Journal d’un enfant du siècle - Xavier Bardey - E-Book

Journal d’un enfant du siècle E-Book

Xavier Bardey

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Beschreibung

À travers le journal intime de Louis Delalande, grand reporter indépendant, "Journal d’un enfant du siècle" déchire le rideau du temps et dépeint avec réalisme et pragmatisme un monde confronté aux changements climatiques, aux crises géopolitiques et aux défis humanitaires. Les cinq carnets, légués par le journaliste à son arrière-petite-fille, Nikita, entraînent le lecteur dans l’exploration du XXI siècle, de 2002 à 2078, et à découvrir ce qui attend les générations à venir. Un récit puissant, à la fois intime et universel, où notre destinée semble implacablement suivre la trajectoire mortifère sur laquelle elle se trouve. Comment infléchir cette trajectoire vers un futur désirable et durable ? C’est la question centrale que pose ce bouleversant journal.

 À PROPOS DE L'AUTEUR

Xavier Bardey, ingénieur diplômé de l’École Centrale de Paris en 1986, a mené une carrière dans l’aéronautique, travaillant entre l’Europe et les États-Unis. Dans les années 2010, il décide d’alerter ses contemporains sur le risque d’écocide qui plane sur les générations futures. Il publie un roman en 2018, puis un essai en 2021, deux œuvres saluées par le grand prix du Salon du livre de Toulouse. À travers ses écrits, il interroge notre responsabilité collective et éclaire les défis écologiques et sociétaux majeurs de notre époque.

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Seitenzahl: 511

Veröffentlichungsjahr: 2025

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Xavier Bardey

Journal d’un enfant du siècle

Roman

© Lys Bleu Éditions – Xavier Bardey

ISBN : 979-10-422-5563-3

Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

Du même auteur

La deuxième maison, la première brûle et nous regardons ailleurs, Éditions Persée. Grand Prix du Roman 2019 au Salon du livre de Toulouse (Les Gourmets de Lettres).

Préface par le Pr Roch Domerego, biologiste apicole et apithérapeute de renommée internationale.

Le salaire de la Terre, une double monnaie au service de la transition écologique, Éditions Persée. Grand prix de l’essai 2021 au Salon du livre de Toulouse (Les Gourmets de Lettres).

Préface du Pr Émérite Yves Dupont, expert en risques sociétaux.

Préambule de Philippe Bihouix, Ingénieur centralien, expert en ressources terrestres et promoteur des low-tech.

Les prévisions sont difficiles, surtout lorsqu’elles concernent l’avenir.

Pierre Dac, humoriste français, 1893-1975

Mille mercis à mes parents et grands-parents qui m’ont toujours ouvert les yeux sur les fondamentaux de la vie et sur la sacralité de Mère Nature.

Un merci sans bornes à mon épouse pour son soutien, ses précieux conseils et ses patientes corrections, ainsi qu’à mes amis Louis et Marianne pour leurs relectures avisées ; et enfin à Laurent Castaignède pour son analyse d’expert, fine et sans concession, relatée dans la préface de l’ouvrage.

Préface

L’histoire éclairante d’un avenir sombre

Xavier Bardey, dans ce deuxième roman d’anticipation, a choisi une forme originale mêlant projections temporelles dispersées et flash-back. Ce parti pris stylistique, qui rappelle celui du journaliste américain Ernest Callenbach1, est parfaitement en phase avec la dégradation passée et attendue de l’environnement en général et du climat en particulier, qui se nourrit d’à-coups. Le lecteur est ainsi informé d’évènements clés, tous vécus sur l’instant par un intrépide journaliste d’investigation ayant consciencieusement rédigé un journal intime tout au long de sa carrière.

L’auteur nous invite ainsi à partager un exercice prospectif de pensée qui propose l’histoire du XXIe siècle, celle de notre avenir et de celui de nos enfants, dans une version qu’il a imaginée aussi sombre que crédible. Lancés collectivement depuis plusieurs décennies dans un paquebot ivre, aveuglés par la soi-disant performance de ses instruments sophistiqués de navigation, comment ne pas souscrire à la possibilité d’une prochaine escalade de l’effondrement du vivant et, s’agissant de l’humanité, de son architecture sociale ?

On pourra toujours critiquer le fort pessimisme de l’auteur, qui fait par exemple l’hypothèse d’un emballement climatique majeur et d’une baisse rapide de la disponibilité en ressources énergétiques fossiles, situation que des spécialistes jugeront peu probable à ce niveau, même s’il ne fait aucun doute qu’elle ne fait qu’empirer. Songeons que ce récit ne fait peut-être que conter de manière accélérée des effets qui devraient se produire d’ici deux ou trois siècles, du moins si trop peu est fait au niveau international pour juguler et inverser rapidement l’augmentation perpétuelle des émissions mondiales de gaz à effet de serre ainsi que son lot grandissant d’atteintes à la biosphère. Il est en effet loin d’être évident que davantage de temps suffise à nous organiser de manière parfaitement sereine et collective sur un défi aussi complexe…

Au travers de la découverte du contenu des carnets intimes de ce journaliste, et des commentaires associés, l’auteur nous plonge dans des tranches de vie fortement bousculées, particulièrement perturbantes lorsqu’on est habitué au mode de vie occidental actuel. S’agissant par exemple des transports motorisés de masse, l’auteur, ancien ingénieur de l’aéronautique, nous les dépeint comme devenant exsangues : les liaisons transatlantiques sont progressivement assurées par des cargos et quelques dirigeables, l’avion civil gros porteur étant massivement relégué dans le cimetière des souvenirs high-techs low cost.

En avançant dans le roman, on imagine facilement que le lecteur se prendrait à vouloir lui-même feuilleter l’un de ces carnets à la date de son choix. D’autant plus que l’auteur a eu l’audace de dépeindre un conflit régional dévastateur situé dans un avenir relativement proche. Même s’il ne se produit effectivement pas (espérons-le !), cela ne doit nullement remettre en question la crédibilité des pronostics ultérieurs qui demeurent d’authentiques menaces latentes.

Puisse ce roman nous éclairer sur les multiples dangers tendanciels globaux qui nous menacent, de sorte à entamer une grande bifurcation, cette fois basée sur de sérieuses boussoles. La tâche est immense, tant nos sociétés sont avides d’exploitation de ressources et de croissance économique perpétuelle, dorénavant verdie d’un vernis anesthésiant, portée par la croyance en une technologie toute puissante propre à corriger, bientôt mieux que nous, tous nos travers.

Laurent Castaignède2

Bordeaux, octobre 2024

Introduction

Cet ouvrage risque de ne rentrer dans aucune des cases littéraires classiques.

Bien que constituant la suite d’un roman d’anticipation : La deuxième maison3, ce n’est pas exactement un roman.

Comment pourrait-il s’agir d’une suite d’ailleurs, dans la mesure où la plupart des évènements dépeints précèdent ceux relatés dans le premier ouvrage ?

Ce n’est évidemment pas de la poésie.

Ce n’est pas non plus un essai, car la fiction, la spéculation et l’imagination y tiennent une place de choix, sinon le rôle principal.

Ce n’est, à mon sens, pas vraiment une dystopie, car il se pourrait bien que les faits mentionnés se produisent effectivement au cours des décennies à venir. C’est du moins ma conviction profonde. Peut-être pas exactement dans l’ordre temporel ni dans les lieux géographiques anticipés, mais un jour ou l’autre du présent siècle, quelque part, ici ou là sur notre petite planète.

Ce n’est certes pas une biographie, encore moins une autobiographie, car aucun des personnages n’est réel.

Ce n’est en aucun cas un programme politique, bien que la politique, la géopolitique, la démographie et les sciences humaines y soient toujours en embuscade et en constituent des ressorts importants.

Ce n’est pas un traité scientifique, car aucun calcul, aucune courbe, aucun théorème n’y figure.

Ce n’est enfin pas un ouvrage de science-fiction dans la mesure où aucune technologie fantastique, aucune intelligence artificielle, aucun androïde, aucune créature extra-terrestre n’y joue un rôle quelconque.

Mais de quoi diable s’agit-il donc ?

Disons qu’il s’agit d’une réflexion sur notre horizon proche (le demi-siècle à venir), une extrapolation de la trajectoire de l’humanité confrontée aux implacables lois de la physique et à ses limites, qu’elles soient planétaires, biologiques ou cognitives.

Seul l’avenir pourra nous dire si cette vision était réaliste.

J’ai utilisé l’écriture pour donner corps à cette réflexion. J’y ai mis en scène quelques protagonistes témoins de leur siècle, ballottés par les évènements. J’ai confié au personnage central, Louis Delalande, journaliste de profession, le soin de consigner dans son journal intime une bonne partie de l’aventure du XXIe siècle, au travers de ses reportages, de ses réflexions et de ses ressentis.

C’est avec les yeux de son arrière-petite-fille, Nikita Delalande, une enfant de la deuxième partie de ce XXIe siècle que nous feuilletterons les cinq cahiers laissés en héritage par son bisaïeul.

Nikita sera le trait d’union entre nous tous, qui avançons à tâtons dans une époque que nous pressentons pleine de dangers, et ceux qui auront la chance d’atteindre la fin du siècle.

Ne nous méprenons pas : ces derniers sont déjà parmi nous. Nous les côtoyons tous les jours.

Ce sont nos enfants et petits-enfants, si nous sommes nés à la charnière entre le XXe et le XXIe siècle. C’est peut-être toi, cher lecteur, si tu es un enfant des années 2000.

Nul besoin d’avoir lu La deuxième maison pour accompagner la famille Delalande dans les péripéties du monde futur.

Embarquement immédiat !

Chapitre 1

Où Louis Delalande noircit la première page de son journal et où l’on rappelle brièvement l’histoire de la famille Delalande.

Louis Delalande est né le vendredi 8 avril 1988 dans le sud de la France, dans les Alpes de Haute-Provence, entre montagne et Méditerranée. Sa famille vivait chichement de la terre, cultivant la vigne, les olives et la lavande, élevant des abeilles.

Contrairement à beaucoup d’agriculteurs de l’époque, ses parents avaient résisté aux pressions productivistes et financières. Ils perpétuaient une agriculture diversifiée et traditionnelle. Sans forcément en être conscients, ils figuraient parmi les pionniers de l’agriculture locale et biologique.

Le jeune Louis dut atteindre l’adolescence pour tirer fierté de la posture courageuse de ses parents, souvent raillés par leurs collègues. Lui-même fut fréquemment la cible des moqueries de ses camarades de classe, répétant les conversations entendues à la maison.

Atavisme familial ou prise de conscience indépendante ? Louis Delalande restera, tout au long de son existence, du côté des non-conformistes et des libres penseurs.

C’est également à l’adolescence, en arpentant collines et forêts, qu’il prit conscience de la beauté et de la fragilité de son environnement.

Enfant curieux et contemplatif, Louis rêvait de parcourir le monde pour en explorer les beautés, pour en comprendre les ressorts, les cultures, les contrastes, les paradoxes et les dérives.

Très jeune déjà, il eut l’étrange pressentiment qu’il ne passerait pas toute son existence dans ce petit paradis du pourtour méditerranéen.

En 2002, à l’âge de quatorze ans, il prend une décision qui s’avérera cruciale pour lui, pour certains de ses descendants et… pour cet ouvrage : il décide d’ouvrir un journal intime.

Au cours d’une déambulation solitaire et nostalgique de fin de vacances d’été, il pénétra machinalement dans la minuscule librairie-papeterie de son village. Les manuels scolaires avaient déjà envahi les présentoirs, mais c’est le rayon des carnets intimes qui retint son attention. Ce fut comme une révélation. Comme si un vide allait enfin être comblé.

S’offrait soudainement à lui l’opportunité d’exprimer le flot incessant de sentiments, de visions, d’idées et de jugements qui bouillonnait dans son cerveau d’adolescent.

Comme hypnotisé par la perspective de pouvoir enfin dialoguer avec un véritable ami, attentif et bienveillant, il choisit avec un soin et une gourmandise infinis celui qui deviendrait son confident tout au long de son existence.

Après moult hésitations, il se laissa séduire par un carnet d’allure ancienne, relié de cuir vieilli, ocre et brun. Cet aspect « vintage » donnerait, pensait-il, sérieux, crédibilité et longévité à ses écrits. Le papier doux, immaculé, assez épais, appelait à la rêverie, au dessin et à la belle écriture. Une élégante plume d’oie était gravée en creux dans le cuir de la couverture. Sur la tranche était inscrit en lettres dorées : Mon journal.

Affaire conclue.

De retour à la maison, Louis passa de longs moments à caresser et feuilleter ce livre vierge.

Il attendit quelques jours avant de coucher sur le papier ses premières réflexions.

Il ne voulait pas se contenter de relater son quotidien, qu’il jugeait banal, comme la plupart des adolescents. Non, il voulait quelque chose de fort, de romantique, de rebelle et pourquoi pas… d’universel !

Il voulait décrire le monde à sa façon, le critiquer, le défier et le repenser pour mieux le refaire.

Alors vint le moment de se lancer.

Sur la première page, il décida de relater le Sommet de la Terre qui venait de se tenir à Johannesburg entre le 26 août et le 4 septembre de cette année 2002. Le jeune Louis y recopia soigneusement, comme une prémonition, en haut de la première page, quelques fragments du discours de Jacques Chirac, alors président de la République :

Lundi 9 septembre 2002, Toulon

« Notre planète brûle et nous regardons ailleurs… Nous ne pourrons pas dire que nous ne savions pas. Prenons garde que le XXIe siècle ne devienne pas, pour les générations futures, celui d’un crime de l’humanité contre la vie. »

Sans avoir de sympathie particulière pour ce président, dont il ignorait à peu près tout ni pour aucun autre politicien ou politicienne, Louis avait cependant l’intuition que cette tirade, par sa simplicité et sa force d’évocation, marquerait les esprits et… pourrait lui resservir.

Il avait entendu parler des rapports du GIEC4, de la pollution et du changement climatique.

Bref, cet évènement planétaire résonnait en lui et lui semblait digne d’orner la première page de son nouvel ami de papier et de cuir.

Entre cette fin d’été 2002 et sa disparition en 2078, à l’âge de quatre-vingt-dix ans, Louis Delalande ne cessera de se confier à ce support. Il produira cinq volumes en trois quarts de siècle.

Mais avant de pénétrer davantage dans le journal de Louis Delalande, survolons rapidement son histoire et celle de sa famille sur quatre générations.

Élève rêveur, considéré comme très moyen, voire fumiste, à l’aune du système académique de l’époque, c’est seulement en fin d’études secondaires que le jeune Louis se découvrit une passion, et un réel talent, pour la narration et le journalisme.

Pas mal de travail et un peu de chance lui permirent d’intégrer Sciences Po, à Paris, en 2007.

Ces longues soirées occupées à bâtir une pensée, à la structurer, puis à la souffler à l’oreille de son journal, avaient probablement fait germer en lui la petite graine de la belle écriture, de l’importance du sens des mots, de la précision et de la vérité.

Un peu plus tard, ce fut l’investigation qui attira notre étudiant. Les thrillers politiques, les romans d’espionnage, les scandales financiers et les affaires de corruption avaient toujours orienté ses choix de lectures et de films.

Ses résultats plus qu’honorables à Sciences Po lui permirent de décrocher son premier job dans un grand quotidien national à l’âge de vingt-quatre ans. Nous sommes alors en 2012.

En 2015, à vingt-sept ans, il avait déjà noirci un cahier complet. Il décida, a posteriori, de l’intituler « Dernier espoir ».

C’est cette même année qu’il s’installe avec sa compagne Virginie devenue pédiatre. Ils ne se quitteront plus et traverseront ensemble le siècle qui sera tout sauf un long fleuve tranquille.

Son début de carrière plutôt riche et rapide le conduisit à côtoyer les milieux de la politique, de la finance, de l’industrie et de la science.

En 2017, Virginie donna naissance à leur fille unique, Rosa.

En 2018, à trente ans, Louis entra à la rédaction d’une grande chaîne de télévision européenne, dont le siège était situé à Strasbourg.

La seconde moitié des années 2020, marquée par l’accession au pouvoir des partis conservateurs dans de nombreux pays, mit un sérieux coup de frein à une carrière pourtant prometteuse.

Les intimidations puis les menaces se faisant de plus en plus précises et visant parfois la famille, les Delalande s’exilèrent à Francfort où Louis devint chroniqueur et journaliste free-lance. Nous sommes en 2027, il n’a alors que trente-neuf ans, sa fille Rosa, dix ans.

Tout au long de la décennie 2030, après la guerre d’anéantissement du Proche-Orient, et alors que pointait déjà l’ombre du grand chaos climatique et géopolitique, la famille Delalande n’a réellement subsisté que grâce aux revenus de Virginie, devenue médecin à l’hôpital des enfants de Francfort.

Comme la plupart des Européens, ils avaient dû adapter leur mode de vie aux diverses pénuries.

Louis devint grand-père en 2042, il venait d’avoir cinquante-quatre ans. Sa petite-fille, prénommée Inge, avait été adoptée par sa fille Rosa.

La petite Inge, dont on ignorait le prénom d’origine, avait déjà deux ans quand elle intégra la famille. Elle était sans doute née dans le sud de l’Espagne ou en Afrique du Nord. Rosa vécut seule avec sa fille, craignant le désir d’avoir un autre enfant avec un homme dont elle serait tombée amoureuse.

Entre 2030 et 2070, durant presque deux générations, rares furent les parents enclins à procréer, tant les conditions matérielles s’étaient durcies et tant l’incertitude était grande concernant la marche du monde.

En Europe, l’afflux massif de réfugiés climatiques incitait de nombreux couples, mais également de nombreux célibataires, à recueillir et adopter les orphelins échouant en masse dans les régions situées au nord du 40e parallèle, aux confins des régions sahélisées du pourtour méditerranéen. La Méditerranée et ses rivages furent baptisés par la presse « le grand cimetière » ou encore « la Méditerre-damnée ».

En 2062, Inge donna naissance à Nikita, dernière descendante de la tribu, faisant de Louis un heureux arrière-grand-père. Inge avait épousé Karel, lui-même recueilli par une famille danoise dans les années 2040. Karel venait du sud de l’Inde. Ses parents l’avaient confié in extremis à la Croix-Rouge lors des grandes émeutes de la faim de Bangalore, en 2039.

Karel et Inge furent tous deux emportés par la terrible épidémie de varicelle qui décima un tiers de la population mondiale, entre 2067 et 2068. Leur fille Nikita n’avait que cinq ans.

Du fait de la désorganisation du système de santé, les souches vaccinales de nombreuses maladies, jadis bénignes, avaient été perdues. L’appauvrissement généralisé des compétences en médecine n’avait pas permis de restaurer la capacité de concevoir et produire les vaccins et les traitements nécessaires.

La jeune Nikita, devenue orpheline, fut donc élevée par sa grand-mère Rosa et ses arrière-grands-parents Louis et Virginie.

L’enfant, vive et sensible, sera leur principale motivation pour poursuivre leurs combats humanistes et pour s’impliquer toujours davantage dans l’aventure EMR (Earth and Mankind Renewal : Renouveau de la Terre et de l’Humanité).

Rosa, la fille de Louis, femme indépendante, marchera dans les traces de son père. Dès les années 2060, elle prendra d’importantes responsabilités dans le maintien de l’état de droit en Rhénanie, région devenue autonome, dont la constitution avait été co-rédigée par son père.

Louis Delalande décédera de mort naturelle en 2078, peu après la disparition de son épouse Virginie.

Le nom du reporter touche-à-tout restera pour longtemps attaché à la résilience de certaines régions et à l’amorce de la restauration climatique à l’échelle du monde.

Nikita sera fortement influencée par l’héritage moral de son arrière-grand-père. Quant à son héritage matériel, il sera uniquement constitué de ses journaux intimes. Louis Delalande n’avait aucun goût pour la possession, la propriété et encore moins l’accumulation. D’où son choix de finir sa vie dans une communauté, dans le village d’Hallgarten au bord du Rhin, non loin de Francfort.

Il aimait à dire que tant qu’il était certain de manger à sa faim et de dormir dans des draps secs, tout allait bien. Il consacra toute son énergie à l’intérêt général et à la restauration d’un environnement vivable et durable.

En comparaison avec bien des familles, où que ce soit sur la planète, les Delalande faisaient malgré tout figure de chanceux. Ils avaient certes souffert des fléaux de leur temps, mais n’avaient pas tous été décimés par les conflits armés, les crises sociales, les pandémies ou les catastrophes climatiques. Ils n’étaient pas tombés dans les griffes de groupes paramilitaires, ils n’avaient pas dû quitter leur continent ni abandonner complètement leurs racines culturelles.

Chapitre 2

Où Nikita, réfugiée chez les Indiens shoshones avec ses deux coéquipiers survivants, redécouvre le journal intime de son aïeul Louis Delalande.

En février 2089, après son exfiltration dramatique du quartier général de l’organisation sectaire Genesis, puis sa fuite à travers les Montagnes Rocheuses, Nikita, comme ses deux autres coéquipiers survivants, est recueillie par les Indiens Shoshones (voir La deuxième maison).

Cette tribu, restée fidèle à sa philosophie humaniste, respectueuse de la nature, a fui juste à temps le grand chaos du milieu du XXIe siècle.

Au bénéfice de la ruine de la plupart des moyens de transport et de communication, les Shoshones se sont isolés dans le plus haut massif du Colorado. Plus aucune route, plus aucune voie ferrée n’arrivent jusqu’à eux.

Aucun satellite, aucune antenne, aucun radar n’envoie plus de signal susceptible de les écouter, de les voir ou de les détecter. L’altitude élevée maintient un niveau de fraîcheur et de pluviométrie suffisants pour leur permettre d’entretenir une agriculture vivrière durable et de qualité.

Les Shoshones ont eu l’intelligence de sauvegarder et d’entretenir certains acquis scientifiques et technologiques qui leur donnent les moyens de vivre en sécurité, avec un niveau de confort, de sérénité et de bien-être qui ont disparu de la plupart des sociétés de l’époque.

Médecine, production agricole, énergie propre, transmissions radio, arts et philosophie ont été décrétés « savoirs critiques » par les Shoshones, ils ont toute leur place dans leurs bibliothèques et centres de formation. Les notions de limites planétaires, de biens communs et de neutralité par rapport aux cycles naturels fondamentaux (cycle de l’eau et du carbone en particulier) régissent chaque acte, chaque décision de la vie des Shoshones, individuellement et collectivement.

Ils ont réussi à concilier joie de vivre et durabilité, ils ont inventé une forme désirable de sobriété.

Nikita réalisa rapidement que les valeurs défendues par son mouvement politique, en Europe et dans le bassin des grands lacs nord-américains, étaient en tous points compatibles avec celles de ses sauveurs et hôtes, ici, sur ces hauts plateaux des Montagnes Rocheuses.

Lors d’une discussion, comme elle en avait fréquemment avec Pierre, le chaman de la tribu, celui-ci demanda à la jeune femme ce que contenait ce sac de toile auquel elle semblait tant tenir.

« Ce sont les journaux intimes de mon arrière-grand-père, Louis Delalande, il nous a quittés il y a onze ans, en 2078, j’avais seize ans.

— Je comprends mieux, maintenant, pourquoi tu as pris tant de risques pour les conserver lors des attaques de Genesis et durant ton évasion.

— Évasion est un bien grand mot. Sans votre aide, mes amis et moi y serions tous restés. »

Après un bref silence, Nikita ajouta :

« C’est tout ce qu’il m’a laissé. J’y tiens énormément. Cela fait quelques mois que je ne les ai pas ouverts, depuis Montréal en fait. Il y a cinq cahiers couvrant douze à quinze ans chacun, de 2002 à 2078. Regardez ! »

Nikita dénoua le cordon qui maintenait fermé le sac de toile.

Les deux amis étaient assis côte à côte, en tailleur, sous la tente destinée à la convalescence de la jeune femme.

Elle déposa un à un les cinq volumes, en éventail devant eux. La couverture chamarrée qui couvrait le sol les mettait en valeur, comme un appel à la lecture.

Pierre considéra ce partage comme un gage de confiance, d’amitié même. Sa curiosité vis-à-vis du contenu de ces ouvrages était vive. Des enseignements, des visions, des réponses à certaines questions s’y trouvaient peut-être.

« Je peux jeter un œil ? interrogea-t-il, quelque peu hésitant.

— Bien sûr. Bien sûr. Allez-y. Vous pouvez même les lire. C’est écrit en français. C’était sa langue natale, il y a de nombreux dessins également. Ah j’y pense, dans le dernier volume il y a quelques pages en allemand, car mon arrière-grand-père a passé une bonne partie de sa vie à Francfort et dans la vallée du Rhin. À la maison, avec ma grand-mère Rosa, nous parlions français. Tous deux me faisaient l’école quand j’étais enfant.

— Pour l’allemand il faudra m’aider Nikita, pour le français je devrais pouvoir me débrouiller.

— Arrêtez Pierre ! Pas de fausse modestie, vous le maîtrisez parfaitement… et pourquoi, d’ailleurs ? Si je peux me permettre.

— Ma mère était québécoise d’origine. Elle a migré vers l’Ouest, juste après ma naissance, suite aux méga-feux qui ont ravagé le Québec, la Gaspésie et le Manitoba. Les Shoshones nous ont recueillis. Puis, en 2067, eux-mêmes ont dû fuir vers les Montagnes Rocheuses.

— Pourquoi ?

— À l’époque, il y avait cette varicelle… et la sécheresse… et l’occupation de nombreux points d’eau par les milices de Genesis. C’était le grand bordel, vous savez… des armes partout, des pénuries terribles, les services publics sous contrôle des potentats locaux corrompus.

C’était peut-être encore pire qu’en Europe. Il y a même eu des cas de cannibalisme. »

Avançant la main vers les carnets, Pierre, visiblement impressionné, demanda par lequel il devrait commencer.

— Aucune importance, prenez celui qui vous attire, répondit Nikita, amusée par la question.

Hésitant, le chaman commença par prendre chaque carnet un par un, les soupesant et en examinant la tranche. L’auteur y avait écrit à l’encre violette les dates de début et de fin de la rédaction, ainsi qu’un titre, ajouté a posteriori, évoquant son ressenti vis-à-vis de la période dépeinte.

Les cinq tomes se déclinaient ainsi :

Septembre 2002 – décembre 2015 : Dernier espoir ;

Janvier 2016 – janvier 2028 : Solastalgie

5

 ;

Février 2028 – avril 2041 : Sidération, Basculement ;

Mai 2041 – septembre 2057 : Sauve qui peut, le chaos ;

Octobre 2057 –.

Étant décédé en 2078, avant d’avoir noirci la dernière page du cinquième carnet, Louis Delalande n’avait pu y inscrire ni la date de fin ni l’intitulé.

Finalement, Pierre se saisit du cinquième carnet, le dernier, le plus récent.

Chapitre 3

Où l’on découvre les dernières photos satellite de la Terre.

Pierre posa délicatement le volume sur ses genoux et commença à le feuilleter.

Son attention fut rapidement attirée par une série de pages agrémentées de schémas finement dessinés, des cartes visiblement, illustrées de noms de villes, de fleuves, de massifs montagneux… un véritable atlas géographique du monde.

L’Indien choisit de commencer son exploration avec cette section datée de 2060. Il avait le sentiment que les dessins éclairciraient les récits du journaliste.

Lundi 22 mars 2060, Hallgarten

Mon apprenti reporter, Andreas Mayer, vient de terminer sa première mission solo. Je suis plutôt fier de lui. Par son côté « clandestin », la tâche aurait pu lui faire peur, mais il a assuré.

Je lui avais demandé de rencontrer secrètement Philippe Klein, le fonctionnaire de l’ESA qui m’avait accompagné à Washington, en 2038, lorsque la NASA et l’ESA ont annoncé l’arrêt des missions d’explorations spatiales civiles. Il y a vingt-deux ans, déjà !

J’ai toujours gardé contact avec Philippe. Ce brillant ingénieur est ma source principale d’information et de vérification pour les affaires ayant un rapport avec la recherche, la science et la technologie. Nous sommes amis maintenant. Je l’ai surnommé « ma vigie de l’espace ». J’apprécie énormément sa modestie et sa pédagogie. Il s’entend très bien avec Virginie, ma scientifique de femme.

Après l’arrêt des projets spatiaux civils, Philippe a été recruté par le bureau européen de la NASA, à Wiesbaden. Il a continué à travailler dans le spatial et dans le renseignement stratégique, en coopération avec les Américains. Il n’a pas eu le choix, m’a-t-il expliqué. Tous les projets européens ont été stoppés en 2038.

En février, Philippe est venu dîner à la maison, à Hallgarten. Il m’a dit avoir eu accès à des clichés récents de la Terre, pris par un satellite militaire américain posté en orbite basse ainsi que par la dernière sonde gravitant encore autour de la Lune.

Une centaine de photos, dont quelques-unes montrent le globe dans son intégralité, celles prises depuis la sonde lunaire.

Il semblait bouleversé et insista pour m’en donner des copies afin que je puisse révéler la vérité sur l’état de la planète à un maximum de citoyens européens.

Depuis le conflit nucléaire israélo-iranien de 2028 et le black-out digital américain, les photos de la Terre vue de l’espace sont rarissimes et totalement contrôlées par l’armée de l’Oncle Sam. On pense que seuls les Chinois ont encore la capacité d’observer la surface terrestre depuis le Cosmos. Et encore, pas certain.

Tous les autres, Russes, Indiens, Japonais, Européens… ont abandonné progressivement cette activité au fur et à mesure que leurs flottes de satellites sont retombées sur Terre. Ils préfèrent acheter les images à la NASA. Leurs priorités sont ailleurs.

Ont-ils le choix d’ailleurs ? L’agence spatiale américaine draine depuis longtemps les meilleurs talents de la planète en leur offrant des ponts d’or et la sécurité, s’ils renoncent définitivement à leur nationalité d’origine pour venir travailler dans ses équipes.

Ce type de clichés étant classé « Secret Défense », Philippe a pris un sérieux risque à me les transmettre. Personne ne devait pouvoir faire le lien entre lui et moi ni mettre en cause le jeune Andreas.

Philippe et Andreas se sont rencontrés hier à Wiesbaden, dans un atelier partagé où les gens dessinent, peignent, sculptent ou jouent de la musique. Philippe y a ses habitudes depuis des années. Mon jeune apprenti, quant à lui, devait faire mine de vouloir s’y inscrire. Une couverture simple, mais qui a parfaitement fonctionné.

Philippe a passé la journée à peindre, comme chaque semaine. Il lui fut assez facile de discrètement glisser les photos dans une sacoche vide avec laquelle Andreas était venu et qu’il avait déposée derrière un rideau.

Il était hors de question que le jeune homme conservât cette petite bombe chez lui. Bien trop risqué. Lui et moi avions convenu d’échanger le bébé dans un parc public de la ville, dans une cachette connue de nous seuls.

À l’heure de la fermeture du parc, Andreas a dissimulé la sacoche derrière une colonne de grès rose plantée au beau milieu d’un impénétrable bosquet de troènes et surmontée d’un buste de marbre blanc.

À l’aube, dès l’ouverture, j’ai récupéré la sacoche. Le tour était joué.

Quel choc, une fois rentré à la maison !

J’ai tiré de la sacoche l’épaisse liasse de clichés.

Si le sujet n’était pas si dramatique, on pourrait s’extasier devant leur précision et la prouesse technique qu’ils représentent. Mais bon, c’est de notre planète dont il s’agit, notre maison, un fragile esquif à la dérive au milieu du Cosmos sans canot de sauvetage, sans aucune planète B à l’horizon.

Je suis envahi par un mélange de curiosité et d’appréhension à chaque image que je découvre.

Le plus choquant est ce qu’on appelle désormais la « Ceinture de Feu », bien visible sur les images prises depuis la banlieue lunaire.

C’est une bande orange, martienne, centrée sur l’équateur et délimitée par les trentièmes parallèles, Nord et Sud. C’est un peu comme si le Sahara avait grignoté l’Afrique dans sa presque totalité.

Seule une petite poche équatoriale, du côté du golfe de Guinée, est restée verte. Cette enclave de vie semble correspondre au Gabon, au Congo et à une partie des pays qui les entourent, jusqu’en Tanzanie à l’Est.

Mais le Sahara ne s’est visiblement pas contenté d’envahir l’Afrique, il a aussi traversé l’océan Indien, s’étendant vers l’Est, en Inde, en Asie du Sud, en Indonésie et sur toute l’Australie !

Un autre cliché lointain dévoile la face opposée du globe. L’Amérique Centrale et le nord du Brésil sont dans un état similaire, cramés par le soleil. La totalité de la forêt amazonienne a disparu !

Au-delà d’être de simples déserts, étendues minérales d’une beauté saisissante, ces régions sont également d’hideux cimetières pour des millions de femmes, d’enfants et d’hommes. Ceux-ci sont invisibles sur les documents, mais bien présents dans les témoignages des migrants rescapés.

Il y a eu le Darfour, dans les années 2020, puis le Sahel, puis l’Égypte et l’Afrique du Sud, sans parler des innombrables drames ignorés du monde. Tous les martyres du siècle n’ont pas eu la chance d’attirer le regard des médias. Tous n’habitaient pas sur un gisement de pétrole, d’uranium ou de lithium. Tous n’avaient pas les moyens d’acheter des armes aux pays riches… ils ont agonisé en silence, morts dans la misère, de soif, de faim ou d’épuisement.

De part et d’autre de cette Ceinture de Feu, les deux franges situées entre les trentièmes et quarante-cinquièmes parallèles de chaque hémisphère présentent une alternance de zones orange et jaunes, parfois légèrement verdâtres.

D’immenses vortex nuageux, dont la taille fait penser à des méga-ouragans, en pavent le ciel.

L’ensemble du bassin méditerranéen, une bonne partie de la Chine et des États-Unis, mais aussi l’Argentine et l’extrême sud de l’Afrique offrent ce visage, symptomatique des nouveaux climats, les climats « hyper-fluctuants » comme on les appelle depuis le milieu du siècle. En proie à des phénomènes météorologiques violents, ces zones sont tantôt écrasées par des canicules interminables, tantôt inondées par des pluies diluviennes, subites et brutales, qui emportent tout sur leur passage. Il arrive que l’atmosphère gorgée de vapeur d’eau vidange en quelques heures cette humidité venue des océans surchauffés.

Et puis il y a les franges dites « tempérées », coincées entre les quarante-cinquièmes parallèles, Nord et Sud, et les deux régions polaires. Ce sont de minces bandes offrant un camaïeu de verts et encore traversées de cours d’eau permanents.

De rares îlots de neiges éternelles apparaissent encore sporadiquement sur les plus hauts sommets, dans l’Himalaya et les Andes.

Autre choc : l’absence totale de banquise sur l’océan Arctique et de glaciers sur une grande partie du Groenland. Seuls les plus hauts reliefs de l’extrême Nord de cette île mythique hébergent encore un capuchon de glace blanche. Sa partie centrale, dont la base rocheuse est proche du niveau de la mer, n’est plus qu’une immense lagune d’eau grise et saumâtre, comme un gigantesque marigot intérieur.

Quant aux forêts du Grand-Nord, aux taïgas et aux toundras de Jack London ou du docteur Jivago, elles sont dévastées, rasées, flanquées d’étendues d’eau noirâtres.

Du côté du pôle Sud, pareil, l’Antarctique a perdu la plus grande partie de son glacier continental. Les régions libérées des glaces sont grisâtres, brunes par endroits. Aucun sol fertile n’a eu le temps de s’y installer. Aucune flore n’a encore recouvert les pierriers ni peuplé les étendues boueuses. Tout juste un maigre lichen marbre-t-il la roche de couleurs étranges.

Tout est allé bien trop vite !

La nature est résiliente, certes, mais elle a besoin de temps. Incompatible avec l’empressement des hommes.

Rendez-vous dans 1000 ans !

Ensuite, j’ai examiné une à une les photos prises par le satellite en orbite basse.

Parmi elles, il y avait quelques zooms bouleversants sur des zones bien particulières, dont quelques mégalopoles, des zones côtières, des massifs montagneux, des forêts calcinées, des zones dites « tampons », où s’entassent les migrants climatiques dans d’immenses camps visibles de l’espace.

Parmi les clichés les plus frappants figurent ceux de la grande muraille de Chine. Pas celle construite aux portes de la Mongolie par les empereurs, non ! Celle construite dans les années 2050 aux marches sud de l’Empire du Milieu, tout au long de la frontière avec l’Inde, le Pakistan et le Bangladesh … un interminable ruban de béton courant sur les crêtes sud de l’Himalaya, aux frontières indiennes de la province du Tibet, mais aussi du Népal et du Bhoutan, les deux petits états annexés par la Chine en 2038.

Une de ces photos dévoile l’ouvrage le plus imposant intégré dans cette muraille de l’égoïsme : un monstrueux barrage qui détourne le cours du fleuve Brahmapoutre, juste avant qu’il ne plonge vers le Sud pour traverser la frontière entre la Chine et l’Inde.

On devine le nouveau lit de ce géant himalayen obligé de faire volte-face et de monter vers le Nord, direction la Chine centrale, immense territoire dont les hivers devenus doux n’attendaient que de l’eau pour se transformer en un jardin fertile, ce qu’il semble être devenu en partie. Des myriades de cercles d’irrigation sont bien visibles, dessinant un étrange patchwork tout au long du cours du nouveau Brahmapoutre, rebaptisé « Sang du Sud » par les Chinois. Il semble que ce fleuve, confisqué aux Indiens, termine son périple en rejoignant le Yang-Tsé-Kiang, au beau milieu du pays.

Par endroits, on distingue les camps de réfugiés pakistanais, bengalis et indiens. Ces étendues démesurées de toiles de tentes sont accrochées aux contreforts sud du plus haut massif montagneux de la planète, duquel descendent encore quelques rivières.

Les vues de certains littoraux sont tout aussi saisissantes, avec leurs cités englouties.

Il y a dix-sept ans, en 2043 j’avais eu l’occasion d’aller à Venise pour réaliser un reportage sur l’effondrement du campanile.

Objet de tous les efforts de la communauté européenne, ce monument emblématique avait été maintes et maintes fois consolidé, protégé, étayé. Mais rien n’y avait fait, la mer avait fini par en saper les fondations et par l’abattre. À l’époque, la montée des océans n’était que d’un mètre par rapport à la référence de 1950.

Avec les huit mètres atteints aujourd’hui, une photo à haute résolution révèle que seuls quelques clochers et les dômes les plus robustes de la cité des Doges émergent encore de la lagune. Venise n’est plus qu’une curiosité archéologique, un probable paradis pour les amateurs de plongée sous-marine et les pilleurs d’antiquités.

Les autres clichés du même type montrent la mer du Nord pénétrant profondément en Belgique, en Allemagne et surtout en Hollande.

Englouties, les villes d’Amsterdam, de Rotterdam, de Brême… . Le Danemark est pratiquement devenu une île !

Quant au malheureux Bangladesh, il a perdu la moitié de sa superficie, transformant le delta du famélique Gange en un gigantesque cimetière inondé. Idem pour Shanghai, Miami, La Nouvelle-Orléans et bien d’autres cités côtières.

Sur d’autres vues figurent les étendues boréales, autrefois couvertes de forêts ou de taïga solidement ancrées dans le pergélisol, ce sont à présent d’immenses étendues marécageuses, enchevêtrements chaotiques de branches et de troncs brûlés, en putréfaction.

De multiples cratères témoignent des explosions de poches de méthane qui ont secoué ces régions à la fin des années 2040. C’était l’époque où les vents rabattaient des odeurs pestilentielles sur les régions nordiques, certains étés. J’en avais fait la désagréable expérience lors d’une mission en Alaska, en 2044, je crois bien.

Quelques clichés concernent l’Amérique du Sud, le Brésil, l’Argentine, la Patagonie…

On a peu d’informations fiables sur cette région du monde.

On aperçoit de très nombreuses cités nouvelles, gigantesques quadrillages cernés de camps de toile. Comme si l’extrême sud du continent était devenu le refuge ultime de millions de Sud-Américains, victimes de la dégradation puis de la disparition de la forêt amazonienne et des pampas argentines.

Les médias ont parfois évoqué, dans les années 2050, le piège de l’entonnoir patagonien, cette zone de convergence où s’entassaient les migrants fuyant le Nord et le centre du continent. Ils ne cherchaient qu’à échapper à la désertification et à la dictature des potentats locaux sanguinaires, héritiers des chefs de gangs qui dominaient le trafic de drogue dans la première moitié du siècle.

Sur les crêtes de la cordillère des Andes, de larges surfaces blanches pourraient évoquer des neiges éternelles ou les restes de vieux glaciers, ce sont plus probablement des tapis collecteurs de rosée.

Pour ces populations déracinées, ce système ingénieux de captation est indispensable à leur survie. Lorsque le vent souffle de l’océan Pacifique, ces toiles piègent les gouttelettes de brouillard qui se rassemblent et s’écoulent ensuite dans des citernes enfouies dans le sol. Les vents humides venus du large, jadis détestés, car perçus comme désagréables et malsains, sont maintenant vénérés et attendus avec impatience.

Quelques photos à haute résolution zooment sur le sud des États-Unis, zone tampon située aux confins du monde tempéré et de la Ceinture de Feu.

La pression migratoire y est perceptible au travers de nombreuses lignes filant d’Est en Ouest, sans doute des murs ou des tranchées. Elles sont régulièrement ponctuées de constructions évoquant des tours de guet.

La ville de Memphis, sur le fleuve Mississippi, ressemble à une forteresse, bien à l’abri derrière le mégabarrage construit au sud de la ville.

Au nord de l’ouvrage, un grand lac artificiel et des champs, visiblement irrigués, exhibant toutes les nuances de vert, au Sud, rien qu’un immense désert jusqu’au golfe du Mexique.

Les ultimes feuilles sont les plus terribles pour moi, fils de Provence.

La Camargue est sous les eaux. Marseille la blanche, manquant d’eau et écrasée par le soleil, est une ville quasiment abandonnée, on distingue ses artères jonchées de gravats et ses toits effondrés.

Seul le port de guerre de Toulon montre un semblant d’activité et d’urbanisme organisé avec des rues dégagées, sa rade et sa baie où mouillent encore quelques navires. C’est un peu le mirador de l’Europe sur la Méditerranée.

Un étroit cordon ombilical, sanitaire, bordé de deux murailles, file droit vers le Nord, vers les Alpes, à travers un reg anciennement connu sous le nom de « Provence ». Les premières taches vertes apparaissent vers Sisteron, le long de la Durance.

Plus aucune neige éternelle sur les sommets alpins. Pas même sur le Mont-Blanc, le mal nommé. Personne n’a eu le cœur de le rebaptiser.

Après avoir parcouru toutes ces photos, j’ai machinalement passé la main au fond de la sacoche, par acquit de conscience.

Bien m’en a pris. Je suis tombé sur une enveloppe de papier kraft, d’un format plus discret et soigneusement scellée.

J’ai tout de suite pensé à un message personnel de Philippe.

À l’intérieur, quelques tirages et un petit billet manuscrit.

« Mon très cher ami,

Je suis certain que tu reconnaîtras les lieux. Ça devrait te rappeler des souvenirs de reportages.

Amitiés et à bientôt pour une bouffe avec ta charmante épouse »

Signé : ta vigie de l’espace.

Prudent, Philippe n’a laissé aucun indice qui aurait pu permettre de nous identifier.

Les tirages contenus dans l’enveloppe sont bouleversants.

Ils montrent diverses régions du Proche-Orient. Elles semblent toujours inhabitées. La désertification climatique y a certainement pris le relais de la désertification radioactive.

Du sable, des pierres, du sable, des pierres. On se croirait sur Mars, aux ruines près.

Sans surprise, l’ancienne vallée du Jourdain est engloutie sous les eaux de la Grande Bleue. C’est à présent une mer intérieure longue de 250 kilomètres et large de 30. Un long ruban bleu qui va de l’ancien emplacement du lac de Tibériade, non loin de la frontière libanaise, jusqu’à celui de la mer Morte, au niveau du désert du Sinaï, au Sud.

Philippe avait vu juste, comment oublier cet incroyable et dramatique reportage, en 2029. Nous avions apporté la preuve que les détonations nucléaires de 2028 avaient ouvert des fissures souterraines au travers desquelles la Méditerranée se déversait lentement dans la vallée dépressionnaire du fleuve Jourdain.

Une poignée de vues sont des zooms à très haute résolution sur Gaza City.

On y reconnaît parfaitement le mémorial du génocide, le carré de la honte.

Ce carré parfait de 250 mètres de côté, où les ruines ont été laissées telles quelles (j’ai failli écrire « intactes », mais le terme me semble tellement incongru).

Les clichés ont dû être saisis en fin d’après-midi. Les pans de murs déchiquetés allongent leurs ombres vers l’Est, rendant le lieu d’autant plus fantomatique et lugubre.

Le sable a envahi les rues et les appartements éventrés.

On distingue assez bien, en plein centre des ruines, le monument blanc édifié en 2026 en lieu et place de l’hôpital Al-Shifa. C’est une statue monumentale représentant une mère prostrée serrant dans ses bras son enfant mort.

Autour de ce sanctuaire commandé et imposé par l’ONU, personne n’a eu le temps de reconstruire quoi que ce soit entre 2025 et les attaques de 2028. Le sol y avait tout juste été nettoyé de ses monceaux de gravats et des restes humains encore enfouis. Depuis, il est donc resté nu, stérile, livré aux intempéries et aux quelques pillards qui osent affronter le désert et le risque radioactif.

Le vent y a sculpté des dunes qui ressemblent à celles de tous les déserts environnants, elles recouvrent les fondations des premières tentatives de reconstruction.

La frontière séparant l’ancienne bande de Gaza de l’ancien État d’Israël a également disparu. Le sable en a dévoré les murs et avalé les barbelés.

Dans ce nouveau désert, le carré de la honte restera probablement debout plus longtemps que ses créateurs l’avaient imaginé, des siècles, des millénaires peut-être, témoin de l’ancien monde, un cri de douleur lancé à la face des fossoyeurs de paix qui ont entraîné la région vers sa perte. Une sorte d’Oradour-sur-Glane pour le peuple palestinien.

Des rives de la Méditerranée à celles de la Caspienne, c’est la même désolation.

Philippe ne doit pas avoir pris tous ces risques pour rien, c’est à moi maintenant de publier ces images, au nom de la vérité.

Pierre interrompit sa lecture et se tourna vers Nikita.

La jeune femme le regarda d’un œil interrogateur et lui lança :

« Alors, qu’en dites-vous Pierre ?

— À la fois stupéfiant et passionnant ! Vous avez lu tous les carnets ?

— Non, loin de là ! Durant des années, je n’ai pas compris la valeur de ces papiers, et puis j’avais d’autres préoccupations… pas le temps de regarder dans le rétroviseur.

— Votre aïeul était journaliste dans quel domaine ?

— En fait, il s’intéressait à tout : la science, la technologie, la politique, la finance, les médecines alternatives… Il était plutôt journaliste d’investigation, ou grand reporter si vous voulez. Vous verrez, son journal regorge de thèmes très variés. C’est seulement à la fin de sa vie qu’il s’est engagé en politique.

— Vous l’avez bien connu ? Vous étiez encore très jeune lorsqu’il a quitté ce monde, n’est-ce pas ?

— J’avais seize ans. Mais oui, je l’ai bien connu, à la fin de sa vie du moins. Il avait déjà soixante-quatorze ans lorsque je suis née. Je peux dire qu’il a énormément compté pour moi. Vous savez, j’ai perdu mes deux parents à l’âge de cinq ans, pendant la grande pandémie. Il a donc été à la fois mon père, mon grand-père, mon arrière-grand-père, mon instituteur, mon professeur et mon modèle. Mon arrière-grand-mère Virginie et ma grand-mère Rosa furent mes mères de substitution. Mais j’ai eu une jeunesse heureuse, je crois, riche et active, remplie d’amour et de légèreté, sous leur protection. Et Dieu sait si la période était compliquée avec toutes les pénuries, les évènements climatiques sévères, les pandémies, l’instabilité politique…

— Comment était-il au quotidien ?

— Oh ! … vaste question ! »

Nikita dut prendre le temps de la réflexion avant d’esquisser une réponse. Par quel aspect commencer ? Comment décrire quelqu’un avec qui on a partagé presque chaque journée entre sa petite enfance et l’âge de seize ans ?

« D’apparence, il était plutôt réservé, réfléchi et patient, toujours à l’écoute, mais en fait il était le type même du faux calme, en révolte permanente, toujours prêt à renverser la table s’il percevait la moindre injustice, la plus petite hypocrisie. Son engagement pouvait être total si une cause lui semblait juste.

— La cause environnementale par exemple ?

— Oui, bien sûr, et depuis son plus jeune âge. Mais pas que. Je pense qu’il était profondément démocrate et pacifiste. Toujours du côté des opprimés. Il me citait souvent Hugo, Jaurès, Mandela ou Gandhi. Il disait qu’après De Gaulle, son pays natal, la France, n’avait eu à sa tête que des épiciers, sans aucun sens de l’intérêt général et surtout sans vision, sans projet, “à part celui de se faire réélire”.

— Pourquoi a-t-il quitté son pays d’origine ?

— La politique ! Il dérangeait trop avec ses alertes sur le climat et ses enquêtes. Le grand virage à droite du pays a été le coup de grâce. Sa famille était menacée. Il a préféré partir.

— Une libération peut-être ?

— Peut-être, oui.

— Et ses croyances ? Une religion ?

— Ah, les religions ! Franchement, ça n’était pas son truc. Il y voyait la source de bon nombre des problèmes du monde, en tout cas, jamais une solution. Il répétait souvent : “si Dieu existe, j’espère qu’il a une bonne excuse”, et finissait en ajoutant “ce n’est pas de moi, c’est de Woody Allen”. Il n’était pas dénué de spiritualité, mais disons qu’il était plutôt du genre contemplatif, il voyait la vie comme le miracle absolu. S’il n’avait pas été journaliste, il aurait voulu être chercheur pour percer les mystères de la création. Il avait un petit côté scientifique, toujours avide de preuves et de vérité. Il fut d’ailleurs un merveilleux prof de maths pour moi.

— Pourquoi a-t-il choisi ce métier alors ? Il vous l’a dit ?

— Non, mais c’est un fait qu’il y a excellé, surtout en tant que reporter de terrain. Il a mis au jour de nombreuses affaires et il a pris des risques énormes, vous savez. Mon arrière-grand-mère m’a souvent parlé de ses angoisses, alors qu’il était en mission, dans la clandestinité, isolé, loin de tout support. Il a parcouru tous les continents pour témoigner de la cupidité humaine et de la dégradation de la planète. Son journal en est un superbe témoin. »

Pierre se sentait devenir intrusif, mais ne put résister à poser une ultime question.

« Des faiblesses, des défauts, des regrets ?

— Des regrets ? Oui, beaucoup, je crois. Il aurait voulu faire bien davantage pour protéger le monde contre ses dérives et ses erreurs. Il m’en a souvent parlé. Étant jeune, il a également souffert d’avoir été rejeté par une partie de sa famille et de ses amis, injustement jugé extrémiste, trop “écolo-punitif” comme on disait à l’époque, alors que tout lui donnait raison… et lui a donné raison au final. Quant aux défauts et aux faiblesses, il en avait aussi, bien sûr, comme tout le monde. »

Nikita avait amorcé cette réponse sans vraiment savoir comment poursuivre. Elle s’en tira en usant d’un lieu commun.

« En fait, il avait au moins les défauts de ses qualités. Une certaine radicalité, disons plutôt une radicalité certaine en matière de décroissance. Un perfectionnisme qui confinait au pinaillage et agaçait souvent ses proches. Ah si, j’allais oublier ! Ma grand-mère Rosa, sa propre fille donc, était souvent agacée par ce qu’elle appelait sa fausse modestie. Elle m’a souvent parlé de sa réaction lorsqu’il a appris qu’il avait reçu le prestigieux prix Albert Londres. C’était vers 2040, pour un reportage en Pologne sur une incroyable affaire d’escroquerie à l’hydrogène. Il aurait déclaré : “Je me moque des prix et des médailles, je n’ai fait que mon travail”. Apparemment, tout le monde voyait bien qu’il était fier de cette marque de reconnaissance. Mais comment lui en vouloir ? »

Anticipant une possible question subsidiaire, Nikita conclut ce rapide portrait sur un ton léger :

« En matière de vice, puisque vous voulez tout savoir, Pierre… un seul était évoqué devant moi lors des réunions familiales : il aurait eu, jusqu’à un âge avancé, un goût immodéré pour la bière. Légende, vérité ou diversion cachant autre chose, je n’ai jamais su. Quoiqu’il en soit, ce breuvage n’a affecté ni sa sagacité ni sa longévité. »

Pierre cessa là ses questions et demanda à Nikita s’il pouvait jeter un coup d’œil à un autre carnet.

La jeune femme accepta, soulagée d’avoir apparemment satisfait la curiosité de son interlocuteur.

Chapitre 4

Où l’on découvre que la NASA interrompt ses missions d’exploration spatiale.

Le hasard désigna le carnet numéro 3, dont le cuir, maculé de taches, indiquait qu’il avait beaucoup bourlingué.

Pierre y retrouva la trace de Philippe Klein, l’ingénieur spatial croisé dans le carnet numéro 5.

Il entama une nouvelle lecture.

Mercredi 3 février 2038, Washington

Cela fait un bail que je ne suis pas venu aux États-Unis.

Dans l’avion, j’ai fait connaissance de monsieur Philippe Klein, un ponte de l’ESA, l’équivalent européen de la NASA. Nous allions au même endroit, à la conférence de presse annuelle de la prestigieuse agence américaine.

Hier, 2 février, arrivé à New York JFK. Toujours aussi impressionnante, la grosse pomme, pleine d’énergie et de créativité.

Ce matin, train pour descendre à Washington. Pas de givre sur les érables et les chênes rouges bordant les voies. À 7 h 30, il fait déjà 12 degrés Celsius à Central Station. Ils sont loin les matins glacés et le blizzard mordant venu du Canada !

Demain, conférence au siège de la NASA. J’ai hâte de pénétrer dans ce temple de l’aventure spatiale, c’est comme un rêve d’enfant qui se réalise.

Je me souviens de mon papier sur le lancement du télescope James Webb, à Noël 2021, à Kourou en Guyane. Je travaillais pour la télévision européenne ARTE à l’époque. Un malheureux Covid avait coincé mon collègue du département « Science et technologie » chez lui à Strasbourg. Je m’étais donc porté volontaire pour le remplacer – CHANCE ! –

Ces missions spatiales lointaines m’ont toujours passionné. Comment font-ils pour piloter, avec une précision diabolique, des engins aussi sophistiqués, évoluant à des vitesses de folie, à des milliers, voire des millions de kilomètres, avec un signal radio ténu qui traverse le Cosmos et met d’interminables secondes, et même minutes, pour être reçu ?

Impossible de ne pas applaudir.

Mais les temps ont bien changé.

Depuis les années 2030, les nations spatiales, sous la gouvernance imposée de la NASA, se focalisent sur les activités militaires d’observation, de renseignement et de communication cryptée.

La Russie s’est montrée incapable de remettre sur pied ses pas de tir de Baïkonour, victimes d’une attaque terroriste en 2035. La Chine ne donne plus de nouvelles, mais ses missions lunaires et martiennes ne sont plus mentionnées dans les journaux officiels. Tout ne doit pas se passer comme prévu.

L’Inde a renoncé à toute activité dans le domaine, trop préoccupée par ses insurmontables problèmes alimentaires et hydriques.

Même la NASA a dû remercier les richissimes entrepreneurs-sponsors, soi-disant visionnaires, issus du monde du numérique. Elle a exploité leurs indéniables qualités, mais a fini par trouver leurs rêves un peu trop fantasques et surtout un peu trop dispendieux, en argent et en ressources humaines. Au pays de l’Oncle Sam aussi, les ingénieurs de haut vol se font rares.

Demain, l’agence américaine et son partenaire européen devraient faire des annonces importantes concernant les dernières missions en cours et à venir. Vu la mine défaite de mon compagnon de voyage de l’ESA, ça risque d’être tristounet. Tous les milieux scientifiques s’attendent à un arrêt des missions, faute de crédits et de compétences.

Les vraies gens s’en foutent un peu. Il faut gagner sa vie, boire et manger, se soigner, envoyer ses enfants à l’école. Le reste n’est finalement que du loisir budgétivore pour privilégiés, dont leurs rejetons seront sans doute exclus.

ATTENTION : Les philosophes de comptoir et les ingénieurs « hors sol » vont encore pousser des cris d’orfraie : l’Homme est destiné à explorer le Cosmos, la Terre est un berceau qu’il faudra quitter un jour. Cesser l’exploration, c’est condamner l’humanité.

Foutaises… la planète, elle crame. Tu vois pas ?

La planète B, elle existe peut-être. Mais bordel, qu’elle existe pour de vrai ou seulement dans les statistiques des astrophysiciens, quelle différence ? Personne n’y posera jamais le pied, beaucoup trop loin, trop long, pas assez de ressources pour le voyage, bien trop risqué.

Jeudi 4 février 2038, Washington

Ça y est, la NASA et l’ESA ont fait leur coming out.

C’est du brutal !

Comme on s’y attendait : mise en sommeil prolongé de toutes les missions scientifiques non essentielles.

En clair : fini Mars, fini le retour sur la Lune (sans cesse repoussé depuis 2026), fini les stations internationales. Les télescopes Hubble et Webb sont déconnectés, livrés aux seules lois de la gravitation et au vide interstellaire. On interrompt également les collaborations entre pays, sauf entre les États-Unis et l’Europe, pour de rares sujets d’intérêt commun. Il s’agit du renseignement, de la navigation, de la météorologie et de la surveillance des astéroïdes potentiellement dangereux.

Je me souviens du géocroiseur Apophis, venu du fin fond du cosmos tel un boulet de canon et qui s’était faufilé entre la Terre et la Lune, un vrai trou de souris vu des confins du Système solaire. C’était au printemps 2029, je crois. À peine plus d’un an après le risque d’apocalypse nucléaire que l’humanité avait vécu avec le conflit au Proche-Orient.

Cet évènement cosmique avait déclenché une vague de suicides sans précédent. Beaucoup étaient convaincus de succomber quasi instantanément à une extinction brutale et massive, comme celle des dinosaures, il y a soixante-cinq millions d’années.

À partir de maintenant, on remet donc les pieds sur le plancher des vaches !

Plusieurs dizaines de milliers de techniciens et d’ingénieurs perdent instantanément leur job, un peu partout dans le monde.

Un chef de projet de la prestigieuse agence m’a confié, alors que nous sortions de la salle de presse, que l’un des principaux problèmes était en fait le manque de compétences. Les jeunes, même les plus brillants, consacrent leur énergie à des activités plus basiques afin de simplement subvenir aux besoins de leurs proches, et de leur communauté. En témoignent les échecs de missions spatiales de plus en plus nombreux.

Les crashs à répétition de sondes ou de convois de transports à destination de la Lune et de Mars ont définitivement enterré toute velléité de conquête.

L’autre message clé délivré ce matin, tout aussi important, bien que moins spectaculaire : Les activités d’observation de la Terre et de télécommunication de la NASA seront désormais gérées par l’armée américaine. L’agence spatiale devient une entité militaire, soumise au secret défense.

Comme si elle ne l’était pas déjà. On nous prend vraiment pour des cons !

La parenthèse utopique de l’espace civil aura été de courte durée.

Vendredi 5 février 2038, Washington

Revue de presse suite aux annonces d’hier :

C’est l’émoi dans toutes les capitales du monde.

Les trolls en tout genre s’en donnent à cœur joie pour prédire l’effondrement de la grande Amérique et de son vassal européen. « L’occident a un genou à terre », titre le plus grand quotidien moscovite, « Ils abandonnent la conquête spatiale ».

L’hôpital se fout de la charité… ou pas ?

Mon compagnon de voyage, Philippe Klein, est déjà reparti pour Paris, siège de l’ESA. Visiblement très affligé, ce brillant ingénieur venait sans doute de voir sa carrière stoppée net. Il a décliné ma demande d’interview. De quoi a-t-il peur ? Je suis furieux.

Depuis l’extrême droitisation de certains pays européens, l’autocensure est devenue une peste noire, ou brune, au choix. C’est encore pire que la censure pure et simple ou la caviardisation qui ont déjà porté un coup fatal à la liberté d’expression telle que je la conçois, celle défendue par les révolutionnaires de 1789 ou les pionniers radicaux de la démocratie durant la 3e république.

Combien de fois mes publications, mes reportages ou les dessins de mes illustrateurs ont-ils été poliment écartés sous d’étranges prétextes, avant mon licenciement en 2027 !

P.S.

Une nouvelle commande peut-être : Une ONG interdite au Canada vient de me contacter pour une nouvelle enquête sur l’exploitation forestière dans le Grand Nord. C’est un coursier à vélo qui m’a remis une enveloppe avec un message manuscrit et 200 dollars. Ils me donnent rendez-vous dans un bar du quartier italien de New York, après-demain, 7 février.

Prudence. J’ai 24 heures pour réfléchir et contacter quelques amis afin d’essayer d’en savoir plus.

On a en effet beaucoup entendu parler de fausses reforestations et d’exploitation abusive des forêts boréales par diverses industries (verre, acier, ciment…) et surtout par les centrales électriques au bois.

Le mythe du bois, savamment renommé « biomasse », soi-disant renouvelable et plus propre que les énergies fossiles, pourrait bien avoir tué notre dernier espoir de redressement climatique.

Le mensonge ultime !

Le bois brûle salement, joliment, mais salement. Il émet davantage de C02 et de particules que le charbon pour la même énergie produite.

En se consumant, il libère en quelques heures, le carbone qu’il a mis cinquante ou cent ans à extraire de l’atmosphère, patiemment, laborieusement, avec l’aide de son écosystème : les vers de terre, les mousses, les champignons, les oiseaux… la brume et la pluie.

Et dire qu’on a essayé de nous faire croire que les arbres replantés poussaient assez vite pour ravaler la fumée de leurs congénères que l’on crame à tour de bras dans ces putains de centrales électriques.

On s’est bien foutu de notre gueule !

Ce soir, retour vers New York et Central Station.

Avec le vent de Sud, il a fait 28 degrés Celsius à Washington cet après-midi, un record pour un début février.

Finalement, c’est peut-être une bonne idée de braquer les satellites vers la Terre, plutôt que de chercher de l’eau ou des petits hommes verts au fin fond du Cosmos.

Espérons seulement qu’il ne soit pas trop tard.

Nikita s’était endormie.

Une jeune Shoshones pénétra sous sa tente. Elle devait passer un onguent sur les blessures de la jeune femme convalescente (voir La deuxième maison). Pierre remit en place le carnet et s’éclipsa.

Après dix minutes, la soignante ressortit et s’adressa à Pierre :

« Elle est réveillée, elle voudrait te parler. »

Pierre s’introduisit de nouveau sous le tipi, Nikita lui tendit le sac de toile contenant les cinq volumes.

« Pierre, je suis fatiguée, prenez les carnets et continuez vos lectures, si vous voulez. Cela semble vous intéresser.