Journal maudit - Isabelle Triaureau - E-Book

Journal maudit E-Book

Isabelle Triaureau

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Beschreibung

"Journal maudit" vous plonge dans l’intimité d’une femme hantée par son passé. À travers des rêves troublants et des souvenirs enfouis, la narratrice revisite une passion amoureuse intense et une blessure profonde. La redécouverte de son journal intime la confronte à des émotions vives, entre amour, obsession et douleur. Au fil de cette plongée dans la mémoire et le désir, elle oscille entre introspection et quête de vérité. Un récit où l’écriture devient le reflet d’une âme tourmentée en quête de sens et d’apaisement.

À PROPOS DE L'AUTRICE 

Après un parcours en droit couronné par un DEA et un diplôme de criminologie, Isabelle Triaureau s’oriente vers la recherche avant de succomber à sa véritable passion depuis l’adolescence : l’écriture. Elle se consacre désormais pleinement à la création, tissant à travers ses romans et ses poèmes un univers aussi intime que puissant.

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Seitenzahl: 206

Veröffentlichungsjahr: 2025

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Isabelle Triaureau

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Journal maudit

Roman

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

© Lys Bleu Éditions – Isabelle Triaureau

ISBN : 979-10-422-6467-3

Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

 

 

 

 

 

 

Illustration de Sophie Rocco

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

À Jean, mon père

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Une œuvre d’art est bonne quand elle est née d’une nécessité.

C’est la nature de son origine

qui la juge.

 

Rainer Maria Rilke

, Lettres à un jeune poète

 

 

 

 

 

Ce dimanche matin douze février deux mille douze, ma rue est vide et glaciale. Le vent vif siffle à mon oreille un air sibérien pénétrant. Je regarde autour de moi, l’hiver est mon unique compagnon de route et je le perçois menaçant. J’avance dans un léger brouillard, le trottoir est glissant, l’atmosphère me semble oppressante. Mon cœur résonne douloureux dans ma poitrine, mes pas lui donnent le rythme, il est rapide et sonore. Cet écho vibrant me rassure, il matérialise ma présence.

 

J’accélère ma foulée, je suis transie et tremblante sous l’épaisseur de mon lourd manteau, et la douceur de mon écharpe en cashmere nouée autour de mon cou ne me réchauffe pas. Je suis sortie avec une intention précise, faire l’acquisition d’un couteau automatique à cran d’arrêt. Je me dirige maintenant vers le carrefour. Juste avant, dans un renfoncement, se trouve une armurerie stand de tir classique vendant aussi des armes blanches. Je m’approche de la vitrine, j’éprouve sous mes pieds les vibrations régulières de fortes détonations. Les entraînements doivent se faire en sous-sol. Cette sensation particulière m’impressionne et je ne sais plus si je dois entrer ou passer mon chemin. Il y a une sonnette, mon doigt de laine effleure le bouton et l’enfonce timidement. J’attends le déclic et pousse la porte.

 

Dans cette petite boutique, instantanément l’odeur particulière de la poudre me saisit et me surprend, il y fait sombre et chaud. Ce lieu n’est pas habituel pour moi. J’hésite encore, puis demande à voir les couteaux, les couteaux à cran d’arrêt. Mon regard évite celui du vendeur que je ressens quelque peu intrigué, il ne me pose pourtant pas de questions et me propose différents modèles. D’une main froide et décidée, je saisis le plus ordinaire, le manche, façon corne, froid lui aussi, mesure une douzaine de centimètres. Le jeune homme m’explique le mécanisme, je l’observe avec attention et reproduis le geste. J’appuie avec une réelle appréhension sur le bouton central et la lame fine se déploie avec un bruit sec. Je sursaute légèrement, j’ai l’impression qu’elle a surgi du manche comme un éclair brutal. Confuse, je la rabats aussitôt, choquée par cette fulgurance. Sans un mot, je lui redonne l’objet, hochant de la tête en signe d’acquiescement, je le prends. Il le range dans un étui et le dépose sur le comptoir. Je règle en espèces, tout cela est rapide et efficace. Ma main le glisse très vite dans ma poche. Je ressors en ne laissant rien paraître du trouble qui m’envahit. À l’extérieur, le souffle d’un courant d’air hostile me fait frissonner. Mes doigts se resserrent sur l’étui, mon ventre douloureux se noue.

 

J’avance le long d’un parterre d’arbustes encore verts pour regagner le trottoir principal. D’un pas décidé, je rejoins la station de métro la plus proche. En tenant la rampe, je descends avec prudence les marches luisantes. Le couloir qui mène au quai est désert, le panneau affiche deux minutes avant la prochaine rame. Mes yeux cherchent la lumière des phares blancs de la voiture de tête, elle arrive enfin. Le wagon est presque vide, je m’isole au fond du compartiment. Assise sur un strapontin, je regarde par la vitre de la porte l’alternance de l’ombre et de la lumière et m’abandonne aux secousses de la voiture.

 

Dix stations, le trajet me semble très court. Les portes s’ouvrent, de nouveaux escaliers et je sors à l’air libre. Tournant sur la droite, je ressens une forte impression de déjà vu, déjà vécu, sans reconnaître vraiment l’endroit. Je m’engage dans une nouvelle rue glaciale, baignée elle aussi dans un brouillard diffus, une rue peuplée d’immeubles de briques rouges comme on en trouve dans le dix-septième arrondissement de Paris près des boulevards des Maréchaux. Je vérifie le nom sur la plaque bleue, regarde les numéros et me place sous le porche en face du douze.

 

J’attends. J’attends des heures, mais il n’y a plus d’heure, plus de minute, plus aucune seconde. Je suis l’attente, purement et simplement, hors de tout… Enfin une femme apparaît, sortant seule de son immeuble. Elle est grande, élancée, ses cheveux sont courts et grisonnants. Je quitte mon refuge, raidie et frigorifiée, traverse la rue, la suis, m’approche sans hâte. Ma main se pose sur le haut de son épaule. Surprise, elle se retourne et me regarde. À cet instant, j’appuie d’un coup sec sur le bouton du cran d’arrêt, la lame jaillit. Je la plante avec force au milieu de sa poitrine. Je ne cherche pas, instinctivement, je sais qu’elle doit atteindre le cœur. Elle ferme les yeux, choquée par la douleur et la brutalité de mon geste. Lentement, elle s’affaisse face à moi, vers le sol froid et humide.

J’entends à peine les cris des passants présents autour de nous, des gens s’approchent en courant. Je sens des mains d’hommes me retenir fortement et m’écarter de son corps sans vie.

Je suis pétrifiée de froid et de peur. Je ne perçois plus les battements de mon cœur, il est enserré dans mon corps endurci. Ma respiration devient courte et haletante. Seules mes larmes me réchauffent le visage face au brouillard devenu, il me semble, plus intense encore.

 

Je me redresse en sursaut. Je suffoque. D’une inspiration profonde qui soulève ma poitrine, j’insuffle dans mes poumons un air salvateur. Les battements saccadés de mon cœur résonnent avec force dans mes tempes où perlent des gouttes de sueurs froides. Je frissonne en effleurant de la main mon front moite. Je suis dans une obscurité totale. J’ai peur. Mes yeux grands ouverts cherchent dans la nuit les contours des objets et des meubles de ma chambre. Tout est calme et tranquille face à mon chaos. Je ne suis pas dans la rue, mais chez moi, il n’y a personne autour, juste un silence rassurant, mais pesant. Ma tête retombe lourde sur l’oreiller, mes paupières se ferment. Je me blottis sous les couvertures, j’espère retrouver le sommeil, mais des images de ce rêve étrange et effrayant me reviennent. J’ai tué froidement une femme cette nuit, et cette femme, je ne la connais pas ! Dans ce scénario sordide, je ne vois aucun détail sur le mobile de mon acte. L’ai-je vraiment poignardée sans raison apparente ? Je tente de reconstituer sa silhouette et son visage, le trouble est pourtant indéniable mais je ne la reconnais pas. Je devais certainement ressentir une profonde rancune ou une véritable haine pour l’assassiner ainsi de ce funeste coup de couteau. Je ne ressens rien ou plutôt je ne ressens que du vide, un vide abyssal. J’ai touché, en la frappant, le principal organe vital, je ne me suis pas acharnée contre elle en la lacérant avec mon cran d’arrêt, j’ai frappé une fois et en plein cœur ! Une arme blanche, une plaie ciblée, comme pour aller à l’essentiel. Avec détermination, j’ai accompli un acte de pure agression, volontaire et hallucinant. Cette histoire qui peut paraître romanesque ressemble à un crime passionnel ou à une lâche vengeance. Je ne sais plus ou plutôt, je ne sais pas.

 

Une violente nausée me soulève l’estomac et me force à me redresser. Des larmes coulent lentement, sans que je puisse les retenir. Le choc de ces images probablement. Ma main cherche l’interrupteur de ma lampe de chevet, l’ampoule répand une lumière progressive dans la pièce. J’ouvre les yeux, regarde sans voir. J’aimerais que le matelas m’absorbe, j’aimerais disparaître. Ma tête va exploser si je m’attarde plus longtemps dans cette chambre.

 

Je m’assois sur le bord du lit, je regarde mes mains, elles sont pleines d’un sang rouge et luisant. L’horreur continue-t-elle ? Je détourne le regard, une peur panique m’envahit. Loin de mon corps, je tends les bras et avance comme une somnambule. Ce sang est-il le mien ? Me suis-je réellement blessée dans la nuit en brisant un objet ou alors, ai-je vraiment tué quelqu’un ? Je me précipite dans la salle de bain, mais l’eau fraîche qui s’écoule le long de mes poignets et jusqu’aux bouts de mes doigts disparaît dans la bonde sans aucune trace colorée. Rassurée, je les examine, mes mains sont propres, blanches et humides. Appuyée sur le lavabo, je me redresse, me verse un verre d’eau, elle rafraîchit ma gorge sèche et brûlante. J’ai besoin d’un cachet d’aspirine, un début de migraine me fait déjà souffrir affreusement. Je trouve la boîte et avale le comprimé avec difficulté. J’aperçois mon reflet dans le miroir, il m’impressionne, j’ai du mal à me reconnaître. Mes yeux sont gonflés, les larmes n’ont pas cessé de couler, je suis livide et abattue. Ce meurtre a laissé son empreinte dans mon corps endolori et je ne maîtrise plus mes pensées, je dois absolument prendre sur moi.

 

Je descends dans la cuisine et me prépare avec soin un petit déjeuner. Le sifflement de la bouilloire me sécurise, le grille-pain qui claque m’alerte, tous ces petits bruits raniment en moi un souffle de vitalité, enfin ! Ces émotions vives m’ont creusé l’estomac, des tartines de pain, un thé vert brûlant vont finir de libérer mes tensions. Cette douce chaleur va m’aider à éclaircir toutes ces impressions trop brumeuses. Je m’installe face à la fenêtre. Le froid a endormi la végétation de ma petite cour. Ma tasse à la main, j’observe dans le gris du matin les branches nues des arbustes et les tiges noueuses de la glycine. Dans les pots, les fleurs ont disparu, seuls les rosiers ont gardé leurs feuilles, ils abritent parfois un couple de mésanges. Ma tartine rougie de gelée de groseilles ravive les images de mon rêve, elle ranime ma confusion et toutes mes interrogations.

 

Dans le silence de cette maison vide, soudain, je me vois si seule aujourd’hui. Ces incroyables visions cauchemardesques m’ont pétrifiée, paralysée par leur force et leur intensité. Pourquoi cela reste-t-il si présent à mon esprit ? J’ai la forte impression d’avoir perdu la notion du temps et de l’heure et je suis là, désemparée au milieu de la pièce. N’y a-t-il pas une sombre part de réel qui m’oblige à me souvenir de ce rêve, une trace impalpable d’un secret soigneusement enfoui qui tenterait de refaire surface ?

 

Une alarme sur mon téléphone me rappelle un rendez-vous, je suis attendue chez des amis pour le déjeuner. Je prends une douche, m’habille chaudement. Mes gestes sont lents et maladroits. Je me hâte tout de même, je ne veux pas être en retard, nous avons prévu une séance de cinéma en fin d’après-midi.

 

À mon retour en fin de soirée, fatiguée, je m’allonge sur mon lit sans même retirer mes vêtements. Je ferme à regret les yeux, sans parvenir à me détendre. Je résiste malgré moi à l’endormissement paisible de mon corps. Tout mon être éprouve l’angoisse de revivre une nouvelle fois ce rêve criminel. Une question m’obsède depuis ce matin, mais qui est donc cette femme ? Je ne sais toujours pas…

 

 

 

 

 

Ce matin vers dix heures trente, j’ai rendez-vous au café « Le Canon des Gobelins », une brasserie parisienne bien connue dans ce quartier du treizième arrondissement. Je suis en retard de quelques minutes, je n’ai aucune excuse, j’habite tout près. Je cherche du regard un visage familier. Déçue, je constate que je suis la première et j’avoue avoir espéré être attendue. Je décide de m’installer au fond de la salle, il y a déjà beaucoup de tables occupées. Je sais par expérience que près des baies vitrées, il fait très froid l’hiver. Je m’assois donc au fond, de face pour tout voir et je fixe le boulevard à la recherche d’une silhouette parmi les passants trop pressés. Des sentiments contradictoires tourmentent mon attente, je suis à la fois impatiente de ne plus être seule et impressionnée par l’imminence de ce tête-à-tête.

 

Elle arrive enfin, s’excuse du retard avec un grand sourire et se place devant moi. Le serveur s’approche, mes yeux ont croisé les siens, il a compris. Je commande un café allongé, elle, un expresso serré. La conversation s’engage, elle m’explique la genèse de la création de l’association dont nous allons visiter les locaux aujourd’hui et le dérouler de la présentation, je lui pose comme toujours beaucoup de questions. Je me rends compte que je suis confuse dans mes propos mais je suis tellement passionnée par tout ce que découvre grâce à elle. Je la sens amusée par mon exaltation. Je profite de l’arrivée des cafés pour m’interrompre, j’ai besoin de reprendre ma respiration et mes esprits par la même occasion. Elle a senti mon trouble et poursuit le fil de la discussion d’une voix claire et apaisante. Je rougis et reprends peu à peu le cours de mes pensées mais ma timidité suspend mes mots, je regarde autour de moi pour retrouver un peu d’assurance.

J’apprécie l’atmosphère de cette brasserie, le cadre est chaleureux, confortable. Le mobilier est sombre, comme j’aime, et la lumière dorée adoucit encore cette ambiance. J’y viens très souvent. Ainsi en confiance, je peux à nouveau soutenir l’échange et mes propos s’animent. Encouragée, enfin j’ose lui dire que j’habite depuis six mois à quelques centaines de mètres.

 

Soudain, elle réalise que nous sommes en retard, la visite a déjà dû commencer. Nous réglons nos consommations et nous sortons en hâte sans prendre le temps de remettre nos manteaux. Le froid nous saisit instantanément et fait apparaître sur nos visages transis un large sourire, nos yeux se croisent et nous éclatons de rire au même instant.

 

Sans réfléchir, je lui prends le bras et l’entraîne vers mon immeuble. Surprise, elle me suit sans un mot. Je compose mon code, l’ascenseur lui aussi silencieux nous mène au deuxième étage, j’ouvre la porte de mon studio. La lumière pâle de ce matin de février diffuse un reflet rosé dans cette pièce unique mais spacieuse. Mon mobilier révèle ma condition d’étudiante, un canapé-lit, un grand bureau et des étagères lourdement surchargées.

 

Depuis notre fou rire, nous n’avons pas échangé une seule parole. Elle retire son manteau, le pose sur le canapé, parcourt des yeux les titres de mes livres sur les étagères. Je l’observe attentivement, ma bouche murmure et répète le début d’une phrase mais rien ne sort, je n’arrive pas à prononcer un mot. J’aimerais lui avouer combien je suis ravie qu’elle soit là, chez moi, mais je reste muette. De son côté, elle semble m’avoir totalement oubliée derrière elle !

 

Maintenant, elle regarde, par la porte-fenêtre, le jardin intérieur de l’immeuble. Je m’avance lentement et me retrouve toute proche. Je pose délicatement ma main sur son avant-bras. Elle se tourne doucement, elle est si près de moi qu’il est soudain facile d’oser m’approcher et de déposer un baiser rapide et peu précis sur ses lèvres entrouvertes.

 

Je tente un mouvement de recul, elle me rattrape, de la main amène mon visage près du sien et m’embrasse à son tour avec douceur. Son baiser est précis, ses gestes qui suivent aussi.

Elle m’enlace maintenant plus fermement, veut m’entraîner sur le canapé, mais je préfère m’abandonner là sur le tapis épais. Habilement, lentement, elle me déshabille. Les mots ont disparu, moi, je n’entends plus que mon cœur qui bat trop fort. Je découvre sous mes mains le sien qui palpite, c’est troublant. Sa bouche m’aspire, me dévore, je crois disparaître.

Je la découvre enfin, son corps s’aimante au mien, je comble ses courbes et m’inscris en elle. Elle cherche de ses caresses à me faire sienne totalement, les miennes prennent de l’assurance et s’aventurent. Le plaisir est soudain trop fort. Je cherche une fuite, mais elle me saisit à nouveau, brûlante de désir. Je me laisse engloutir dans ce tourbillon de gestes fous. Je me redresse enfin, je me suis endormie dans ses bras, elle m’a gardée tout contre elle comme une partie d’elle-même.

 

Une bouffée de chaleur intense m’envahit. Allongée sur le ventre, ma tête est profondément enfouie dans les oreillers. Les yeux encore fermés, je cherche dans le noir un corps près du mien, un corps qui n’est pas le mien. Il n’y a rien ni personne. Je me retourne, mes mains se posent caressantes sur mes seins. Je serre les poings, je refuse de les laisser s’aventurer entre mes cuisses.

Je réalise que je viens de faire l’amour avec cette femme, j’ai abandonné dans ses bras mon être intime ! Je suis pénétrée par une onde si intense de plaisirs et d’émotions que je me sens rougir dans l’obscurité. Un trouble profond chauffe tout mon visage. Je suis confuse et j’ai presque honte !

 

Dans ce rêve, le décor, que j’ai bien reconnu, m’indique précisément l’époque de la scène. Ainsi, nous sommes en mille neuf cent quatre-vingt-huit. J’ai vingt-cinq ans et vingt-cinq ans se sont écoulés depuis !

À cette époque, j’habitais près du carrefour des Gobelins, côté cinquième arrondissement. Je connais très bien les lieux encore aujourd’hui. J’étais la première locataire d’un immeuble tout neuf. Mon studio, au deuxième étage, était agréable et spacieux, surtout très lumineux. J’étais étudiante et il était proche de l’établissement universitaire que je fréquentais. Je me sentais bien dans ce quartier vivant et j’aimais tout particulièrement la rue Mouffetard si animée à toute heure du jour et de la nuit.

 

Je m’interroge sans bien comprendre ce curieux voyage dans le temps. Je me redresse et libère mes jambes emprisonnées sous les couvertures. Le dos bien calé contre la tête de lit, mon corps et mon esprit se concentrent. Je dois avouer que je ne reconnais pas vraiment cette femme. Ce que je sais c’est qu’elle m’intrigue, me trouble et me séduit incontestablement.

Je me sens bouleversée par son image. Elle a su m’emporter dans un tourbillon de baisers, de caresses, et ses étreintes me laissent un souvenir cuisant et palpable. Je réalise que ces deux dernières nuits, ces deux derniers rêves me racontent des histoires fortes, lourdes émotionnellement et aux antipodes l’une de l’autre. Elles déroulent un scénario extrêmement précis, d’une tension extrême. J’ai commis un meurtre et vécu un corps-à-corps ardent. Je ne sais pas pourquoi mais je ressens au fond de moi qu’il y a un lien entre ces deux rêves. Il ne peut en être autrement. Ainsi, ces deux femmes si obsédantes à cet instant, comme incrustées dans deux périodes différentes de ma vie et qui hantent mon sommeil, ne seraient-elles pas simplement la même personne ?

 

Le jour est là, derrière mes volets métalliques. Je regarde mon réveil, il est dix heures. Je me lève, enfile maladroitement mon peignoir, rassemble d’une main mes cheveux longs en désordre. Je fais quelques pas dans ma chambre et là je m’arrête brusquement… ça y est ! Je sais ! Oui, je sais !

Et soudain, tout explose violemment dans ma tête, avec une force inouïe. Des images, une voix, un parfum et une douleur intense aux creux de mes entrailles me paralysent. À cet instant, je sais qui est cette femme ! C’est Marie… ma Marie… En un éclair, elle est là devant moi comme il y a vingt-cinq ans. Mes yeux se troublent, des larmes montent et coulent le long de mon visage.

Je me laisse retomber sur mon lit. Une vague immense de souvenirs disparates me submerge. J’ai oublié et je ne veux pas revivre ces moments passés où l’amour, l’espoir, l’incompréhension et la colère se mêlaient et prenaient toute la place. Mon cœur s’emballe malgré moi. Je refuse et résiste à toute cette agitation qui s’installe dans mes pensées.

 

Debout, je me dirige vers la salle de bain, je me regarde dans la glace, mes yeux bleus sont boursouflés par le sommeil et les larmes. Je rougis encore en pensant à la scène qui vient de se jouer dans ma tête. Je me déshabille, détourne le regard du miroir, je n’ose pas regarder mon corps. J’entre dans la douche et laisse couler l’eau. Le jet brûlant me réchauffe, je ferme les yeux. Mes mains légères tentent d’effacer les traces invisibles laissées par ce tourbillon de sensations venu du passé. Le temps s’est arrêté, la buée qui m’entoure le confirme.

Je choisis une tenue d’intérieur décontractée et confortable, un pantalon fluide et un pull-over assorti. Le lundi en hiver, ma galerie d’art contemporain est fermée. Le froid rigoureux de ces derniers jours m’incite à rester bien au chaud. D’ailleurs, une pile de courriers en retard m’attend depuis trop longtemps sur mon secrétaire. Je me félicite enfin d’avoir déplacé le rendez-vous prévu cet après-midi avec un jeune artiste peintre qui exposera bientôt chez moi.

 

Dans ma cuisine, je me prépare un double expresso. Je pousse le bouton de mon lecteur CD, le disque déjà à l’intérieur débute à la piste trois avec « Take Five » interprété par « The Dave Brubeck Quartet ». Le rythme syncopé de ce morceau retient mon attention. Je monte le son et me laisse porter par les vibrations des basses. J’écoute la fin de l’album avec un réel plaisir. Ma petite cuillère contre ma soucoupe continue de marquer le tempo même après la fin du disque. Je suis pourtant ailleurs, déconnectée de la réalité. Je me tétanise d’un coup et mes mains tremblantes se croisent et se pressent l’une contre l’autre. Un silence pesant s’installe dans la pièce. Mon regard fixe le fond de ma tasse vide. Dans un profond soupir, mes forces m’abandonnent. Comment reprendre le fil de ma vie ? Je ne peux pas faire comme si rien ne s’était passé. Tout semble si réel. Pourquoi Marie revient-elle me hanter de cette façon ? Je suis certaine d’être soudain sur un rebord dangereux. Toutes ces blessures sont en moi depuis vingt-cinq ans et la souffrance est restée vive dans mon inconscient. Je veux comprendre pourquoi ces rêves me sectionnent littéralement avec autant de brutalité. Je dois analyser, clarifier et mettre définitivement un terme à cette trop vieille histoire.

 

Je n’ai jamais oublié cette femme. Son image, gravée dans ma mémoire, est restée nette et limpide. Marie était une très belle femme. La quarantaine, grande, mince et élégante avec une chevelure blonde, mi-longue, joliment ondulée. Sa voix était très singulière, captivante, une voix que l’on ne peut pas oublier, jamais. Et elle revient instantanément à mon oreille…

 

J’étais donc encore à l’université lorsqu’elle est entrée dans ma vie. Elle faisait partie de ces professionnels qui partagent leurs connaissances et leurs expériences avec des étudiants qui se spécialisent durant les toutes dernières années de leur troisième cycle universitaire. Elle nous dispensait très spontanément son savoir et nous plongeait dans une réalité professionnelle que l’on découvrait avec enthousiasme après tant d’années de barbante théorie. Elle savait de façon vivante et instinctive nous faire découvrir tous les nombreux aspects de son métier. Nous étions un très petit groupe fort attentif et son discours nous captivait tous à l’unanimité. Elle était passionnée et passionnante !

Garçons et filles, nous étions tous fascinés tant par la matière que par le personnage. Cette générosité n’échappait à personne. Les cours étaient un véritable espace d’échanges fructueux, les discussions devenant parfois même très animées. C’était nouveau pour nous tous et pour elle aussi.

À la différence des autres, j’ai instantanément éprouvé une émotion intense et surprenante. Un choc extrême, brusque, inattendu et imprévisible. J’ai ressenti un véritable coup de cœur, séduite par son charme naturel.

 

Je me souviens immédiatement avoir gardé quelque part des souvenirs et des écrits de cet épisode fort de ma vie. Des copies de lettres, un journal tenu dans un petit cahier d’écolier, des poèmes sur des feuilles volantes, des cartes postales, un véritable trésor sacré.