Jules, simplement Jules - Murielle Dilhuit-Ouahi - E-Book

Jules, simplement Jules E-Book

Murielle Dilhuit-Ouahi

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Beschreibung

Jules, homme au parcours empreint de mystère, choisit de sceller sa vie dans un silence dont les échos traversent les âges. Gardien d’un secret familial aux ramifications profondes, il tisse malgré lui une toile d’ombre et de non-dits qui s’insinue dans l’âme de ses descendants. Ce mutisme, à la fois protecteur et destructeur, façonne un héritage invisible mais oppressant, condamnant les siens à porter un fardeau d’énigmes et de blessures inexprimées. Mais un jour, son petit-fils, héritier malgré lui de ce silence accablant, se lance dans une quête de vérité. À travers les méandres d’un passé trouble, il espère arracher sa famille à l’emprise du silence et révéler une vérité capable de transformer les ombres en lumière.

À PROPOS DE L'AUTRICE

Pour Murielle Dilhuit-Ouahi, lire et écrire sont des moyens de tisser des liens et de partager des émotions profondes. Elle a débuté en écrivant de courts textes personnalisés, un talent spontané qui s’est transformé en une passion, puis en une véritable vocation. Aujourd’hui, elle se consacre en partie à l’écriture, qu’elle considère comme une rencontre intime et précieuse.

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Seitenzahl: 230

Veröffentlichungsjahr: 2025

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Couverture

Titre

Murielle Dilhuit-Ouahi

Jules, simplement Jules

Roman

Copyright

© Lys Bleu Éditions – Murielle Dilhuit-Ouahi

ISBN : 979-10-422-5845-0

Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

À H., mon compagnon de vie,

et à mes deux enfants partageant les mêmes initiales

Le soir tombait mauve dans le feuillage d’une fin de printemps.

Éric Holder

Tu récoltes ce que tu sèmes, dit le dicton.

Prologue

Le nom devant lui s’alignera en sept lettres bleu marine. Près de la sonnette de cette maison du centre-ville, le jeune homme restera les yeux fixes. Le bout de son index planera au-dessus de la sonnette. Paul a rendez-vous.

Paul a un rendez-vous dans cette grande maison des années trente, toute en pierres avec des marches pour atteindre le perron, une bande étroite de terre derrière un muret qui sépare de la rue, un rosier rouge coincé dans l’ombre de l’invasion d’une glycine.

Des pas derrière la porte. La clé qui tournera dans la serrure. Une femme, dans la trentaine à peine, large sourire sur des lèvres rehaussées de pourpre, regard vif dans des yeux noirs, lunettes cerclées de marron posées sur le haut de la tête, pull-over parme et jean bleu clair, ceinture foncée sur une taille fine.

En face, un tableau, du sol au plafond, offrira au visiteur le portrait d’une mère et de ses enfants : jeune femme magnifique dans une robe en taffetas bleu azur dont les plis semblent être attendus par le tapis rouge, les épaules découvertes sur un collier monumental ; près d’elle, deux garçons à sa gauche un peu en retrait, l’aîné déjà presque adulte, l’autre plus jeune près d’elle à sa droite ; à ses pieds, une petite fille d’environ quatre ans ; sur ses genoux, trop jeune pour savoir marcher, une enfant coiffée d’un bonnet blanc comme sa robe auréolée de rose pâle. Les vêtements sentent l’aristocratie du 17e siècle français. En arrière-plan, l’artiste a peint un château aux tours hautes et l’immensité d’un parc dans une verdoyance de printemps humide.

La femme aux lunettes sur le haut de la tête dira en toute simplicité : un portrait de famille.

Période I

Chapitre 1

Auguste

Un homme est assis sur le talus le long d’un champ de belle taille où se balancent les tiges blondes du blé. Son visage est apaisé par les mots qui courent avec son esprit dans les parfums de la campagne. Il lit.

Un jour, il y a fort longtemps, cet homme-là a pris la mer pour oublier la vague sur les blés de son enfance. Il lisait déjà, souvent, beaucoup, assis sur le bord du même talus, juste derrière le champ qui longe ce sentier où un après-midi une vipère l’a mordu. Jules, aux cris de son petit-fils, avait abandonné son ouvrage et couru auprès de lui.

Par intermittence, l’homme assis lève le regard de sa page pour regarder l’horizon, là où la terre n’est plus perceptible, là où commencent des sentiments d’immensité et de petitesse.

Le regard de cet homme a les yeux de l’esprit dans le livre. Il porte la main à son front pour ne pas les brûler quand il murmure le texte au ciel. Il se remet à lire. Il lit passionnément, avec patience. Page après page, il s’empare des mots. Mot après mot, il pénètre dans le livre à pas de gourmet. Le récit l’enveloppe. Ses lèvres s’entrouvrent pour laisser échapper un léger souffle. L’appel des mots est si puissant qu’il ne souhaite rien d’autre en cet instant. Il lit. Il se laisse avaler par le texte, par les idées du texte, par l’histoire du texte, par ses mots, par sa sonorité et par son chant.

L’homme qui est revenu, aujourd’hui, lire sur ce talus est cet enfant d’hier parti en se disant qu’il ne pourrait plus s’asseoir dans ces herbes-là. Il se trompait et il en est heureux.

Il avait pris la mer avec presque rien ou avec tout : un livre lu et relu parfois une dizaine de fois jusqu’à s’en procurer un nouveau, et abandonner le précédent à celui qui voulait l’emporter. Il a cru ne rien avoir mis d’autre dans son bagage de marin. Mais il n’a pu abandonner ni sa mémoire ni son enfance. Les images de ce gros livre-là sont avec lui, partout où il va, toutes les heures de tous les jours et de toutes les nuits. Elles collent à sa peau, à chaque instant de sa vie ; de sa vie d’homme qui a grandi avec la mémoire de cet enfant.

L’homme qui lit a voyagé sur les vagues des eaux du monde entier, de l’ouest vers l’est et du nord vers le sud, du sud vers l’est et du nord vers l’ouest. Les changements d’hémisphères l’ont accompagné dans sa quête pour apprivoiser sa vie, pour vivre en acceptant le refus de l’oubli.

Oublier serait renier. Il ne veut pas oublier. Il refuse de renier. Il refuse l’oubli. Il veut garder l’image qui le hante, en ayant prise sur elle. Il veut vivre avec elle à l’intérieur de son histoire à lui. Il ne veut pas qu’elle empêche sa propre vie. Il a compris dans ses voyages, dans ses moments de fuites et d’espoirs qu’il doit vivre avec, s’il veut vivre sa vie d’homme et vivre ses choix.

Vivre, vivre.

Il veut cela : vivre en se souvenant, sans la souffrance de la perte, sans la douleur de l’absence, sans la cruauté de l’inattendu.

Cet homme s’appelle Auguste. Son grand-père était Jules.

Quand Auguste a pris la fuite dans les embruns et la houle, ses souvenirs lui paraissaient trop peu nombreux, trop disparates, pour supporter et accepter l’absence. Il cherchait une façon de se souvenir sans être hanté. Il a couru le monde par tous les temps, sur toutes les mers du globe. Aucune ne l’a emporté, lui, devenu marin sans avoir appris à nager. À bord, ce n’est pas ce qui était attendu de lui ni des autres. Alors à quoi bon. Au mal de mer, il s’est habitué. Et cette image de son grand-père ne l’a pas empêché de rester debout, même au plus fort de la tempête lorsque le bastingage se dérobait au pont. Même au bout des nuits de marin, au sortir de la virée des matelots, il était debout. Ses camarades l’avaient accepté comme des leurs. Eux, tombaient, s’agrippaient à ce qu’ils pouvaient, la robe d’une femme ou le bois d’un garde-corps, roulaient sur le pont, plus souvent au fond d’une ruelle. Lui, non. Lui, fils et petit-fils de paysan, il restait debout, tanguant sous l’effet du roulis ou des effluves de l’alcool, quelquefois des deux emmêlés.

L’image du fond de son cœur envahissait son corps comme une force intérieure qui enfonçait ses pas dans le sol de la terre ou sur les vagues de mer. Les herbes folles du talus lui réapparaissaient. Il sentait leurs odeurs. Il entendait le sifflement du serpent. Il respirait l’odeur de Jules, celui de sa mère aussi.

À terre, il avait été blessé.

Sur mer, il restait debout, corps et esprit.

L’image de cette fin d’après-midi du fond de son enfance s’était incrustée dans sa vie. Le soleil cognait fort les blés ce jour-là. Le vent avait secoué ses cheveux et, d’un coup, était tombé. Cela l’avait étonné comme si quelqu’un à petits pas, était venu le surprendre. Une corneille avait pris son envol dans un cri qui avait heurté le bleu du ciel. Il avait frissonné. Une mouche s’était posée sur la page qu’il lisait et il n’aimait pas les mouches. Il avait soufflé dessus, un souffle fort, sans précaution, sans attention, méchant, violent, pour rejeter l’insecte, comme pour le tuer. Il avait repris sa lecture. Et quand il avait relevé la tête, les éclats du soleil sur la vague des blés, comme les flots de la mer sous la lumière, lui avaient fait plisser le front et le nez.

Il s’était levé longtemps après.

Se souvient sans nostalgie. Se souvient avec simplicité.

Une légère brise avait porté à lui les parfums du soir, lui donnant envie de marcher. Il avait trop chaud et il avait soif. Il n’avait pas refermé son livre, juste posé un index comme marque-page. Il ne fermait pas son livre avant la dernière page et le dernier mot. Partout où il allait, il l’emportait, le posait sans le fermer, retourné sur le sol, sur la table, sur le plancher sous son lit, sur le rebord de la fenêtre, sur ses genoux à table. Sur le talus près du champ où il aidait à la moisson. Sur le banc près de l’entrée de la maison familiale.

Les images se mélangent dans son esprit et son corps transpire. Il se souvient des parfums de ce soir-là, de la douceur du livre entre ses doigts et d’une odeur qu’il ne connaît pas. Une odeur presque imperceptible, lourde comme un malaise, feutrée comme un piège, odorante comme un champignon vénéneux. Il ne reconnaît pas cette odeur. Ne l’associe à rien. Ne l’aime pas.

Il s’est levé pour s’en débarrasser. En vain.

Maintenant, il marche le cœur oppressé vers la maison ; belle maison entourée de ses grands arbres qui crissent sous l’effet du vent d’hiver et dessinent de drôles de silhouettes sous la neige et le givre. Elle est belle avec ses saules, arbres curieux renversés sur eux-mêmes qui bruissent au printemps sous la brise, résistent aux bourrasques de l’hiver et aux assauts des rayons du soleil.

Il aime le petit banc de pierres près de la petite marche d’entrée. Il s’y assied de temps à autre, les joues dans le creux des mains et il rêvasse en regardant le ciel, en se remémorant les dernières lignes lues. Il aime sentir les parfums quand, avec le printemps, renaissent la marjolaine, la verveine, le thym, la citronnelle et la mélisse. Sa grand-mère connaissait toutes ces herbes et d’autres. Elle savait aller chercher les plantes sauvages dans la forêt, le long de la rivière en contrebas du grand-champ, et autour de l’étang. Elle est morte avant sa venue au monde, emportant ses secrets de décoctions, ceux de ses onguents et de ses remèdes.

Lui est cet enfant qui regardait l’homme au travail caresser de la main les épis de son champ de blé pour sentir la récolte à venir. Devant les autres, il l’appelait cet homme-là, Grand-Père, pour ne pas se faire reprendre par les adultes. C’était le père de son père et il fallait le nommer ainsi. Pour souligner son respect profond envers cet homme de la terre, il prononçait les deux premières lettres avec ses majuscules, Grand-Père. Le timbre de sa voix d’enfant résonnait sur les deux lettres ainsi accentuées par le son de sa voix. Quand ils étaient entre eux, donc seuls, l’un avec l’autre, il l’appelait, pépé. Son grand-père appréciait ce petit nom juste entre eux, transgression discrète d’une manière habituelle de repérer les générations et qui soulignait leurs relations. Dans ses demi-sommeils, Auguste allait jusqu’à l’appeler Jules, car au-delà du respect, il l’aimait fort, cet homme-là. Dans le prénom prononcé, il faisait vivre la proximité de l’intimité. L’affection remontait et le Grand-Père devenait Pépé, le sien de grand-père et quelquefois Jules, simplement Jules, merveilleusement Jules, immensément et pour toujours Jules, le père de son père.

Auguste pensait savoir d’où il venait. Il ne pouvait imaginer son grand-père qui, dans ces mêmes instants, puisait au fond de son être l’effort pour balayer l’interdit remontant de son enfance lorsque les siens n’attendaient qu’il ne s’adresse à son propre grand-père que par un simple, Monsieur.

Auguste ne pouvait imaginer le combat de son grand-père contre d’autres souvenirs.

Chapitre 2

Jules

Le grand-père d’Auguste avait reçu le baptême sous ce prénom peu usuel dans sa famille. Jules avant lui avait été cet oncle mort au champ d’honneur. Louis était le prénom de son père. Paul, le prénom de son grand-père. Ce prénom de Jules avait surpris à son baptême. Plus tard devant l’autel où il se présentait pour son mariage avec Marguerite, ses trois prénoms énoncés dans leur succession avec leur patronyme rappelèrent son entrée au village, sa venue d’une autre contrée. Au fonds de chacun, cet énoncé provoqua un certain émoi ; tous restèrent cérémonieusement silencieux dans l’apaisement des marbres de l’édifice religieux.

Jules Martray avait demandé au prêtre de la paroisse de ne pas énoncer son patronyme complet. Il avait utilisé la confession sans dire l’exacte vérité au prêtre non plus, avait un peu « arrangé » son histoire, disant qu’il n’avait aucune fortune à l’opposé de ce que suggérait le nom, qu’il n’était pas de la bonne branche familiale, qu’il ne voulait pas changer les relations aux autres paroissiens. Le prêtre avait écouté le jeune homme qu’il avait vu entrer au village à peine deux ans en arrière. Avait appris du notaire du bourg voisin, qu’il avait réglé en une fois quelques hectares de terre et la ferme, avec un argent sorti d’une petite bourse. Jules avait rangé dans un porte-cuir marron l’acte de vente qu’il avait signé d’une écriture soignée. Au notaire, il avait dit avoir fait un petit héritage, avoir économisé l’argent des travaux faits de-ci de-là. Sans détail autre, il avait ajouté qu’il avait rompu des fiançailles ce qui avait été la cause de son départ et sa venue au village.

Jules Louis Paul Martray était entré dans le village à pied par le chemin qui arrive du nord-est, un jour d’avril. La lumière du printemps qui s’annonçait ce jour-là était, forte, et la terre faisait remonter une chaleur inhabituelle pour la saison.

Le jeune homme avait longé le lavoir duquel s’échappaient les bavardages des femmes et des jeunes filles. À son passage, le brouhaha se suspendit un instant dans l’air brûlant. Il avançait à grandes enjambées, se tenant droit, portant loin son regard devant lui. Sa silhouette dégageait une assurance toute simple qu’il garda toute sa vie et que ceux qui croisaient sa route un jour, ceux du village, des alentours et de plus loin conservaient pour le reconnaître à une distance où les yeux ne pouvaient discerner les détails. La certitude d’être parvenu là où il devait enfin vivre s’imposa à lui.

Il marchait depuis des jours. Ce temps et cet effort avaient créé la distance, avaient nourri l’éloignement indispensable au retour de la sérénité du jeune homme. Comme il l’aurait fait d’une chose précieuse et envahissante, il déposa le chagrin qui avait porté ses pas jusqu’à ce village dans un petit espace de son esprit pour que, enfin, son cœur se délivre de sa peine, que son corps et son cerveau lui apportent les forces et l’énergie d’une vie réinventée.

Après des semaines où les méandres de la vallée avaient guidé ses pas, sans réfléchir, il s’était écarté par des sentiers qui lui avaient découvert des forêts, des clairières où le ciel ouvrait l’espace aux éperviers. De grands moments de solitude avaient traversé Jules Louis Paul, l’attirant aux bords du basculement vers un état proche de la folie.

La faim l’avait ramenée à la vie en le contraignant à se rapprocher des fermes, conduit par l’aboiement des chiens qui gardaient les troupeaux. De-ci de-là, il avait repris parole pour demander un pain, un fromage, contre quelques pièces au début, des travaux plus tard. Ses doigts avaient pris de la dureté ; ses mains longilignes avaient gardé leur douceur comme son âme retrouvée avait redit la générosité et la droiture qui marqueraient toute sa vie ses décisions, ses choix et ses actes. Son corps s’était endurci, mais sa facilité dans le contact aux autres avait perduré. Le chemin reprenait et toujours Jules Louis Paul allait plus loin. Au réveil ce matin-là, il choisit un chemin de terre duquel il s’était écarté pour la nuit, se fabriquant un petit abri sommaire avec des branchages trouvés sur place. Se trompant de sens à une croisée de chemins, il en prit un qui se rétrécit subitement et le mena au surplomb d’une nouvelle vallée. Des hauts arbres qui en remplissaient l’espace, Jules Louis Paul respira une forte odeur de sève. Du silence qui occupait les lieux, il s’abreuva d’une force intérieure nouvelle. Suivant un vol de sittelles, la flèche d’une église qui crevait le ciel toucha son regard. Il décida de rejoindre ce village en suivant le bord de la falaise qui lui fit faire des détours. Le sol laissait s’étendre le mauve des bruyères. Des petites fleurs s’accrochaient aux parois en formant des grappes d’un jaune vif.

À la nuit descendante, un fin passage en aplomb s’offrit à Jules Louis Paul et le mena à une sorte de petit plateau où il passa la nuit, abrité sous l’avancée de la falaise. Il mangea le reste du pain de la veille et une pomme rouge qui lui restait d’une visite à un verger. Réveillé à l’aube par la lumière d’un soleil éclatant, il ouvrit les yeux sur des buissons de fleurs retombant en forme d’étoiles blanches. S’en dégageait un parfum léger qui attirait des insectes. Longeant ces buissons auxquels succédèrent de petites haies basses où des corolles de fleurs mêlaient leurs formes en étoile à des rouges vifs, des bleus doux et des violets à liseré rose, Jules Louis atteignit le ruisseau qui s’écoulait dans un léger tintement, se faufilant entre les roches plus hautes que son cours. Des violettes éclatantes dans leur contraste du vert cru de leurs feuilles captaient le regard de notre homme qui, enfin, savourait de marcher depuis tant de jours, laissant pénétrer en lui les parfums de cette campagne par de longues inspirations.

Jules Louis se débarbouilla dans une eau claire dans laquelle glissaient des têtards tout juste éclos. Il s’assit sur une grosse pierre, se déchaussa pour rafraîchir ses pieds dans la limpidité du ruisseau, constata qu’ils étaient moins abîmés que ce qu’il avait craint. Ce matin-là, ils n’étaient pas gonflés sous l’effet de la marche des jours précédents, ils ne saignaient pas du frottement des souliers sur sa peau. Jules Louis avait faim. Il retourna son sac sur le sol et laissa s’étaler le peu d’affaires emportées à la hâte, celles qui avaient pu survivre avec lui ce matin-là, où il avait pris la route à pied, la nuit à peine finie. Il prit le temps de ranger les quelques objets de son passé. Cette fois-ci, les larmes ne surgirent pas lorsque ses mains parcoururent le porte-cuir qui lui était si cher. Il n’avait pas envie de l’ouvrir, l’épaisseur lui disait que son contenu était à l’intérieur. Il effleura une toile roulée sur elle-même du bout des doigts comme si le toucher allait réveiller des souvenirs douloureux. Le contact avec son couteau sorti de sa boîte en bois aux motifs jaunes lui était un doux rappel des tâches qu’il aimait, et aussi d’une forte utilité dans ce voyage. Le petit paquet de tabac qui glissa d’une poche souligna des allumettes introuvables.

L’image du clocher revint à lui, se superposant à un autre, celui-là sorti de ces moments heureux de son enfance où après de longues heures dans la calèche de ses parents, secoué par les heurts des roues sur le chemin de terre qui annonçait la propriété de son père, il le voyait enfin qui se dégageait au-dessus de magnifiques arbres centenaires. Ils traverseraient le village, avec ses petites sœurs endormies contre leur mère, toutes trois assises sur la petite banquette face à lui ; coincé entre son père, un homme épaissi par l’âge et son grand frère qui chaque fois qu’ils venaient ici se lamentait durant tout le trajet de devoir venir s’enterrer dans ce trou perdu chaque fin de printemps. Jules Louis Paul savait que le premier dimanche de chacun de leurs nouveaux séjours, chaque année à la même période, ils revenaient, famille complète, au village pour la messe. Pendant plusieurs semaines, ils demeuraient dans leur propriété, le prêtre de la famille les ayant rejoints dans une autre calèche avec d’autres valises et le professeur particulier des enfants. Jules Louis Paul se retrouvait enfermé dans un vaste domaine, au milieu d’un brouhaha virevoltant de superficialités, contraint de se faufiler pour ses activités préférées dénigrées par son père et tous ceux de son milieu, subissant des conversations sans intérêt auquel il n’avait aucun droit de participer, observant son frère dans desattitudes équivoques qui paraissait n’être vues que par lui. Sa mère avait une grande tendresse pour ses enfants, mais se laissait absorber par la tenue de la maison, répartissant ses ordres et contre-ordres sous l’effet d’un mari dominant face auquel aucune liberté ne lui était laissée. Elle ne se plaignait pas, paraissant s’être laissée vaincre par une position sociale que le mariage lui avait fait s’accroître. Elle posait chaque soir un baiser délicat sur le front de ses enfants et les laissait toute la journée aux soins de leur professeur particulier et de leur gouvernante.

Jules Louis se remit sur pieds, la verdure entourant cet autre clocher en image dans les yeux. Le ruisseau qu’il suivit sur plusieurs lieux le mena à un petit pont de bois dont les planches crissèrent sous ses pas. Il se rafraîchit avec délicatesse dans l’eau claire, faisant couler un filet de gouttes du creux de ses mains sur ses avant-bras, son torse, son cou, son visage. Sans hésitation, bien que sans visu sur le clocher, il prit vers la gauche une petite route qui après une centaine de mètres tourna sur la droite, ouvrant le regard de Jules Louis sur une ligne d’un seul jet au bout de laquelle se montra enfin le clocher au milieu d’un îlot de grands arbres, entouré de plusieurs maisons. Son enfance le rattrapa par le geste tendre de sa mère qui lui recoiffait une mèche sur le parvis de la petite église l’un de ces dimanches matin de ces étés d’insouciance. Le geste amusait affectueusement l’aînée de ses sœurs qui aimait glisser sa petite main dans la sienne au moment de passer sous le porche de la petite église. Jules Louis força son allure à grandes enjambées sur la route vers ce clocher, sans ressentir la chaleur écrasante à l’approche du zénith. L’enveloppaient un léger souffle d’air et le bruissement des herbes éveillées par les mouvements furtifs des insectes et des petits animaux.

En rentrant dans le village, venant du nord-est, Jules Louis Paul devint Jules, un grand jeune homme aux cheveux noir brillant qui lui descendaient dans le cou. Il avançait, porté par des jambes fines et longues. À son épaule, un petit sac. L’une des jeunes filles qui lavait le linge au lavoir leva la tête tandis qu’elle allait battre sa pièce de linge. Elle avait attiré l’attention des autres femmes en arrêtant son mouvement en l’air pour s’esclaffer sur le nouveau venu dont elle dit qu’elle le croquerait bien tant il était mignon. Cela déclencha des babillages entre elles. Une discrète ne dit mot, mais ne détourna pas le regard lorsque le jeune homme tourna le sien vers le groupe de jeunes filles et croisa son regard, celui d’une paire d’yeux d’un bleu profond avec des éclats d’or. Ce n’était pas son habitude de regarder les hommes, même les plus beaux. Elle trouva à celui-là quelque chose de différent. Elle ne sut quoi sur l’instant.

En entrant dans le village, Jules eut l’intime conviction d’être parvenu au bon endroit ; dans le lieu d’un nouvel élan à sa vie, à un peu plus de vingt-deux ans.

Chapitre 3

Revivre

Les villageois avaient l’habitude de voir passer des vagabonds et des saisonniers. Ils se méfiaient des deux, car tous ne faisaient que passer quelques jours ou plusieurs mois. Ils avaient regardé Jules comme un homme à qui d’instinct on fait confiance.

Il avait demandé du travail ne disant que son prénom Jules et les villageois lui en avaient confié, disant entre eux qu’ils pouvaient faire confiance à cet homme, sa stature les rassurait. Ils le reconnaissaient de loin, à sa haute taille et à sa façon de se tenir droit, en regardant l’horizon, les yeux dans les yeux en conversant avec eux, pas de geste ou de regard par derrière sur une femme. Presque tout son temps au travail de la terre. Il connaissait le nom et le maniement de certains outils. Quand il ne savait pas, il apprenait. Il en prenait soin. Lui, Jules gardait en lui l’histoire d’avant, celle de son enfance, avec des heures passées à prendre le temps d’observer ceux qui travaillaient à ces activités. Ces activités-là lui avaient été interdites et il avait été mis en pension plus tôt que son frère aîné. Il n’avait pas eu le temps de comprendre l’essentiel pour maîtriser le rythme des saisons, des semis, des soins et des récoltes. Côtoyant les paysans du canton, travaillant à leurs côtés, il avait écouté, observé, posé des questions. Il avait répété les gestes ; avait appris à faire seul.

Les gens du coin l’apercevaient tandis qu’il parcourait le canton pour en respirer la terre, le ciel, les bosquets et les sous-bois, les champs travaillés et les vergers, les bouts de terre à l’abandon. Il avait suivi des petits ruisseaux qui l’avaient mené à un bel étang. Il avait péché, posé des collets, mangé du lapin grillé dans la forêt, dormi à la belle étoile. Pas trop souvent pour ne pas laisser penser qu’il pouvait être un voyageur de passage, ou avoir eu une vie de vagabond.

En lui, s’était affirmé en quelques semaines, un peu avant la Saint-Jean, le sentiment qu’il avait fait la rencontre du lieu où sa vie devait s’écouler. Il avait grandi ailleurs, au gré de lieux différents, toujours trop grands, trop vastes, trop silencieux ou trop bruyants, où la vie n’était que trop en superflu. Il avait compris très jeune ce que l’homme doit à la terre. Avait observé le dédain de certains hommes pour ceux qui la travaillent dur, s’écorchent les mains, se cassent les reins pour remplir l’assiette des autres, de ces quelques-uns qui se prélassaient aux dépens des autres. Cela avait nourri chez Jules une amertume, voire une colère.

Ici, dans cette campagne qui verdoyait dès qu’il pleuvait, il recevait chaque jour comme un cadeau offert par la vie. La vie y était dure. Les fortes chaleurs étaient arrivées cette année-là dès le mois de mai. Les vieux du canton racontaient qu’ils n’avaient pas le souvenir d’une année si sèche, d’un vent si rugueux qu’il brûlait la gorge, d’une brise étouffée, d’un air que les nuits ne parvenaient pas à rafraîchir et de puits déjà presque asséchés. Les ruisseaux s’étaient ralentis au rythme d’un fin filet et le niveau de l’étang baissait.