Erhalten Sie Zugang zu diesem und mehr als 300000 Büchern ab EUR 5,99 monatlich.
Trois hommes se racontent dans leur vécu quotidien. Victimes de blessures multiples au cours de leur enfance, ils entreprennent, une fois grands, une voie initiatique de reconstruction au travers des rencontres amoureuses qui émaillent leur maturation. Au bout du chemin, les différents personnages se relient autour d’un diagnostic de syndrome post-traumatique. Leur histoire rappelle que la lumière est au bout du tunnel pour celui qui lutte pour trouver la paix intérieure.
À PROPOS DE L'AUTEUR
Sous forme romancée,
Vincent Agaric expose, à partir de son expérience professionnelle, diverses répercussions affectives à long terme de traumatismes infantiles récurrents. Il présente à travers ses personnages des pistes potentielles de réparation, toujours possibles à l’âge adulte.
Sie lesen das E-Book in den Legimi-Apps auf:
Seitenzahl: 408
Veröffentlichungsjahr: 2022
Das E-Book (TTS) können Sie hören im Abo „Legimi Premium” in Legimi-Apps auf:
Vincent Agaric
Je suis plusieurs
Roman
© Lys Bleu Éditions – Vincent Agaric
ISBN : 979-10-377-5336-6
Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.
À mes enfants,
O, K, E
Toi qui lis ceci, prends garde ; car, vois-tu, c’est un être humain que tu feuillettes.
Gertrud Kolmar
Je m’appelle Boris.
Avant cela, je me suis appelé Bixente, et avant, Guillaume. Et encore avant, j’étais Bastien.
En fait, je m’appelle plusieurs, en fonction des rencontres de ma vie. En fonction aussi des circonstances qui réveillent en moi un passé endormi, comme enfoui sous des couches de sédimentation, et méconnu de moi jusqu’à sa réapparition.
Ma psy appelle ça « dissociation post-traumatique », explique que ma personnalité a été fracturée par des traumatismes récurrents de mon enfance. Comme si j’étais discontinu, en pointillé.
Les évènements liés à mon père réveillent Bastien, Guillaume s’éveille lorsqu’ils évoquent ma mère, et Bixente quand s’agite une quête éperdue d’amour.
Moi, je ne m’en aperçois pas sur le moment.
Pourtant je vois bien que la vie m’est compliquée, que j’ai du mal à aller jusqu’au bout de ce que j’entreprends, que je crains les gens, du monde, du bruit. Que la violence me rend fou, que je cherche à être aimé sans savoir le faire et que je provoque des ruptures sentimentales que je vis comme des trahisons.
Tout ceci est lié, me dit la psy, je ne suis pas sûr de comprendre, et j’essaie de trouver un sens à ma vie. C’est-à-dire que j’ai pris en permanence le risque de la continuer et de perdurer dans la souffrance, parce que j’avais pour finalité de sortir de cet engrenage de répétitions infernales.
Tout est fouillis en moi, et je vis en permanence avec mes fantômes, Arthur, Daniel Allagile, mon père, ma mère, auxquels sont venues s’ajouter Laura, Ambre, Milly, Yaël ou Mila. Tout le monde est là, dans le désordre, à l’intérieur de moi, et chacun à sa manière réactive les cassures du passé, le sentiment de rejet, d’abandon, de désamour.
Je ne me plains pas ni ne pleure sur mon sort : j’ai compris assez tôt que je devais surmonter ça et faire quelque chose de constructif de ce vécu. En ce sens, chaque rencontre, si douloureuse fut-elle, a permis que je m’en sorte, que je survive à chacune des épreuves, chaque fois plus fort.
Et, j’espère, à chaque fois plus humain. Car là est, je crois, le sens de la souffrance : apprendre à toujours plus s’humaniser.
Trauma, quel drôle de nom. Dissociation, quel terme angoissant. Ça fait penser à schizophrénie.
« Il n’en est rien, me rassure la psy, il s’agit de parties de vous gravement blessées qui se sont encryptées sans être cicatrisées. Elles ne sont donc pas assimilées dans la globalité de votre être, et agissent comme des satellites parasites. Lorsqu’un incident affectif fait irruption dans votre vie, le satellite prend les rênes de votre cerveau et vous réagissez dès lors selon les mêmes modalités que lors de votre traumatisme initial, avec des émotions identiques. Il va sans dire que cette réactivation subite est complètement hors temps et désadaptée à la situation que vous vivez dans votre présent, d’où l’incompréhension de votre entourage.
Parce que le psychotraumatisme provoque toujours une dérégulation émotionnelle plus ou moins compatible avec la vie sociale, vous avez tendance à vous enfermer dans votre bulle et privilégier les activités solitaires, alors même que vous craignez la solitude.
Vous êtes un vrai handicapé social, cher monsieur ! »
Je suis né un. La vie m’a fait devenir plusieurs.
Je vais essayer de vous raconter.
Aussi loin qu’il s’en souvienne, sa sœur Évelyne était là, complice de jeux, complice de bêtises, âme bienveillante et protectrice de son insouciance, de son impulsivité, de sa naïve folie d’enfant terrible.
« Enfant terrible » l’appelaient ses géniteurs. Eu égard à leur fille sage, de onze mois son aînée, et leur petit dernier, calme et gentil, cadet de deux ans.
Ils habitaient alors un petit logement qui fleurait bon l’encaustique et le propre, sa mère ne sachant occuper ses journées autrement que par le ménage, la cuisine et le tricot. Ses sorties quotidiennes, dans lesquelles elles les traînaient tous les trois, se limitaient aux commerçants le matin, pain, viande, fruits et légumes, à ses parents l’après-midi.
Chez les grands-parents, s’ils pouvaient s’échapper dans le jardin aux beaux jours, ils vivaient les longs hivers d’interminables heures, silencieux et attentifs, à l’écoute des adultes. Ceux-ci « beurloquaient », c’est-à-dire relataient les aventures distrayantes du voisinage, dans un discours rendu pittoresque par la perfidie qu’il recelait, l’intérêt étant bien entendu de dire du mal du voisin que l’on saluait chaque jour avec affabilité. Voire que l’on invitait à l’apéritif (l’apéro c’était pour les prolos) le dimanche après la messe, afin de lui soutirer plus d’informations encore qui seraient invariablement déformées et amplifiées dans le prochain rapport destiné à soutenir l’attention du groupe familial.
Car cette famille était croyante et pratiquante, de vraies grenouilles de bénitier. Des crucifix au-dessus de chaque porte, des chapelets dans les tiroirs de chaque table à chevet, sur lesquelles trônait la Bible, l’interdiction de jurer et de parjurer, et l’obligation de faire ses prières matin et soir, en plus de la messe dominicale. À ce prix, ils pensaient échapper au malheur, et tous ces bigots de se signer à cette simple évocation venue du Malin. Bref, Dieu était talisman et son nom rédempteur protégeait de tous les maux. « De toute façon, énonçait sentencieusement la Grand-mère, on n’est pas sur Terre pour être heureux mais pour mériter le royaume des Cieux ». À bon entendeur, salut.
Il est clair qu’il n’a jamais rien mérité de semblable.
À l’étroit dans l’appartement étriqué, sa sœur et lui laissaient le petit avec la mère et partaient en maraude, bravant l’interdit parental. Ils descendaient alors vivre de grandioses aventures au sous-sol de l’immeuble qui conduisait aux caves obscures et aux garages. Ils devaient y affronter de multiples épreuves, avec le risque de rencontrer des méchants qui n’aimaient pas les enfants. Le paternel leur racontait chaque jour des histoires d’enfants enlevés par de mauvais adultes, qui étaient emmenés dans des pays lointains d’où ils ne revenaient pas, à jamais séparés de leur famille. Il appelait ça « la traite des enfants », Bixente ne connaissait que la traite des vaches, à laquelle l’avait initié l’oncle Aloïs. Assis sur un tabouret bas à trois pieds, il fallait tirer fort sur les pis, tout en supportant les coups de queue qui lui fouettaient le visage, les risques de coups de sabot, et surtout les fous rires de l’adulte, « petit citadin, il va en falloir du boulot pour que tu deviennes un jour fermier ». Lui ne voulait pas être fermier, ça sentait pas bon dans l’étable, il craignait les poules et des cochons. Il voulait être aventurier.
Ce qu’il inaugurait en compagnie d’Évelyne, son assistante-aventurière. C’était normal d’être le Chef parce que, faute d’être le plus âgé, il était le garçon, et un garçon c’est plus fort et plus courageux qu’une fille. Surtout quand la fille lui tient la main, mais ça il ne lui disait pas.
Ils descendaient doucement les marches d’escalier, pénétrant la pénombre dangereuse. Il ne fallait surtout pas réveiller les démons qui l’habitaient.
Ils tombaient inévitablement sur la gardienne des lieux, un panier à la main dans lequel devaient certainement se trouver de multiples instruments de torture. Elle les voyait arriver de loin et les apostrophait vivement « petits galopins, qu’est-ce que vous faites là, remontez chez vous ! » Comme Bixente ne pouvait s’empêcher de rétorquer, la menace fusait « vous voulez une tarte ? » et, puisqu’elle s’appelait madame Poirier et qu’elle était très vieille d’au moins quarante ou cent ans, Évelyne lui répondait vertement « oui, une tarte aux poires », avant de se sauver tous deux en courant dans les obscurs couloirs où invariablement la revêche, après quelques enjambées, renonçait à les poursuivre.
Une fois cette alarme écartée, ils reprenaient leur souffle, dans un sombre recoin de l’antre aux démons. Sans bouger, à l’affût, ils les entendaient respirer pas loin, quelquefois murmurer, et sentaient sur leur visage le dégagement d’air que provoquaient leurs déplacements autour d’eux. Figés, ils se serraient l’un contre l’autre, même pas peur, et lui était fier de pouvoir protéger sa sœur alors même que, terrorisé, il se glissait sous son aile rassurante.
Les démons finissaient par s’ennuyer à ne pas les trouver et, une fois repartis, les laissaient seuls face aux rats qui hantaient les lieux. Ils les imaginaient gros et féroces, voraces, monstrueux. Ils étaient sur le point de les attaquer, les encerclaient tout en aiguisant leurs canines effilées. Un geste de leur part déclencherait leur offensive et ils ne pourraient alors jamais rejoindre la chaleur de leur foyer. Au moment où Évelyne doutait du rapport des forces en présence, il sortait son épée magique, rameau de bois recueilli lors de quelque promenade dans les bois de Rougemont le Château, et se lançais héroïquement à la charge, zizi en avant toute, bravant tous les dangers pour sauver sa chère sœur. Au prix de mille dangers, il la ramenait saine et sauve, conquérant, au pied des funestes marches d’escalier. Ils laissaient leurs esprits s’apaiser et leurs cœurs reprendre vie. Ils revenaient de loin, personne ne pourrait les croire, mis à part Odile, « il faudra lui raconter ».
Odile est leur cousine, elle habite dans le même immeuble, deux étages au-dessus. C’est pratique, quand ils étouffent chez eux, ils se réfugient chez elle. Elle a deux sœurs, plus âgées d’au moins cinq ans, ou quatre, enfin beaucoup plus vieilles. Cathy, qui pleure quand elle est amoureuse, et Anne, tellement gentille mais si timide qu’on n’ose jamais aller la déranger. Son père travaille de nuit, il faut donc rester silencieux et parler en chuchotant, ça change d’avec les cris à la maison. Et surtout, il y a Tante Denise.
Tante Denise et ses gâteaux, Tante Denise et ses câlins, Tante Denise et son réconfort quand on a le cœur gros, Tante Denise qui leur explique la vie là où leurs géniteurs restent silencieux. Tante Denise, sa maman d’adoption. Son seul défaut est qu’elle est la marraine de son frère, et il ne sait pas remédier à ça. Elle aussi va à la messe, mais pas trop, et « elle est socialiste » lui reproche le paternel avec dédain. Quand Bixente pleure, elle est la seule à pouvoir le consoler. Elle est la seule également à oser interpeller son démiurge lorsqu’il le frappe trop fort, c’est pour ça que lui ne l’aime pas, « de quoi j’me mêle, elle ne sait pas ce que c’est que de dresser un garçon ». Parce que si sa belle-sœur élève ses filles, lui opte pour le dressage : « tête de mule, tu plieras sous ma poigne ou je te briserai ».
Donc ils racontaient à Odile. Odile c’est une vraie fille, elle vit au milieu des filles, pas comme Évelyne qui, parce qu’elle vit avec des garçons, a attrapé du courage. Odile c’est une vraie fille, qui a peur de tout, des monstres, des rats, du noir, et surtout de désobéir. D’ailleurs, elle est bonne à l’école, ça veut tout dire. Mais ils l’aiment bien, parce qu’elle partage leurs secrets, donne son avis sans les juger, et les soutient toujours. Elle aussi a un défaut : elle est plus vieille que Bixente de treize jours, ce qui fait de lui le petit dernier du trio, heureusement qu’il est un garçon, ça compense.
Un geai passe, son cri rêche alarme Bixente, qui relève les paupières, le temps d’admirer le croupion blanc, la queue noire, et les ailes caractéristiques avec leur bleu et blanc. Le vol est lent et malhabile, tout comme lui se dit-il en revenant à sa rêverie.
Chez sa cousine, tout le monde lit, occupation de fainéants dixit sa mère. Il y a même des Tintin et des Michel Vaillant dans lesquels il s’absorbe des heures durant.
Dehors, Odile préfère jouer à la marchande qu’à trap-trap. Ils installent un comptoir, des petits tas de terre, de sable, de gravier et d’herbes, elle s’auto-proclame commerçante et ils sont ses clients, venus faire les courses. Le piquant du jeu est le moment du paiement, auquel ne participe pas le petit frère Laurent, jugé trop petit, et qui compte donc à son grand dam « pour du beurre ». Libéraux capitalistes avant la lettre, ils sont responsables de l’offre et de la demande, soucieux de ne pas se tromper dans les centimes généreusement offerts par Tante Denise (chez lui, un sou est un sou), et attentifs au rendu de monnaie. Ça se passe toujours bien avec Odile, et quand il n’a plus le sou, elle baisse généreusement ses tarifs, permettant que le jeu se poursuive.
Au bout de quelques quarts d’heure, il s’ennuyait ferme dans ce jeu de filles et s’éclipsait. Il allait importuner les fourmis, se prenant pour le Capitaine Lemuel Gulliver, à la conquête de petits êtres lilliputiens, qui finissaient toujours par le submerger de leur nombre et le faire battre en retraite. Il faisait alors le tour des lucarnes des caves de l’immeuble, comptabilisant les nombreuses toiles d’araignées qui ornaient les angles poussiéreux. Dans les plus épaisses, il déposait une mouche, vivante de préférence, tout à la joie de regarder l’aranéide se précipiter pour phagocyter sa proie de ses fils de soie, avant de la lyser par exodigestion puis s’en repaître. Il s’intéressait ensuite aux bouches d’égout à l’orée du trottoir, bouche noire qu’il imaginait capable de l’absorber s’il s’approchait trop près. Fasciné, il y jetait des cailloux ou divers détritus dans le seul but d’entendre le bruit à l’arrivée, sondant ainsi la profondeur des entrailles de la route, imaginant que là en bas se situait un autre monde, peuplé de bestioles bizarres et, qui sait, de monstres que l’on retrouvait par la suite dans les couloirs des caves.
Sa sœur venait le tirer de ce monde fantasque, « viens, on rentre, tu vas te salir », et ils reconduisaient Odile chez elle, parce qu’il fallait traverser un territoire dangereux. Effectivement, ils logeaient au rez-de-chaussée, et Tante Denise au second étage. Entre les deux, un palier redoutable où régnait la Mère Cléty, vieille acariâtre qu’on eût dit planquée derrière sa porte et qui sortait brusquement la tête à leur passage, les apostrophant « pas fini de faire autant de bruit, sales gosses ? » Elle les terrorisait et ils n’étaient pas trop de trois pour affronter cette acrimonieuse bilieuse qui les hantait jusque dans leurs cauchemars. Ils redescendaient en courant, sautant les marches d’escalier devant son palier afin d’être déjà hors de portée lorsqu’elle ouvrirait sa porte à la volée, et Bixente fermait à l’arrivée le verrou à double tour, le cœur battant.
Se retournant, il était régulièrement accueilli par une gifle maternelle, madame Poirier étant en leur absence venue se plaindre de leurs transgressifs errements dans la cave. La gifle n’était rien, ce qui était à craindre, c’était la suite qu’elle augurait, au retour du paternel. Parce que de la même manière qu’elle forçait le trait dans ses comptes-rendus de voisinage auprès de ses parents, la mère amplifiait, voire falsifiait les situations litigieuses dans lesquelles il était engagé, et favorisait ainsi le courroux de son géniteur. Madame Poirier n’aurait su imaginer les suites que ses plaintes engendraient, les pleurs à venir qui laveraient toute trace de son sublime irrespect.
Bixente se souvient qu’en grandissant, son frère devenait plus intéressant, parce que potentiel compagnon de jeux et de bêtises. Ce qui hélas l’éloigna, très ponctuellement, de sa grande sœur. On a beau faire, à trois on fini toujours à deux contre un.
La mère avait la désagréable habitude de les amener chaque semaine sur la tombe de son frère, mort prématurément. Le début de la promenade était plaisant, ils pouvaient courir le long du chemin et faire la course, il gagnait systématiquement parce qu’il était le plus grand et ses baskets étaient les plus rapides. Arrivés au portail du cimetière, il fallait tout à coup se calmer, se déguiser en enfant calme, user d’un air de commisération, humblement baisser la tête, arguer d’une affectation compassionnelle, bref opter pour la trombine adéquate en ces lieux de recueillement. Bixente en profitait pour pincer les fesses de sa sœur et faire des crocs-en-jambe à son frère, jusqu’à ce qu’un coup derrière la tête vienne le rappeler à ses obligations de bonne tenue.
Avec Laurent, ils se dérobaient alors à leurs devoirs d’arrosage des plantes sises sur le caveau familial, et s’éclipsaient pour visiter les pierres tombales alentour. Sensibles à la solennité des cyprès veillant sur les sépultures, leur tâche consistait à échanger dans la liberté, l’égalité et la fraternité, le plus de pots de fleurs possible. À l’instar de Robin des bois, ils dépouillaient les nantis, tout en pissant sur leurs tombes pour nettoyer la trace des pots, offraient les plantes récupérées aux plus humbles. Telle était leur conception de la justice mortuaire.
En quittant les lieux, la mère ne manquait jamais d’aller saluer le vieux bonhomme de guingois, gardien de la demeure des morts, qui se plaignait souvent de vandales inconnus venant régulièrement perturber l’harmonie des vivants actuels et passés en mettant la pagaille dans l’agrément des tombes. « Que voulez-vous, mon bon monsieur, de sales petits voyous mal élevés », concluait la mère avec déférence. Sur le chemin du retour, ils courraient la tête haute, fiers d’avoir participé à un acte de justice secrète, et imaginant le Bon Dieu (pour peu qu’il existât) souriant et fier de leur intervention réparatrice.
Ma mère avait raison, j’étais vraiment un sale gosse, se dit Bixente en souriant.
Il est vrai que dans le quartier populaire où ils habitaient, il y avait pour les garçons le choix entre se faire casser la gueule ou casser la gueule. Comme il recevait une part avantageuse de coups à la maison, il préférait les distribuer dehors, c’était sa façon d’extérioriser la violence, pensant qu’il pourrait se débarrasser de la douleur et de l’humiliation en l’infligeant aux autres. Il était ainsi devenu un adepte des bagarres de rue, un de ceux que sa mère dédaigneusement qualifiait de « petit voyou ».
Il avait intégré la bande des Youcoum, dirigée par deux jumeaux intrépides, bagarreurs et sournois, dont l’un finira assassiné dix ans plus tard tandis que l’autre croupissait en prison pour meurtre. À cette époque, ils se contentaient de « visiter » les caves, de chaparder les bonbons au bureau de tabac (eux s’intéressaient déjà aux cigarettes), et de « rationner » (le terme racket n’était pas d’actualité) les gamins de leur âge non protégés par une bande. Boris avait gravi les marches au sein du clan et prenait le commandement en l’absence des jumeaux, sauf qu’il ne respectait pas leurs règles. Peut-être pour ne pas se sentir conforme à l’image qu’il avait de son paternel, il refusait de faire couler le sang pour le plaisir, de terroriser les « ennemis » en les attachant et les laissant les yeux bandés au fond d’un couloir de cave, de les humilier en leur crachant ou pissant dessus après les avoir cravachés avec une ceinture.
Il avait atteint ses limites de sous-chef de gang, et les vrais chefs décidèrent de l’exclure et lui donner une cuisante leçon. Il fut leur prochaine proie et dut subir ce qu’il avait refusé de faire subir à d’autres. Mais surtout, acte rédhibitoire, ils s’attaquèrent à son petit frère, ce qui déclencha chez lui une forte culpabilité et une violente réaction de vengeance à leur égard. Durant des mois, il se battit chaque jour contre un membre différent de la bande, jusqu’à ce que les deux chefs, à bout d’arguments vindicatifs, en viennent à se plaindre directement auprès de son paternel. Celui-ci les écouta, fit venir Bixente, le forçant à leur demander pardon à genoux, puis le battit sous leurs yeux brillants d’extase. Il avait honte, honte de son géniteur, et il brisa ce jour-là les derniers rudiments de confiance qui l’attachaient à lui.
Peut-être est-ce là l’origine de ma colère, se dit-il en se levant pour brancher la Nespresso.
En dégustant son Fortissio Lungo, il se remémore sa piteuse vie scolaire au sein du quartier.
Pour lui, les enseignants sont ainsi construits, mis à part ceux qui acceptent de sortir du sérail du consensuellement correct, qu’ils classifient les enfants en bons, mauvais élèves, ou, catégorie suprêmement ignominieuse, cancres. Il était à l’époque de ceux-là, assuré cependant que « paresseux » n’existe pas, qu’il n’est qu’un adjectif inventé par parents et enseignants qui n’arrivent pas par leur discours stéréotypé à capter l’attention d’un élève, qui se réfugie dès lors au fond de sa tête, là où l’adulte n’a plus prise. Cancre, donc, celui qui rêve, celui qui s’isole, qui ne participe pas au destin ordinaire d’un savoir clef en main où le droit de l’enfant se réduit à l’acquiescement à la logique socio-économique et judéo-chrétienne dont est imprégné jusqu’à la moelle le sachant censé l’éduquer.
Il était perturbateur parce que rarement en accord avec le discours scolaire, insolent parce qu’il osait l’exprimer, mal élevé parce qu’il haussait les épaules tout en faisant une moue désapprobatrice au donneur de leçons. Son carnet scolaire fut vite entaché de rouge, moucheté de commentaires disgracieux des professeurs rigides et complaisants avec leur ego, entraînant à chaque fois une volée de coups de ceintures paternelle, qui ne faisait que renforcer son attitude sécessionniste.
Les enseignants protecteurs des enfants sages et obéissants eurent tôt fait de le mettre à l’index, le stigmatisant de ce même doigt comme l’exemple à ne pas suivre. Fins psychologues, ils en déduisirent que, malgré toute leur bonne volonté et leur mansuétude, il n’y avait rien à tirer de lui et qu’il n’était assurément pas fait pour les études (ce qui le maintiendra dans une certaine humilité tout au long de ses années universitaires où, avide de connaissances librement consenties, il put enfin évoluer à sa guise, passant d’un cursus à l’autre, collectionnant les titres en sociologie, ethnologie, philosophie, psychologie sociale et clinique, et sciences de l’éducation).
Il ne comprendra que bien plus tard combien les enseignants demeurent des enfants (sages et obéissants pour la plupart, vomissures orthonormées d’un savoir laborieusement acquis), entrés à l’école à l’âge de trois ans pour en ressortir aigris à soixante, étant simplement passés de l’autre côté du bureau, tout aussi souvent à côté de la vie, reclus dans leur encyclopédique savoir réduit à peau de chagrin en fonction de l’accroissement et de la complexification des connaissances. Au cours de sa carrière d’élève, il rencontra nombre de ces personnages imbus de leur ignorance par eux ignorée, certains entrant vraisemblablement en érection à chaque sanction attribuée, et quelques autres heureusement, animés par leur passion de l’apprentissage et du développement de l’enfant, auprès de qui il revenait au premier rang, obtenant parfois même quelque « encouragements » ou « félicitations » sur le bulletin trimestriel.
Le bon ou le mauvais élève, marmonne Bixente en vidant sa tasse, se distinguent par la qualité du lien qu’ils ont pu nouer avec l’enseignant et le savoir qu’il représente, forcément dépendant de l’investissement que l’adulte a pu placer, non dans son narcissisme de maître, mais dans celui de l’élève en face de lui. Là où l’enfant s’attend à rencontrer une figure illustre, juste et droite, ferme et souple à la fois, comment ne peut-il être désappointé face à certains guignols immatures, mus par leurs émotions fugaces et contradictoires, incontrôlées, qui rejouent en les projetant sur l’élève les étapes mal digérées de leur propre parcours scolaire ?
Il se souvient combien il avait aimé les cours de catéchisme animés par Sœur Cécile, à la voix si douce, sublime lorsqu’elle chantait, avec par contre des mollets plus touffus en pilosité que ceux du paternel. Il avait aimé les cours de musique, où l’enseignante parlait si peu qu’elle lui permettait de rêver en découvrant le Toccata et Fugue de Bach, la Truite de Schubert ou le Boléro de Ravel. Les cours de dessin, parce qu’il avait entendu dire que c’était une matière mineure et qu’une mauvaise note en ce domaine n’inquiétait personne. Et les heures de sport durant lesquelles il pouvait se défouler, ou se défiler au moindre bobo en restant assis à discuter sur le banc avec le prof indulgent. (rares ceux qui ne l’étaient pas.)
L’école n’était pas son monde, il bougeait trop. Incapable de rester correctement assis (« correctement assis » ou « politiquement correct », ces termes fleurent un certain despotisme adulte, une non-tolérance à la diversité du vivant ronchonne-t-il en lavant sa tasse). Ses mains sans cesse en mouvement, à l’instar de ses pieds, le stylo s’échappant régulièrement de ses doigts pour atterrir sous les chaussures du voisin qui le percutait et l’envoyait deux rangs plus avant, où il lui fallait aller le récupérer à quatre pattes sous les rires conjoints des bons et moins bons élèves, il était vite repéré comme l’élément perturbateur du silence officiel et de l’immobilisme propice au gavage de jeune cervelle.
Personne jamais ne s’interrogeait ni ne le questionnait sur les extravagances hallucinantes qui habitaient ses pensées, engendrant des décharges motrices, des réflexes proprioceptifs, des tics, ou simplement des besoins de bouger pour s’en dégager. Des images souvenirs se culbutaient sur des représentations oniriques ou fantasmatiques, parsemées de cris, de hurlements, de vociférations envahissantes venues du passé et recouvrant la voix des enseignants au présent. Il lui fallait alors sortir de là, aller aux toilettes, à l’infirmerie, se perdre dans les couloirs ou la cour de récréation où, rapidement repéré, il était l’objet de brimades institutionnelles.
La réprimande de l’adulte le distrayait alors un instant des algarades parentales en cours de tournage dans sa tête, filmographie incessante aux scénarios renouvelés, l’énervement de l’enseignant ne faisait pas le poids avec la violence vécue l’agitant de l’intérieur. Personne ne criait plus fort que le paternel, personne n’était plus dangereux que lui, personne d’autre ne pouvait ainsi lui faire peur puisque personne ne pouvait l’en protéger. (Il apprendra bien plus tard que l’afflux constant de Cortisol consécutif à ces scènes de violences vécues attaque les amygdales, siège de la bonne gestion des émotions fortes telles que la peur ou la colère, ainsi que l’hippocampe, siège de la différenciation entre les évènements du passé et du présent, laissant le cerveau handicapé face à ces remontées terrifiantes d’images et de sensations dévastatrices, qu’il ne pouvait partager avec personne, confirmant à ses yeux sa différence, sa solitude et sa folie intérieure.)
Deux excitations externes seulement parvenaient à calmer son feu intérieur. La bagarre, d’abord : l’échange de coups douloureux lui permettait d’expulser à l’extérieur cette violence subie, en des moments où il devenait le paternel forcené, et la souffrance ressentie physiquement sur son corps externe atténuait sa souffrance psychologique interne. Il n’avait dès lors aucun ami proche, si ce n’étaient les caïds du quartier qui venaient le solliciter depuis qu’il avait quitté les Youcoum, pour étayer leurs bandes de petits durs qui faisaient la loi chez les pré-ados.
La mise en danger, ensuite : le cœur emballé atténuait les terreurs passées par la puissance des sensations actuelles. Il s’agissait de se battre contre les plus grands, de monter dans des trains de marchandises en marche et de sauter des wagons avant l’arrivée du train en gare, de traverser les routes en se forçant à garder les yeux clos malgré la vitupérance des klaxons et des coups de frein, d’escalader le plus haut possible les murs intérieurs de l’église et de s’y suspendre au-dessus des pèlerins, avant de redescendre uriner dans les bénitiers sous l’œil courroucé du bedot, de chaparder dans les étals des maraîchers tandis qu’un comparse détournait son attention. Tout était affaire de tensions, qu’il fallait décharger sans attendre. Sous la pression permanente de son imagerie interne, il ne pouvait tolérer davantage, et les afflux de stimuli externes le faisaient déborder sous forme de colères et d’impulsivités variées. De retour au domicile, il redevenait l’enfant soumis aux violences parentales.
« Fais chier ce gosse », murmure le père.
Il vérifie les liens entravant ses poignets, la bonne tenue du bâillon, referme la porte du placard sur la nuit.
Odeur douçâtre, entêtante de la naphtaline.
Douleur, Solitude, Peur engloutissent Bastien.
À nouveau il n’existe plus.
Un jour mon père est mort.
Et j’ai pu commencer à vivre…
Enfin, vivre, je vivais déjà, mais j’ai pu enfin faire vivre l’enfant emprisonné en moi depuis…
Pas soulagé pour autant, parce que dès lors il m’a fallu faire le deuil de ce père rêvé et espéré que je n’aurai jamais rencontré…
Fallait-il que je ne le mérite point ?
Un jour mon père est mort.
Et ça n’était pas prévu. Ça ne devait pas arriver.
Dans mon esprit, il était là, à perpétuité.
Le caillou pris dans les fibres de la semelle, dont on n’arrive pas à se débarrasser. On tord le pied, on apprend à faire avec, essayant de l’oublier pour continuer à avancer. Mais toujours, il se rappelle à nous…
Mais là, il est mort. Il a mis trois jours à mourir. Dans cette chambre étouffante d’un hôpital, à Brive où il a vécu ses dernières années, régnant en maître sur ses insignifiances et sa mégalomanie galopante. Sur sa mesquinerie, son avarice et sa haine de tout ce qui n’était pas lui.
Il est mort dans des transpirations profuses, les reins bousillés par ses excès morphiniques, complaisamment donnés par les diverses officines pharmaceutiques de la ville, qui peuvent légitimement contribuer à tuer quelqu’un sans que rien ne leur soit reprochable : chacun fait son beurre avec ce qu’il a à vendre…
Donc, des transpirations profuses que, resté seul avec lui, je m’évertuais à éponger. Collantes et malodorantes, je pensais alors au mal qui s’échappait de lui. Aujourd’hui, je serais plutôt sensible à l’échappement du Yang, et je piquerais Guan Yuan, Qi Hai avec moxa sur Shen Que pour tenter d’enrayer l’agonie. On ne se refait pas, j’aurais tout essayé pour le sauver…
Je le sentais angoissé, j’aurais piqué Nei Guan et Gong Sun (en Médecine Traditionnelle Chinoise, on appelle « syndrome du porcelet qui court » cette boule d’angoisse qui prend forme au creux des entrailles et se précipite à la gorge en dévastant tout sur son passage, laissant le sentiment qu’on va crever à l’instant même), et Tan Zhong pour l’oppression thoracique. Mais alors, je ne savais que lui tenir la main, qu’il avait chaude et moite, glissante comme un serpent prêt à vous mordre. Lui tenir cette main était peut-être une manière de parer un éventuel coup…
De temps à autre passait une infirmière, vérifier « que tout se passait bien ». « Je viens relever ses constantes », disait-elle en notant les différents chiffres apparaissant sur les écrans de machines sophistiquées, censés rendre compte de l’état de vie demeurant dans ce vieux corps putréfié relié auxdites machines. « Vous ne voulez rien boire ? ou peut-être sortir un peu ? » me demandait-elle, apparemment inquiète de mes capacités à survivre autant d’heures enfermé dans cette atmosphère turbide, prisonnier de ses turpitudes et ses pestilences. Elle ne pouvait imaginer mon habitude à tous ces paramètres pervers, mon long apprentissage, démarré très tôt, à sa mal odorance, lorsqu’il me contraignait à plaquer le nez au plus près de ses flatulences et inspirer fortement ses odeurs intimes (tiens, y aurait-il un lien avec mes difficultés respiratoires ?)
Une fois partie, ses litanies reprenaient : « j’ai froid, j’ai chaud, j’ai mal, fais-moi ci, pas comme ça, t’es bon à rien, comme d’habitude, tu sers à rien… »
Puis ma sœur arrivait enfin, et il se calmait, s’apaisait, s’assoupissait, dégageant par sa bouche ouverte une odeur rance, acide, qui rajoutait à l’obscurcissement de cet antre mal famé. Et je pouvais enfin m’autoriser à descendre respirer l’air froid de décembre en happant au passage un gobelet de café chaud au distributeur anonyme, grand consolateur de tous les visiteurs de ces lieux de souffrance.
Ma sœur, quand elle le pouvait, a toujours été là dans les moments difficiles. Elle a toujours eu cette prescience lui permettant d’apparaître quand j’avais le plus besoin de sa présence affective. Est-ce ça, remonter le moral ? Remonter le niveau affectif intérieur d’une personne, juste pour lui permettre de simplement continuer à respirer ? Elle a toujours été là, en tout temps de ma vie, palliant avec ses moyens (et surtout son cœur) la double déficience parentale.
Quand je remontais dans la chambre, l’odeur était moins asphyxiante parce qu’elle était là. Mon père était tout aussi gris, mais me paraissait moins verdâtre, tout aussi détérioré, mais moins moisi. Il semblait redevenir plus humain, « tu peux me donner de l’eau ? » moins vil.
Mais bon, il a fini par expirer.
J’avais demandé au médecin d’augmenter les doses morphiniques pour qu’il ne se réveille plus, pour qu’il ne souffre plus.
À lui qui m’avait tant de fois craché au visage qu’il tenait ma vie entre ses mains, tandis qu’il les tenait serrées autour de ma gorge comprimée et que des papillons noirs dansaient devant mes yeux, je rendais sa vie, sa mort, ma trouille. À moi, je me rendais ma vie.
Au dernier matin, le père avait ouvert les yeux quelques minutes, le temps de reconnaître son fils aîné et de lui chuchoter, articulant péniblement dans son agonie : « comme d’habitude, tu ne sers à rien », avant de retomber dans le coma.
Plus tard dans la matinée, serrant fort sa main, il avait pu avouer sa peur de mourir. Il l’avait rassuré : « je reste là avec toi ». Mais à midi, il avait embrassé son second fils et sa fille, leur disant qu’il les aimait. Pas lui. Puis avait fermé les yeux. Définitivement.
Bastien était resté de marbre, anéanti intérieurement, une fois de plus, mais accroché à sa volonté de n’en rien laisser paraître. C’est un savoir qu’il lui devait, d’avoir appris à se taire sous ses humiliations et ses coups…
Il ne connaissait que trop bien cette solitude intérieure, qui l’accompagnait tout au long de sa vie. Il avait donc reposé la main du déjà défunt, dont la gueule de grand fauve qu’il paraissait être de son vivant béait maintenant pitoyablement. Puis quitté l’hôpital. L’ultime défaite après trois longues nuits à le veiller, leurs dernières heures vécues dans une inconciliable solitude à deux. Lui répondant à toutes ses tyranniques demandes : bassin, douleur, chaud, froid, peur. En bon petit soldat. Guettant néanmoins un signe, une parole qui aurait pu, enfin, sortir de cette bouche paternelle et exprimer quelque chose qui ressembla à de l’émotion, voire de l’affection. En vain. Il avait perdu ça aussi.
Il sait désormais que ces mots qu’il attendait depuis toutes ces années ne lui parviendront jamais, qu’il va devoir faire étouffer cet espoir, laisser mourir en lui ce père qui fut si fier, dont il fut si fier, et qui se révéla si décevant.
Faire mourir ce père sans le déshabiller de son rôle paternel, trouver l’homme derrière sa fonction, le personnage tant aimé, craint, et haï à la fois. Il était soulagé de n’avoir plus à imaginer ce qu’il devrait faire pour juguler un regard paternel inquisiteur et oppressant. Soulagé de pouvoir être juste lui, fruit de ses blessures d’enfance en attente d’apaisement.
Peut-être lui serait-il possible d’apprendre à aimer différemment et d’être aimé ailleurs.
Il fit son devoir d’aîné. Il vida sa maison, tria ses affaires les plus intimes. Sans se rendre compte que cette nécessité de la réalité s’apparentait à un crime quasi incestueux. Qu’il allait par là même devoir remuer des souvenirs terrifiants, correspondant à des années de souffrances enfouies au fond de lui. Images de coups, de cris, d’humiliations. La terreur blottie en permanence au fond de l’enfant qu’il fut. Tout ce qui, par simple retour à sa conscience, allait immanquablement l’amener à vaciller sur ses bases.
Bases d’autant plus fragilisées que Bastien venait de vivre une rupture sentimentale quelques semaines plus tôt. Sans lui octroyer d’explication, autre que « je me suis trompée, je n’arrive pas à me faire à notre différence d’âge », Milly l’avait fait disparaître de sa vie. Le laissant désemparé, face au vide de son inutilité. Il n’avait pas compris cette soudaineté, cette froideur. Cette capacité inouïe à oublier à midi, l’homme à qui on faisait encore l’amour le matin même. Faire un étranger de celui avec qui on a partagé l’intimité du corps, du cœur, et des pensées. C’était pour lui simplement sidérant. Et d’une violence indicible.
Deux pertes essentielles dans l’agencement de sa vie, en un temps bien trop court pour absorber le choc.
Dans sa recherche d’un sens pour atténuer le poids de sa douleur émergea le sentiment parano d’avoir été en quelque sorte nié dans ses sentiments, et donc son humanité. D’avoir été pointé comme une chose périmée et encombrante dont on se débarrasse brutalement d’un revers de manche. Voire plutôt expulsé, vidangé, comme on le ferait d’un vieux fécalum.
« Fécalisation », dit le dictionnaire de Psychanalyse : il s’agit de nier l’autre, non seulement dans ce qui constitue son essence et son existence, mais également dans ce qui demeure à penser qu’il aurait pu humainement exister. En effacer jusqu’au souvenir conscient. Que rien ne vienne ternir ce qui tient lieu d’axe interne et fait tenir debout certaines personnalités, dont on dit justement qu’elles « ont de la personnalité, ou du caractère », mais qui en fait s’apparente simplement à de l’orgueil. L’essentiel pour elles étant de maintenir l’illusion d’une maîtrise complète de leur monde affectif. Elles se débarrassent ainsi de tout ce qui n’est pas conforme à leur préprogrammation infantile, foncièrement égotiste.
Le silence empêche le deuil. Il enfermait Bastien dans un cycle infernal, mélancolique, dans lequel alternaient des mouvements de colère et de tristesse aiguë, sur un fond instable d’incompréhension. Il se mourait dans le même temps que s’éteignait son amour pour Milly, et il se réfugiait alors dans ses souvenirs et ses pensées pour tenter de retrouver sa chère disparue. Temps figé, délétère, dans lequel, encore amoureux, et comme suspendu au-dessus d’un gouffre affectif, Bastien se retrouvait confronté à l’inévitable surgissement de toutes les trahisons de son passé. Il découvrait que ce qui a été vécu ne peut s’oublier, et les cicatrices des blessures anciennes éclatent facilement sous la poussée interne du désespoir. Sa détresse réveillait les vieux sentiments de solitude et d’abandon, engendrant un cycle répétitif, clos sur lui-même.
Si bien qu’après des mois d’isolement, suite à cette terrible désillusion, il avait choisi de se prémunir du retour d’une telle souffrance innommable. Il avait ainsi cru pouvoir se persuader d’essayer de ne plus jamais ni aimer, ni chercher à l’être…
Dans ce contexte de douleur et de détermination où s’est paradoxalement ouvert un espace exempt d’attentes et de défenses. Elle fait quelques mois plus tard, comme dans un rêve éveillé, sa souveraine apparition…
Il s’en est rendu compte presque par accident. Presque. Enfin, pas vraiment… Il n’a pas voulu s’en apercevoir à temps.
Ils se voyaient régulièrement au club d’équitation, il aimait l’entendre parler, d’Elle, du petit. La femme était belle, il irradiait d’Elle une noblesse évoquant Monica Bellucci. Il appréciait son allure noble, sa façon de dire simplement les choses, dissimulant un côté caché qui recelait une sourde tristesse qu’Elle refusait de voir ou dont Elle refusait de parler, qui générait en lui un singulier désir de la protéger.
Lorsqu’Elle avait annulé une sortie, il s’en était subitement trouvé attristé. Il avait dû sortir, aller boire un café, se détendre, s’interroger, il lui semblait ne plus se reconnaître, devenir autre. Ce fut aussi brutal qu’évident : il éprouvait pour une inconnue qui n’en était plus tout à fait une, quelque chose de profond et de puissant, qui évoquait la sérendipité.
Il crut qu’Elle était autre, que quelque chose de nouveau, de mutatif, venait de prendre consistance, et que la vie, peut-être allait reprendre sens.
Bien avant la mort de mon père, je me savais émotionnellement handicapé. Je crois que je n’ai pas pu bénéficier des filtres normalement donnés par la mère au cours des soins accordés à son bébé, dans un contexte d’amour et de sollicitude. Eux seuls eussent pu atténuer l’impact des paroles et des comportements des autres à mon égard. Sans ces filtres, tout était susceptible de me blesser, profondément, irrémédiablement. Et je n’avais alors pas d’autre choix que de me protéger en me recroquevillant au fond d’une coquille invisible, adoptant par là même un comportement autistique, irritant, parce qu’incompréhensible pour mon entourage.
Stigmate de mes expériences traumatiques d’enfant, je me trouvais régulièrement en décalage social, sorte d’ours prisonnier de ses pensées solitaires. Inlassablement, je tentais de répondre à de multiples « pourquoi ? » me questionnant intérieurement, ce que les femmes entrées dans ma vie m’avaient tour à tour reproché.
Habitué aux quotidiennes violences familiales, je laissais le père frapper un corps que je désertais, qui ne m’appartenait plus, et me réfugiais dans un lieu inaccessible de ma tête, déjà confronté à des « pourquoi ».
Je pressentais l’indicible de mon vécu, ce côté non partageable de la peur mêlée à la douleur qui me donnait à la fois l’envie de me laisser aller à mourir et celle de me rebeller pour survivre à « tout ça. » Je pressentais que personne ne pouvait ni ne pourrait jamais comprendre les indiscernables sensations que ces expériences éprouvantes généraient en moi. À défaut de me sentir compris par « les gens normaux », j’ai décidé très tôt de tenter de les comprendre.
Au fond, peut-être n’était-ce qu’une recherche de sens à ce que les adultes me faisaient endurer.
Les échanges de SMS calment son impatience de la revoir. Elle lui écrit : « G rêvé d’un bateau au large en destination de la Corse où vous étiez à bord et j’étais très malheureuse… » « Pourquoi l’étiez-vous ? »
La réponse le fait vibrer : « Parce que je croyais que vous deviez vous rendre à Paris et parce que je n’étais pas dedans ! » Quatre points d’exclamation soulignent le désarroi de n’être pas avec lui.
Lorsqu’il lui ouvre sa porte, Elle est là, simplement et naturellement là, présente et belle dans sa présence. En une chorégraphie inconsciente, leurs bras se tendent et se détendent, elle se retrouve enlacée contre lui, dans un silence et une plénitude où ils se sentent vivants. Le temps s’est arrêté sur cet instant de rencontre de leurs besoins de tendresse et d’amour.
La musique d’I Muvrini, signe l’instant passé : reprise du contrôle, Elle aime ça, contrôler, met la distance optimale pour éviter que… La relation est à ce jour platonique et seuls les cœurs vibrent, éviter que les bouches ne se trouvent, que les corps (et l’esprit) ne s’échauffent.
Engrossée de cette parole maternelle à laquelle Elle s’était identifiée, Elle ne savait ni la confiance ni l’amour en l’homme, ne pouvait se concevoir qu’en tant qu’objet de plaisir, se représentait l’attrait physique qu’Elle engendrait comme menace de dévoration par un prédateur masculin.
Il avait lui-même tellement vécu la dépossession de son corps et sa déshumanisation, qu’il comprenait ses peurs et ses angoisses inconscientes, qu’il imaginait à la source d’inhibitions, de colères sourdes ou de mouvements de déprime intérieurs. Comme lui, Elle vivait cachée, cependant qu’Elle exhibait son corps.
Leur rencontre semble davantage une symbiose de l’esprit. Les corps se rencontreraient, s’ils le désiraient, plus tard, dans la surprise d’un instant d’abandon. Il veut la liberté d’apprendre à l’aimer telle qu’Elle se présente à lui, découvrir ce qu’Elle lui offre d’Elle, parcelle après parcelle, dans une intimité confiante, dépourvue d’entraves et de réserves. L’échange sexuel, s’il advenait, serait alors une communion qui les nourrirait chacun de l’