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Joséphine a seize ans en 1840 quand son père, juge royal, est nommé en Guadeloupe. Comme la plupart des colons de l'époque, la famille s'installe dans une habitation sucrière, et la jeune fille découvre la vie sur l'île au milieu des esclaves, sur les flancs de la Soufrière. Peu après son arrivée, elle s'approche d'un fromager, un arbre majestueux connu aux Antilles pour abriter le diable et des monstres terrifiants : les soucougnans. Dès lors, Joséphine est vue d'un très mauvais oeil par la population locale. Apprenant par hasard que le précédent propriétaire a été empoisonné, elle décide, avec l'aide de son ami métis Gabriel, de mener l'enquête pour découvrir la vérité. Ils se retrouvent très vite confrontés aux croyances des habitants ainsi qu'à des événements inattendus...
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Seitenzahl: 258
Veröffentlichungsjahr: 2023
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Chapitre 1 : LA TRAVERSÉE
Chapitre 2 : L’HABITATION
Chapitre 3 : LA SOUFRIÈRE
Chapitre 4 : LA SORCIÈRE
Chapitre 5 : LE GOUVERNEUR
Chapitre 6 : LE GRAND-PÈRE
Chapitre 7 : L’APPARITION
Chapitre 8 : LA PRISONNIÈRE
Chapitre 9 : LE CONTREMAÎTRE
Chapitre 10 : LE SOUCOUGNAN
Chapitre 11 : LA CABANE
Chapitre 12 : LA BATTUE
Chapitre 13 : LA CONFRÉRIE
Chapitre 14 : LE CACHOT
Chapitre 15 : LE PRÊCHEUR
Chapitre 16 : LA TRAQUE
Chapitre 17 : L’APOTHICAIRE
Chapitre 18 : LE POISON
Chapitre 19 : LE RETOUR
Chapitre 20 : LA VENTE
Chapitre 21 : LA LIBÉRATION
Chapitre 22 : LA VENGEANCE
Chapitre 23 : LA CONFRONTATION
Chapitre 24 : L’ÉPILOGUE
NOTE DE L’AUTEUR
Le Nouveau Monde.
C’était comme ça que Marguerite l’avait appelé la dernière fois que je l’avais vue. Et elle avait des étoiles dans les yeux en l’évoquant.
Malheureusement, c’était la seule. Toutes mes autres cousines présentes pour cette journée d’adieu, au début de l’été 1840, m’avaient regardée avec des airs de compassion qui n’auraient pas été pires si je leur avais annoncé que j’étais condamnée à mort :
— Mais Joséphine, il y a des maladies terribles làbas, la fièvre jaune, le scorbut ! avait dit Marie.
— Et des insectes dont le venin te tue en quelques minutes ! Des araignées énormes aussi, avait renchéri Jeanne.
— Et des hommes sauvages qui viennent d’Afrique et qui mangent de la chair humaine.
J’avais lu dans le regard de Claire, la plus jeune, de l’effroi en entendant ces mots et j’avais fait mine de ne pas être affectée, tentant de faire bonne figure :
— Mais il y a le beau temps toute l’année et la mer est toujours chaude.
Elles ne semblaient pas penser que cette contrepartie était suffisante, car elles continuaient d’afficher des visages grimaçants.
— Avec des requins ? avait demandé Claire de sa toute petite voix.
Je me souviens que j’avais laissé échapper une moue : à ce moment-là, je n’avais pas su lui répondre, mais cette idée m’avait fait peur, anéantissant du même coup mon seul argument positif.
À présent, je savais ce que j’aurais dû lui avouer : oui, il y aurait des requins, et des gros même, de plusieurs mètres de long, si j’en croyais les paroles du marin qui, devant moi, venait d’en sortir un de l’eau en affirmant qu’il était petit alors que je le trouvais déjà très impressionnant.
Où avais-je vu ce requin, vous demandez-vous ? Sur le bateau, alors que nous faisions route pour les Antilles, avec toute ma famille, où nous devions passer quelque temps, mon père ayant été appelé en Guadeloupe sur un poste de juge royal pour trois années au moins. Ce n’était pas notre premier déménagement suite à une nomination, mais c’était la première fois hors de métropole.
Cette traversée de l’Atlantique fut la chose la plus ennuyeuse de toute ma vie. À bord de la frégate le Mogador, un trois-mâts effilé à la coque noire avec une bande blanche sur toute sa longueur, nous mîmes quatre semaines à rejoindre la Martinique, puis la Guadeloupe depuis Brest. Quatre semaines d’un ennui profond où nous alternâmes promenades sur le pont – dont le tour était quand même vite fait – et jeux divers, principalement les dés, mais pas seulement.
Le reste du temps, je pensais à tout ce que j’avais laissé derrière moi, en métropole : mon école, mes cousines, mes amies, ma vie en somme... puis j’imaginais ce que j’allais trouver là-bas, me remémorant tout ce qu’on racontait sur les Colonies.
Du haut de mes seize ans, cet âge où je n’étais plus une enfant sans pour autant être une femme, c’était un changement majeur, comme un grand tremblement de terre au milieu de cette période instable qu’est l’adolescence. Avec tout ce que j’avais entendu, je craignais de faire ce long voyage pour me retrouver enfermée dans une prison dorée sans voir personne, alors que je voulais embrasser la vie à pleines dents et découvrir le reste du monde.
La question épineuse de l’esclavage aussi me posait problème. Je savais que nous allions avoir des esclaves de couleur dans notre habitation 1. On m’avait raconté des histoires terribles, aussi bien sur les châtiments de ceux qui désobéissaient que sur leurs conditions de vie et cela m’effrayait. Je ne savais pas à quoi m’attendre et je m’imaginais des Africains immenses et musculeux qui me détestaient à cause de ma position et me voulaient du mal. J’avais peur d’être moi-même amenée à faire des choses qui me répugnaient et qui pouvaient aggraver encore davantage leur haine à mon égard.
Sur le bateau, mon père ne paraissait pas en proie à ce genre d’inquiétudes. Il jouait presque continuellement aux échecs avec un autre voyageur et semblait se plaire autant qu’en vacances, ce qui n’était pas mon cas. Heureusement, j’avais avec moi ma petite sœur Louise, alors âgée de douze ans, pour me tenir compagnie et partager ce calvaire. Le début du voyage avait d’ailleurs été bien plus dur pour elle, car souffrant du mal de mer comme beaucoup d’autres passagers, elle avait commencé par trois jours affreux à rendre tout ce qu’elle ingurgitait.
Notre cabine, prévue pour les hôtes de marque, était pourtant parmi les plus stables du navire, située le plus en haut et au centre de la frégate. Ceux qui étaient dans les espaces communs tout à l’avant étaient bien plus secoués et devaient supporter des odeurs infectes : l’eau douce rationnée à bord faisait qu’il était hors de question de se laver trop souvent. Je vous laisse imaginer ce que cela peut donner après un mois dans un dortoir de plusieurs dizaines de personnes ! Il paraît d’ailleurs que le voyage aurait pu durer une semaine de plus s’il n’y avait pas eu assez de vent... Quelle horreur !
Du côté des choses agréables, il y avait le ballet des dauphins qui accompagnaient parfois le bateau, sautant – presque volant – à l’avant comme s’ils avaient voulu nous montrer le chemin. Je n’oublierais pas non plus la baleine que nous avions aperçue, nageant tranquillement après avoir craché l’eau de son évent.
La pêche aux gros poissons au cours de la traversée était aussi un spectacle qui valait le coup d’œil, surtout la fois où ils avaient remonté le fameux requin. Nous étions d’autant plus intéressés par le résultat de ces pêches que nous savions que ce poisson frais viendrait agrémenter nos assiettes le soir même, et au bout de trois semaines de mer, il n’y avait plus rien de frais dans les cales : les gâteaux secs qui nous régalaient les premiers jours étaient devenus tout mous et commençaient à grouiller de petits vers si bien que j’avais refusé d’en manger dès que j’avais compris de quoi il s’agissait.
Mais, pour être franche, le meilleur moment du voyage fut celui où je vis un homme pointer son doigt à l’avant du bateau en criant « Terre ! ». Il me fallut quelque temps pour moi aussi apercevoir le relief de l’île de la Martinique se dessiner dans le ciel au-dessus de l’horizon et je sentis en même temps mon moral et mes forces revenir : comme j’étais heureuse d’enfin accoster de l’autre côté de l’Atlantique !
Bien sûr, cela avait pris encore une journée complète pour débarquer les passagers qui restaient sur cette première île – et les caisses qui allaient avec – avant de repartir pour atteindre notre destination, mais à partir de ce moment-là, nous avions presque toujours une côte à l’horizon qui nous rappelait que le chemin était presque fini et que la terre ferme n’était pas loin. Bientôt, ce fut bien la Guadeloupe que nous eûmes en ligne de mire et je ne pus décoller mes yeux de ses contours pendant les deux dernières heures du voyage.
En approchant de la côte, je fus impressionnée en découvrant que l’île n’était en fait qu’une gigantesque montagne entourée de nuages qui surplombaient la ville. Nous étions tous sur le pont, appuyés sur le bastingage pour admirer la vue. Mon père était à côté de moi, avec ma mère et ma sœur Louise. Au niveau de la mer, tout en bas le long de l’océan, il y avait des bâtiments partout, puis en montant en pente douce, par certains endroits, des quartiers ressortaient au milieu de la végétation luxuriante pour finir par le sommet de la montagne, aux reliefs abrupts, qui, même s’ils étaient verts, ne présentaient plus d’arbres, mais simplement des herbes rases.
L’homme avec qui mon père jouait aux échecs était déjà venu plusieurs fois et il crut bon de nous expliquer :
— La ville en bas, c’est Basse-Terre, comme son nom l’indique. Les villes sont de ce côté-ci de l’île, car la Soufrière les protège des vents dominants, dit-il en pointant son doigt vers l’immense volcan. Toi, tu m’as dit que tu allais à Matouba : c’est le dernier quartier avant le sommet, au-delà de la Rivière noire.
Je regardai la montagne qui se dressait devant nous : il y avait donc des maladies, des bestioles, des requins et… un volcan ! Décidément, cette terre m’apparaissait très inhospitalière.
— Est-ce que la Soufrière crache encore de la lave ? osai-je demander naïvement.
— Il y a eu une éruption il y a une quarantaine d’années, répondit l’homme, c’était surtout de la vapeur et des fumées qui sont sorties. Mais oui, le volcan est actif et il y a régulièrement des tremblements de terre de la vyé madanm comme ils disent ici.
— La vyé madanm ? répétai-je comme je le pouvais.
— La vieille dame, traduisit-il en riant avant de continuer avec un accent forcé. Va falloi’ se met’ au cwéole, Mad’moisel’. C’est une façon de parler assez particulière, mais vous vous y ferez vite.
— En tout cas, ne t’inquiète pas, me rassura mon père, nous ne craindrons rien là où nous habiterons.
Nous continuâmes à observer ce spectacle magnifique jusqu’à apercevoir le port, puis les quais où la frégate accosta en ce premier mardi d’août 1840.
Ce qui me marqua le plus, en arrivant à terre, au milieu de la foule, ce fut les travailleurs africains à peine vêtus, le torse nu et reluisant, qui s’affairaient partout autour de nous sans que personne n’y prête attention, pendant que les hommes et femmes apprêtés, blancs ou de couleur, restaient là sans rien faire sous des ombrelles, en attendant que tout soit prêt pour eux.
La deuxième chose qui me surprit et m’impressionna fut sans conteste la beauté des femmes de couleur et de ces robes qui leur enserraient la taille, laissant à découvert un morceau de leurs jupons brodés. Il n’y avait pas que leurs robes, d’ailleurs : il y avait aussi leurs coiffes de madras aux pliures soignées, et leurs coiffures très travaillées. L’ensemble, mélangeant les couleurs les plus vives, était d’un esthétisme troublant : ces costumes avaient le caractère de celles qui les revêtaient et qui affichaient une fierté sans faille et magnifique.
Sur le quai, outre les voyageurs, il y avait donc toute cette population qui s’affairait soit à accueillir des passagers, soit à décharger les cales pleines de produits de métropole et que la colonie attendait avec impatience. Tout cela fourmillait de vie et j’étais un peu déstabilisée, accrochée à mes parents comme si j’avais six ans. J’avais peur de me retrouver seule et de me perdre dans cette foule variée et immense, mélangeant hommes et femmes, maîtres et esclaves, adultes et enfants, travailleurs et voyageurs, qui grouillaient comme des abeilles dans une ruche.
Rapidement, nous fûmes pris en charge par un certain monsieur Guiton, envoyé par l’administration, qui nous fit monter dans une voiture à laquelle deux chevaux étaient attelés. Nous attendîmes un peu avant de quitter le port, le temps que deux hommes à la peau d’un noir intense et aux physiques impressionnants soient allés chercher nos affaires dans notre cabine sur la frégate et les eurent rapportées jusqu’à l’attelage.
Nous nous mîmes alors en route et je regardai la ville puis la campagne qui défilait autour de moi. Je me surpris au bout d’un moment à piquer du nez malgré tous ces nouveaux paysages qui s’offraient à moi, toutes ces variétés d’arbres et de plantes dont je ne connaissais pas les noms.
J’étais tout simplement épuisée.
Pendant la deuxième partie du trajet, je gardai les yeux fermés. Je me disais que mon premier calvaire, ce voyage interminable, allait enfin prendre fin. Moi qui ne croyais pas vraiment au Dieu dont on me forçait à chanter les louanges tous les dimanches, je lui adressai quand même une petite prière à ce moment-là, pour lui demander que la vie sur l’île ne soit pas plus dure que celle sur le bateau.
J’ignorais alors que la suite serait bien plus difficile et que, comme mon père le pensait, la traversée n’était que le calme avant la tempête.
1 - Le terme « habitation », aux Antilles, désignait l’ensemble d’une propriété contenant une exploitation agricole.
Nous arrivâmes à la propriété, dans le quartier de Matouba, en fin d’après-midi. Le chemin pour y parvenir était plutôt abrupt, cahoteux et très peu large : la végétation de part et d’autre de la voie était touffue et la voiture frottait les longues feuilles, me donnant l’impression d’être dans un tunnel. Sur la fin, j’eus peur que nous ayons à descendre pour alléger le véhicule – voire le pousser – mais les deux chevaux, bien qu’étant à la peine, firent jouer la puissance de leurs muscles et eurent raison de cette route aux innombrables nids-de-poule.
Arrivés à bon port, nous nous retrouvâmes sur un terrain plat sur lequel reposait la maison principale de l’habitation, une belle demeure en pierre de roche sombre, couleur que je n’avais encore jamais vue pour une construction : j’appris plus tard qu’il s’agissait de roche volcanique, en raison de la proximité de la Soufrière.
Tout autour du bâtiment, plusieurs hommes et femmes de couleur s’activaient à diverses tâches. Leurs habits étaient loin des couleurs chatoyantes que nous avions vues à Basse-Terre. Les femmes étaient vêtues d’une jupe de toile épaisse, d’une chemise sale et d’un mouchoir noué recouvrant les cheveux, et les hommes d’un pantalon du même tissu grossier, d’une chemise également, ainsi que d’un chapeau de paille. Personne n’avait la tête nue à cette heure de la journée, afin de s’abriter du soleil encore féroce.
Alors que l’attelage s’arrêtait, un homme s’approcha de nous. Il sortait du lot, parmi les autres, vêtu d’un habit plus propre et plus raffiné, mais aussi par la couleur de sa peau, blanche comme la nôtre : ce fut lui qui vint ouvrir la porte de la voiture afin de nous accueillir, avec un beau sourire et un français sans faute, mais teinté d’un accent indéniable :
— Bonjour monsieur, madame, mesdemoiselles. Je m’appelle Jean et je suis le contremaître en charge de l’habitation. Bienvenue chez vous, j’espère que vous avez fait bon voyage et que vous vous plairez ici.
— Merci, Jean, pour cet accueil, répondit mon père en le saluant. Je suis Antoine Léger et voici ma femme Amélie, ainsi que mes filles Joséphine et Louise.
Quand nous fûmes tous descendus de voiture, Jean commença à nous présenter le domaine d’un simple geste de la main :
— Ce n’est là qu’une partie des esclaves attachés à la plantation. La plupart sont affectés pour la sucrerie, soit dans les champs, soit dans l’usine. J’ai préféré les laisser au travail plutôt que de les regrouper pour votre arrivée.
— Vous avez bien fait, rétorqua mon père. J’aurai l’occasion de les rencontrer plus tard et toute cérémonie est inutile. D’ailleurs, mon collègue m’a dit le plus grand bien de vos services, et c’est en pleine confiance que j’arrive et que je vous laisse continuer à faire tourner les affaires, le temps que je prenne mes marques.
— Cette confiance m’honore, répondit Jean en se courbant devant mon père.
Pendant qu’ils parlaient et échangeaient des politesses pour moi sans intérêt, je m’arrêtai sur les hommes et les femmes qui nous entouraient et qui nous observaient du coin de l’œil en silence. Il n’y avait là qu’une vingtaine de personnes – alors que je savais bien que l’endroit devait compter plus de cent esclaves – mais je réalisai à ce moment-là que ce n’étaient pas juste des hommes, comme je me l’étais imaginé. Il s’agissait de familles entières : parents, enfants et même grands-parents, vu la femme qui jardinait dans un coin, d’un âge si avancé qu’elle aurait dû être au repos.
Partout où se posait mon regard, je ne voyais que des visages marqués par le travail, la fatigue, les années, le soleil et que sais-je encore, portant des vêtements eux-mêmes fatigués et qui étaient probablement leur seul bien…
Ma mère me poussa un peu pour m’encourager à avancer, car j’étais restée en arrêt alors que Jean s’approchait de la grande maison. Je suivis le mouvement jusqu’à ce que le contremaître s’arrête devant un petit groupe d’une dizaine de personnes qui attendait en silence, presque au garde-à-vous :
— Voici le personnel dédié à la maison principale. Ils seront là pour vous servir au quotidien.
Dans ce groupe, je remarquai aussitôt, au milieu des adultes, un adolescent qui devait avoir mon âge. Il était grand et seuls les traits fins de son visage et l’absence de pilosité trahissaient sa jeunesse. Sa peau était bien plus claire que celle des autres qui l’entouraient. Il semblait attentif aux moindres détails, scrutant nos visages comme s’il cherchait à lire au plus profond de nos âmes. Je crus déceler dans son regard une grande vivacité d’esprit. Quand nos yeux se croisèrent, je ne sus si je devais lui sourire ou pas. Quelques minutes auparavant, j’avais entendu le mot « esclave » : avais-je le droit d’être amicale avec un esclave ? Ce terme me perturbait et je ne savais pas comment me comporter. Mon père m’en avait pourtant parlé plusieurs fois, mais je n’arrivais pas à m’y faire. Sur le bateau, déjà, il avait essayé de dédramatiser :
— Là-bas, c’est de cette façon que ça fonctionne. Il faut les voir comme les ouvriers d’une usine ou les domestiques d’une maison.
Mais un autre jour, il m’avait aussi expliqué que les blancs ne jouaient pas avec les gens de couleur et qu’on ne pouvait pas faire n’importe quoi… ce qui faisait que je n’étais vraiment pas à l’aise, d’autant qu’il utilisait souvent des mots tels que « caste », « devoir » ou « rang » contre lesquels je m’étais toujours insurgée, déjà en métropole, au grand dam de mes parents.
Cette réalité me sauta en pleine face à ce moment-là, devant ces pauvres bougres qui travaillaient sous le soleil brûlant, se demandant certainement en nous voyant arriver si nous étions des gens corrects ou encore une de ces familles de colons hautains et vaniteux comme tant d’autres… Ce fut tout cela que je lus dans le simple regard du garçon à la peau café au lait, tout le malaise généré par cette relation toxique et contre nature d’un maître et de son esclave. Je sus alors que rien ne serait facile, et j’aurais voulu avoir le courage de m’avancer vers lui, pour lui dire de ne pas s’inquiéter, que nous n’étions pas comme ça et que tout se passerait bien. Je n’en fis rien, car je ne le pouvais pas : tout était en place pour que je me retrouve déjà enfermée dans ce rôle de jeune fille guindée qui était le mien, même s’il ne me convenait pas du tout.
Jean nous accompagna pour faire le tour de la grande maison. Elle était de plain-pied, et ce qui me marqua le plus, ce fut que les fenêtres n’avaient pas de vitre, seulement des persiennes pour protéger du soleil dans la journée. Jean nous expliqua que le mieux, une fois le jour fini, était de bien laisser tout ouvert pour permettre aux vents de circuler librement, afin de profiter de la fraîcheur, même relative, de la nuit.
— La maison est bâtie selon l’orientation des vents dominants, afin d’être parfaitement aérée.
— Mais si un voleur rentre pendant qu’on dort ? demanda Louise.
— Nous sommes plus de cent cinquante dans l’ensemble de la propriété, mademoiselle, alors ne vous inquiétez pas, avait-il rétorqué, amusé. Personne ne viendra s’aventurer ici, c’est trop bien gardé !
Les adultes eurent ce petit sourire de connivence qui voulait dire que ma sœur était bien naïve d’imaginer une chose pareille. C’était sans doute une façon pour eux de l’apaiser. Je souris aussi par mimétisme. Sur le moment, j’avais pourtant pensé exactement à la même chose qu’elle en voyant ces grandes ouvertures qui ne me rassuraient pas du tout. Mais contrairement à elle, je n’avais pas osé poser la question.
En regardant justement vers l’extérieur, j’aperçus encore l’adolescent métis qui semblait flâner autour de la maison tout en nous observant du coin de l’œil.
— Qui est-ce ? demandai-je à Jean en le désignant à un moment où il tournait les yeux dans une autre direction.
— C’est Gabriel, le fils de Marcella, la cuisinière. C’est un mulâtre.
Devant mon air d’incompréhension, il m’expliqua :
— Un mulâtre est le mélange d’une personne blanche et d’une autre noire. Sa mère, Marcella, est une négresse, son père était un blanc.
Mon père regarda Jean avec un petit sourire, comme s’il lui demandait implicitement quelque chose. Jean le remarqua et leva les bras en l’air, dévoilant d’un coup toutes ses dents :
— Ah non, ce n’est pas moi, je vous le promets ! se défendit-il en riant. Ça ne fait que dix ans que je suis sur la plantation et ce garçon a quand même quelques années de plus.
Jean continua la visite. La maison était très soignée et je fus même surprise de découvrir un raffinement certain dans les objets de décoration et le mobilier. La vaisselle de porcelaine, par exemple, était magnifique. Jean expliqua que les bateaux apportaient des marchandises des États-Unis et des métropoles européennes et que même si tout était assez cher, on trouvait des boutiques très bien fournies sur l’île, et qui suivaient les dernières modes des grandes capitales du monde.
Le contremaître semblait être un homme simple et franc, et il me fit bonne impression. Après avoir fait le tour de la maison, il nous fit découvrir le reste de la propriété. Mon père et lui discutèrent de beaucoup d’éléments techniques concernant le fonctionnement de la sucrerie, ce qui ne m’intéressait pas le moins du monde. En revanche, ce fut l’occasion pour moi de voir les cases des esclaves, organisées en petites rues comme un campement. Ils nous regardaient passer sans rien dire, continuant à exécuter leurs tâches. Nous vîmes également de jeunes enfants courir autour de ces maisons de fortune : il y avait vraiment des esclaves de tous âges. Avec ma sœur Louise, nous étions quelques mètres derrière les adultes, plus occupées à contempler notre nouvel environnement qu’à nous intéresser aux procédés de fabrication du sucre et du rhum, rhum que mon père goûta d’ailleurs avec délectation, alors que je trouvai les vapeurs plutôt désagréables.
À la fin de la visite, nous étions entre l’usine et notre maison quand mon regard fut attiré par un arbre majestueux, immense, d’une quarantaine de mètres au moins, qui dominait les autres arbres dans un espace verdoyant où, curieusement, il n’y avait personne. Son tronc à l’écorce ridée était couvert d’épines. Fascinée, je m’approchai pour les toucher afin de sentir à quel point elles étaient piquantes, et c’était bien le cas : voilà un arbre auquel on n’avait pas envie de se frotter.
Tout sourire, la main sur l’écorce, je me retournai pour appeler ma sœur, lorsque je vis Gabriel, devant la maison, qui me toisait étrangement. Puis balayant le paysage du regard, je me rendis compte que tous les esclaves présents avaient interrompu ce qu’ils faisaient, s’étaient ostensiblement redressés, me fixant avec un air effrayé.
Jean s’en aperçut et se retourna pour voir ce que tous observaient. Lorsqu’il me vit, il eut l’air horrifié lui aussi et vint vers moi en m’appelant :
— Mademoiselle, venez par ici, il ne faut pas rester là.
Il s’arrêta à bonne distance, ne souhaitant pas s’approcher davantage, attendant visiblement que je fasse le reste du chemin. Je le rejoignis sous les regards réprobateurs des esclaves présents.
— Cet arbre est maudit, mademoiselle. C’est un fromager, m’expliqua-t-il, gêné. Les gens du pays pensent que le diable y habite et que ceux qui s’en approchent veulent pactiser avec lui. Il est connu pour abriter de terribles créatures, comme des soucougnans. Il y a des croyances, dans les îles, vous savez… Il faut faire attention.
Vu son air apeuré, je me demandai si lui aussi croyait à ces histoires de diable. Sur le moment, je n’osai pas le questionner sur ce qu’était un soucougnan, mais visiblement, ça devait être quelque monstre maléfique. Essayant de cacher ma mine déconfite, je rejoignis les autres, observant du coin de l’œil les esclaves qui reprenaient leurs tâches en secouant la tête, tandis que d’autres discutaient en regardant dans ma direction. J’avais l’impression que tout le monde pouvait lire mon malaise, mais je devais continuer à faire comme si de rien n’était si je ne voulais pas voir mes joues se recouvrir de larmes.
Personne ne me reparla de cet événement ce jour-là, mais je savais au fond de moi que je n’aurais pas pu faire pire. Mon arrivée dans la plantation n’était vraiment pas passée inaperçue… Et quand le soir venu, je me retrouvai enfin seule dans ma chambre, je m’effondrai, en pleurs, relâchant toute la pression de cette histoire, mais aussi de l’ensemble du voyage pendant lequel nous étions restés en permanence les uns sur les autres.
Les premiers jours sur l’île furent difficiles.
Du côté des bonnes surprises se trouvaient toutes les saveurs nouvelles que l’on devait apprivoiser, préparées et servies par la merveilleuse Marcella, la mère de Gabriel, qui nous régalait les papilles de calalou, un genre de bouillon de crabe, de féroce, un mélange de manioc et de morue grillée, ou encore de ses acras au titiris, ce petit poisson argenté qu’on trouvait facilement sur les marchés. Même les vers de palmistes, de gros vers à la tête noire, grillés directement au feu sur une broche, et qui m’avaient dégoûtée de prime abord, finirent par avoir mon approbation. C’était tout un panel de nouvelles viandes, comme la tortue ou le manicou, mais aussi de nouveaux fruits ou légumes exotiques, qui atterrissaient dans nos assiettes pour notre plus grand plaisir.
Mais nous ne passions pas nos journées à manger et le reste du temps me paraissait triste et morne. Je faisais quelques jeux avec Louise, mais finalement, j’avais l’impression d’être, comme dans le bateau, prisonnière d’un espace clos et très limité, alors qu’il y avait tant à découvrir : la mer que l’on apercevait au loin, la montagne derrière la maison, la faune et la flore de l’île, encore inconnues pour moi.
Je n’osais pas m’aventurer dans la propriété et mon père nous avait recommandé de ne pas nous y promener seules. De toute façon, mon premier contact avec les esclaves avait été difficile à cause de l’arbre au tronc épineux et je ne me sentais pas prête à ressortir ni à affronter à nouveau leur regard.
Gabriel restait toujours à proximité de la maison, ce qui faisait que je le voyais très souvent. Il semblait ne rien faire de ses journées, à part lire et observer tout ce qui se passait autour de lui. Il lui fallut deux jours avant de m’adresser la parole, à un moment où j’étais seule dans une balancelle des galeries extérieures.
— Tu t’ennuies ? me demanda-t-il en guise de prise de contact.
— Un peu...
Je fus surprise d’entendre sa voix, d’autant qu’elle était totalement dépourvue d’accent.
— C’est normal, nous sommes pareils tous les deux. Moi aussi je m’ennuie souvent.
— Pareils ? Mais non, nous ne sommes pas pareils... répondis-je spontanément.
Je regrettai aussitôt ma réplique dédaigneuse, mais en même temps, je ne comprenais vraiment pas pourquoi il disait cela : il devait bien se rendre compte que j’avais la peau blanche et que j’étais du côté des colons et que lui était de l’autre côté, même si sa peau était un peu plus claire que celle de ses congénères.
Il me fixa intensément, avec ce regard vif et perçant que j’avais remarqué quand je l’avais vu le premier jour :
— Nous sommes tous les deux seuls. Tu es seule parce que tu n’as personne de ton âge et de ta couleur de peau. Et moi aussi, je n’appartiens à aucun groupe ici, trop clair pour les uns, trop sombre pour les autres. Je suis le seul mulâtre de la sucrerie.
Je fus abasourdie par sa réponse. Je n’avais jamais imaginé que Gabriel, qui était fils d’esclave noire, pouvait ne pas faire partie de la communauté en raison de sa peau trop claire. Mais n’étant pas à l’aise sur le sujet des couleurs de peau, je préférais dévier la discussion :
— Tu ne peux pas sortir d’ici ? Descendre jusqu’à la mer ou faire un tour sur la montagne ?
— Ça m’arrive d’aller dans les montagnes, même si maman n’aime pas trop ça. Elle a peur que je tombe sur des marrons.
— Des marrons ?
— Des esclaves qui se sont échappés de leurs habitations et qui vivent dans la nature pour survivre. Mais ceux-là ne viendraient pas si près du cratère de la Soufrière, il y a trop peu de nourriture. Ils partent dans les endroits plus sauvages de l’île, où il y a de quoi manger et où personne n’ira les attraper.
— J’aimerais bien faire un tour dans la montagne. Tu me montrerais ?
— Bien sûr, répondit-il avec un sourire. Mais il faudra que ton père accepte.
— Ça, j’en fais mon affaire.
J’étais certaine que mon père ne me refuserait pas cette demande, surtout alors que nous venions d’arriver et qu’il savait que je me sentais seule. Quand il demanda conseil à Jean le soir même pour organiser cette sortie, ce dernier le prévint que le chemin pouvait être dangereux, mais ne tenta pas vraiment de le dissuader. Il précisa juste que Louise était trop jeune pour participer, l’aller-retour nécessitant la journée complète pour de bons marcheurs, et donc qu’il était trop aléatoire d’y emmener des enfants.
Le contremaître se proposa pour accompagner l’expédition et assurer lui-même ma sécurité avec l’aide de trois ou quatre esclaves triés sur le volet et qui connaissaient bien les lieux pour y être allés plusieurs fois, ce qui me rassurait aussi.
Et c’est ainsi qu’une semaine après, nous partîmes au lever du soleil, à l’assaut du volcan. Si c’était l’heure à laquelle je me levais quotidiennement, j’eus pourtant plus de mal ce jour-là, car l’excitation de cette aventure m’avait empêché de fermer l’œil jusque tard dans la nuit.
Nous étions six : Jean, trois hommes de couleur dans