Jour maudit à l'île Tudy - Anne-Solen Kerbrat - E-Book

Jour maudit à l'île Tudy E-Book

Anne-Solen Kerbrat

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Beschreibung

Le corps d'une jeune femme est retrouvé dans le blockhaus de la dune de l'Île-Tudy.

Il est des lieux de sinistre mémoire… Ainsi en est-il de ce blockhaus qui défigure la dune de l’Île-Tudy, en sud-Finistère. Lorsqu’on y découvre un corps sans vie, étrangement mutilé, c’est l’émoi dans le paisible petit port, d’autant que la victime était une jeune femme sans histoire… À charge alors pour les fidèles Perrot et Lefèvre, secondés par la frêle Colombe, de démêler l’écheveau qui les mènera au cœur de cercles sataniques. Il est des lieux de sinistre mémoire… Alors quand Le Diable s’en mêle…

Découvrez sans plus attendre une nouvelle enquête pour Perrot et Lefèvre au cœur de cercles sataniques.

EXTRAIT

Le silence était pesant, entrecoupé seulement par le cliquetis cruel des instruments qu’on laissait retomber dans les bacs. Pour qui n’était pas familier des lieux, l’atmosphère saturée d’émanations de désinfectant piquait les yeux et le nez. La fraîcheur qu’accentuait encore le carrelage blanc courant sur les murs, faisait frissonner. À moins que la cause de ce frémissement ne soit à chercher ailleurs : dans l’appréhension irrationnelle et viscérale de la mort.
La tête coiffée d’un bonnet chirurgical et le corps vêtu d’une longue blouse blanche, Régis Lenôtre était penché au-dessus de la table d’examen. Autour de lui, les chariots métalliques surchargés de matériel de dissection rutilaient. Le linoléum brillant était impeccable - miroir improbable d’une issue non fatale. Les lèvres du légiste s’activaient comme s’il se fût entretenu avec un interlocuteur ordinaire. Vision étrange, presque dérangeante. Plongé dans ses pensées, le médecin n’avait pas entendu l’officier entrer. Il parlait à la victime ou peut-être à lui-même, en un désir inconscient d’amener un peu d’humanité et de normalité dans un laboratoire peuplé de fantômes. Pourtant, en s’approchant davantage, le policier s’aperçut que le ton du monologue était rythmé, mélodieux : en réalité, le légiste murmurait un poème. Aussi surprenant que cela puisse paraître, l’âme romantique du légiste s’accommodait du spectacle de la mort et y trouvait même une source d’inspiration.
« Laisse-moi respirer longtemps, longtemps,
L’odeur de tes cheveux,
Y plonger tout mon visage, comme un homme
Altéré dans l’eau d’une source,
Et les agiter avec ma main comme un mouchoir
odorant,
Pour secouer des souvenirs dans l’air. »

À PROPOS DE L'AUTEURE

Anne-Solen Kerbrat est née en 1970 à Brest, et a d’abord vécu entre Côtes d’Armor et Finistère sud.
Professeur d’anglais dans le secondaire puis le supérieur, elle est passée par le Val d’Oise, la Charente-Maritime et le Bordelais avant de poser ses valises à Nantes.
Elle se consacre aujourd’hui à l’éducation de ses quatre enfants, à la traduction et… à l’écriture.
Son style féminin, à la fois sensible et incisif, et la qualité de ses intrigues sont régulièrement salués par la critique. Son premier roman a été récompensé par le Prix du Goéland Masqué en 2006.

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ANNE-SOLEN KERBRAT

Jour maudit

à l’Île-Tudy

DU MÊME AUTEUR

n°1 - Dernier tour de manège à Cergy

n°2 - Mi amor à Rochefort

n°3 - Jour maudit à l’Île-Tudy

n°4 - Bordeaux voit rouge

n°5 - Saint-Quay s’inquiète

n°6 - Cure fatale à Nantes

n°7 - Par-delà les grilles

n°8 - Là où tout a commencé

Retrouvez ces ouvrages surwww.palemon.fr

Dépôt légal 1ertrimestre 2016

ISBN : 978-2-372601-19-1

CE LIVRE EST UN ROMAN.

Toute ressemblance avec des personnes, des noms propres,

des lieux privés, des noms de firmes, des situations existant

ou ayant existé, ne saurait être que le fait du hasard.

Aux termes du Code de la propriété intellectuelle, toute reproduction ou représentation, intégrale ou partielle de la présente publication, faite par quelque procédé que ce soit (reprographie, microfilmage, scannérisation, numérisation…) sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause est illicite et constitue une contrefaçon sanctionnée par les articles L 335 2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle. L’autorisation d’effectuer des reproductions par reprographie doit être obtenue auprès du Centre Français d’Exploitation du droit de Copie (CFC) - 20, rue des Grands Augustins - 75 006 PARIS - Tél. 01 44 07 47 70/Fax : 01 46 34 67 19 - © 2016 - Éditions du Palémon.

À mon mari,

À Charles, Hugues,

Chapitre 1

Mardi 17 décembre.

Le hurlement troua le silence. À la ronde, d’autres gémissements retentirent. Un long cri de gorge poussé à l’unisson. Le marcheur s’immobilisa, soudain saisi d’une sourde appréhension. Son chien se dressa sur ses pattes arrière, tétanisé. Puis, le setter à la robe fauve se précipita vers le bloc sombre qui défigurait la plage. Presque malgré lui, accompagné par le hurlement à la mort qui s’amplifiait, le marcheur suivit son chien…

Il glissait dans le sable qui se dérobait sous ses pieds. La nuit était tombée plus vite qu’il ne l’avait prévu. Il aurait dû se munir d’une torche. À nouveau, il manqua de chuter. Néanmoins, il continua, comme happé par quelque force obscure. Son chien marquait l’arrêt à présent. Son corps tendu laissait voir les muscles bandés prêts à rompre. Pour une raison quelconque, il avait cessé d’aboyer et ses congénères avaient fait de même. Son maître s’était rapproché. Le pelage ondulait par vagues sous l’effet des tressaillements de la bête. Elle était figée, muette. Il l’interpella. En vain.

Elle ne bougeait pas. Elle semblait faire le guet à l’entrée d’une grotte, Cerbère gardien des Enfers. En s’approchant, le promeneur reconnut la verrue qui défigurait la dune du Téven - le blockhaus qui témoignait du sacrifice des innocents… Il fit jaillir l’étincelle de son briquet et se força à avancer. Son cœur martelait sa poitrine, sa gorge était sèche. Mais il se contraignit à avancer. Il se heurta à son chien, prostré près d’une masse indistincte. Il avança encore d’un pas. Elle était étendue sur le sable parmi les détritus. Le bas du corps était dévêtu. Un œillet rouge était planté à l’intérieur des cuisses…

*

Colombe Faure gara sa Mini-Cooper vert bouteille sur le parking des quais. Il faisait déjà presque nuit bien qu’il fût à peine dix-huit heures. À l’approche de Noël, Quimper la fière brillait de tous ses feux. Les belles façades mêlant le granit et le bois laissaient passer les lumières à travers leurs hautes portes-fenêtres. À l’arrière, émergeant de l’obscurité naissante, les deux flèches de la cathédrale Saint-Corentin, joyau de l’art gothique flamboyant, se dressaient vers le ciel. D’immenses sapins enneigés ponctuaient la promenade le long de l’Odet. Le manteau blanc était factice mais l’illusion d’hiver canadien n’en était pas moins grande. Afin d’accentuer l’impression de magie, quelque décorateur fou avait eu l’idée d’installer au-dessus de l’Odet un traîneau tiré par ses rennes, semblant descendre des cieux. À son bord, un Père Noël géant à la longue barbe blanche bénissait la foule. Colombe s’arrêta, captivée. Deux semaines auparavant, elle avait emmené Clara et Simon, les deux enfants de son supérieur, Jean-Louis Perrot, dans les Jardins de l’Évêché adossés au flanc sud de la cathédrale. Là, des artistes avaient recréé, le temps des fêtes de Noël, le monde enchanteur des contes pour enfants. À l’abri des remparts, le jardin baignait dans une lumière phosphorescente que renvoyaient les sapins blancs. On se laissait envoûter par la voix mutine de Marlène Jobert racontant les péripéties d’Ali Baba ou de Cendrillon. Soudain, on sursautait lorsque des lutins bondissaient des buissons enneigés. Colombe, pour qui les fêtes de fin d’année avaient toujours eu un goût amer, s’était réjouie de lire le bonheur dans les yeux des deux bambins qu’elle accompagnait. Et elle devait reconnaître qu’elle s’était elle-même laissée prendre au jeu. À coup sûr, les enfants avaient le don de redonner de la couleur aux choses… À présent, bien qu’elle fût seule, elle se sentait néanmoins sous le charme de cette apparition surgie de nulle part.

Un vent coulis se glissa dans sa nuque. Elle remonta son col et s’arracha au spectacle à regret. Elle se hâta vers le commissariat. Elle était théoriquement en congé ce jour-là mais le commissaire Le Foll venait de la rappeler. Colombe avait obtempéré sans rechigner.

Cette journée devait être consacrée à l’achat des obligatoires cadeaux de Noël mais elle devait bien s’avouer qu’à part sa petite filleule Margaux, il n’y avait personne qu’elle eût envie de gâter. Son père ne souhaitait que des livres et sa mère avait encore eu la délicatesse de prévoir un séjour au soleil avec son dernier giton en date pendant les fêtes de fin d’année. Le jeune lieutenant salua le gardien en faction et grimpa quatre à quatre les deux étages menant au bureau du patron. Antonin Le Foll semblait dans tous ses états. Son teint naturellement rouge était cramoisi. Il tirait de longues bouffées de sa cigarette sans filtre. Il pouvait encore en profiter puisque l’interdiction de fumer dans les lieux publics n’interviendrait que dans un mois… Il aperçut Colombe qui patientait sur le seuil de son bureau et lui fit signe d’entrer. Il raccrocha, écrasa son mégot et s’éclaircit la gorge avant d’informer sa collègue :

— Colombe, Perrot, Lefèvre et vous allez avoir du pain sur la planche : on vient de m’avertir de la découverte d’un corps de femme dans le blockhaus sur la plage du Treustel à l’Île-Tudy. Un marcheur et son chien l’ont trouvée. L’homme avait un portable, il a composé le 17 aussitôt. On a prévenu les pompiers, ils sont déjà sur place.

— Dans quel état est le corps ? interrogea le jeune lieutenant d’une voix blanche.

— Partiellement dénudé, selon le témoin. Je n’en sais pas plus concernant son état de décomposition. Mais, même s’il a beau faire frais ces jours-ci, l’intérieur du blockhaus est humide, ce qui hâte le processus de putréfaction…

— Évidemment, approuva son interlocutrice. D’autres éléments ?

— Oui, un détail bizarre, la renseigna Le Foll, la victime avait une fleur rouge fichée dans l’entrecuisse…

— Hein ?

— C’est comme je vous le dis…

*

Ils laissèrent leur véhicule en contrebas de la dune et gravirent l’escalier de bois menant à la plage. Jean-Louis Perrot, après un passage éclair à Rochefort1, venait d’obtenir, en septembre, sa mutation au commissariat de Quimper. Il avait laissé son ex-femme Sofia et ses deux enfants dans le Val d’Oise où il avait œuvré de nombreuses années.2

Il était parvenu à convaincre son fidèle Hubert Lefèvre de le suivre en Bretagne. N’ayant aucune attache sentimentale en Charente-Maritime et aimant la nouveauté malgré des apparences rigides, le cadet avait accepté sans trop se faire prier. Marchant aux côtés du commandant Perrot, Colombe gardait le silence. Tandis qu’elle montait les marches, elle se souvenait avec un pincement au cœur de la dune telle qu’elle demeurait dans son souvenir - une sauvage colline plantée de pins et de genêts qu’aucun enclos ne délimitait.

Vingt ans plus tôt, sur le chemin de sable vallonné, elle pédalait, nattes au vent, accompagnée de sa sœur Marion et de leur cousine Morgane. À l’époque, rien n’arrêtait la vue. La dune piquée de genêts odorants descendait en pente douce vers la plage de sable blanc. On ne craignait pas encore l’océan et ses caprices. Mais les temps avaient changé. La tempête mémorable de 1987 avait fait comprendre aux propriétaires des villas sur la dune et en contrebas, que leur paradis était menacé. Il fallait faire barrage contre l’océan, l’empêcher de grignoter le littoral. Afin d’éviter que la presqu’île redevînt insulaire, la municipalité et la région avaient débloqué les fonds nécessaires à l’enrochement du littoral côtier et à la construction d’un mur brise-lames qui s’avançait dans la mer. Colombe promena le faisceau de sa torche alentour : aujourd’hui, la dune était grillagée, protégée des visiteurs indélicats. La plage du Téven où elle s’était baignée tout au long de son enfance, avait bien changé. Heureusement, le parfum du varech était lui inchangé…

Colombe s’en emplit les narines. Un air chargé d’humidité faisait voler ses cheveux châtains qu’elle tentait désespérément de faire tenir en arrière. Son duffle-coat beige - qu’elle s’obstinait à appeler « kabig » depuis le temps de l’école élémentaire - s’avérait une piètre armure contre le vent mauvais. Perrot, emmitouflé dans son Loden, tenait également une lampe torche dans sa main engourdie. Ils avancèrent maladroitement dans le sable poisseux. Le blockhaus était gardé par deux pompiers frigorifiés. Ces derniers saluèrent d’un bref doigt porté à la tempe et laissèrent entrer le commandant Perrot et sa collègue, Colombe. Au même moment arrivait le légiste, Régis Lenôtre, un petit homme courtaud et calme, toujours vêtu d’un costume gris clair. Ses yeux pers étaient gênants à fixer. Il avait choisi cette spécialité car sa nature réservée s’accommodait fort bien de la discrétion de ses patients. Pour lui, les corps qu’on soumettait à son analyse étaient davantage qu’une enveloppe charnelle. Contrairement à ses confrères qui avaient érigé l’insensibilité en système, Lenôtre ne pouvait chasser un naturel porté à l’empathie. Ce n’était pas tant la résolution logique d’une énigme scientifique qu’il visait, mais plutôt le désir, en faisant éclater la vérité, de rendre leur dignité aux personnes violentées. Tandis qu’il disséquait les corps, il essayait d’imaginer quelle avait été l’existence de ces personnes dont la vie s’était inexplicablement arrêtée. Il leur parlait, leur expliquait ses gestes, s’excusait du caractère parfois barbare de ses manipulations. Lui répondaient-elles ? Seul Lenôtre eut pu répondre à cette question. Mais il gardait ses secrets, se contentant d’expliquer aux forces de l’ordre les causes des décès.

Perrot et Colombe saluèrent le scientifique à son entrée dans le bloc de béton. Puis, sans attendre, Perrot dirigea le faisceau de sa lampe torche sur les parois du bâtiment. Ils restèrent sur le seuil afin de ne pas trop piétiner les lieux. Les murs étaient tagués d’inscriptions allant du romantisme au fanatisme hitlérien le plus délirant. Le sol était couvert de canettes de bière, mégots, mouchoirs en papier usagés et débris de verre. Le policier orienta la lumière au centre du blockhaus, illuminant de manière obscène la dépouille salie de ce qui avait été une femme. La victime était de race blanche. Ses cheveux étaient longs et blonds. Par endroits, la peau du visage semblait douloureusement prête à se décoller. Ses yeux étaient fermés. Le haut du corps était vêtu d’un petit anorak noir très ajusté. Le bas était dévêtu à l’exception des souliers à talons hauts. La minijupe grise avait été repliée sur la taille. Les cuisses marbrées étaient écartées. Au centre, un œillet rouge fanait…

*

Régis Lenôtre s’agenouilla près de la dépouille et se signa.

Ce geste, qui avait surpris Colombe à ses débuts au commissariat de Quimper, lui était à présent familier. En effet, le légiste était croyant et ne ratait jamais l’office du dimanche.

— Vous parlez d’un cadeau de Noël ! maugréa Perrot que la vision de ce gâchis dégoûtait. C’est un beau sadique qui a dû faire le coup…

— Sans doute, souffla Colombe dont la carapace n’était pas aussi épaisse qu’elle l’eût souhaitée.

Elle se demandait si un jour elle parviendrait à regarder une victime de mort violente sans émotion. Elle en doutait. D’un autre côté, sa sensibilité était aussi un atout, en particulier lorsqu’elle interrogeait les témoins d’une affaire criminelle. Elle se pencha en avant pour mieux voir. Il allait falloir procéder à des prélèvements divers. La tâche s’annonçait ardue du fait de la nature du sol sur lequel gisait la dépouille. Le blockhaus était visiblement un endroit très fréquenté, comme en témoignaient les graphismes rupestres et les immondices jonchant le sol. Par ailleurs, le sable, parce qu’il présentait une texture meuble et poreuse, allait être difficile à analyser. Il allait falloir distinguer les empreintes et débris les plus récents parmi les centaines de traces mêlées.

En projetant sa torche alentour, Colombe avisa un petit sac à main de forme cylindrique en vinyle noir. Décrivant un arc de cercle afin de piétiner au minimum la scène du crime, elle enfila la paire de gants de latex chirurgicaux dont elle s’était munie, s’approcha et se pencha pour attraper l’accessoire. Elle l’ouvrit et fouilla délicatement l’intérieur. Outre les inévitables bâtons de rouge à lèvres et miroir de poche, elle trouva un petit répertoire rose fuchsia et un portefeuille coordonné.

Elle en sortit la carte d’identité de la victime et lut à haute voix :

— Élodie Le Gall, née en 1980 à Brest, domiciliée à Pont-L’Abbé…

— Vingt-sept ans, calcula le commandant en soupirant, courte vie…

Colombe acquiesça en silence avant d’enfermer soigneusement le sac à main et son contenu dans un sachet hermétique qu’elle data et numérota. Lenôtre s’approcha. Il s’agenouilla près du corps. Il releva la température ambiante : 3 degrés. Il tâta le pouls de la victime, testa la raideur des membres et énonça :

— Le décès est récent : les veines ne sont pas très apparentes et on n’a pas encore de détérioration visible des tissus…

Colombe frémit mais ne broncha pas. Elle se contentait de prendre des notes. Le légiste poursuivit :

— Cause du décès indéterminée pour l’instant. Pas de violences perceptibles… Il faudrait prendre des clichés. Colombe, pouvez-vous vous en charger ?

Elle accepta. Elle posa la lampe torche sur le sol, dirigée vers la scène du crime. Puis elle ôta l’appareil photo de l’étui dont la bandoulière lui ceignait le cou. Elle régla l’appareil en fonction de l’obscurité régnant dans l’abri. Lenôtre indiqua lentement :

— D’abord, un gros plan du visage, côté gauche puis droit. Ensuite, un cliché du corps tout entier, côté droit et gauche. C’est ça, parfait. Maintenant, plan serré de l’entrecuisse. Très bien. À présent, prenez chaque parcelle du terrain autour du corps en tournant dans le sens des aiguilles d’une montre. Voilà, encore, doucement, c’est bon. Enfin, prenez une vue plus large englobant les parois du blockhaus.

Colombe s’exécutait avec méthode, s’efforçant de faire abstraction du sujet qu’elle devait photographier. Finalement, elle se releva, les genoux ankylosés et l’estomac retourné. Perrot interpella le légiste :

— Régis, nous allons vous laisser continuer vos prélèvements. Nous devons prévenir les proches de la victime. Quand vous en aurez terminé, faites transporter le corps à la morgue. Les ambulanciers sont à votre disposition en bas. J’attends vos premières conclusions le plus tôt possible…

— Comptez sur moi, Jean-Louis, je vous les fais parvenir sans tarder.

Perrot et Colombe s’éloignèrent du blockhaus et rejoignirent leur voiture de service. Le commandant prévint le conducteur du véhicule sanitaire et son coéquipier de se tenir prêts à évacuer le corps. Puis, les deux officiers prirent la direction de la pointe de l’Île-Tudy. La route menant au petit port était peu fréquentée à cette époque de l’année. En effet, la presqu’île, après avoir été un centre de pêche florissant au début du siècle, avec ses trois conserveries et ses quatre-vingt-dix bateaux, n’avait fait que péricliter depuis lors. À partir de 1910, la sardine se faisant de plus en plus rare sur les côtes, l’Île-Tudy n’était plus parvenue à concurrencer Loctudy, sa rivale de l’autre rive. Alors, le nombre de petits chalutiers n’avait fait que décroître. Les jeunes, sans emploi, avaient dû se résoudre à aller tenter leur chance à la ville ou dans des ports plus importants. Seuls étaient restés ceux qui parvenaient encore à vivoter grâce à la pêche à pied et au commerce de la dentelle. Cependant, avec l’avènement des congés payés en 1936 et le début du tourisme, le petit port avait retrouvé un second souffle. Aujourd’hui, la réputation de l’île n’était plus à faire. On venait de loin pour arpenter les ruelles étroites où le vent s’engouffre et ne cède jamais. On s’attendrissait devant les petites maisons blanches aux volets colorés, bien à l’abri derrière leurs murs de pierre. On contemplait, médusé et terrifié, les vagues puissantes venir se fracasser contre les murs de granit formant rempart autour de la presqu’île. Un barrage contre l’Atlantique… En réalité, la foule ne se pressait qu’en haute saison. Le reste de l’année, les locaux vivaient dans le calme, quasiment repliés sur eux-mêmes. Le manque d’animation et de perspectives économiques ainsi que les tarifs prohibitifs de l’immobilier avaient favorisé l’exode des jeunes, accroissant davantage le vieillissement de la population. Pourtant, depuis quelques années, la physionomie du port avait changé grâce aux efforts de l’équipe dirigeante. En effet, la mairie avait décidé de donner un coup de pouce aux jeunes originaires de l’île afin que ces derniers puissent acquérir ou conserver un logement dans cette presqu’île sauvage devenue presque aussi cotée que la Riviera. Jusqu’à peu, seuls les retraités parisiens ou les ressortissants anglais pouvaient s’offrir des résidences à l’Île-Tudy. Les descendants de pêcheurs, eux, n’avaient souvent plus les moyens de payer les droits de succession leur permettant de racheter la petite maison basse de leurs parents. Alors les nantis avaient pris possession des lieux, n’ouvrant leurs grandes bâtisses insolentes que deux mois par an. Heureusement, la politique d’encouragement avait porté ses fruits : les jeunes de l’île décidaient de revenir s’installer sur la terre de leurs ancêtres. On n’avait pas honte de préférer son bout de sable balayé par les vents aux horizons lointains. On revendiquait l’appartenance à une terre rude mais authentique. Contrairement à trop de villages où l’on assistait à la fermeture de classes, l’école de l’Île-Tudy accueillait encore des élèves. La vie avait repris.

Les vacances de Noël étant commencées, quelques résidences secondaires étaient éclairées çà et là. De timides guirlandes jaunes et rouges tentaient de donner un air de fête à la rue nouvellement pavée menant à la pointe. Mais les devantures des rares boutiques du bout de l’île, toutes fermées après la saison, n’incitaient pas à l’allégresse. En outre, la chape humide qui s’était abattue sur le port depuis deux jours n’était pas faite pour égayer les esprits. La brume était tellement compacte au bout de la jetée qu’on ne distinguait même pas les voiliers et vedettes amarrés dans le port. Naturellement, la mairie était fermée à cette heure tardive. Ils durent donc pousser jusqu’à l’Hôtel du Port, seul endroit où l’on pût encore trouver du monde. L’hôtel-restaurant offrait une vue imprenable sur la cale et le port où dansaient petits caboteurs et fiers voiliers. Au plus fort de l’été, lorsque le temps était clément, on devait réserver longtemps à l’avance une table devant la fenêtre, afin d’être aux premières loges pour voir le soleil disparaître à l’horizon. À cet instant, obéissant à quelque invisible chef d’orchestre, tous les dîneurs suspendaient leur conversation. Les visages se tournaient vers les baies vitrées, dans un chuchotement, on indiquait aux enfants le spectacle qui allait se jouer sous leurs yeux. Alors, dans le silence soudain recueilli, on assistait au glissement de l’astre embrasé dans l’onde argentée, lente descente avant l’incendie final…

Mais il faudrait patienter quelques mois encore avant de goûter ce spectacle. Pour l’heure, le restaurant était vide.

Dans le café dont la décoration était restée quasiment inchangée depuis sa création, quelques petits vieux à casquette buvaient leur verre de blanc sec. Évidemment, on parlait du temps - « à pas mettre un chien dehors, malheureux ! » - et du coefficient de la prochaine marée. On racontait la dernière soirée loto et on commentait le cours de la « demoiselle », autrement dit le prix de la langoustine à la criée de Loctudy.

Tout cela, bien entendu, en regardant à la dérobée ces deux étrangers bien mis qui parlaient à voix basse à la propriétaire des lieux.

Renseignés par la patronne, les deux policiers rebroussèrent chemin sous l’œil curieux des « gars de l’île ». Ils sortirent du village pour s’arrêter dans le lotissement à l’entrée du bourg, où était domicilié le maire. Fort choqué par la terrible nouvelle, celui-ci s’empressa de prévenir la famille de la victime, Élodie Le Gall

*

Il était presque vingt et une heures lorsque Colombe rejoignit son studio situé Place au Beurre au cœur de Quimper. Seules les crêperies nichées dans les maisons à pans de bois donnaient une impression de vie à la charmante place désertée par les promeneurs après la fermeture des magasins. Lorsqu’elle tourna la clef dans la porte, une odeur réconfortante lui flatta les narines - celle d’une blanquette de veau longuement mijotée.

— Comme tu étais injoignable, j’en ai conclu que tu avais été rappelée…

Pieds nus sur la moquette aux teintes passées, Étienne la regardait entrer avec son sourire désarmant. Aucun reproche dans sa voix sourde, juste une interrogation, une attente. La culpabilité s’abattit aussitôt sur la jeune policière : elle avait encore oublié de tenir son compagnon informé de ses allées et venues. Quand allait-elle enfin comprendre qu’elle partageait la vie de quelqu’un ? Quand apprendrait-elle à prendre l’autre en compte ? Ses désirs, ses doutes, ses attentes ? Et lui, combien de temps encore supporterait-il sa négligence ? Accablée, Colombe regardait le jeune homme en tee-shirt blanc et jeans délavé qui la contemplait patiemment. Elle murmura un mot d’excuse et alla se blottir contre lui. Sans rancune, Étienne lui rendit son étreinte.

Encore sous le coup de la vision sordide de la jeune fille sacrifiée, le lieutenant ne se sentait pas prête à discuter, encore moins à honorer le petit plat concocté par son ami. Sans un mot, elle se traîna jusqu’à la petite salle de bains installée sous la mansarde. Elle fit couler un bain dans lequel elle versa une dose conséquente de liquide moussant à la sève de pin. Elle se déshabilla à gestes lents en laissant tomber ses vêtements sur le linoléum. Puis, elle se glissa dans l’écume parfumée et laissa l’onde bienfaisante dénouer ses muscles tendus.

Étienne vint se poser sur le bord de la baignoire et s’enquit doucement :

— Alors, qu’est ce qui se passe ?

— Une mort suspecte sur la plage de l’Île-Tudy, dans le blockhaus. Une jeune femme de Pont-L’Abbé.

— Un crime ?

— Probablement…

Colombe interrompit la conversation en plongeant sous l’eau. Elle resta quelques secondes en apnée avant de ressortir la tête. Étienne s’était éclipsé. Elle attrapa le gant de crin, s’étrilla et termina par une douche fraîche. Puis elle s’enduisit d’huile à la fleur de tiaré, bouffée de soleil et de sable chaud, avant de se glisser dans un épais peignoir de coton rose. Laissant un sillage vanillé, elle rejoignit Étienne qui venait de lui servir un verre d’Entre-Deux-Mers. Elle s’assit, savoura son verre de Bordeaux et enfin, s’informa de la journée de son ami.

*

Mercredi 18 décembre.

Le lendemain, dès sept heures, elle descendait la rue du Sallé, ainsi nommée car jadis elle abritait les marchands de viande saumurée et de charcuteries. Les rideaux de fer des commerces étaient tirés mais certains livreurs matinaux étaient déjà à pied d’œuvre. Fernand, le SDF qui venait régulièrement s’installer au pied de son immeuble, était déjà là. Colombe ne cacha pas sa surprise :

— Mais Fernand, qu’est ce que vous faites là ? Il gèle à pierre fendre ce matin.

— Je le sais bien, acquiesça mollement le bonhomme, mais cette nuit, ils ont fermé l’accès de la gare…

— Vous auriez dû sonner…

— J’voulais pas vous déranger, ma colombe !

— Ce soir, je laisserai la porte du bas ouverte…

— Merci, bel oiseau, ça m’arrangerait…

— Bonne journée, Fernand !

— Eh, la mésange, vous êtes drôlement matinale, dites-moi !

— Eh oui, une affaire… répondit vaguement Colombe.

— Bon courage, alors, mon perdreau.

— Merci Fernand.

Elle s’arrêta rue Saint-François, à la seule boutique où elle put acheter un petit-déjeuner. Cette chaîne de restauration rapide avait le mérite d’ouvrir à l’aube et de vendre des boissons chaudes à emporter. Elle acheta une brioche et un café noir qu’elle avalerait en allant au commissariat. Elle eut une pensée amusée pour Étienne qui ne supportait pas de la voir s’alimenter de façon anarchique. Combien de fois lui avait-il répété que ces viennoiseries n’avaient rien d’artisanal et que les effluves alléchants émanant de ces boulangeries dernière génération étaient en réalité des parfums de synthèse diffusés par de puissants vaporisateurs. Elle songea tristement à Fernand qui avait à nouveau passé la nuit dehors. Alors, comme souvent, elle passa un coup de fil à son compagnon qui émergeait doucement du sommeil et lui demanda de penser à descendre une brioche et un verre de lait chaud à Fernand avant de partir au travail. Bon bougre, Étienne accepta.

En quelques minutes, elle avait atteint le commissariat situé sur les bords de l’Odet. Presque tous les effectifs étaient déjà au travail. Aussitôt, Colombe rejoignit le commandant Perrot qu’une mauvaise quinte de toux secouait. Il avala la dernière gorgée de son thé orange-cannelle. Le jeune lieutenant attendit patiemment que son supérieur ait retrouvé son souffle avant de demander :

— Bonjour, Jean-Louis, vous avez du nouveau au sujet de la mort suspecte du Treustel ?

— Ah, bonjour Colombe. Non, je n’ai rien de neuf. En revanche, j’ai appris que le procureur avait dessaisi les gendarmes au profit du commissariat de Quimper. Mes glorieux états de service ont parlé en ma faveur ! acheva-t-il dans un rengorgement ironique.

— Félicitations, se moqua Colombe. Vous allez passer un bon Noël !

— Fichez-vous de moi, mais vous n’allez pas rire longtemps car figurez-vous que je compte sur vous pour me seconder !

— C’est trop d’honneur que vous me faites, Monseigneur, repartit Colombe avec une insolence bon enfant.

En réalité, elle appréciait qu’en dépit de son jeune âge, le commandant lui accordât une confiance qu’elle se refusait trop souvent à elle-même.

— Vous avez réussi à joindre les parents ? demanda-t-elle sur un ton redevenu sérieux.

— Oui, ils sont prévenus. La mère est venue reconnaître le corps à l’hôpital dès hier soir. Elle a bien identifié sa fille, Élodie Le Gall. J’ai annoncé notre venue chez eux pour huit heures ce matin. Vous pouvez vous en charger ?

— D’accord, accepta le lieutenant, en dépit d’une certaine appréhension à rencontrer des personnes à qui le destin venait d’arracher la chair de leur chair. Je vais demander à Suzanne Le Mer de m’accompagner.

*

Dans la voiture de service qui les menait à Pont-L’Abbé, Le Mer discutait à bâtons rompus, afin sans doute, de contrer l’angoisse qu’elle sentait sourdre en elle. Colombe écoutait d’une oreille discrète sa collègue lui raconter par le détail ses travaux manuels. En effet, l’extravagante policière aux cheveux roux ébouriffés avait des loisirs bien sages. Elle consacrait son temps libre presque exclusivement aux arts créatifs - confection de bijoux, bibelots et autres sacs à main. Le reste du temps, elle essayait de trouver l’homme idéal… Cependant, vu le nombre de ses expériences malheureuses, il apparaissait clairement qu’elle excellait davantage dans la fabrication de bijoux fantaisie que dans le harponnage du prince charmant ! Elle avait un penchant marqué pour les hommes noirs de haute stature, aussi ses collègues ne manquaient-ils pas une occasion de titiller la jeune femme sur ses goûts inexpliqués. Ils avaient, en effet, peine à imaginer cette petite femme au bras d’un géant à la peau d’ébène. Les clichés ont la vie dure…

— Et tu vois, les boucles d’oreilles seront parfaitement assorties au collier, pérorait la jeune policière en agitant un bras où tintinnabulait une multitude de bracelets métalliques colorés.

— Ah oui… répondait vaguement Colombe qui se concentrait sur sa route et se préparait à la pénible rencontre.

— C’est important, les accessoires, ça donne de la personnalité à celle qui les porte…

Le mutisme de la conductrice ne sembla pas dérouter la passagère qui poursuivit, imperturbable :

— Tu sais, tu devrais mettre plus de couleurs, Colombe, tu es trop terne. Tu es jolie, mais on ne te remarque pas vraiment.

Colombe haussa les épaules avec indifférence. Elle était certainement une jolie jeune femme mais elle était tout à fait hermétique aux diktats de la mode. Elle traînait le même kabig estampillé Le Minor depuis dix ans et ne portait que des jeans près du corps, un chemisier blanc et un cardigan bleu pâle ou beige. De taille moyenne, elle était menue avec les jointures fines. Elle portait depuis toujours ses cheveux châtains à hauteur des épaules avec une frange bien droite. Sa seule concession à la coquetterie résidait dans sa collection de créoles qu’elle portait en permanence. Pour le reste, elle se contentait d’un fond de teint discret qui unifiait une peau sans défaut et une touche de mascara noir. Sa grande bouche eût paru vulgaire si elle l’eût maquillée.

Suzanne Le Mer interrompit son monologue à l’entrée de Pont-L’Abbé. La cité de caractère était richement décorée. À l’approche de Noël, les façades bourgeoises rivalisaient d’élégance. Colombe s’étonnait toujours qu’une si petite ville pût receler des boutiques aussi raffinées. Elle venait régulièrement renouveler ses basiques et acheter des petits cadeaux de décoration dans la capitale du Pays Bigouden. Elles enfilèrent la rue du Château et quittèrent le centre-ville. La famille de la victime demeurait dans un lotissement datant des années soixante, à mi-chemin entre Pont-L’Abbé et Lesconil. Colombe arrêta le véhicule à l’adresse qu’elle avait relevée dans l’agenda d’Élodie Le Gall. La maison de style néobreton était de taille moyenne. Le jardinet était ceint de l’inévitable mur de pierre coiffé d’ardoises. Un Père Noël - made in pays où les enfants travaillent dès l’âge de six ans - escaladait la rambarde en fer forgé délimitant la terrasse de l’étage. Des casiers de pêche traînaient sur l’herbe rare. Une lumière brillait à l’étage. La porte d’entrée en bois foncé se terminait par une partie vitrée en pavés de verre marron clair. Les deux officiers sonnèrent pour s’annoncer. Une femme entre deux âges vint leur ouvrir. Elle était vêtue d’une veste polaire grise et d’un pantalon informe de même couleur. Ses cheveux châtains retombaient de chaque côté d’un visage que le chagrin ravageait. Elle avait les yeux cernés et le nez rougi. D’une voix étranglée, elle les salua. Colombe prit la parole :

— Bonjour Madame, permettez-nous de vous présenter nos condoléances, dit-elle à la mère qui hocha la tête silencieusement. Voici le lieutenant Le Mer et je suis le lieutenant Faure. Pouvons-nous entrer, s’il vous plaît ?

Madame Le Gall s’effaça et les précéda dans le hall carrelé de damiers noirs et blancs. Immédiatement sur leur gauche, une porte close laissait échapper les notes d’une musique syncopée. Dans leur for intérieur, les visiteuses s’étonnèrent de ce bruit inattendu dans une maison nouvellement frappée par le deuil. La femme, elle, ne semblait pas s’en émouvoir. Elle les dirigea vers l’escalier et les mena dans le séjour que la lumière d’hiver éclairait difficilement. Une salle à manger rustique occupait la partie gauche. Devant la porte-fenêtre ouvrant sur la rue, le sapin en plastique croulant sous ses décorations était éteint. Tout symbole de fête et de réjouissances paraissait déplacé dans ces circonstances tragiques. Une porte vitrée à doubles vantaux faisait la jonction avec le coin salon. Un large écran plasma flambant neuf trônait dans un angle. Sur les murs, des reproductions de peintures impressionnistes voisinaient avec des photographies d’école des deux sœurs. Des documents encadrés attirèrent l’attention de Colombe. Elle s’en approcha et vit qu’il s’agissait de diplômes variés obtenus par la victime : BEP coiffure, attestation de permis de conduire ainsi que place de dauphine au concours Miss Pont-L’Abbé 2003. Assurément, feue Élodie Le Gall faisait la fierté de ses parents… Une lourde table basse à pieds sculptés était placée au centre sur un épais tapis de laine écru. En son milieu, un vide-poches accueillait trois télécommandes. De part et d’autre se trouvaient deux canapés dont la tapisserie à motifs champêtres bruns avait passé. C’est là que les deux policières aperçurent le père prostré, le regard égaré. Il ne réagit même pas à l’approche des trois femmes.

— Marcel, murmura la mère en tapotant l’épaule de son mari, ces dames sont là pour l’enquête…

Il leva un regard sans vie et serra convulsivement ses mains crevassées. Puis, il baissa à nouveau les yeux sur ses larges pognes - attributs dérisoires qui n’avaient pu protéger sa fille. Madame Le Gall se tourna vers les enquêtrices et expliqua d’une voix où perçait le découragement :

— Mon mari est marin pêcheur. Il était en mer depuis trois semaines et il n’est rentré que ce matin à cinq heures. C’est seulement à ce moment-là que j’ai pu lui dire pour… Élodie, acheva-t-elle dans un sanglot étouffé.

Elle se racla la gorge et se força à se ressaisir. Visiblement, c’était une femme de tête, une de ces femmes de marins habituées à tout gérer. Une de ces femmes qui s’attendent toujours au pire, qui appréhendent le jour où le chalutier de leur mari essuiera la tempête fatale, qui maudissent celui où l’océan leur a pris leur père.

Les policières s’installèrent en face du mari. Madame Le Gall s’assit près de lui et posa une main sur sa cuisse. Colombe rompit le douloureux silence :

— Madame Le Gall, vous avez identifié le corps de votre fille hier soir - la mère acquiesça d’un battement de cils. Le corps ne présentait pas de violence visible, mais il est certain qu’il ne s’agit pas d’une mort naturelle…

Le couple frémit, la femme accentua la pression de ses doigts.

— En effet, poursuivit Colombe en mesurant ses paroles, la position du corps laisse à penser que quelqu’un était avec elle… Savez-vous qui l’accompagnait ?

Madame Le Gall eut une moue de dénégation. Son mari faisait mine de ne pas avoir entendu la question. Colombe la répéta lentement. Il leva ses yeux rougis et murmura un « non » quasiment inaudible. Le lieutenant poursuivit :

— Votre fille vivait-elle sous votre toit ?

— Oui, répliqua la mère sourdement, elle ne gagnait pas encore assez pour avoir son appartement…

— Avait-elle reçu des menaces récemment ? Se sentait-elle en danger ?

— Non, fit elle en secouant la tête, Élodie n’avait que des amis…

— Un petit ami, peut-être ? interrogea Suzanne Le Mer.

— Ça allait, ça venait, répondit évasivement leur hôtesse, les jeunes, quoi…

— Avait-elle rendez-vous hier soir ?

— Je n’en sais rien… elle ne nous disait pas grand-chose, vous savez… elle nous avait demandé de lui « lâcher la bride », comme elle disait. « Je suis salariée », qu’elle faisait, « je gagne ma vie, moi, je suis indépendante… »

Sa voix s’étrangla tandis que madame Le Gall rejouait une partition sans doute trop souvent entendue.

— Indépendante, rebondit Colombe, sauf qu’elle vivait encore chez vous !

La mère approuva dans un reniflement.

— Vous aviez donc des différends…

Visiblement, madame Le Gall ne comprenait pas ce qu’insinuait le lieutenant. Cette dernière reformula sa question :

— Ça vous arrivait de vous disputer avec Élodie ?

— Disons que, souffla la femme, son père et moi on lui disait que c’était bien beau qu’elle ait un boulot mais que ce n’était pas l’hôtel ici…

— Avait-elle pour habitude de ne pas rentrer le soir ?

— Non, pas vraiment. Mais on s’était mis d’accord pour ne plus l’attendre pour les repas. Si elle rentrait plus tard, elle se débrouillait…

La mère quêta l’approbation de son mari mais celui-ci demeurait plongé dans ses pensées ou plus vraisemblablement, dans l’absence totale de pensées. Dans quelle mesure ne cherchait-il pas l’oubli dans le vide d’un cerveau mis au ralenti ? Le marin pêcheur était étrangement lointain, indifférent à ce qui se passait. Colombe le héla doucement :

— Monsieur Le Gall, les demandes d’émancipation d’Élodie vous contrariaient-elles ?

Le fantôme releva un visage ravagé sur lequel les larmes avaient creusé un sillon qui ne s’effacerait plus jamais. Il fixait les deux policières sans comprendre. Colombe répéta sa question. À nouveau, un silence d’incompréhension accueillit ses paroles. C’est son épouse qui lui vint en aide à mots choisis :

— Marcel n’aimait pas trop les manières de faire d’Élodie, il trouvait que, comme elle vivait toujours à la maison, elle devait encore nous rendre des comptes…

Colombe s’adressa à nouveau à la loque humaine qui continuait à fixer ses mains rongées par le sel :

— Monsieur Le Gall, d’après votre épouse, Élodie ne rentrait pas systématiquement pour dîner. Saviez-vous où elle allait après la fermeture du salon ?

La main de sa femme serra sa cuisse en un signe d’encouragement, langage muet de ceux à qui les mots font peur. Sans quitter ses mains des yeux, il souffla de sa voix que le tabac enrouait :

— Je ne suis pas souvent là, mais quand je débarquais, Élodie était toujours à la maison pour m’accueillir.

— Et les jours suivants ?

— Elle reprenait ses habitudes… termina madame Le Gall à sa place.

— Monsieur Le Gall, insista Colombe de sa voix douce mais ferme, Élodie avait-elle des problèmes ces temps derniers ?

Cette fois encore, l’homme se réfugia dans le silence. Colombe répéta sa question. Madame Le Gall accentua la pression sur le genou de son mari. Il déglutit et prononça d’une voix sourde :

— On n’aimait pas toujours les gars qu’elle fréquentait…

— Vous pouvez préciser ? intervint Suzanne Le Mer qui jusqu’alors était restée en retrait.

Madame Le Gall vola au secours de son mari :

— En fait, on ne connaissait même pas les noms de ses petits amis. Élo ne parlait pas de ces choses-là avec nous… Simplement, on n’aimait pas le genre des gars qui venaient la chercher…

À cet instant, on entendit une porte claquer au rez-de-chaussée. Les deux officiers sursautèrent. Les époux Le Gall, eux, n’avaient pas réagi, probablement habitués qu’ils étaient aux manifestations bruyantes de leur cadette.

— Votre fille ? interrogea Colombe.

— Oui, murmura la mère, c’est Sarah.

— Pourrait-on lui dire deux mots ?

— Je ne sais pas, répliqua madame Le Gall en hochant la tête, elle est très choquée…

— Allez la chercher, s’il vous plaît, ordonna Colombe en dépit des réticences de son interlocutrice.