Juste un (très) mauvais moment à passer... - Claire Sibille - E-Book

Juste un (très) mauvais moment à passer... E-Book

Sibille Claire

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Beschreibung

Survivre à l'enfance et à l'adolescence, ce n'est pas simple. Les souffrances, mais aussi la combativité de Sonia, Bastien, Tom et bien d'autres nous plongent au coeur de l'expérience traumatique et de la résilience. Vivre sa différence sexuelle, subir un viol, supporter l'inceste, souffrir de boulimie et d'obésité, ou, devenue adulte, souffrir d'une dépression post-partum suite à une blessure d'abandon, sont quelques-unes des épreuves qu'ils doivent traverser. L'auteure, par ailleurs psychothérapeute, se consacre à l'évolution du lien familial et la résilience possible suite aux graves traumatismes que les adulte font trop souvent subir aux enfants. Elle puise dans sa vie personnelle et professionnelle les ressources proposées pour que ces histoires ne soient, pour celles et ceux qui les vivent, que... ...Juste un (très) mauvais moment à passer ! Troisième édition corrigée et augmentée

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Seitenzahl: 191

Veröffentlichungsjahr: 2022

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Claire SIBILLE

JUSTE UN TRÈS MAUVAIS MOMENT A PASSER …

Survivre aux traumatismes de l’enfance et de l’adolescence

NOUVELLES NOIRES

Ressources pour les familles et les thérapeutes Réflexions sur l’accompagnement du psychotraumatisme

Troisième édition revue et augmentée

Illustration des nouvelles : Liane LANGENBACHliane-langenbach.com

Ceci est une œuvre de fiction, issue de l’imagination de l’auteure. Toute ressemblance avec des personnes ou des faits réels est une triste réalité à laquelle je ne peux rien. Par contre elle n’est pas intentionnelle, et si vous vous sentez concerné(e)s … et bien moi aussi !

A PASCALE, Survivantes et Vivantes !

Table des matières

LE PIED DANS L’ENGRENAGE

L’inceste, un grand sujet

Où il est Papa ?

GAY PRIDE

L’orientation sexuelle, un grand sujet

La part du lion : Le traumatisme, qui n’est pas concerné ?

JAMAIS DEUX SANS TROIS

L’alcool, un grand sujet

LA PASSEUSE

Mourir, un grand sujet

UN APPÉTIT D’OGRE

Manger, un grand sujet

Raconter des histoires ? Mais quelles histoires ?

LES BRUTES

L’élite et la racaille, un grand sujet

LES BONNES

Accompagner le traumatisme

URGENCE

Le Viol, un grand sujet

BABY BLUES

La maternité, un grand sujet

Bien après les coups …

Du même auteur

REMERCIEMENTS

Ils ont aimé la première édition

Quelques commentaires …

Vivant, conscient et ressourçant.Des nouvelles dans lesquelles on plonge et dont on sort avec pour chacune un peu plus de conscience, d'empathie et de ressources. A recommander aux ados qui traversent "juste des mauvais moments", à leurs parents, et bien sûr aux thérapeutes qui y trouveront un outil pour soutenir les personnes qu'ils accompagnent. Sylvie PP, psychothérapeute, autrice

Livre génial !J'ai adoré lire ces nouvelles, lues en une traite, belle écriture fluide, très beau style. Je vous recommande sans hésiter. Gérard

Ne pas rater ce bon moment de lecture et de réflexionUn cinq étoiles bien mérité pour le texte et les illustrations qui le complètent si bien. Intrigues très bien menées, écriture vivante et suspens toujours présent. Je le recommande aussi pour la justesse et l'audace d'aborder dans un petit recueil autant de sujets pertinents, de crimes contre notre humanité comme le viol, les maltraitances physiques et morales, l'intolérance sous toutes ses formes...

Julia (Canada)

Il y a toujours une solution.Quelle belle écriture pour exprimer “des moments à passer” difficiles, lourds qui existent bel et bien. J’apprécie énormément l’auteur pour son travail, mais surtout pour son art de communiquer les expériences de la vie.Tant de douceur et des liens à la fin de chaque histoire pour nous dire vous n’êtes pas seul, voilà ce que vous pouvez faire ...

Emmanuelle

Comprendre de l’intérieur la genèse des traumatismesD’une plume acérée et colorée, plongée au plus profond dans ce qui fait la chair des traumatismes complexes et des empoisonnements psychiques, Claire Sibille peint chaque nouvelle qu'elle accompagne d’informations indispensables. Ce livre, que l’on soit thérapeute confirmé, néophyte, ou simple lecteur, permet de comprendre la genèse des traumatismes psychiques par en dedans et de mieux saisir par empathie les fondements des avatars humains. Je suis certain qu’à aucun instant le lecteur n’aura l’impression d’"un mauvais moment à passer".

JR, psychothérapeute EMDR

La tisseuse d’histoires vraies ou fausses ?La plume de l'auteure, d'encre et de chair, est sensible, illustrée, pertinente, imaginative, précise et forte d'expériences de vie partagées, pleine d'humanité et humaniste aussi, puissante, métaphorique... La beauté des illustrations originales donnent plus de force à ce livre dont la lecture est indéniablement tout le contraire "d'un mauvais moment à passer".

RP, psychothérapeute et formatrice EMDR

Magnifique écriture.L'auteur arrive à chaque fois à nous faire entrer dans la peau des personnages, c'est écrit avec brio. Excellente idée que les solutions possibles sur les différents problèmes évoqués à la fin de chaque chapitre.

Marc

C’est bien et efficace !Une lecture qui coule, on se sent aspiré dans l’histoire. Chacun sera touché par une histoire plus que par une autre. Elle résonnera davantage et vous ne pourrez pas l’oublier.

Pour les professionnels c’est à lire et relire car se loge une mine d’informations. Maintenant, ce n’est pas fini, je vais m’empresser d’aller voir tous les liens pour continuer et approfondir... Sylvie, psychothérapeute

Traumatismes vécus différemment.

Des nouvelles qui nous plongent dans la violence humaine et dans la noirceur des hommes sur des thèmes de société, cela pousse à réfléchir. Des écrits efficaces, sans jugement, à mettre dans toutes les mains pour avoir un recul sur la société. Génial !

Maryse

Livre touchant, incluant des pistes... Un pas vers la résilience

Je recommande chaleureusement ce bouquin, que j'ai dévoré. Rempli de nouvelles noires, il m'a permis d'approcher mon côté sombre en me sentant moins seule... Ce sentiment bizarre d'être écoutée en lisant... et de pouvoir pleurer tranquillement sans vraiment savoir pourquoi, mais en sentant que c'était important...

Magali, psychothérapeute

… Morts les enfants du Sahel, On accuse le soleil … Morts les enfants de la route, dernier week-end du mois d'août. Papa picolait sans doute, deux ou trois verres, quelques gouttes. Bal à l'ambassade, Quelques vieux malades, Imbéciles et tortionnaires, Se partagent l'univers. … Les hommes sont devenus dingues. La rivière charrie des larmes, Un jour l'enfant prend une arme…

Renaud, 1985 : Morts les Enfants

Personne n’a envie de se souvenir du traumatisme. Chacun aimerait vivre dans un monde sûr (…) et les traumatisés nous rappellent qu’il n’en va pas toujours ainsi. Pour comprendre le traumatisme, il faut surmonter une répugnance naturelle à affronter cette réalité et cultiver le courage d’écouter les survivants.

Bessel van der Kolk, Le corps n’oublie rien, Albin Michel 2018

LE PIED DANS L’ENGRENAGE

1

Sonia se décida le jour de ses douze ans.

Douze, c’est un chiffre rond. Ça sonne bien, comme les douze mois de l’année, les douze signes du zodiaque, ou les douze travaux d’Hercule qu’elle a appris en sixième à l’école. Onze, ce n’est pas un âge, et à dix ans, elle s’était encore sentie trop petite, trop peureuse, trop facile à attendrir. À treize ans, par contre, commencerait une nouvelle vie. Elle en était sûre. Treize, c’est un chiffre porte-bonheur pour les Scorpions. Or Sonia est née un 31 octobre, dans la nuit d’Halloween.

Pour Maman, ce fut très facile.

Maman se levait plusieurs fois par nuit pour aller faire pipi, prendre un cachet, ou assommer son insomnie devant les rediffusions de Plus belle la vie. Or le pipi, les cachets, la télé étaient au rez-de-chaussée, et Maman dormait à l’étage, en haut de l’escalier raide et sans rampe qui faisait râler son père quand il avait trop bu. La chambre de Maman était rose et vert pâle. Les murs rose, les rideaux vert pâle, les draps rose, la descente de lit vert pâle, la coiffeuse rose, le miroir de pied vert pâle.

Cette chambre donnait la nausée à Sonia quand elle devait y entrer pour faire le ménage.

Elle se sentait sous le regard de sa mère comme dans une Vierge de Fer, cet épouvantable instrument de torture du Moyen-Age qu’elle avait tout de suite reconnu dans son manuel d’histoire, une vieille copine perdue de vue et retrouvée par hasard sur Facebook.

Sonia se savait condamnée pour un crime inconnu, et la Vierge au ventre broyeur refermait très lentement ses griffes sur elle.

Il lui restait peu de temps pour en sortir vivante.

À minuit donc, heure des sorcières et des petites filles matricides, à minuit pendant la longue nuit d’Halloween, Sonia tendit un fil de nylon en travers de la deuxième marche de l’escalier. Elle savait que sa mère commençait ses errances nocturnes vers une heure du matin et ne mettait jamais ses lunettes pour descendre, ni n’ouvrait la lumière, par peur de réveiller l’homme qui ronflait si fort au fond du couloir.

Car maman aussi avait peur de lui, Sonia le sentait bien. Elle devait juste être sûre que la seule fois possible soit la bonne. Son père ne se réveillerait pas si sa mère poussait un cri, trop abruti par l’alcool à cette heure. Et Kevin, son frère plus âgé, était sorti faire la fête, normal pour une nuit d’Halloween. Le garçon avait reçu le peu d’amour parental disponible, ne lui en laissant pas une miette pour se repérer dans la forêt. D’ailleurs j’en veux pas de cet amour, se disait-elle souvent dans la journée, quand le besoin d’un peu de tendresse se faisait sentir.

J’en veux vraiment pas, pensait-elle encore le soir dans le bref moment entre la fermeture de son livre et le sommeil qui la terrassait.

Sauf les soirs où, évidemment.

Il fallait donc que maman meure du premier coup. C’est pour cela que Sonia avait tendu son fil sur la deuxième marche, et non sur la première. Maman, rassurée malgré l’obscurité de ne sentir aucun obstacle, ferait confiance à l’habitude - quelle drôle d’idée - et se lancerait dans la descente sans filet à laquelle elle ne survivrait pas.

En tous cas, Sonia l’espérait. Car si Maman survivait, la vie serait pire.

Maman lui ferait payer chaque jour son crime avorté au centuple, jusqu’à ce qu’elle finisse par faire ce qu’elle avait d’abord pensé faire, quand elle était petite et fragile : se suicider. À condition que cela fût encore possible.

Sonia accorda donc un soin concentré et désespéré à bien attacher le fil, solidement, juste à la bonne hauteur de la cheville de Maman, juste à la bonne marche, celle de la confiance. Sa petite langue pointait au coin de sa bouche sans qu’elle s’en rende compte, et certes, elle aurait arraché des larmes à un crocodile, cette petite fille si gentille réduite à de telles extrémités dans la nuit d’Halloween. A un crocodile. Mais pas à sa mère.

Sa mère n’en voulait pas. Mais avorter, comme divorcer, ça ne se fait pas dans la famille.

Alors Sonia est née.

Et sa mère l’a haïe dès le début, elle l’a détestée avec cette constance rassurante dont sont capables les mères. Le corps de Sonia se souvient de l’absence du corps maternel, du manque de douceur, des gestes brusques et de l’oubli. Maman l’enfermait dans la chambre du fond, petit bébé hurlant sa faim, sa soif, son besoin d’amour. Quand Charles, le grand frère, revenait de l’école, il se faisait un plaisir de venir la torturer dans son berceau en toute impunité. Un peu avant le retour de son mari, Maman venait la récupérer, déjà exaspérée de devoir la changer, la nourrir, le minimum pour que le père ne hurle pas de dégoût en rentrant.

Maman n’avait pas besoin de travailler. C’est même inconcevable qu’une femme travaille dans cette famillelà. Une déchéance. L’intrusion de la pauvreté. La porte ouverte au vice.

Elle avait donc de longues heures pour elle, et pour Sonia. De longues heures à la secouer - la remuer un peu, cette fainéante - l’étriller jusqu’au sang, la laver, qu’elle ne fasse pas honte à son père, la brûler sur la cuisinière ou l’asperger d’eau bouillante - un accident, elle est si maladroite, docteur - la fouetter avec un torchon humide - pour lui sortir le diable du corps, mon père - l’humilier à l’heure du thé devant ses voisines qui ricanaient ou se taisaient, domptées.

Sonia aussi ne disait rien. Petite, elle pensait sa vie normale. Elle croyait que tous les parents qui aiment tellement leurs enfants se conduisent ainsi. Puis il fallut aller à l’école, cacher les coups, mentir, confirmer les accidents, la maladresse, se rendre compte petit à petit, au contact limité des autres, que tous les parents n’aiment pas leurs enfants de cette manière-là.

Alors était venue la culpabilité. Maman fait ce qu’elle peut pour moi, je suis une méchante fille, je lui fais de la peine, disait-elle le soir à son oreiller, car elle ne pouvait en parler à personne d’autre.

À qui aurait-elle pu s’adresser ?

Un jour, elle avait essayé. Un instituteur un peu sensible lui avait fait croire qu’elle pouvait se confier à quelqu’un, un jour où la douleur était si forte qu’elle ne pouvait pas se retenir de pleurer, même à l’école. Monsieur Laffite, maître des écoles depuis plus de vingt ans, convoqua sa mère, une fin d’après-midi de novembre, Sonia venait d’avoir neuf ans. Lors du bref entretien, elle resta recroquevillée sur sa chaise, pleine d’espoir que les choses enfin s’arrêtent, qu’elle puisse se jeter dans les bras de sa Maman comme le faisait Lucie, sa seule amie, chaque soir après la cloche. Qu’elle puisse enfin lui dire je t’aime, lui faire de beaux dessins, travailler ses récitations sous son œil vigilant.

L’espoir se brisa d’un seul coup. L’instituteur ne faisait pas le poids face à Maman. Le reste de l’année, Monsieur Laffite essaya d’oublier Sonia dans son coin, incapable de la regarder, incapable de l’appeler au tableau. Au retour, ce fut l’enfer. À compter de ce jour, Sonia ne dit plus rien. À personne. Elle comprit que nul regard extérieur ne viendrait la sortir de sa prison. Elle ne pleura plus. Elle ne cria plus. Elle s’éloigna de Lucie, car Lucie continuait à lui demander ce qu’elle avait eu pour Noël, Lucie voulait partager le mercredi aprèsmidi avec elle, et pourquoi pas prendre des cours de hip-hop et partir en colo ensemble l’été prochain ? Lucie ne comprenait de toutes façons plus ses refus quand elle l’invitait à son anniversaire ou à partager un goûter chez elle avant de s’attaquer aux devoirs.

Elle nourrit patiemment sa haine chaque nuit, chaque jour, jusqu’à ce que le petit oisillon timide devienne un aigle, jusqu’à ce qu’elle ait le courage de faire ce qu’elle faisait cette nuit.

Après s’être assurée plusieurs fois que le fil tenait bien, Sonia s’assit derrière sa porte et attendit en luttant pour ne pas s’endormir.

À deux heures précises du matin, Maman sortit à tâtons de la chambre du fond, les mains tentant sans succès de maintenir ensemble les deux pans de son peignoir rose, un bout de chair s’échappait toujours, maugréant et pestant comme chaque nuit contre l’insomnie qui abolissait la fragile trêve du sommeil possible. Comme prévu, elle se repéra à coups de talons sur la première marche, puis s’engagea résolument dans ce parcours connu par cœur. Elle tomba comme un sac, provoquant un sourire incrédule chez Sonia.

À peine un cri, le bruit lourd d’un corps qui tombe, puis plus rien. L’adolescente n’en revenait pas. Est-ce que ça avait vraiment marché ? Elle attendit encore un peu, histoire de vérifier qu’aucune réaction ne venait de la chambre de ses parents, puis elle s’engagea courageusement dans l’escalier, après avoir ôté le fil coupable. Sa mère était étendue en bas de l’escalier dans une position bizarre, jambes et bras éparpillés dans tous les sens, nuque affreusement tordue qui la faisait regarder derrière son dos, le peignoir relevé sur une culotte gaine qui cachait ses varices jusqu’à mi-cuisses, un vrai cauchemar d’Halloween.

Sonia prit le temps de bien vérifier qu’elle ne bougeait plus, ne respirait plus, que sa mère était bien morte.

Pour de vrai.

2

Le jour de l’enterrement, son père et son frère arrivèrent à pleurer. Ça se fait, dans la famille, de pleurer les jours d’enterrement.

Sonia, non. Ça doit être le choc, elle est encore si jeune, entendait-elle dire autour d’elle. Tout juste arriva-t-elle à ne pas attraper un fou rire nerveux en entendant son père réciter sa peine, en voyant son frère obligé pour la circonstance de jouer au bon garçon de bonne famille.

Il faut bien faire semblant les jours d’enterrement.

Pour éviter ce rire déplacé, Sonia se concentra sur sa respiration en fixant le bout de ses chaussures, inspirer, expirer, compter les expirations jusqu’à dix et recommencer à zéro, adepte inconsciente de la méditation apprise très tôt pour ne plus pleurer, ne plus crier, et maintenant ne plus rire. Elle dut subir les bisous et les étreintes étouffantes de Tata Yvonne et Tatie Martine, les deux sœurs de Maman, leur parfum de marque peinant à masquer le rance de leur odeur naturelle, mais le prix à payer lui paraissait léger. Au repas elle joua son rôle de jeune fille de la maison, veillant à ce que les cochonnailles, salades et fromages du traiteur du coin ne désemplissent pas les assiettes que chacun vidait goulûment entre deux sanglots. De même que les verres et les bouteilles dont son frère s’occupait, se servant largement au passage.

Il fallut entendre l’éloge de la défunte, une perle, vous savez, jamais une plainte, toujours présente pour aider les autres. Il fallut écouter la plainte du père qui attendait pour se soûler vraiment que tout le monde soit parti, dans un dernier sacrifice aux bonnes manières :

- Je ne sais pas ce que je vais devenir sans elle. Une parfaite maîtresse de maison, une épouse aimante et une mère si dévouée, répétait-il mécaniquement les yeux fixés sur son verre.

Son frère avait renoncé à faire semblant, et était retourné massacrer des zombies sur son ordinateur en titubant presque autant qu’eux.

Tatie Martine, la vieille fille de la famille côté maternel, se proposa de rester quelque temps pour aider. C’était son rôle de combler les trous en cas de veuvage, de garder les enfants les jours de fête, de veiller sur Papi et Mamie quand tout le monde partait en vacances.

Mais le père ne tenait pas à ce que l’on empiète sur sa liberté retrouvée et lui fit comprendre qu’on se passerait de ses services.

Enfin tout fut dit, mangé et bu jusqu’à la lie.

À moitié désespérée, à moitié coupée du monde pour tenter de se protéger, Sonia pensait que ce serait une nuit de visite du monstre. Le monstre, c’était son père, mais son père de nuit, celui dont le visage déformé par l’alcool et le désir n’était qu’une caricature grimaçante de celui du jour, bel homme socialement assuré qui tenait fermement les rênes de son pouvoir patriarcal.

Ce fut le cas.

Ce qui se passa dans la chambre de Sonia à 4 heures du matin, seuls les diables en gardent la mémoire, recopiant en lettres de feu sur leurs grands registres toutes les actions, pensées, omissions de l’homme qui veut échapper au bonheur.

3

Pour Papa, ce fut plus difficile.

D’abord parce qu’il fallut attendre un certain temps. Une mort trop rapide après le décès de Maman aurait peut-être attirée l’attention. Et Sonia devait aussi s’extraire de la léthargie qui lui était tombée dessus après son acte. Après tout, la vie était beaucoup plus facile depuis la mort de sa mère.

Certes, son frère l’utilisait toujours comme souffre-douleur et ne pouvait pas passer à côté d’elle sans la pincer, lui tirer les cheveux ou se moquer méchamment. Mais il était de plus en plus absent et Sonia était souvent couchée quand il rentrait, dévorant livre sur livre avec sa lampe de poche, son doudou à elle, petite tache de lumière chaude, et protectrice aussi, voulait-elle encore croire.

Certes, son père visitait toujours sa chambre régulièrement, deux fois par semaine, les soirs de cuite, il ne pouvait pas tenir plus à son âge, avec les responsabilités professionnelles qu’il avait.

Mais Sonia avait pris l’habitude de se couper en deux : une partie restait étendue sur le lit à subir les assauts de Papa, mais l’autre, la meilleure pensait-elle, s’évadait et rejoignait Le Seigneur des Anneaux, Frodon et Sam Sagace dans leur combat contre Mordor. Ou encore Harry Potter armé de sa baguette à tout faire et son amie Hermione à laquelle elle s’identifiait tant et dont elle apprenait par cœur les formules magiques. Collaporta, la formule permettant de verrouiller les portes, marchait bien, mais uniquement pour la porte de son esprit.

Ils l’aidaient bien, tous ces livres découverts et empruntés à la médiathèque où sa mère était trop contente de l’abandonner le mercredi. Jamais de romans d’amour et mangas fleuves soporifiques, mais des histoires de jeunes filles fortes, dures au mal et victorieuses, capables de changer le monde comme Katniss Everdeen, l’héroïne d’Hunger Games qu’elle avait lu trois fois. Et des romans policiers aussi, des histoires de tueurs en série et de femmes coupées en petits morceaux qu’elle dévorait sur place pour ne pas avoir à s’expliquer devant la bibliothécaire.

Au collège, tout le monde était gentil avec elle. Filles et garçons évitaient temporairement vacheries et provocations, tous étaient conscients du drame absolu que vivait Sonia : perdre sa maman. Le repère dans la tourmente, le sein consolateur, le regard compatissant : Maman. Les profs la soutenaient aussi, disaient à quel point elle était courageuse, et en plus toujours première de la classe.

Elle dut voir un psy.

Son père était contre, donc elle n’eut qu’un entretien.

- Juste pour être sûr que tout va bien, avait dit le principal.

Elle arriva dans une pièce envahie de livres, ce qui la rassura dans un premier temps.

Quelqu’un qui aime les livres ne peut pas être méchant, pensait-elle. Papa et son frère ne lisaient jamais. Maman feuilletait des magazines féminins.

Sonia s’assit dans un des deux fauteuils jaunes, profonds, qui attendaient dans un coin de la pièce près de la fenêtre dont les rideaux épais laissaient diffuser une chaude lumière tamisée. Elle jeta un œil sur le matériel de peinture et les jouets, poupées, peluches et animaux de ferme, une dinette et un jeu de construction, ceux qu’elle n’avait jamais eu à Noël.

Le thérapeute était un homme d’une cinquantaine d’années au sourire chaleureux. Il proposa à Sonia de s’asseoir dans un des deux fauteuils, celui qui faisait face à la fenêtre, et il s’assit un peu de biais dans l’autre fauteuil, la tête tournée vers elle avec ce regard compatissant qu’elle avait déjà vu à la télévision.

Elle eut du mal à ne pas s’effondrer en larmes.

Mais derrière l’empathie, elle sentit le danger. Elle supposa les questions trop précises. Les dessins dénonciateurs. Voire les tests inquisiteurs. Le risque était trop grand. Elle savait qu’il ne l’aiderait pas plus que n’avait pu le faire l’instituteur. Peut-être comprendrait-il son problème, et après ? Le temps que quelque chose se passe, ce serait à nouveau insupportable à la maison. Et là, c’était supportable. Alors, Sonia se tut.

Quand elle quitta son bureau, le psy, pas dupe, maudit son impuissance.

4

Sonia finit par choisir l’arme à feu.

Papa, en vrai parano, avait toujours un revolver dans le tiroir de sa table de nuit. Parfois il le sortait pour lui faire peur, jouissant du contact lisse et froid de l’arme dans sa main, mais surtout de la paralysie dans laquelle ce geste plongeait Sonia, quand il promenait l’arme sur son ventre dénudé.