Juge-arbitre - Pierre Brocchi - E-Book

Juge-arbitre E-Book

Pierre Brocchi

0,0

  • Herausgeber: Lucien Souny
  • Kategorie: Krimi
  • Sprache: Französisch
  • Veröffentlichungsjahr: 2021
Beschreibung

Un arbitre de handball est retrouvé pendu dans un gymnase. Que signifie l'étrange message en latin retrouvé dans sa poche?

Peut-on tuer à cause d’un malheureux coup de sifflet ? C’est ce que se demande Clément Razier devant un arbitre de handball retrouvé pendu. Quelques jours après, deux autres cadavres apparaissent, présentant le même modus operandi. Dès lors, la piste de l’erreur d’arbitrage paraît trop évidente au capitaine de police et l’enquête s’annonce d’emblée tortueuse. Elle conduira cet ancien du 36 sur des chemins imprévisibles : de La Goutte de lait, une institution cannoise qui s’occupait des filles indigentes, aux anciennes maisons de correction languedociennes, en passant par Londres, pour finir dans une crique du massif de l’Esterel, propriété d’un goéland railleur. En plus de son équipe, il pourra compter sur Alyzée, la jeune femme dont il est épris, incarcérée à la prison de Nice !

Comme dans ses précédents polars Aucun répit et Oubli interdit, Pierre Brocchi s’est appuyé sur des faits réels pour bâtir sa fiction. Professeur d’EPS à la retraite, il partage ici sa passion pour le sport tout en attirant l’attention sur ses préoccupantes dérives et ses pires excès.

Plongez dans une enquête sinueuse et passionnante sur la piste d'un crime dénonçant les pires dérives des manigances liées au sport.

À PROPOS DE L'AUTEUR

Professeur d’EPS aujourd’hui à la retraite, Pierre Brocchi a enseigné dans le centre de la France (Nevers, Tours, Orléans), puis dans sa région d’origine, Nice et les environs. Depuis qu’il a raccroché les baskets, il écrit. Il a publié à ce jour cinq romans policiers et un recueil de nouvelles, ce dernier au profit des enfants malades d’un hôpital niçois. En écrivant des thrillers construits autour de faits historiques, de textes ou de personnages antérieurs parfaitement réels, il prend surtout un malin plaisir à jouer avec le lecteur et à l’entraîner sur de fausses pistes.

Sie lesen das E-Book in den Legimi-Apps auf:

Android
iOS
von Legimi
zertifizierten E-Readern
Kindle™-E-Readern
(für ausgewählte Pakete)

Seitenzahl: 389

Das E-Book (TTS) können Sie hören im Abo „Legimi Premium” in Legimi-Apps auf:

Android
iOS
Bewertungen
0,0
0
0
0
0
0
Mehr Informationen
Mehr Informationen
Legimi prüft nicht, ob Rezensionen von Nutzern stammen, die den betreffenden Titel tatsächlich gekauft oder gelesen/gehört haben. Wir entfernen aber gefälschte Rezensionen.



Contenu

Page de titre

Dédicace

Exergue

Juge-arbitre

Bibliographie

Remerciements

Le mot de l'éditeur

Bonus littéraire

Du même auteur

Dnas la même collection

Copyright

À mes fils
Fabien, le handballeur
Guilhem, le basketteur
Les plans les mieux conçus des souris
et des hommes avortent bien souvent.
To a Mouse
Les lampadaires du parking, secoués par de violentes rafales, oscillaient dangereusement. Des rideaux de pluie déchiraient la lumière et s’abattaient en vagues furieuses. Face aux éléments déchaînés, le grand magnolia, offrant ses feuilles à la tempête, luttait pour conserver sa verticalité. L’eau, le vent. Bien à l’abri, l’homme encaissait la fureur de ces deux sumotoris sur le ring improvisé du capot de sa voiture. Dommages collatéraux. Il souriait. Il y en aurait bientôt d’autres ! La grêle s’est glissée au milieu du combat. Bref solo d’introduction d’une batterie, avant le déchaînement de grêlons sur la grosse caisse voisine, la bass drum du toit du gymnase. Mais les incessants coups de sifflet qui remontaient des verrières, les bourrasques rageuses incapables de les recouvrir… concurrence déloyale de percussions. Disharmonie. La grêle et la pluie ont pris brutalement la décision de fuir ailleurs.
Son véhicule, garé entre deux poteaux, s’est improvisé gardien de but, et un journal – ou un sac de plastique, il n’a pas eu le temps de l’identifier –, un temps bloqué sur sa vitre arrière, est passé au-dessus de sa voiture. Les éléments ont changé de sport et ont joué au rugby en l’envoyant au milieu des perches. Après tout, William Webb Ellis jouait au foot le jour où il avait pris le ballon à pleines mains pour aller le déposer dans le but adverse et donner naissance à ce sport. Patience, foot, rugby ou meurtre, le jeu ne faisait que commencer, mais il validerait bientôt l’essai !
Le vent d’est s’est apaisé à son tour. Ses colères, dans cette station balnéaire de la Côte d’Azur, s’arrêtaient aussi rapidement qu’elles avaient débuté, loin des trois, six ou neuf jours consécutifs dont avait besoin le mistral pour nettoyer la surface de la mer. Les coups de sifflet en provenance du gymnase venaient de cesser et il n’avait plus besoin de hurler pour se faire entendre. Un nuage s’obstinait à jouer les prolongations et postillonnait encore quelques gouttes éparses.
Soudain, dans son rétroviseur, une lumière et les premiers cris. La porte vitrée s’est ouverte violemment et quatre silhouettes, sac de sport à la main et habillées de survêtements identiques, sont sorties en courant. Les deux premières, se tenant par la main, se sont réfugiées dans une voiture alors que la troisième, sous le parapluie de sa copine, s’est mise à pianoter à toute vitesse sur son téléphone portable. Les filles se sont embrassées avant de se séparer. Le battant de la porte s’est écarté de nouveau pour laisser échapper un nouveau groupe, et le manège a recommencé. Systématiquement, les adolescentes plongeaient sur l’écran de leur téléphone, qu’il pleuve ou non. Une addiction. Elles venaient de se quitter et s’envoyaient déjà des commentaires sur les réseaux sociaux ! Elles avaient le visage penché sur leur portable et leurs doigts agiles remplaçaient la parole. Grêle d’un autre genre. Deux ou trois adultes sont sortis de leur voiture pour aller à leur rencontre avec une veste ou un parapluie. Certains cherchaient vainement à dialoguer, mais ce nouveau mode de relation les avait rendues étrangères à toute autre forme de communication. Bises superficielles.
— On y va.
— Rien à dire. Il pleut, fait chier. Tout s’est bien passé…
— Papa, laisse-moi appeler mon copain…
Le vent en profitait. Malicieux, il pénétrait dans les anoraks, jouait avec la capuche d’une gamine, découvrant ses jambes alors que les dernières gouttes, opportunistes, s’amusaient à rincer ses cheveux déjà douchés. Une flaque d’eau a arraché un juron à une autre qui n’avait pas eu le temps de se changer. Ses baskets à semelle de crêpe venaient de prendre un bain. Le parking se vidait, l’asphalte brillait. De petits lacs se formaient, reflétant l’éclairage et attrapant régulièrement au passage les phares d’une voiture en partance. De petits cratères les animaient encore par intermittence, puis ils se sont estompés avant de s’arrêter, enfin. Le vent caressait maintenant le grand magnolia qu’il avait rageusement bousculé depuis la tombée de la nuit. Bruissant de satisfaction, l’arbre s’ébrouait au milieu de l’espace enfin libéré. En voyant s’éteindre le premier néon du plafond de la salle, l’homme s’est dit qu’il était temps d’y aller. Il a éteint sa cigarette avant de l’écraser soigneusement dans le cendrier, a boutonné son caban et s’est préparé à sortir.
Il était en repérage à Antibes depuis une semaine et sa chambre était à un quart d’heure à pied du lycée. Il était venu s’attabler, tous les jours, à la terrasse d’un même café, d’où il pouvait distinguer l’entrée du gymnase municipal, accolé au mur d’enceinte de l’établissement scolaire. Des vagues de jeunes gens en sortaient à intervalles réguliers, au rythme d’une sirène. Un océan curieusement silencieux. Songeur, il s’était souvenu que chaque sortie de classe, à son époque, était l’occasion de pousser des hurlements de joie, autant pour le plaisir d’emmerder les pions bloqués au portail que pour celui d’imaginer les jeux à venir avec la bande de copains. Téléphones, oreillettes, micros : ces jeunes gens ne vivaient qu’à travers ces filtres. Plus de cris, de bousculades, d’accolades. Conversations déshumanisées.
Un jour, il avait suivi une classe qui partait au gymnase avec son professeur d’éducation physique. Chenille processionnaire, guère plus loquace.
— Comment tu la trouves…
— Il est beau mec…
— Ce con de prof de maths…
Il avait rapidement fait demi-tour.
À 18 heures, à l’arrivée des joueuses, il était venu se garer au milieu d’autres véhicules, sur le parking, puis était allé, à pied, faire le tour du quartier pour ne revenir qu’à la nuit tombée et déplacer sa voiture, face au magnolia, loin des lumières des phares ou des lampadaires. Ne rien laisser au hasard. La météo avait prévu la pluie dans la soirée. Elle était au rendez-vous et ça l’arrangeait. Elle accélérerait le départ des dernières filles et laverait toutes les traces. Depuis, il patientait, surveillant alternativement les néons du gymnase et le seul véhicule qui l’intéressait. On ne sait jamais, ce type pourrait déroger à ses habitudes en sortant avant les autres ou avec un groupe.
Bientôt 22 heures. Le gymnase était silencieux, le parking s’était vidé, et seule la Clio de l’entraîneur attendait. Les lumières artificielles du gymnase se sont soudain éteintes, l’une après l’autre. Seule une barre de néon résistait en hoquetant. Celle du bureau. Les handballeuses parties, le coach, après être allé vérifier que rien ne traînait dans les vestiaires ou les douches, devait être en train de se changer dans son local.
L’homme s’est glissé hors de sa voiture, capuche sur la tête, et a délicatement fermé la portière. Ni le plafonnier, qu’il avait désactivé, ni la lampe du coffre, qu’il venait d’ouvrir, ne se sont allumés. Il a pris un sac de sport, a attendu le son caractéristique du cliquetis de la fermeture de son véhicule, puis s’est dirigé vers la porte battante. Il connaissait parfaitement l’endroit. Il avait longtemps étudié le plan des lieux, épinglé dans le couloir des vestiaires, en le prenant en photo avec son téléphone portable. Il était même venu assister à quelques matches et suivre certains entraînements, le soir, juste avant le cérémonial de fermeture. Toujours grimé. Une nécessité. Avec un peu de chance, sa cible ne se serait pas encore changée entièrement. Déshabiller un corps inerte pour lui enfiler une tenue est difficile. Et puis il avait des choses à lui dire… avant !
Son cœur s’est brutalement accéléré, son rythme bousculant celui de ses pas. Le fantôme de Gérard venait d’apparaître, rejoint par celui de Julie. Il s’est figé. « Gérard, Julie… » Éviter de gamberger, ne songer qu’à l’instant. Penser aux locataires permanents de son âme risquait de gripper les plans qu’il avait mis si longtemps à élaborer. Il a soufflé un grand coup, puis est reparti, plus serein. Il avait une mission à accomplir et voulait réussir ce premier rendez-vous. Tout était clair, programmé. Lisse. Il avait traversé des tempêtes, mais, maintenant, c’était l’heure calme de la rédemption. Il a fait un clin d’œil à un nuage solitaire, combattant enfin paisible qui, en libérant la lune, venait de retrouver sa blancheur initiale dans un coin de ciel. Déterminé, il a poussé un battant de la porte d’entrée, a mis la main à dans sa poche et en a sorti un sifflet. En souriant, il a fait tourner le petit objet entre ses doigts gantés. Le dernier son que le coach entendrait ! L’histoire du premier coup de sifflet lui est revenue. À la fin du XIXe siècle, lors d’un match de rugby, l’homme qui arbitrait, avec deux petits drapeaux aux couleurs des deux équipes, n’avait pas pu mettre fin à une bagarre générale. En désespoir de cause, il avait sorti un appeau de chasse de sa poche. Les joueurs avaient été tellement surpris par sa brutale intervention qu’ils avaient arrêté leur distribution de coups, offrant ainsi un nouvel emploi à ce sifflet qu’il allait poser sur l’un des plateaux de la balance de la Justice. L’objet, malgré son poids ridicule, était pourtant l’instrument essentiel pour mener à bien son projet. Il allait lui rendre sa fonction première : faire régner l’ordre. Une curiosité que de le faire avec un pois chiche dans un petit morceau de plastique !
Au loin, les éclairs. Il s’est surpris à compter les secondes qui les séparaient du tonnerre. Un, deux, trois, quatre… jusqu’à sept. L’orage s’éloignait. Celui à venir, autrement plus dangereux, allait apporter la foudre ! Sept, le chiffre magique. Sept planètes, autant de notes de musique, de couleurs de l’arc-en-ciel, de jours de la semaine. Symbole de l’éternité chez les Égyptiens, de la solitude de la vie intérieure, du renoncement, et donc du renouvellement après l’accomplissement… de ce qui était juste ? Les images du film Seven se sont imprimées dans le ciel. Sept péchés capitaux et, parmi eux, la colère ! Il a éclaté de rire.
— Sept personnes à abattre ? Pourquoi pas ! Dans la mesure où il y en a déjà un qui s’est invité au dernier moment !
***
— Là, je marque à tous les coups !
La lieutenante Laura Fabmeyer regarde son supérieur et lève les yeux au ciel, l’air désespéré. C’est bien le moment de faire de l’humour ! Jean-François Geracchi est assis sur la petite ligne jaune des sept mètres, qui permet au tireur de penalty d’affronter le gardien de but.
— Dans cette position, ça m’étonnerait, capitaine ! Et en parlant de capitaine, notre pendu porte un brassard noir au bras. Il était peut-être celui de l’équipe, à moins qu’il ne porte déjà son propre deuil !
La fliquette entre dans la zone peinte en bleu pour rejoindre la victime. Elle s’approche du goal en suspension. Toujours sur sa ligne, Jean-François Geracchi sourit. Le léger accent alsacien de sa collègue l’enchante. Depuis son arrivée dans le commissariat de la ville d’Antibes, elle fait l’unanimité. Son éternelle bonne humeur et ses traits d’humour ont modifié l’atmosphère et font planer un vent de fraîcheur sur la brigade du Service d’investigations et de recherches. Feignant l’agacement, il l’apostrophe.
— Toujours pas capitaine, chère collègue. Lieutenant, même après avoir dépassé la quarantaine !
Le lieutenant Geracchi ne fait pas son âge. Il le sait parfaitement et manque rarement l’occasion d’y faire allusion. Plutôt beau gosse, Jeff, comme tout le monde l’appelle, est un conteur d’histoires relativement extraverti, mais qui se ferme dès qu’on évoque la sienne. Tout ce que l’on sait, c’est qu’il habite un petit appartement à proximité, dans le vieil Antibes, et qu’il y vit seul, non loin des remparts. Un soir de regroupement où il était absent, Laura a joué les psychologues :
— Un mal-être indéfinissable qu’il cache derrière une plastique…
Ses collègues l’ont imitée en prenant l’accent alsacien. Elle n’a pas insisté. D’autant qu’ils entrechoquaient leurs canettes de bière en beuglant : « Prosit ! »
— Vous êtes trop cons !
Dans sa vie professionnelle, Jeff est affable et souriant, ce qui énerve prodigieusement les célibataires, qui voient défiler les femmes dans son bureau. Un cortège féminin de tous les âges qui vient déposer des mains courantes, voire des plaintes imaginaires.
— Le lieutenant Geracchi est-il disponible ?
Un brigadier a parfaitement résumé la situation :
— Elles espèrent que leurs mains… courantes s’attardent ailleurs que sur l’ordinateur !
Une rumeur persistante laisse entendre qu’il aurait aussi eu une liaison avec la femme du précédent commissaire. Une autre, qu’il serait homosexuel. Ragots ! Le boss actuel joue sur ces rivalités, surveillant du coin de l’œil sa fourmilière, prêt à intervenir si elle s’excite un peu trop. Il s’autorise même parfois à souffler négligemment sur quelques braises. Titiller les susceptibilités est de bonne guerre pour mieux régner. Mais Geracchi fait bien son boulot, alors, si son seul point faible est sa ressemblance avec Brad Pitt…
Pour l’instant, l’acteur américain du commissariat semble absent. Perdu dans ses pensées, il ne cesse de fixer le pendu, et Laura le fait sursauter.
— Capitaine !
Sourire instantané. Brad Pitt revient dans l’enquête. Elle pense plutôt à un Bruce Willis chevelu et hoche la tête.
— Alors ? On mijote quoi ? Ce crâne qui fume ressemble à une cocotte pour Baeckeoffe !
— Le pendu doit avoir mon âge, et tu as raison : un goal, dans cette position, aurait des difficultés à arrêter quoi que ce soit, d’autant que son maillot me fait davantage envisager qu’on a affaire à un arbitre. Quelle idée de venir se pendre sur la barre transversale ! Il existe quand même des poutres un peu plus hautes dans ce gymnase, non ? Ce goal-arbitre n’a pas supporté d’encaisser un but ? Un coup de sifflet malheureux qui l’empêchait de dormir ? Ce bout de Scotch sur la bouche me semble être une façon de nous montrer qu’on l’a plutôt réduit au silence. En tout cas, un suicide, ça m’étonnerait, ou le type était sacrément tordu !
Laura lit les papiers d’identité trouvés dans le bureau.
— Dominique Pescola. Le type aurait entraîné ou arbitré une équipe, puis attendu que tout le monde s’en aille et, sans se changer, serait venu se pendre ici ? Je crois plutôt qu’on l’a amené sur cette barre et habillé comme ça, vivant ou mort. L’identité judiciaire nous le confirmera.
Le mort est habillé d’un bas de survêtement noir et d’un magnifique maillot jaune avec la publicité du centre commercial voisin imprimée sur le torse. Avec son crayon, Laura le fait tourner sur lui-même. Les pieds se balancent à quelques centimètres du sol et les cheveux touchent pratiquement la barre transversale.
Jeff se lève. Il se met en équilibre sur un pied et mime le tir de penalty avant de pénétrer dans l’espace interdit. La jeune femme siffle et tend le bras vers le sol, main tendue.
— Infraction ! Vous avez mis le pied en zone.
— Arrête de me vouvoyer ! T’as vu ?
Jeff s’approche du corps et pose ses doigts sur le dos de la victime. Il a des difficultés à les retirer. La fliquette s’avance, intriguée. Quand son collègue ne rit pas à ses blagues et utilise ce ton cassant, c’est qu’elle vient de passer à côté de quelque chose. D’avoir à le reconnaître l’agace déjà.
— Je ne suis pas spécialiste ! Et mettez vos gants en latex. Vous les oubliez touchour… toujours.
Contrariée ou énervée, la lieutenante retrouve spontanément l’accent de ses origines alsaciennes. Éphémère sourire du flic. Si sa jeune collègue est rigoureuse et compétente… elle stresse pour un rien ! À son arrivée au commissariat, toute la brigade a vite repéré des failles dans la carapace. La moindre remise en question, et elle bafouille tandis que ses intonations reviennent à Colmar. L’enfance pour refuge. Très énervée, elle jure parfois en alsacien ! Ils l’ont très vite charriée, et c’est devenu un jeu auquel elle se prête, se parodiant parfois. Son accent est une portée de notes méridionales entrecoupées de croches alsaciennes, sauf quand elle est apostrophée par sa hiérarchie. Et, dans le cas présent, c’est Geracchi, même grade, mais plus ancien qu’elle. Effort de prononciation.« Maintenant, je suis antiboise. » Retour à l’humour, pour se cacher.
— J’étais plutôt fan de rugby. Avec ma taille, j’aurais pu devenir deuxième ligne ou pivot au basket. Dites-moi, Jeff, est-ce qu’on dit « pivote » avec cette manie de féminiser les noms ?
Son partenaire la scrute et hausse les épaules. Laura a la taille d’un mannequin et doit atteindre le mètre soixante-quinze. C’est une très jolie femme. Elle le trouble, ce qui l’agace prodigieusement, car elle est homosexuelle et le revendique haut et fort, parfaitement à l’aise dans ce milieu machiste de la police. Dès son arrivée à la brigade, il l’a immédiatement draguée, et elle lui a fait subir la honte de sa vie devant ses collègues. Depuis, ils aiment à dire qu’ils sont « copains », ce que son subconscient refuse catégoriquement d’admettre. La savoir intéressée par le rugby ne l’étonne qu’à moitié. Comme si elle avait deviné ses pensées, elle en rajoute :
— Le rugby… un sport de mecs qui m’irait parfaitement ! Davantage que le hand, et surtout que le basket. Une activité sportive de gonzesses où il est interdit de se toucher.
Mais Jeff ne l’écoute plus. Son visage vient de se modifier et le sourire béat parfaitement ridicule qu’il affichait se transforme en rictus. Brad Pitt a quitté l’écran de sa vie pour redevenir le lieutenant Jean-François Geracchi. Retour au casting du présent. Il emprunte le crayon de sa jeune collègue, fait tourner le pendu. Laura, sans se rendre compte que ses blagues glissent, insiste tout en faisant attention à ce que son accent alsacien ne revienne pas trop rapidement.
— Je n’ai jamais pratiqué le hand, même si j’étais fan de Titi, le gardien de l’équipe de France. Un Alsacien élevé à la Sauerkraut arrosée de bière ! Bref, gardien de but ou arbitre, vous savez que…
Jeff l’interrompt violemment.
— Tu ne voudrais pas revenir à notre macchabée ? Son maillot a aussi de la résine sur le ventre.
— Normal. Les joueurs, et quelquefois le gardien, en mettent. C’est pour que le ballon colle mieux aux mains. Cha… ça scotche aussi les filles ! Et merde !
Laura tente de freiner le retour de l’accent alsacien, mais son collègue ne l’écoute pas. Il monte le ton. Inhabituel chez lui.
— Explique-moi pourquoi il en a aussi dans le dos. Pour scotcher les mecs ?
Surprise, elle vérifie. De longues traînées semblables à de la colle traversent tout le dos du pendu. Un arbitre n’a pas, en principe, pour habitude de s’enduire les mains de résine – il aurait des difficultés à sortir les cartons et à inscrire le numéro des joueurs sanctionnés ! –, encore moins de s’en badigeonner le dos ! Brutalement, le faible pourcentage que la victime soit un suicidé se réduit considérablement. Avec l’adhésif sur la bouche, ça ressemble davantage à la mise en scène macabre d’un meurtre.
— OK, lieutenant. Négatif pour le suicide. On attend l’IJ, de toute façon. Toute cette résine doit bien avoir conservé quelques empreintes.
— Possible, dont les miennes. Je suis désolé. Si le meurtrier est un professionnel de ce genre de spectacle, je pense qu’il a dû prendre ses précautions et on ne trouvera rien. Dès que le corps sera décroché et confié au légiste, il va falloir mettre le paquet sur cette colle, le Scotch sur la bouche, la corde qui l’a pendu et cet accoutrement parce que je pense qu’on l’a volontairement habillé ainsi. Le maillot est manifestement d’une taille trop grande pour ce petit bonhomme. Son bas de survêtement possède des poches et j’ai l’impression qu’il n’a pas de coquille pour protéger ses… En plus, il a des gants.
— Et alors ?
— T’as déjà vu des arbitres avec des gants ? Quant aux gardiens de handball, ils n’en mettent jamais. Eh oui, j’ai quelques réminiscences de handballeur. Cela dit, la barre transversale est à deux mètres de hauteur. Celui qui a fait ça est du genre méticuleux. La corde pour le pendre ne fait que quelques centimètres de façon que les pieds en extension ne touchent pas le sol. Et à propos de corde, aurais-tu un mètre ?
— Et qu’est-ce que vous… qu’est-ce que tu veux que je fasse d’un mètre ?
Jeff utilise sa main ouverte. Extrémité du pouce à celle du petit doigt. Une vingtaine de centimètres. Pas satisfait, il se dirige vers le local à matériel, revient avec une ficelle et mesure depuis le nœud du pendu jusqu’au poteau de gauche. Il reporte cet écart à droite du nœud, jusqu’à l’autre montant. Équidistance parfaite.
— La victime est pile au milieu de la barre transversale. Faudra faire vérifier par la scientifique, mais je suis prêt à parier que j’ai raison. Hasard ? Il me fait penser à l’aiguille d’une balance, celle qui symbolise la justice. En tout cas, le meurtrier voulait le suspendre pour qu’on le retourne et voie la résine sur toutes les faces. Tout ça doit avoir une signification. La pub sur son maillot, le brassard… ? C’est aussi un costaud, parce que notre arbitre-gardien de but, même petit, est loin d’être un perdreau de l’année : il est certainement proche du quintal ! Bon, tu bloques l’accès au gymnase, on confirme son identité, on prévient le proc’ et on va rendre visite à la famille. Tu me retiens celui qui a découvert notre pendu et tu me convoques toute l’équipe de handball, staff compris.
C’est à cet instant que Laura sort le petit bout de papier qui dépassait de la poche du bas de survêtement du mort.
— Palmam qui meruit ferat. Qu’est-ce que c’est que ces conneries ? On dirait du latin. Vous en avez fait ?
— Oui, mais à part la palme, pour palmam, faut pas m’en demander plus !
À l’entrée du couloir qui mène aux vestiaires, un panier en cordes tressées est rempli de ballons de handball. Jeff en saisit un, puis se retourne pour le faire rouler vers les buts, où le mort s’essaie encore aux rotations aériennes des patineurs. Il n’aurait pas eu besoin, de toute façon, d’esquisser le moindre geste. Le ballon fuit ce mobile humain, qu’aucun courant d’air ne fera plus frémir, et passe à l’extérieur d’un poteau, sous l’œil goguenard de Laura.
— N’importe quoi ! Vous… tu risques de saloper un peu plus la scène de crime, si ça en est une. Quant aux réminiscences de handballeur, je me disais, aussi… J’aurais dû parier ! Des santiags aux pieds, des moufles aux mains, un vieux compas dans l’œil… Fais-moi rire ! « Résidus de handballeur » serait plus juste.
Jeff s’assoit sur le banc des remplaçants. Il retrouve le sourire, la regarde, puis, l’imitant, il essaie de prendre l’accent allemand, ce qu’en bonne Alsacienne, elle déteste par-dessus tout.
— Natürlich. Je n’avais pas mis de résine…
***
— Sale pute !
La jeune femme attend avec sa fillette que le petit bonhomme rouge de l’écran et le minuscule garçon qu’il tient par la main changent de couleur et les autorisent à traverser la route. Thierry, de l’autre côté, leur fait face. Il grommelle.
— Toutes des putes !
Sous l’insulte, la famille naine signalétique verdit. « Un gentil papa qui promène son fiston ? N’importe quoi ! »Il marmonne quelques mots orduriers, puis descend du trottoir pour aller à la rencontre de la mère de famille, toujours immobile. Elle sourit à cet homme à l’air pourtant peu avenant qui fait quelques pas… avant de stopper net, au milieu du passage protégé, de façon incompréhensible. Elle serre un peu plus fort la main de son enfant et s’engage à son tour sur la voie, légèrement inquiète d’avoir à le croiser. Une conductrice attend et regarde avec curiosité ce drôle de bonhomme qui fixe maintenant le capot de sa Twingo. Thierry secoue la tête comme pour échapper à la vision de toutes ces femmes qui l’observent. En vain. Leurs regards, même furtifs, glissent involontairement sur lui. Muscles apparents sous sa chemisette, tatouages bien visibles, queue de cheval, yeux clairs : le type est beau gosse. Ce qui ne l’a pas empêché de souffrir, pendant longtemps, des conséquences de son physique. « Ces putes ne voient que ça ! » Pourtant, Thierry entretient ce corps trois fois par semaine dans une salle de CrossFit,à Fréjus, où il réside. Bodybuildé, il ne l’a pas toujours été. Plus jeune, il était rachitique. La masse osseuse due à sa grande taille avait pompé une importante partie de son développement musculaire. En classe, il était surnommé « fil de fer ». Souffre-douleur du pensionnat, il s’est battu un jour, au collège, et a failli tuer celui qui l’avait insulté. Sans l’intervention du pion, il aurait continué à cogner la tête de son adversaire contre le béton de la cour de récréation jusqu’à la détruire. « Fils de pute » était mal passé, d’autant plus mal que l’insulte était proche de la vérité. Ils se sont retrouvés un jour, par hasard, dans un bistrot. Devant les cadavres de quelques bières, Thierry lui a appris les frasques de sa mère, la raison de ses souffrances. Il ne sait d’ailleurs toujours pas pourquoi il a confié ses secrets à ce gamin métamorphosé en banquier.
Au beau milieu du passage piéton, imperméable à son environnement, Thierry plonge dans sa mémoire. Remonte l’échelle du temps, de plus en plus haut. Enfant, derrière la porte de la salle à manger, il était en train d’écouter son père, mesurant son degré d’imprégnation éthylique à la puissance de sa voix, prêt à intervenir pour le ramener dans sa chambre. Son vieux jouait aux cartes avec des potes aussi imbibés de gnôle que lui et hurlait contre sa mère, qui tardait à leur apporter une nouvelle bouteille. Comme elle faisait la sourde oreille, il est entré dans une rage folle, débitant quelques détails suffisamment précis pour que Thierry apprenne le genre d’activités auxquelles elle se livrait, en l’absence de son père, avec le pharmacien du village.
— C’est le mec qui arbitre le foot le dimanche. Un connard à grosses chaussettes qui court, sifflet à la bouche, après des types en short sur un pré !
Prenant pour argent comptant tout ce qu’il avait entendu, « fil de fer » a mis ce soir-là des barbelés pour repousser toute ingérence féminine dans sa vie et s’est juré de ne jamais pratiquer le foot, sport de débiles !
— Toutes des putes ! Les pharmaciens, des salopards, et les arbitres… tous des cons !
Satisfait de son analyse, Thierry reste planté au milieu de la route, attendant que l’écran pour piétons passe de nouveau au rouge, et c’est au moment où la Twingo démarre qu’il avance un pied. La femme pile brutalement, mais n’ose pas klaxonner, souhaitant seulement que ce bonhomme au sourire méchant arrête son cinéma. Les conducteurs s’impatientent. Ceux qui aperçoivent l’homme, qui traverse maintenant au ralenti, préfèrent engueuler la dame de la Renault. « Que des connards ! »
Thierry est content, la journée sera belle. Il peut maintenant se diriger vers les arènes, à quelques rues voisines. Imaginer les mises à mort, du sang sur du sable, la chaleur étouffante des combats, les cris du public… Ses muscles se crispent de plaisir. Il ira ensuite traîner sur le port, admirer les voiliers. Peut-être pousser, en voiture, plus à l’ouest, jusqu’au port d’Hyères, pour contempler les îles d’Or au soleil couchant. Porquerolles, le Levant… Le mistral souffle plus violemment entre les îles et la côte. Il aime entendre tinter les chaînes et vibrer les haubans. Sifflements de fouets, claquements de drapeaux.
Il approche des vestiges romains, aperçoit la voûte sombre des galeries menant aux cellules des gladiateurs et aux cages des fauves. Il manque les rugissements des hommes, des bêtes, des spectateurs criant « haro ! », leur pouce vers le sol, pour demander la mise à mort du vaincu. Toujours du sang pour rougir le sol. Il sourit. Y en aura-t-il demain sur la pelouse, dans une autre arène, à Nice ? Il y a un match de rugby. La Fédération a localisé la rencontre entre Toulon et Bayonne non pas dans le mythique stade toulonnais de Mayol, mais dans celui, plus moderne et de plus grande capacité, des Alpes-Maritimes. L’Allianz Riviera. Cette décision l’a mis en colère. Pas d’autre choix que de s’expatrier chez les Niçois quand on est fan de Toulon. Cela dit, il aime bien les Bayonnais. Leurs chants, leur hymne surtout : la Peña Baiona. Mais rien n’égale le Pilou-Pilou, le terrible cri de guerre qui recouvre la Rade et qu’il lui semble entendre s’élever des gradins de Fréjus. Le haro du public toulonnais avec son lancer de journaux à chaque essai. Il a joué, un temps, dans un petit club du Var, avant de s’en faire exclure pour une vague histoire de bagarre. Toujours fidèle aux « Rouge et Noir », il se dit que les joueurs de la Rade vont mettre une branlée à leurs adversaires, même si les Basques vendront chèrement leur peau. C’est dans leurs gènes, et la génétique ne ment pas. Cette pensée vient brutalement de le faire revenir à « fils de pute ». Il se frappe la tête pour chasser de son cerveau l’image de sa mère en train de copuler avec un pharmacien aux binocles ronds et aux aisselles trempées. Goret ahanant qui agite convulsivement la peau blanche de son ventre flasque, d’où s’échappe une culotte kangourou, glissant inexorablement de ses genoux à ses souliers vernis. Il hausse les épaules. Sans sa mère, depuis l’enfance, il s’en est quand même bien sorti ! Quand il l’a découverte sans vie, son corps oscillait encore au-dessus de la table de leur cuisine. « Pas important ! » L’épitaphe d’un gamin solitaire qui a deviné, à cet instant, qu’il survivrait à tout. Il serait un gladiateur hurlant « haro ! » sur la vie, pouce parfois en l’air, souvent dirigé vers le bas. À l’image de son grand-père, enfermé, maltraité, en fuite, peut-être pourchassé… mais rescapé d’une maison de correction pour enfants.
Thierry regarde d’un œil méprisant les voitures qui, une fois au loin, klaxonnent lâchement. Il lève la main, pouce vers le sol.
— Venez me traiter de fils de pute, si vous en avez le courage !
***
Assis au bord de son lit, l’homme tient une photo. Sa main tremble, anime la jeune femme souriante qui cherche à s’enfuir du papier glacé pour venir le rejoindre. Il ferme les yeux, histoire de lui faire prendre vie et qu’il soit ramené en Haute-Provence. Habillée d’une grosse veste en laine et d’une longue écharpe qui tombe de ses épaules, elle est assise sur un muret. Le ciel est gris. Le village de pierres, en arrière-plan, éprouve des difficultés à s’extirper de cette grisaille. On est en hiver. Les ruines du château surplombent celles des maisons, dont les murs se fondent dans la roche calcaire. Aucun panneau, mais l’homme reconnaît les lieux sans difficulté. Il se souvient du moment où il lui a volé cette image. La seule qu’il possède. Les Baux-de-Provence. Les immenses grottes artificielles venaient d’ouvrir au public et il voulait absolument lui faire visiter les Carrières de Lumières.
Il retourne inutilement la photo, connaissant parfaitement la date inscrite. C’était pendant les vacances scolaires de la mi-février. Ils ont déambulé au milieu des échoppes du petit village médiéval avant de se rendre à ce festival d’images géantes projetées sur des murs blancs, écrans naturels en calcaire de plus d’une dizaine de mètres de haut. Un magnifique diaporama musical des œuvres de Turner. Ses tableaux couvraient des salles entières de haut en bas, de droite à gauche. Orgie impressionniste. C’était une semaine après leur rencontre à la National Gallery, lors un week-end sportif où tous les regards étaient tournés vers le Crunch, match de rugby du Tournoi des Six Nations entre l’Angleterre et la France. Les tabloïds se déchaînaient contre leurs meilleurs ennemis, et dans le métro qui amenait les supporters au stade de Wembley, LaMarseillaise et le God Save the Queen s’affrontaient dans la bonne humeur avec leurs armes favorites, écharpes colorées et pintes de bière. Lui était venu à Londres pour profiter de cette exposition exceptionnelle, et malheureusement trop brève, des œuvres du « peintre de la lumière ». Elle, silencieuse, figée comme un chien d’arrêt devant l’un des plus célèbres tableaux du maître, le Rain,Steam and Speed,tenait à l’oreilleun téléphone portable qu’elle ne faisait qu’écouter. Steam and Speed, vapeur et vitesse. Le grand chemin de fer, la locomotive qui surgit de la brume, le lièvre au milieu des rails… Il s’est approché et, s’étonnant lui-même, il a murmuré sa colère.
— N’importe quoi ! Bavasser plutôt qu’entrer dans le tableau.
Téléphoner devant Turner ! Il s’est mis à côté d’elle et, sans même la regarder, il a agressivement pointé son doigt vers la toile.
— La campagne environnante, le village dans le fond, cette locomotive qui fonce vers nous… L’enfance paisible et heureuse d’un temps plus ancien qui se précipite vers l’âge adulte dans le fracas du monde nouveau… Les champs qui se disloquent dans la modernité des villes. C’est inévitable. Le lièvre au milieu des rails va être broyé !
Comment un portable pouvait-il déchiffrer la métaphore ? Comment cette fille pouvait-elle imaginer que son interlocuteur, à l’autre bout du fil, comprenne ce passé que l’artiste regrettait ?
— Une bimbo !
Le mot lui a échappé. Il l’avait à peine exprimé dans un souffle qu’il le regrettait déjà. Pas son genre, mais trop tard. Il a haussé les épaules. Après tout, pour une Anglaise qui osait téléphoner devant « son » peintre, l’insulte était légère, surtout qu’il y avait peu de chances qu’elle ait compris le qualificatif. Gêné tout de même, il s’est tourné vers elle, le plus beau de ses sourires artificiels imprimé sur le visage en guise d’excuses. « Mignonne ! » Surpris, il scrutait ce profil harmonieux qu’enlaidissait l’objet qu’elle tenait collé à son oreille. Préalablement étiquetée « sans intérêt », elle passait dans une catégorie moins méprisable. Il s’est rapproché un peu plus, soudainement captivé par le panonceau accolé au cadre qu’elle faisait probablement semblant de lire, tout occupée à écouter son correspondant. Son incapacité à traduire les explications anglaises fournies sur l’artiste ne le gênait pas. Turner était un banlieusard londonien, avare, dépressif, buveur et paillard, jurant encockney. Pas besoin de traduction ! Le peintre aurait certainement dit « connasse », « salope », voire pire à cette Joconde pendue à son portable, pas « bimbo » ! Turner (1775-1851) – Genius : le petit carton n’avait pas besoin d’en expliquer davantage. Genius était un parfait résumé. Le reste, il le savait déjà. Étrangement, le panache de vapeur de la locomotive parfumait le tableau. Balenciaga. Il a reconnu sa fragrance et cherchait déjà comment traduire cette image pour engager la conversation quand elle s’est brusquement retournée vers cet individu un peu trop proche. Elle souriait. De face, le tableau était autrement plus séduisant, plus fin. Le visage d’une madone italienne, en chair et en os, à la National Gallery ! Il l’a instantanément identifiée : La Vierge aux rochers de Léonard de Vinci. Il venait de la quitter dans la pièce précédente.
— Vous vous êtes enfuie de la salle 66 ?
Il délirait, mais qu’importe. Le Français est dragueur et, au pire, l’Anglais n’est pas dénué d’humour.
— Bimbo ? Enchantée de faire votre connaissance ! Pour votre gouverne, ce n’est pas un téléphone portable, mais un audioguide qui permet d’écouter en français les explications.
Elle était campée devant lui, le sourire toujours aux lèvres. Des traces de larmes. Le Rimmel avait coulé sur ses joues. Bêtement impuissant, il assistait à son propre naufrage devant une madone triste du Quattrocento, une Française surgie de la première Renaissance italienne… le manque de bol total ! Les larmes étaient-elles d’admiration, d’une émotion trop forte ? Il s’est mis spontanément à genoux, mimant les Américains avec leur ridicule demande en mariage, pour lui proposer un repas en compensation.
— Excusez-moi. Je ne voulais vraiment pas vous faire pleurer.
Elle souriait toujours, s’essuyant le visage.
— Ce n’est pas ça… Non, je n’ai pas le temps ni l’envie, d’ailleurs, d’un repas. Par contre, un petit thé, why not ?
Turner, l’un des pères de l’impressionnisme, venait de les réunir par le simple trait de leurs regards, et déjà il n’avait plus qu’un souhait : rejouer véritablement, le plus rapidement possible, cette ridicule cérémonie prénuptiale made in USA.
Ils ont conservé quelque temps cette même vision romantique que leur avait insufflée le maître ce jour-là, avec son chemin de fer. Quelques semaines à peine. Le temps que le train de la vie les écrase, comme il allait certainement écraser le lièvre peint au milieu de la voie ferrée. La locomotive roulait trop vite ! Ils ont juste eu le temps d’aller aux Baux-de-Provence pour revoir Turner, sans jamais pouvoir retourner, malgré leur désir, à la National Gallery.
Il s’y est rendu tout seul, par la suite, pour expliquer à Turner, devant sa toile, que Monet, un autre impressionniste, avait eu raison de lui reprocher cette approche « trop délicate » de la motrice. C’était vraiment un monstre rugissant. Un orage, une tempête. Pluie, vapeur et vitesse, peut-être. Mais larmes et mort. Inévitablement.
***
La police en a appris un peu plus sur la victime. Dominique Pescola était un ancien joueur qui entraînait l’équipe fanion des filles et officiait comme arbitre au handball. Le légiste a confirmé le meurtre. Le type avait été pendu déjà mort, la nuque brisée. Cosaisi avec le commissariat d’Antibes par le procureur de la République, le capitaine Clément Razier, chef de groupe à la police judiciaire niçoise, entre immédiatement en contact avec ses homologues antibois, et en particulier le lieutenant Jean-François Geracchi et sa jeune collègue Laura Fabmeyer, qui ont fait les premières constatations.
L’arrivée de Razier est attendue à Antibes avec curiosité. Tous les flics de la région sont au courant de la venue de ce policier réunionnais qui a quitté son poste au 36 du quai des Orfèvres pour venir s’enterrer à Nice en qualité de capitaine de la brigade criminelle. Une mutation longtemps inexpliquée. Dès sa prise de poste, les rumeurs sont allées bon train. Faute professionnelle, magouilles, méthodes borderline ? Elles ont immédiatement cessé le jour où le commandant de la PJ niçoise a réuni ses trois groupes et demandé à Razier d’éclaircir la situation pour « enfin passer à autre chose plutôt que d’entendre déblatérer des conneries » ! Clément a plaqué ce que tout flic souhaite le plus au monde, à savoir intégrer la prestigieuse police judiciaire du 36, pour se rapprocher de sa compagne… détenue à la prison pour femmes de Nice ! Depuis cette révélation, toutes les femmes flics du département, et en particulier celles de la caserne Auvare, à Nice, n’ont que son prénom à la bouche. Même Laura a eu la larme à l’œil au point d’en retrouver quelques intonations alsaciennes. Elle en a touché un mot à sa compagne, piquant sa jalousie.
— Tu imagines ? Par amour, cet homme a sacrifié sa carrière !
Les hommes, en revanche, sont atterrés.
— Ce mec est taré !
Jeff ne décolère pas. Un Parisien venu faire la loi chez lui, il sait que « ça ne va pas le faire » ! Clément est donc attendu au commissariat comme une bête curieuse.
Dans la salle de réunion, les brigades antiboise et niçoise forment deux groupes distincts, deux clans séparés par une allée centrale. Laura s’est un peu trop maquillée et les nouveaux arrivants chuchotent en la regardant. Jeff les fixe, méprisant. « Des Niçois au service d’un Parigot ! Non, ça ne va pas le faire ! » Le commissaire, venu faire les présentations, demande ensuite au capitaine Razier de prendre le relais. Souriant et affable, Clément vient le rejoindre sur l’estrade.
— Le légiste est formel, c’est bien un meurtre. La victime, un arbitre, avait un sifflet dans la bouche, fermée par du Scotch, et un message dans la poche de son survêt, Palmam qui meruit ferat, que l’on pourrait traduire par : « Que celui qui a mérité la palme la porte. » L’étude graphologique nous a révélé que cette sentence aurait été écrite par notre pendu. Le meurtrier nous a apporté sur un plateau le mobile de la vengeance sportive. En tout cas, il a théâtralisé son crime de cette façon. On va commencer par suivre cette piste, fiable ou pas, pour trouver ce qu’a bien pu faire notre macchabée. Lieutenants Geracchi et Fabmeyer, vous vous attacherez à chercher tout ce qui a un rapport avec le handball. Je suis moyennement sportif et je trimballe cette honte de n’avoir jamais joué au hand alors que je suis né à la Réunion, « pays » d’origine de Jackson Richardson. Si je suis bien informé, lieutenante Fabmeyer, vous avez pratiqué ce sport. Vous serez donc la mieux placée pour éplucher toutes les feuilles de matches que ce monsieur Pescola a rédigées les trois dernières saisons… bien que je n’envisage pas une seconde que ce type ait été tué pour une faute d’arbitrage ! Mais sait-on jamais… Nous, on va s’occuper de tout ce qui touche à la famille, aux amis et au passé de notre victime. Cela dit, une main courante a été déposée contre lui. Suspicion de voyeurisme, voire d’attouchements sur une gamine de l’équipe qu’il entraînait. On a convoqué les membres du club, la joueuse et sa mère.
— Vous savez qui est Jackson Richardson ?
Faussement surpris, Jeff n’intervient que sur ce détail incongru, manifestement étranger à l’affaire. C’est plus fort que lui. Il n’a pas de leçons à recevoir de ce Parisien qui ne doit connaître que le PSG, foot et hand pour un club… qatari. Depuis un bon moment, Jeff s’énerve tout seul. Sa fibre écolo escalade le Mercantour et flotte sur la mer. Le Qatar est le pays le plus pollueur en rejets de CO2 au monde ! « Il sait ça, le monsieur du 36 venu se réfugier dans les Alpes-Maritimes ? »
Clément sourit. Un Réunionnais se doit de savoir qui est Richardson, cet immense joueur de l’équipe de France de handball, multiple championne du monde. Bizutage !
— Je n’ai jamais pratiqué ce sport, mais j’ai quand même été fan de l’équipe des Barjots. Tu supposes que Richardson est venu se venger d’un arbitre dans cette petite ville ?
Tutoiement provocateur. Antibes, deuxième ville du département, petite ? Jeff fixe Laura, mais Clément, en souriant, lui demande de venir le rejoindre avec sa collègue. Il leur tend la main. Contact d’apaisement, regard translucide promené sur la salle.
— Comme la lieutenante Fabmeyer, je crois savoir que le lieutenant Geracchi a aussi pratiqué le handball à un niveau très honorable. Un véritable must pour l’enquête, dont nous allons pouvoir profiter. Jeff, si tu permets cette familiarité, tu prends donc les rênes, avec Laura, sur tout ce qui touche à ce sport. Nous allons bosser ensemble, j’en suis ravi.
Il va au tableau, y trace deux colonnes. Il écrit Jeff/Laura dans l’une et Clément dans l’autre. Le capitaine fait bien attention à ce que le nom des lieutenants soit écrit au même niveau que le sien. Égalité, disponibilité, coopération. De son côté, Jeff n’arrive pas à savoir si le « niveau très honorable » est une vacherie ou un compliment. Il a toujours le PSG en travers de la gorge ! Clément ne lui laisse pas le temps de trancher.
— Le juge nous a cosaisis, alors, terrain ou paperasse, on dispache les infos tout en fonctionnant comme un seul groupe. Aucun état d’âme inutile. Il n’y a pas de leader autre qu’administratif, et croyez bien que, si je le pouvais, je me passerais de ce rôle. Vous avez les coudées franches. Laura et Jeff, vous avez fait les premières constatations et connaissez mieux que moi l’environnement. Si vous avez quelque chose à dire, à partager avec le groupe, faites-le maintenant. On vous écoute.
— Pas de problème.
Jeff n’a pas le temps d’intervenir que Laura prend déjà la parole.
— Je me présente. Lieutenante Laura Fabmeyer. Pour ceux qui ne l’auraient pas encore remarqué, je suis native d’Alsace. Ma précédente affectation était dans le centre de la France, dans une petite ville qui produit du vinaigre. Le vin qui n’avait pas supporté le voyage en bateau, puis sur des chalands sur la Loire, depuis Bordeaux, pour être acheminé en calèche vers Paris, était laissé sur place. Pour la capitale, le vin, pour la province, le vinaigre… On est bien dans la logique de l’histoire ! La ville était aussi spécialisée dans le raffinage du sucre. Inutile de chercher bien loin l’origine de la personnalité contradictoire de ses habitants !
Clin d’œil appuyé à son collègue. L’atmosphère commence à se détendre. Sourire du commissaire, coordonnateur de la réunion, qui, d’un signe de tête, l’encourage à poursuivre.
— Une ville bourgeoise, traditionnellement de négociants. Une ambiance acide. La tradition, là aussi ! J’ai en mémoire des défilés genre Manif pour tous, où quelques jeunes bourges ou vieux cathos crachaient leur haine des homosexuels. Vinaigre ! On se serait cru au Brunei, un minuscule pays asiatique où les « homos » encourent la peine de mort. Pas besoin de vous expliquer que ma tête aurait été mise à prix ni de vous détailler la raison pour laquelle j’ai foutu le camp de cette région. Donc, tous ceux que ça dérange de travailler avec moi, vous êtes prévenus ! Cela dit, j’aime le sucre et le vin quand il n’est pas encore du vinaigre. Et comme je ne vois pas d’autres femmes ici, vous n’avez rien à craindre.
Le boss commence à trouver la blague moins drôle. Jeff voudrait faire diversion, mais Clément devance tout le monde en éclatant de rire, bientôt imité par les deux groupes. Des « dommage ! » fusent, ainsi que des sollicitations pour qu’elle fasse des exceptions… L’ambiance tourne rapidement au chahut d’ados en classe et, devant la mine contrariée du commissaire, le capitaine reprend la parole.
— Revenons à notre gardien de but, vous voulez bien ? Bon, Laura, vous accompagnez Jeff, puisque notre arbitre coachait une équipe féminine, et vous élargissez dans le milieu local du hand. Qui veut accompagner ce binôme ?
Il écrit bin-homme sur le tableau. Sourires. Tous les doigts se lèvent. Ils sont trois dans le groupe de Clément. Un major appelé Éric, un brigadier-chef nommé Daniel et un tout nouveau brigadier, Yoann, jeune informaticien. L’indispensable souffre-douleur que toute la brigade, depuis son affectation, chambre abondamment. Son capitaine le désigne, sous les quolibets de ses camarades.
— Mademoiselle va nous le déniaiser !
***
Les parents des joueuses sont tous convoqués au commissariat d’Antibes. L’un d’entre eux a aperçu une voiture noire, jamais vue auparavant, avec un homme à l’intérieur. Quand il a récupéré sa fille, puis quitté rapidement le parking, il pensait être le dernier à jouer les taxis, mais l’homme était toujours dans son véhicule, garé à côté de celui de l’entraîneur, encore dans le gymnase. Il se souvient de s’être dit que ce type devait attendre le coach plutôt que d’aller le rejoindre sous la pluie.
Laura et Yoann, qui se chargent des auditions, n’ont que ce témoignage, et malgré leurs recherches, les scientifiques de l’IJ n’ont rien trouvé d’exploitable. Aucune empreinte en dehors de celles que le lieutenant Geracchi a malencontreusement déposées sur le corps, des fadettes qui montrent que l’arbitre était souvent pendu, mais au téléphone, et un bornage sans intérêt notable. La pluie a tout effacé sur le parking. Sur le tableau, les indices sont maigres, hormis la photo de l’étonnant message laissé par le tueur et le sifflet dans la bouche, qui ramènent le mobile le plus probable à l’erreur d’arbitrage. Pescola se serait-il trompé gravement dans une intervention ? Aurait-il touché quelques pots-de-vin pour fermer les yeux en certaines occasions, au point que son meurtrier les lui a fermés définitivement ? Le monde du hand a été surpris, et le club auquel il était rattaché, particulièrement choqué. Quant à son binôme, une jeune femme qui arpentait les terrains avec lui, elle est abattue. Les rencontres de handball sont encadrées par deux juges-arbitres qui permutent régulièrement, se positionnant alternativement en juge de champ et en juge de zone. L’un gère le jeu avec ballon, l’autre le jeu sans ballon, et en particulier les pénétrations dans l’espace interdit des six mètres. Il se dit, dans ce petit milieu sportif, qu’il a certainement enchaîné, en compagnie de sa partenaire, quelques troisièmes mi-temps salaces.