de la messe à Saint-Pierre. Mais en arrivant à la ferme, je vois quelque chose qui n’est pas comme d’habitude. Un groupe de personnes sont rassemblées dans le champ à côté de la vigne. Je reconnais Basile, puis notre voisin Baptistin Cambanel, et deux autres bonhommes que je ne connais pas. Et puis j’aperçois ma mère, appuyée contre un noyer sur le bord du chemin, la tête dans les mains. J’accélère le pas, et en me voyant approcher, Basile me rejoint, tête baissée.
— Françoise, y a une mauvaise nouvelle…
— Quoi ? Qu’est-ce qui se passe ?
— C’est ton père, on vient de le découvrir…
Voilà, mon mari avait raison de s’inquiéter pour lui. Ils l’ont retrouvé mort, étendu dans le carré de pommes de terre où il était parti sarcler ce matin. Il aurait eu 55 ans en septembre. Et dire que dans deux jours, c’est l’anniversaire de mon Henri. Ça sera sûrement le jour de l’enterrement. Et nous ne serons plus que cinq à la maison.
Ai-je de la peine ? Oui, assurément. Perdre l’un de ses parents, cela fait un vide brutal, auquel on n’est jamais préparé. Et puis mon père, bien plus que ma mère, a toujours été proche de moi. Il avait bon cœur, au fond, j’en suis sûre. Si ça n’avait pas été sa décision à elle, je crois bien qu’il m’aurait laissé faire comme je voulais, comme cela aurait dû se passer. Certes, ça l’aurait attristé, mais il ne s’y serait pas opposé. Ma vie aurait été différente… mais à quoi bon se lamenter ? Je n’aurais pas eu non plus mon Henri. Et serais-je plus heureuse ? Personne ne peut le dire, alors Françoise, cesse de ruminer le passé, et sois forte. Sois forte pour toi, et pour les autres qui ne savent que geindre pitoyablement.
Comme je le pressentais, mon père est porté en terre le 15 juillet, par une après-midi ô combien pénible, et sous un soleil de feu. Au cimetière, une foule de voisins est là, tout Molières, Mandou, Les Carbonnières, Tartas, Lavaysse, Les Cabanes, et même le Margès, avec Antonin et sa femme la Zélie. En voilà un qui aura réussi à avoir la fille de ses patrons. Puis, vient la longue procession des condoléances, heureusement à l’ombre de quelques grands cyprès. Quand ce calvaire est terminé et que nous remontons l’allée vers la sortie du cimetière, je suis soudain saisie d’un trouble immense en me tournant une dernière fois vers la tombe de mon pauvre père. Car je viens de voir quelqu’un. De le revoir plus exactement. Il est là, seul, inerte, et visiblement peiné et ému. Personne d’autre que moi ne l’a remarqué, tout le monde étant occupé à discuter devant le grand portail noir. Penché vers la tombe et tenant à la main son chapeau, Clément se recueille en silence. Je le regarde un instant, ne sachant quoi faire, puis, avant qu’il ne relève la tête et ne m’aperçoive, je décide de m’enfuir. Oui, disparaître, ne pas tenter le diable. Mon devoir est de retourner près de mon mari, mais aussi de ma mère courbée sous le voile du deuil.
Ainsi mon père est le premier à emporter le secret dans la tombe. Je ne doute pas que ma mère en fera de même quand l’heure de son trépas aura sonné. C’est donc ici dans ce cimetière, ce 15 juillet 1902, en voyant Clément s’approcher dangereusement de la rive de nos souvenirs passés, que j’ai pris la décision de garder également ce secret profondément enfoui en moi, et ce jusqu’à mon dernier souffle. Et rien ni personne ne me fera dévier de cette volonté absolument nécessaire.
1904. Un peu plus de deux ans que mon père est mort, et voici ce maudit mois d’octobre qui une fois de plus me ronge le cœur. Cette année, cela fera quinze ans. Et cette fois, je décide de le faire, ce chemin de croix. Je pars pour Sarlat le matin du 15 octobre. J’ai besoin de savoir si le ciel et les pierres du Périgord ont écouté mes prières. Comme il y a cinq ans, je ne dis rien à Basile, je pars seule, sans un mot, sans une explication. Ma mère sait ce qu’elle doit faire pour mes enfants. Elle ne me demande rien. Je la rassure en lui disant que je serai de retour par le train du soir.
— Ne fais pas de folie, ma fille. Tu as un mari et deux enfants ici qui t’attendent, me dit-elle comme une mise en garde.
— Je n’ai plus le goût aux folies comme tu t’en doutes. Mais ne serait-ce que par honnêteté et dignité, il y a des devoirs qui, même au prix du silence, s’imposent parfois à nous, quoi qu’il nous en coûte. Et ce jour est venu…
Elle n’a rien ajouté. Et sans même avoir besoin de me retourner, je sais qu’elle me regarde partir sur le chemin en terre, en se demandant si oui ou non je serai bien de retour comme je l’ai laissé entendre.
À huit heures moins le quart, je prends le train à la gare de Payrignac. L’imposante machine à vapeur arrivant de Gourdon apparaît à la sortie d’une courbe en lâchant d’épais nuages de fumée. On dirait une bête ténébreuse et sauvage avec sa face ronde et large. Sa cheminée semble comme une grosse corne de taureau, un mastodonte prêt à charger pour faire place nette et fendre l’air. Quand le convoi s’immobilise près du quai, je monte en troisième classe, où les tarifs sont les plus économiques. Quelle drôle de sensation, ce voyage en train ! Le bruit de ferraille, sec, constant et répété que fait la locomotive en roulant sur les rails ; les soubresauts des wagons, le grincement des freins en arrivant dans chaque gare. D’abord celle de Saint-Cirq-Madelon, en tout juste cinq minutes, puis celle de Groléjac, sept minutes plus tard. Nous traversons la Dordogne sur un pont bien trop étroit pour ne pas y ressentir une peur bleue à l’idée que ce lourd et bruyant convoi ne fasse s’effondrer l’édifice. Je ne retrouve ma respiration qu’une fois l’obstacle passé sans encombre. À Carsac, nouvel arrêt. Des voyageurs montent et s’installent à proximité sur des banquettes libres. C’est la première fois que je prends le train, et grand Dieu, c’est bien agréable. Sans parler de la vitesse bien sûr, qui donne une sensation de liberté totale et infinie. Quelque chose qu’on ne ressent pas sur le plancher des vaches. Oui, c’est drôle comme de ces hauteurs l’on découvre dans leur globalité tous les aspects des paysages. On voit à la fois ce qui est près et ce qui est dans le lointain, comme si le champ de vision s’élargissait sans cesse. Alors qu’à pied ou en jardinière, on ne peut admirer que ce qui est réellement devant soi.
Le trajet est d’une telle banalité qu’effectivement en moins de trente minutes depuis Payrignac, nous entrons en gare de Sarlat. Mon cœur se met à battre… Sarlat ! Jamais je n’aurais imaginé y revenir ! Mais il le faut, cependant. Dans quel but ? Je ne sais pas exactement. C’est comme un besoin ; je me dois de marcher à nouveau sur les traces de ce passé que je pensais pourtant avoir enterré à jamais. Mais peut-on oublier ? Aucune prière n’a guéri ma blessure. Alors me voilà, je dois y retourner, et une fois là-bas je verrai bien ce qui arrivera. Au chef de gare, je demande comment me rendre en ville.
— Oh c’est bien simple, madame… Regardez, vous descendez ce chemin jusqu’au Pontet…
— Ah… c’est quoi le Pontet ?
— Eh bien, le grand pont du chemin de fer. Ensuite, vous tournez à droite et vous continuez la route toujours tout droit. Au bout d’un kilomètre environ, vous verrez la place de la Grande Rigaudie… Voilà, c’est là.
Je le remercie et m’élance fébrilement dans la direction indiquée.