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"Justine ou les Malheurs de la Vertu" est le premier ouvrage du Marquis de Sade publié de son vivant, en 1791, un an après avoir été rendu à la liberté par la Révolution et l’abolition des lettres de cachet. C’est aussi la deuxième version de cette œuvre emblématique, sans cesse récrite, qui a accompagné Sade tout au long de sa vie.
Rejetant la douce nature rousseauiste, Sade dévoile le mal qui est en nous et dans la vie.
La vertueuse Justine fait la confidence de ses malheurs et demeure jusque dans les plus scabreux détails l'incarnation de la vertu. Apologie du crime, de la liberté des corps comme des esprits, de la cruauté, « extrême sensibilité des organes connue seulement des êtres délicats », l'oeuvre du marquis de Sade étonne ou scandalise.
C'est aussi une oeuvre d'une poésie délirante et pleine d'humour noir.
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Veröffentlichungsjahr: 2025
JUSTINE OU LES MALHEURS DE LA VERTU
Partie 1
Partie 2
Notes de bas de page
Le chef-d'œuvre de la philosophie serait de développer les moyens dont la Providence se sert pour parvenir aux fins qu'elle se propose sur l'homme, et de tracer, d'après cela, quelques plans de conduite qui pussent faire connaître à ce malheureux individu bipède la manière dont il faut qu'il marche dans la carrière épineuse de la vie, afin de prévenir les caprices bizarres de cette fatalité à laquelle on donne vingt noms différents, sans être encore parvenu ni à la connaître, ni à la définir.
Si, plein de respect pour nos conventions sociales, et ne s'écartant jamais des digues qu'elles nous imposent, il arrive, malgré cela, que nous n'ayons rencontré que des ronces, quand les méchants ne cueillaient que des roses, des gens privés d'un fond de vertus assez constaté pour se mettre au-dessus de ces remarques ne calculeront-ils pas alors qu'il vaut mieux s'abandonner au torrent que d'y résister ? Ne diront-ils pas que la vertu, quelque belle qu'elle soit, devient pourtant le plus mauvais parti qu'on puisse prendre, quand elle se trouve trop faible pour lutter contre le vice, et que dans un siècle entièrement corrompu, le plus sûr est de faire comme les autres ? Un peu plus instruits, si l'on veut, et abusant des lumières qu'ils ont acquises, ne diront-ils pas avec l'ange Jesrad, de Zadig, qu'il n'y a aucun mal dont il ne naisse un bien, et qu'ils peuvent, d'après cela, se livrer au mal, puisqu'il n'est dans le fait qu'une des façons de produire le bien ? N'ajouteront-ils pas qu'il est indifférent au plan général, que tel ou tel soit bon ou méchant de préférence ; que si le malheur persécute la vertu et que la prospérité accompagne le crime, les choses étant égales aux vues de la nature, il vaut infiniment mieux prendre parti parmi les méchants qui prospèrent, que parmi les vertueux qui échouent ? Il est donc important de prévenir ces sophismes dangereux d'une fausse philosophie ; essentiel de faire voir que les exemples de vertu malheureuse, présentés à une âme corrompue, dans laquelle il reste pourtant quelques bons principes, peuvent ramener cette âme au bien tout aussi sûrement que si on lui eût montré dans cette route de la vertu les palmes les plus brillantes et les plus flatteuses récompenses. Il est cruel sans doute d'avoir à peindre une foule de malheurs accablant la femme douce et sensible qui respecte le mieux la vertu, et d'une autre part l'affluence des prospérités sur ceux qui écrasent ou mortifient cette même femme. Mais s'il naît cependant un bien du tableau de ces fatalités, aura-t-on des remords de les avoir offertes ? Pourra-t-on être fâché d'avoir établi un fait, d'où il résultera pour le sage qui lit avec fruit la leçon si utile de la soumission aux ordres de la providence, et l'avertissement fatal que c'est souvent pour nous ramener à nos devoirs que le ciel frappe à côté de nous l'être qui nous paraît le mieux avoir rempli les siens ?
Tels sont les sentiments qui vont diriger nos travaux, et c'est en considération de ces motifs que nous demandons au lecteur de l'indulgence pour les systèmes erronés qui sont placés dans la bouche de plusieurs de nos personnages, et pour les situations quelquefois un peu fortes, que, par amour pour la vérité, nous avons dû mettre sous ses yeux.
Mme la comtesse de Lorsange était une de ces prêtresses de Vénus dont la fortune est l'ouvrage d'une jolie figure et de beaucoup d'inconduite, et dont les titres, quelque pompeux qu'ils soient, ne se trouvent que dans les archives de Cythère, forgés par l'impertinence qui les prend, et soutenus par la sotte crédulité qui les donne : brune, une belle taille, des yeux d'une singulière expression ; cette incrédulité de mode, qui, prêtant un sel de plus aux passions, fait rechercher avec plus de soin les femmes en qui on la soupçonne ; un peu méchante, aucun principe, ne croyant de mal à rien, et cependant pas assez de dépravation dans le cœur pour en avoir éteint la sensibilité ; orgueilleuse, libertine : telle était Mme de Lorsange.
Cette femme avait reçu néanmoins la meilleure éducation : fille d'un très gros banquier de Paris, elle avait été élevée avec une sœur nommée Justine, plus jeune qu'elle de trois ans, dans une des plus célèbres abbayes de cette capitale, où jusqu'à l'âge de douze et de quinze ans, aucun conseil, aucun maître, aucun livre, aucun talent n'avaient été refusés ni à l'une ni à l'autre de ces deux sœurs.
A cette époque fatale pour la vertu de deux jeunes filles, tout leur manqua dans un seul jour : une banqueroute affreuse précipita leur père dans une situation si cruelle, qu'il en périt de chagrin. Sa femme le suivit un mois après au tombeau. Deux parents froids et éloignés délibérèrent sur ce qu'ils feraient des jeunes orphelines ; leur part d'une succession absorbée par les créances se montait à cent écus pour chacune. Personne ne se souciant de s'en charger, on leur ouvrit la porte du couvent, on leur remit leur dot, les laissant libres de devenir ce qu'elles voudraient.
Mme de Lorsange, qui se nommait pour lors Juliette, et dont le caractère et l'esprit étaient, à fort peu de chose près, aussi formés qu'à trente ans, âge qu'elle atteignait lors de l'histoire que nous allons raconter, ne parut sensible qu'au plaisir d'être libre, sans réfléchir un instant aux cruels revers qui brisaient ses chaînes. Pour Justine, âgée, comme nous l'avons dit, de douze ans, elle était d'un caractère sombre et mélancolique, qui lui fit bien mieux sentir toute l'horreur de sa situation. Douée d'une tendresse, d'une sensibilité surprenante, au lieu de l'art et de la finesse de sa sœur, elle n'avait qu'une ingénuité, une candeur qui devaient la faire tomber dans bien des pièges. Cette jeune fille, à tant de qualités, joignait une physionomie douce, absolument différente de celle dont la nature avait embelli Juliette ; autant on voyait d'artifice, de manège, de coquetterie dans les traits de l'une, autant on admirait de pudeur, de décence et de timidité dans l'autre ; un air de vierge, de grands yeux bleus, pleins d'âme et d'intérêt, une peau éblouissante, une taille souple et flexible, un organe touchant, des dents d'ivoire et les plus beaux cheveux blonds, voilà l'esquisse de cette cadette charmante, dont les grâces naïves et les traits délicats sont au-dessus de nos pinceaux.
On leur donna vingt-quatre heures à l'une et à l'autre pour quitter le couvent, leur laissant le soin de se pourvoir, avec leurs cent écus, où bon leur semblerait. Juliette, enchantée d'être sa maîtresse, voulut un moment essuyer les pleurs de Justine, puis voyant qu'elle n'y réussirait pas, elle se mit à la gronder au lieu de la consoler ; elle lui reprocha sa sensibilité ; elle lui dit, avec une philosophie très au-dessus de son âge, qu'il ne fallait s'affliger dans ce monde-ci que de ce qui nous affectait personnellement ; qu'il était possible de trouver en soi-même des sensations physiques d'une assez piquante volupté pour éteindre toutes les affections morales dont le choc pourrait être douloureux ; que ce procédé devenait d'autant plus essentiel à mettre en usage que la véritable sagesse consistait infiniment plus à doubler la somme de ses plaisirs qu'à multiplier celle de ses peines ; qu'il n'y avait rien, en un mot, qu'on ne dût faire pour émousser dans soi cette perfide sensibilité, dont il n'y avait que les autres qui profitassent, tandis qu'elle ne nous apportait que des chagrins. Mais on endurcit difficilement un bon cœur, il résiste aux raisonnements d'une mauvaise tête, et ses jouissances le consolent des faux brillants du bel esprit.
Juliette, employant d'autres ressources, dit alors à sa sœur qu'avec l'âge et la figure qu'elles avaient l'une et l'autre, il était impossible qu'elles mourussent de faim. Elle lui cita la fille d'une de leurs voisines, qui, s'étant échappée de la maison paternelle, était aujourd'hui richement entretenue et bien plus heureuse, sans doute, que si elle fût restée dans le sein de sa famille ; qu'il fallait bien se garder de croire que ce fût le mariage qui rendît une jeune fille heureuse ; que captive sous les lois de l'hymen, elle avait, avec beaucoup d'humeur à souffrir, une très légère dose de plaisirs à attendre ; au lieu que, livrées au libertinage, elles pourraient toujours se garantir de l'humeur des amants, ou s'en consoler par leur nombre.
Justine eut horreur de ces discours ; elle dit qu'elle préférait la mort à l'ignominie, et quelques nouvelles instances que lui fît sa sœur, elle refusa constamment de loger avec elle dès qu'elle la vit déterminée à une conduite qui la faisait frémir.
Les deux jeunes filles se séparèrent donc, sans aucune promesse de se revoir, dès que leurs intentions se trouvaient si différentes. Juliette qui allait, prétendait-elle, devenir une grande dame, consentirait-elle à recevoir une petite fille dont les inclinations vertueuses mais basses seraient capables de la déshonorer ? Et de son côté, Justine voudrait-elle risquer ses mœurs dans la société d'une créature perverse qui allait devenir victime de la crapule et de la débauche publique ? Toutes deux se firent donc un éternel adieu, et toutes deux quittèrent le couvent dès le lendemain.
Justine, caressée lors de son enfance par la couturière de sa mère, croit que cette femme sera sensible à son malheur ; elle va la trouver, elle lui fait part de ses infortunes, elle lui demande de l'ouvrage… à peine la reconnaît-on ; elle est renvoyée durement.
– Oh, ciel ! dit cette pauvre créature, faut-il que les premiers pas que je fais dans le monde soient déjà marqués par des chagrins ! Cette femme m'aimait autrefois, pourquoi me rejette-t-on aujourd'hui ? Hélas ! c'est que je suis orpheline et pauvre ; c'est que je n'ai plus de ressources dans le monde, et que l'on n'estime les gens qu'en raison des secours et des agréments que l'on s'imagine en recevoir.
Justine, en larmes, va trouver son curé ; elle lui peint son état avec l'énergique candeur de son âge… Elle était en petit fourreau blanc ; ses beaux cheveux négligemment repliés sous un grand bonnet ; sa gorge à peine indiquée, cachée sous deux ou trois aunes de gaze ; sa jolie mine un peu pâle à cause des chagrins qui la dévoraient ; quelques larmes roulaient dans ses yeux et leur prêtaient encore plus d'expression.
– Vous me voyez, monsieur, dit-elle au saint ecclésiastique…, oui, vous me voyez dans une position bien affligeante pour une jeune fille ; j'ai perdu mon père et ma mère… Le ciel me les enlève à l'âge où j'avais le plus besoin de leur secours… Ils sont morts ruinés, monsieur ; nous n'avons plus rien… Voilà tout ce qu'ils m'ont laissé, continua-t-elle, en montrant ses douze louis… et pas un coin pour reposer ma pauvre tête… Vous aurez pitié de moi, n'est-ce pas, monsieur ! Vous êtes le ministre de la religion, et la religion fut toujours la vertu de mon cœur ; au nom de ce Dieu que j'adore et dont vous êtes l'organe, dites-moi, comme un second père, ce qu'il faut que je fasse… ce qu'il faut que je devienne ?
Le charitable prêtre répondit en lorgnant Justine que la paroisse était bien chargée ; qu'il était difficile qu'elle pût embrasser de nouvelles aumônes, mais que si Justine voulait le servir, que si elle voulait faire le gros ouvrage, il y aurait toujours dans sa cuisine un morceau de pain pour elle. Et, comme en disant cela, l'interprète des dieux lui avait passé la main sous le menton, en lui donnant un baiser beaucoup trop mondain pour un homme d'Église, Justine, qui ne l'avait que trop compris, le repoussa en lui disant :
– Monsieur, je ne vous demande ni l'aumône ni une place de servante ; il y a trop peu de temps que je quitte un état au-dessus de celui qui peut faire désirer ces deux grâces pour être réduite à les implorer ; je sollicite les conseils dont ma jeunesse et mes malheurs ont besoin, et vous voulez me les faire acheter un peu trop cher.
Le pasteur, honteux d'être dévoilé, chassa promptement cette petite créature, et la malheureuse Justine, deux fois repoussée dès le premier jour qu'elle est condamnée à l'isolisme, entre dans une maison où elle voit un écriteau, loue un petit cabinet garni au cinquième, le paye d'avance, et s'y livre à des larmes d'autant plus amères qu'elle est sensible et que sa petite fierté vient d'être cruellement compromise.
Nous permettra-t-on de l'abandonner quelque temps ici, pour retourner à Juliette, et pour dire comment, du simple état d'où nous la voyons sortir, et sans plus avoir de ressources que sa sœur, elle devint pourtant, en quinze ans, femme titrée, possédant trente mille livres de rente, de très beaux bijoux, deux ou trois maisons tant à la ville qu'à la campagne, et, pour l'instant, le cœur, la fortune et la confiance de M. de Corville, conseiller d'État, homme dans le plus grand crédit et à la veille d'entrer dans le ministère ? La carrière fut épineuse, on n'en doute assurément pas : c'est par l'apprentissage le plus honteux et le plus dur que ces demoiselles-là font leur chemin ; et telle est dans le lit d'un prince aujourd'hui, qui porte peut-être encore sur elle les marques humiliantes de la brutalité des libertins entre les mains desquels sa jeunesse et son inexpérience la jetèrent.
En sortant du couvent, Juliette alla trouver une femme qu'elle avait entendu nommer à cette jeune amie de son voisinage ; pervertie comme elle avait envie de l'être et pervertie par cette femme, elle l'aborde avec son petit paquet sous le bras, une lévite bleue bien en désordre, des cheveux traînants, la plus jolie figure du monde, s'il est vrai qu'à de certains yeux l'indécence puisse avoir des charmes ; elle conte son histoire à cette femme, et la supplie de la protéger nomme elle a fait de son ancienne amie.
– Quel âge avez-vous ? lui demande la Duvergier.
– Quinze ans dans quelques jours, madame, répondit Juliette.
– Et jamais nul mortel…, continua la matrone.
– Oh ! non, madame, je vous le jure, répliqua Juliette.
– Mais c'est que quelquefois dans ces couvents, dit la vieille… un confesseur, une religieuse, une camarade… Il me faut des preuves sûres.
– Il ne tient qu'à vous de vous les procurer, madame, répondit Juliette en rougissant.
Et la duègne s'étant affublée d'une paire de lunettes, et ayant avec scrupule visité les choses de toutes parts :
– Allons, dit-elle à la jeune fille, vous n'avez qu'à rester ici, beaucoup d'égards pour mes conseils, un grand fonds de complaisance et de soumission pour mes pratiques, de la propreté, de l'économie, de la candeur vis-à-vis de moi, de la politique envers vos compagnes, et de la fourberie avec les hommes, avant dix ans je vous mettrai en état de vous retirer dans un troisième, avec une commode, un trumeau, une servante ; et l'art que vous aurez acquis chez moi vous donnera, de quoi vous procurer le reste.
Ces recommandations faites, la Duvergier s'empare du petit paquet de Juliette ; elle lui demande si elle n'a point d'argent, et celle-ci lui ayant trop franchement avoué qu'elle avait cent écus, la chère maman les confisque en assurant sa nouvelle pensionnaire qu'elle placera ce petit fonds à la loterie pour elle, mais qu'il ne faut pas qu'une jeune fille ait d'argent :
– C'est, lui dit-elle, un moyen de faire le mal, et dans un siècle aussi corrompu, une fille sage et bien née doit éviter avec soin tout ce qui peut l'entraîner dans quelque piège. C'est pour votre bien que je vous parle, ma petite, ajouta la duègne, et vous devez me savoir gré de ce que je fais.
Ce sermon fini, la nouvelle venue est présentée à ses compagnes ; on lui indique sa chambre dans la maison, et dès le lendemain ses prémices sont en vente.
En quatre mois, la marchandise est successivement vendue à près de cent personnes ; les uns se contentent de la rose, d'autres plus délicats ou plus dépravés (car la question n'est pas résolue) veulent épanouir le bouton qui fleurit à côté. Chaque fois, la Duvergier rétrécit, rajuste, et pendant quatre mois ce sont toujours des prémices que la friponne offre au public. Au bout de cet épineux noviciat, Juliette obtient enfin des patentes de sœur converse ; de ce moment, elle est réellement reconnue fille de la maison ; dès lors elle en partage les peines et les profits. Autre apprentissage : si dans la première école, à quelques écarts près, Juliette a servi la nature, elle en oublie les lois dans la seconde ; elle y corrompt entièrement ses mœurs ; le triomphe qu'elle voit obtenir au vice dégrade totalement son âme ; elle sent que, née pour le crime, au moins doit-elle aller au grand et renoncer à languir dans un état subalterne, qui, en lui faisant faire les mêmes fautes, en l'avilissant également, ne lui rapporte pas, à beaucoup près, le même profit. Elle plaît à un vieux seigneur fort débauché, qui ne la fait venir d'abord que pour l'affaire du moment ; elle a l'art de s'en faire magnifiquement entretenir ; elle paraît enfin aux spectacles, aux promenades, à côté des cordons bleus de l'ordre de Cythère ; on la regarde, on la cite, on l'envie, et la fine créature sait si bien s'y prendre, qu'en moins de quatre ans elle ruine six hommes, dont le plus pauvre avait cent mille écus de rente. Il n'en fallait pas davantage pour faire sa réputation ; l'aveuglement des gens du monde est tel, que plus une de ces créatures a prouvé sa malhonnêteté, plus on est envieux d'être sur sa liste ; il semble que le degré de son avilissement et de sa corruption devienne la mesure des sentiments que l'on ose afficher pour elle.
Juliette venait d'atteindre sa vingtième année, lorsqu'un certain comte de Lorsange, gentilhomme angevin, âgé d'environ quarante ans, devint tellement épris d'elle, qu'il résolut de lui donner son nom : il lui reconnut douze mille livres de rente, lui assura le reste de sa fortune s'il venait à mourir avant elle ; lui donna une maison, des gens, une livrée, et une sorte de considération dans le monde, qui parvint en deux ou trois ans à faire oublier ses débuts.
Ce fut ici que la malheureuse Juliette, oubliant tous les sentiments de sa naissance et de sa bonne éducation, pervertie par de mauvais conseils et des livres dangereux, pressée de jouir seule, d'avoir un nom et point de chaînes, osa se livrer à la coupable idée d'abréger les jours de son mari. Ce projet odieux, conçu, elle le caressa ; elle le consolida malheureusement dans ces moments dangereux où le physique s'embrase aux erreurs du moral ; instants où l'on se refuse d'autant moins qu'alors rien ne s'oppose à l'irrégularité des vœux ou à l'impétuosité des désirs, et que la volupté reçue n'est vive qu'en raison de la multitude des freins qu'on brise, ou de leur sainteté. Le songe évanoui, si l'on redevenait sage, l'inconvénient serait médiocre, c'est l'histoire des torts de l'esprit ; on sait bien qu'ils n'offensent personne, mais on va plus loin, malheureusement. Que sera-ce, ose-t-on se dire, que la réalisation de cette idée, puisque son seul aspect vient d'exalter, vient d'émouvoir si vivement ? On vivifie la maudite chimère, et son existence est un crime.
Mme de Lorsange exécuta, heureusement pour elle, avec tant de secret, qu'elle se mit à l'abri de toute poursuite, et qu'elle ensevelit avec son époux les traces du forfait épouvantable qui le précipitait au tombeau.
Redevenue libre et comtesse, Mme de Lorsange reprit ses anciennes habitudes ; mais se croyant quelque chose dans le monde, elle mit à sa conduite un peu moins d'indécente. Ce n'était plus une fille entretenue, c'était une riche veuve qui donnait de jolis soupers, chez laquelle la cour et la ville étaient trop heureuses d'être admises ; femme décente en un mot et qui néanmoins couchait pour deux cents louis, et se donnait pour cinq cents par mois.
Jusqu'à vingt-six ans, Mme de Lorsange fit encore de brillantes conquêtes ; elle ruina trois ambassadeurs étrangers, quatre fermiers généraux, deux évêques, un cardinal et trois chevaliers des Ordres du roi ; mais comme il est rare de s'arrêter après un premier délit, surtout quand il a tourné heureusement, la malheureuse Juliette se noircit de deux nouveaux crimes semblables au premier ; l'un pour voler un de ses amants qui lui avait confié une somme considérable, ignorée de la famille de cet homme, et que Mme de Lorsange put mettre à l'abri par cette affreuse action ; l'autre pour avoir plus tôt un legs de cent mille francs qu'un de ses adorateurs lui faisait au nom d'un tiers, chargé de rendre la somme après décès. A ces horreurs, Mme de Lorsange joignait trois ou quatre infanticides. La crainte de gâter sa jolie taille, le désir de cacher une double intrigue, tout lui fit prendre la résolution d'étouffer dans son sein la preuve de ses débauches ; et ces forfaits ignorés comme les autres n'empêchèrent pas cette femme adroite et ambitieuse de trouver journellement de nouvelles dupes.
Il est donc vrai que la prospérité peut accompagner la plus mauvaise conduite, et qu'au milieu même du désordre et de la corruption, tout ce que les hommes appellent le bonheur peut se répandre sur la vie ; mais que cette cruelle et fatale vérité n'alarme pas ; que l'exemple du malheur poursuivant partout la vertu, et que nous allons bientôt offrir, ne tourmente pas davantage les honnêtes gens. Cette félicité du crime est trompeuse, elle n'est qu'apparente ; indépendamment de la punition bien certainement réservée par la providence à ceux qu'ont séduits ses succès, ne nourrissent-ils pas au fond de leur âme un ver qui, les rongeant sans cesse, les empêche d'être réjouis de ces fausses lueurs, et ne laisse en leur âme, au lieu de délices, que le souvenir déchirant des crimes qui les ont conduits où ils sont ? A l'égard de l'infortuné que le sort persécute, il a son cœur pour consolation, et les jouissances intérieures que lui procurent ses vertus le dédommagent bientôt de l'injustice des hommes.
Tel était donc l'état des affaires de Mme de Lorsange, lorsque M. de Corville, âgé de cinquante ans, jouissant du crédit et de la considération que nous avons peints plus haut, résolut de se sacrifier entièrement pour cette femme et de la fixer à jamais à lui. Soit attention, soit procédés, soit politique de la part de Mme de Lorsange, il y était parvenu, et il y avait quatre ans qu'il vivait avec elle, absolument comme avec une épouse légitime, lorsque l'acquisition d'une très belle terre auprès de Montargis les obligea l'un et l'autre d'aller passer quelque temps dans cette province.
Un soir, où la beauté du temps leur avait fait prolonger leur promenade, de la terre qu'ils habitaient jusqu'à Montargis, trop fatigués l'un et l'autre pour entreprendre de retourner comme ils étaient venus, ils s'arrêtèrent à l'auberge où descend le carrosse de Lyon, à dessein d'envoyer de là un homme à cheval leur chercher une voiture. Ils se reposaient dans une salle basse et fraîche de cette maison, donnant sur la cour, lorsque le coche dont nous venons de parler entra dans cette hôtellerie.
C'est un amusement assez naturel que de regarder une descente de coche ; on peut parier pour le genre des personnages qui s'y trouvent, et si l'on a nommé une catin, un officier, quelques abbés et un moine, on est presque toujours sûr de gagner. Mme de Lorsange se lève, M. de Corville la suit, et tous deux s'amusent à voir entrer dans l'auberge la société cahotante. Il paraissait qu'il n'y avait plus personne dans la voiture, lorsqu'un cavalier de maréchaussée, descendant du panier, reçut dans ses bras d'un de ses camarades également placé dans le même lieu, une fille de vingt-six à vingt-sept ans, vêtue d'un mauvais petit caraco d'indienne et enveloppée jusqu'aux sourcils d'un grand mantelet de taffetas noir. Elle était liée comme une criminelle, et d'une telle faiblesse, qu'elle serait assurément tombée si ses gardes ne l'eussent soutenue. A un cri de surprise et d'horreur qui échappe à Mme de Lorsange, la jeune fille se retourne, et laisse voir avec la plus belle taille du monde, la figure la plus noble, la plus agréable, la plus intéressante, tous les appas enfin les plus en droit de plaire, rendus mille fois plus piquants encore par cette tendre et touchante affliction que l'innocence ajoute aux traits de la beauté.
M. de Corville et sa maîtresse ne peuvent s'empêcher de s'intéresser pour cette misérable fille. Ils s'approchent, ils demandent à l'un des gardes ce qu'a fait cette infortunée.
– On l'accuse de trois crimes, répond le cavalier, il s'agit de meurtre, de vol et d'incendie ; mais je vous avoue que mon camarade et moi n'avons jamais conduit de criminel avec autant de répugnance ; c'est la créature la plus douce, et qui paraît la plus honnête.
– Ah, ah ! dit M. de Corville, ne pourrait-il pas y avoir là quelques-unes de ces bévues ordinaires aux tribunaux subalternes ?… Et où s'est commis le délit ?
– Dans une auberge à quelques lieues de Lyon ; c'est Lyon qui l'a jugée ; elle va, suivant l'usage, à Paris pour la confirmation de sa sentence, et reviendra pour être exécutée à Lyon.
Mme de Lorsange, qui s'était approchée, qui entendait ce récit, témoigna bas à M. de Corville l'envie qu'elle aurait d'apprendre de la bouche de cette fille même l'histoire de ses malheurs, et M. de Corville, qui formait aussi le même désir, en fit part aux deux gardes en se nommant à eux.
Ceux-ci ne crurent pas devoir s'y opposer. On décida qu'il fallait passer la nuit à Montargis ; on demanda un appartement commode ; M. de Corville répondit de la prisonnière, on la délia ; et quand on lui eut fait prendre un peu de nourriture, Mme de Lorsange, qui ne pouvait s'empêcher de prendre à elle le plus vif intérêt, et qui sans doute se disait à elle-même : « Cette créature, peut-être innocente, est pourtant traitée comme une criminelle, tandis que tout prospère autour de moi… de moi qui me suis souillée de crimes et d'horreurs », Mme de Lorsange, dis-je, dès qu'elle vit cette pauvre fille un peu rafraîchie, un peu consolée par les caresses que l'on s'empressait de lui faire, l'engagea de dire par quel événement, avec une physionomie si douce, elle se trouvait dans une aussi funeste circonstance.
– Vous raconter l'histoire de ma vie, madame, dit la belle infortunée, en s'adressant à la comtesse, c'est vous offrir l'exemple le plus frappant des malheurs de l'innocence, c'est accuser la main du ciel, c'est se plaindre des volontés de l'Être suprême, c'est une espèce de révolte contre ses intentions sacrées… je ne l'ose pas…
Des pleurs coulèrent alors avec abondance des yeux de cette intéressante fille, et après leur avoir donné cours un instant, elle commença son récit dans ces termes :
– Vous me permettrez de cacher mon nom et ma naissance, madame ; sans être illustre, elle est honnête, et je n'étais pas destinée à l'humiliation ou vous me voyez réduite. Je perdis fort jeune mes parents ; je crus avec le peu de secours qu'ils m'avaient laissé pouvoir attendre une place convenable, et refusant toutes celles qui ne l'étaient pas, je mangeai, sans m'en apercevoir, à Paris où je suis née, le peu que je possédais ; plus je devenais pauvre, plus j'étais méprisée ; plus j'avais besoin d'appui, moins j'espérais d'en obtenir ; mais de toutes les duretés que j'éprouvai dans les commencements de ma malheureuse situation, de tous les propos horribles qui me furent tenu, je ne vous citerai que ce qui m'arriva chez M. Dubourg, un des plus riches traitants de la capitale. La femme chez qui je logeais m'avait adressée à lui, comme à quelqu'un dont le crédit et les richesses pouvaient le plus sûrement adoucir la rigueur de mon sort. Après avoir attendu très longtemps dans l'antichambre de cet homme, on m'introduisit ; M. Dubourg, âgé de quarante-huit ans, venait de sortir de son lit, entortillé d'une robe de chambre flottante qui cachait à peine son désordre ; on s'apprêtait à le coiffer ; il fit retirer et me demanda ce que je voulais.
– Hélas ! monsieur, lui répondis-je toute confuse, je suis une pauvre orpheline qui n'ai pas encore quatorze ans et qui connais déjà toutes les nuances de l'infortune ; j'implore votre commisération, ayez pitié de moi, je vous conjure.
Et alors je lui détaillai tous mes maux, la difficulté de rencontrer une place, peut-être même un peu la peine que j'éprouvais à en prendre une, n'étant pas née pour cet état ; le malheur que j'avais eu, pendant tout cela, de manger le peu que j'avais…, le défaut d'ouvrage, l'espoir où j'étais, qu'il me faciliterait les moyens de vivre ; tout ce que dicte enfin l'éloquence du malheur, toujours rapide dans une âme sensible, toujours à charge à l'opulence… Après m'avoir écoutée avec beaucoup de distractions, M. Dubourg me demanda si j'avais toujours été sage.
– Je ne serais ni aussi pauvre ni aussi embarrassée, monsieur, répondis-je, si j'avais voulu cesser de l'être.
– Mais, me dit à cela M. Dubourg, à quel titre prétendez-vous que les gens riches vous soulagent, si vous ne les servez en rien ?
– Et de quel service prétendez-vous parler, monsieur ? répondis-je ; je ne demande pas mieux que de rendre ceux que la décence et mon âge me permettront de remplir.
– Les services d'une enfant comme vous sont peu utiles dans une maison, me répondit Dubourg ; vous n'êtes ni d'âge ni de tournure à vous placer comme vous le demandez. Vous ferez mieux de vous occuper de plaire aux hommes, et de travailler à trouver quelqu'un qui consente à prendre soin de vous ; cette vertu dont vous faites un si grand étalage ne sert à rien dans le monde ; vous aurez beau fléchir aux pieds de ses autels, son vain encens ne vous nourrira point. La chose qui flatte le moins les hommes, celle dont ils font le moins de cas, celle qu'ils méprisent le plus souverainement, c'est la sagesse de votre sexe ; on n'estime ici-bas, mon enfant, que ce qui rapporte ou ce qui délecte ; et de quel profit peut nous être la vertu des femmes ? Ce sont leurs désordres qui nous servent et qui nous amusent ; mais leur chasteté nous intéresse on ne saurait moins. Quand des gens de notre sorte donnent, en un mot, ce n'est jamais que pour recevoir ; or, comment une petite fille comme vous peut-elle reconnaître ce qu'on fait pour elle, si ce n'est par l'abandon de tout ce qu'on exige de son corps ?
– Oh ! monsieur, répondis-je le cœur gros de soupirs, il n'y a donc plus ni honnêteté ni bienfaisance chez les hommes ?
– Fort peu, répliqua Dubourg ; on en parle tant, comment voulez-vous qu'il y en ait ? On est revenu de cette manie d'obliger gratuitement les autres ; on a reconnu que les plaisirs de la charité n'étaient que les jouissances de l'orgueil, et comme rien n'est aussitôt dissipé, on a voulu des sensations plus réelles ; on a vu qu'avec un enfant comme vous, par exemple, il valait infiniment mieux retirer pour fruit de ses avances tous les plaisirs que peut offrir la luxure, que ceux très froids et très futiles de la soulager gratuitement ; la réputation d'un homme libéral, aumônier, généreux, ne vaut pas même, à l'instant où il en jouit le mieux, le plus léger plaisir des sens.
– Oh ! monsieur, avec de pareils principes, il faut donc que l'infortuné périsse !
– Qu'importe ; il y a plus de sujets qu'il n'en faut en France ; pourvu que la machine ait toujours la même élasticité, que fait à l'État le plus ou le moins d'individus qui la pressent ?
– Mais croyez-vous que des enfants respectent leurs pères, quand ils en sont ainsi maltraités ?
– Que fait à un père l'amour d'enfants qui le gênent ?
– Il vaudrait donc mieux qu'on nous eût étouffés dès le berceau !
– Assurément, c'est l'usage dans beaucoup de pays, c'était la coutume des Grecs ; c'est celle des Chinois : là les enfants malheureux s'exposent ou se mettent à mort. A quoi bon laisser vivre des créatures qui ne pouvant plus compter sur les secours de leurs parents ou parce qu'ils en sont privés ou parce qu'ils n'en sont pas reconnus, ne servent plus dès lors qu'à surcharger l'État d'une denrée dont il a déjà trop ? Les bâtards, les orphelins, les enfants mal conformés devraient être condamnés à mort dès leur naissance ; les premiers et les seconds, parce que n'ayant plus personne qui veuille ou qui puisse prendre soin d'eux, ils souillent la société d'une lie qui ne peut que lui devenir funeste un jour, et les autres parce qu'ils ne peuvent lui être d'aucune utilité ; l'une et l'autre de ces classes sont à la société comme ces excroissances de chair qui, se nourrissant du suc des membres sains, les dégradent et les affaiblissent, ou, si vous l'aimez mieux, comme ces végétaux parasites qui, se liant aux bonnes plantes, les détériorent et les rongent en s'adaptant leur semence nourricière. Abus criants que ces aumônes destinées à nourrir une telle écume, que ces maisons richement dotées qu'on a l'extravagance de leur bâtir, comme si l'espèce des hommes était tellement rare, tellement précieuse qu'il fallût en conserver jusqu'à la plus vile portion ! Mais laissons une politique où tu ne dois rien comprendre, mon enfant ; pourquoi se plaindre de son sort, quand il ne tient qu'à soi d'y remédier ?
– A quel prix, juste ciel !
– A celui d'une chimère, d'une chose qui n'a de valeur que celle que ton orgueil y met. Au reste, continue ce barbare en se levant et ouvrant la porte, voilà tout ce que je puis pour vous ; consentez-y, ou délivrez-moi de votre présence ; je n'aime pas les mendiants…
Mes larmes coulèrent, il me fut impossible de les retenir ; le croirez-vous, madame, elles irritèrent cet homme au lieu de l'attendrir. Il referme la porte et me saisissant par le collet de ma robe, il me dit avec brutalité qu'il va me faire faire de force ce que je ne veux pas lui accorder de bon gré. En cet instant cruel, mon malheur me prête du courage ; je me débarrasse de ses mains, et m'élançant vers la porte :
– Homme odieux, lui dis-je en m'échappant, puisse le ciel, aussi grièvement offensé par toi, te punir un jour, comme tu le mérites, de ton exécrable endurcissement ! Tu n'es digne ni de ces richesses dont tu fais un aussi vil usage, ni de l'air même que tu respires dans un monde souillé par tes barbaries.
Je me pressai de raconter à mon hôtesse la réception de la personne chez laquelle elle m'avait envoyée ; mais quelle fut ma surprise de voir cette misérable m'accabler de reproches au lieu de partager ma douleur.
– Chétive créature, me dit-elle en colère, t'imagines-tu que les hommes sont assez dupes pour faire l'aumône à de petites filles comme toi, sans exiger l'intérêt de leur argent ? M. Dubourg est trop bon d'avoir agi comme il l'a fait ; à sa place je ne t'aurais pas laissée sortir de chez moi sans m'avoir contenté. Mais puisque tu ne veux pas profiter des secours que je t'offre, arrange-toi comme il te plaira ; tu me dois, demain, de l'argent, ou la prison.
– Madame, ayez pitié…
– Oui, oui, pitié… on meurt de faim avec la pitié !
– Mais comment voulez-vous que je fasse ?
– Il faut retourner chez Dubourg ; il faut le satisfaire, il faut me rapporter de l'argent ; je le verrai, je le préviendrai ; je raccommoderai, si je puis, vos sottises ; je lui ferai vos excuses, mais songez à vous mieux comporter.
Honteuse, au désespoir, ne sachant quel parti prendre, me voyant durement repoussée de tout le monde, presque sans ressource, je dis à Mme Desroches (c'était le nom de mon hôtesse) que j'étais décidée à tout pour la satisfaire. Elle alla chez le financier, et me dit au retour qu'elle l'avait trouvé très irrité ; que ce n'était pas sans peine qu'elle était parvenue à le fléchir en ma faveur ; qu'à force de supplications elle avait pourtant réussi à lui persuader de me revoir le lendemain matin ; mais que j'eusse à prendre garde à ma conduite, parce que, si je m'avisais de lui désobéir encore, lui-même se chargeait du soin de me faire enfermer pour la vie.
J'arrive tout émue. Dubourg était seul, dans un état plus indécent encore que la veille. La brutalité, le libertinage, tous les caractères de la débauche éclataient dans ses regards sournois.
– Remerciez la Desroches, me dit-il durement, de ce que je veux bien en sa faveur vous rendre un instant mes bontés ; vous devez sentir combien vous en êtes indigne après votre conduite d'hier. Déshabillez-vous, et si vous opposez encore la plus légère résistance à mes désirs, deux hommes vous attendent dans mon antichambre pour vous conduire en un lieu dont vous ne sortirez de vos jours.
– Ô monsieur, dis-je en pleurs et me précipitant aux genoux de cet homme barbare, laissez-vous fléchir, je vous en conjure ; soyez assez généreux pour me secourir sans exiger de moi ce qui me coûte assez pour vous offrir plutôt ma vie que de m'y soumettre… Oui, j'aime mieux mourir mille fois que d'enfreindre les principes que j'ai reçus dans mon enfance… Monsieur, monsieur, ne me contraignez pas, je vous supplie ; pouvez-vous concevoir le bonheur au sein des dégoûts et des larmes ? Osez-vous soupçonner le plaisir où vous ne verrez que des répugnances ? Vous n'aurez pas plus tôt consommé votre crime que le spectacle de mon désespoir vous accablera de remords…
Mais les infamies où se livrait Dubourg m'empêchèrent de poursuivre ; aurais-je pu me croire capable d'attendrir un homme qui trouvait déjà dans ma propre douleur un véhicule de plus à ses horribles passions ? Le croirez-vous, madame, s'enflammant aux accents aigus de mes plaintes, les savourant avec inhumanité, l'indigne se disposait lui-même à ses criminelles tentatives ! Il se lève, et se montrant à la fin à moi dans un état où la raison triomphe rarement, et où la résistance de l'objet qui la fait perdre n'est qu'un aliment de plus au délire, il me saisit avec brutalité, enlève impétueusement les voiles qui dérobent encore ce dont il brûle de jouir ; tour à tour, il m'injurie… il me flatte… il me maltraite et me caresse… Oh ! quel tableau, grand Dieu ! quel mélange inouï de dureté…, de luxure ! Il semblait que l'Être suprême voulût, dans cette première circonstance de ma vie, imprimer à jamais en moi toute l'horreur que je devais avoir pour un genre de crime d'où devait naître l'affluence des maux dont j'étais menacée ! Mais fallait-il m'en plaindre alors ? Non, sans doute ; à ses excès je dus mon salut ; moins de débauche, et j'étais une fille flétrie ; les feux de Dubourg s'éteignirent dans l'effervescence de ses entreprises, le ciel me vengea des offenses où le monstre allait se livrer, et la perte de ses forces, avant le sacrifice, me préserva d'en être la victime.
Dubourg n'en devint que plus insolent ; il m'accusa des torts de sa faiblesse…, voulut les réparer par de nouveaux outrages et des invectives encore plus mortifiantes ; il n'y eut rien qu'il ne me dît, rien qu'il ne tentât, rien que la perfide imagination, la dureté de son caractère et la dépravation de ses mœurs ne lui fit entreprendre. Ma maladresse l'impatienta ; j'étais loin de vouloir agir, c'était beaucoup que de me prêter : mes remords n'en sont pas éteints… Cependant rien ne réussit, ma soumission cessa de l'enflammer ; il eut beau passer successivement de la tendresse à la rigueur… de l'esclavage à la tyrannie… de l'air de la décence aux excès de la crapule, nous nous trouvâmes excédés l'un et l'autre, sans qu'il pût heureusement recouvrer ce qu'il fallait pour me porter de plus dangereuses attaques. Il y renonça, me fit promettre de venir le trouver le lendemain, et pour m'y déterminer plus sûrement, il ne voulut absolument me donner que la somme que je devais à la Desroches. Je revins donc chez cette femme, bien humiliée d'une pareille aventure et bien résolue, quelque chose qui pût m'arriver, de ne pas m'y exposer une troisième fois. Je l'en prévins en la payant, et en accablant de malédictions le scélérat capable d'abuser aussi cruellement de ma misère. Mais mes imprécations, loin d'attirer sur lui la colère de Dieu, ne firent que lui porter bonheur ; huit jours après, j'appris que cet insigne libertin venait d'obtenir du gouvernement une régie générale qui augmentait ses revenus de plus de quatre cent mille livres de rentes ; j'étais absorbée dans les réflexions que font naître inévitablement de semblables inconséquences du sort, quand un rayon d'espoir sembla luire un instant à mes yeux.
La Desroches vint me dire un jour qu'elle avait enfin trouvé une maison où l'on me recevrait avec plaisir, pourvu que je m'y comportasse bien.
– Oh ! ciel, madame, lui dis-je, en me jetant avec transport dans ses bras, cette condition est celle que j'y mettrais moi-même, jugez si je l'accepte avec plaisir. L'homme que je devais servir était un fameux usurier de Paris, qui s'était enrichi non seulement en prêtant sur gages, mais même en volant impunément le public chaque fois qu'il avait cru le pouvoir faire en sûreté. Il demeurait rue Quincampoix, à un second étage, avec une créature de cinquante ans, qu'il appelait sa femme, et pour le moins aussi méchante que lui.
– Thérèse, me dit cet avare (tel était le nom que j'avais pris pour cacher le mien), Thérèse, la première vertu de ma maison, c'est la probité ; si jamais vous détourniez d'ici la dixième partie d'un denier, je vous ferais pendre, voyez-vous, mon enfant. Le peu de douceur dont nous jouissons, ma femme et moi, est le fruit de nos travaux immenses et de notre parfaite sobriété… Mangez-vous beaucoup, ma petite ?
– Quelques onces de pain par jour, monsieur, lui répondis-je, de l'eau et un peu de soupe, quand je suis assez heureuse pour en avoir.
– De la soupe ! morbleu, de la soupe ! Regardez, ma mie, dit l'usurier à sa femme, gémissez des progrès du luxe : ça cherche condition, ça meurt de faim depuis un an, et ça veut manger de la soupe ; à peine en faisons-nous une fois tous les dimanches, nous qui travaillons comme des forçats ; vous aurez trois onces de pain par jour, ma fille, une demi-bouteille d'eau de rivière, une vieille robe de ma femme tous les dix-huit mois et trois écus de gages au bout de l'année, si nous sommes contents de vos services, si votre économie répond à la nôtre, et si vous faites enfin prospérer la maison par de l'ordre et de l'arrangement. Votre service est médiocre, c'est l'affaire d'un clin d'œil ; il s'agit de frotter et nettoyer trois fois la semaine cet appartement de six pièces, de faire nos lits, de répondre à la porte, de poudrer ma perruque, de coiffer ma femme, de soigner le chien et le perroquet, de veiller à la cuisine, d'en nettoyer les ustensiles, d'aider à ma femme quand elle nous fait un morceau à manger, et d'employer quatre ou cinq heures par jour à faire du linge, des bas, des bonnets et autres petits meubles de ménage. Vous voyez que ce n'est rien, Thérèse ; il vous restera bien du temps, nous vous permettrons d'en faire usage pour votre compte, pourvu que vous soyez sage, mon enfant, discrète, économe surtout, c'est l'essentiel.
Vous imaginez aisément, madame, qu'il fallait se trouver dans l'affreux état où j'étais pour accepter une telle place ; non seulement il y avait infiniment plus d'ouvrage que mes forces ne me permettaient d'entreprendre, mais pouvais-je vivre avec ce qu'on m'offrait ? Je me gardai pourtant bien de faire la difficile, et je fus installée dès le même soir.
Si ma cruelle situation permettait que je vous amusasse un instant, madame, quand je ne dois penser qu'à vous attendrir, j'oserais vous raconter quelques traits d'avarice dont je fus témoin dans cette maison ; mais une catastrophe si terrible pour moi m'y attendait dès la seconde année, qu'il m'est bien difficile de vous arrêter sur des détails amusants avant que de vous entretenir de mes malheurs.
Vous saurez, cependant, madame, qu'on n'avait jamais d'autre lumière dans l'appartement de M. du Harpin, que celle qu'il dérobait au réverbère heureusement placé en face de sa chambre ; jamais ni l'un ni l'autre n'usaient de linge : on emmagasinait celui que je faisais, on n'y touchait de la vie ; il y avait aux manches de la veste de Monsieur, ainsi qu'à celles de la robe de Madame, une vieille paire de manchettes cousues après l'étoffe, et que je lavais tous les samedis au soir ; point de drap, point de serviettes, et tout cela pour éviter le blanchissage. On ne buvait jamais de vin chez lui, l'eau claire étant, disait Mme du Harpin, la boisson naturelle de l'homme, la plus saine et la moins dangereuse. Toutes les fois qu'on coupait le pain, il se plaçait une corbeille sous le couteau, afin de recueillir ce qui tombait : on y joignait avec exactitude toutes les miettes qui pouvaient se faire aux repas, et ce mets, frit le dimanche, avec un peu de beurre, composait le plat de festin de ces jours de repos ; jamais il ne fallait battre les habits ni les meubles, de peur de les user, mais les housser légèrement avec un plumeau. Les souliers de Monsieur, ainsi que ceux de Madame, étaient doublés de fer, c'étaient les mêmes qui leur avaient servi le jour de leurs noces. Mais une pratique beaucoup plus bizarre était celle qu'on me faisait exercer une fois la semaine : il y avait dans l'appartement un assez grand cabinet dont les murs n'étaient point tapissés ; il fallait qu'avec un couteau j'allasse râper une certaine quantité de plâtre de ces murs, que je passais ensuite dans un tamis fin ; ce qui résultait de cette opération devenait la poudre de toilette dont j'ornais chaque matin et la perruque de Monsieur et le chignon de Madame. Ah ! plût à Dieu que ces turpitudes eussent été les seules où se fussent livrées ces vilaines gens ! Rien de plus naturel que le désir de conserver son bien ; mais ce qui ne l'est pas autant, c'est l'envie de l'augmenter de celui des autres. Et je ne fus pas longtemps à m'apercevoir que ce n'était qu'ainsi que s'enrichissait du Harpin.
Il logeait au-dessus de nous un particulier fort à son aise, possédant d'assez jolis bijoux, et dont les effets, soit à cause du voisinage, soit pour avoir passé par les mains de mon maître, se trouvaient très connus de lui ; je lui entendais souvent regretter avec sa femme une certaine boîte d'or de trente à quarante louis, qui lui serait infailliblement restée, disait-il, s'il avait su s'y prendre avec plus d'adresse. Pour se consoler enfin d'avoir rendu cette boîte, l'honnête M. du Harpin projeta de la voler, et ce fut moi qu'on chargea de la négociation.
Après m'avoir fait un grand discours sur l'indifférence du vol, sur l'utilité même dont il était dans le monde, puisqu'il y rétablissait une sorte d'équilibre, que dérangeait totalement l'inégalité des richesses ; sur la rareté des punitions, puisque de vingt voleurs il était prouvé qu'il n'en périssait pas deux ; après m'avoir démontré avec une érudition dont je n'aurais pas cru M. du Harpin capable, que le vol était en honneur dans toute la Grèce, que plusieurs peuples encore l'admettaient, le favorisaient, le récompensaient comme une action hardie prouvant à la fois le courage et l'adresse (deux vertus essentielles à toute nation guerrière) ; après m'avoir en un mot exalté son crédit qui me tirerait de tout, si j'étais découverte, M. du Harpin me remit deux fausses clefs dont l'une devait ouvrir l'appartement du voisin, l'autre son secrétaire dans lequel était la boîte en question ; il m'enjoignit de lui apporter incessamment cette boîte, et que pour un service aussi essentiel, je recevrais pendant deux ans un écu de plus sur mes gages.
– Oh ! monsieur, m'écriai-je en frémissant de la proposition, est-il possible qu'un maître ose corrompre ainsi son domestique ! Qui m'empêche de faire tourner contre vous les armes que vous me mettez à la main, et qu'aurez-vous à m'objecter si je vous rends un jour victime de vos propres principes ?
Du Harpin, confondu, se rejeta sur un subterfuge maladroit : il me dit que ce qu'il faisait n'était qu'à dessein de m'éprouver, que j'étais bien heureuse d'avoir résisté à ses propositions… que j'étais perdue si j'avais succombé… Je me payai de ce mensonge ; mais je sentis bientôt le tort que j'avais eu de répondre aussi fermement : les malfaiteurs n'aiment pas à trouver de la résistance dans ceux qu'ils cherchent à séduire ; il n'y a malheureusement point de milieu dès qu'on est assez à plaindre pour avoir reçu leurs propositions : il faut nécessairement devenir dès lors ou leurs complices, ce qui est dangereux, ou leurs ennemis, ce qui l'est encore davantage. Avec un peu plus d'expérience, j'aurais quitté la maison dès l'instant, mais il était déjà écrit dans le ciel que chacun des mouvements honnêtes qui devrait éclore de moi serait acquitté par des malheurs !
M. du Harpin laissa couler près d'un mois, c'est-à-dire à peu près jusqu'à l'époque de la fin de la seconde année de mon séjour chez lui, sans dire un mot et sans témoigner le plus léger ressentiment du refus que je lui avais fait, lorsqu'un soir, venant de me retirer dans ma chambre pour y goûter quelques heures de repos, j'entendis tout à coup jeter ma porte en dedans, et vis, non sans effroi, M. du Harpin conduisant un commissaire et quatre soldats du guet près de mon lit.
– Faites votre devoir, monsieur, dit-il à l'homme de justice ; cette malheureuse m'a volé un diamant de mille écus, vous le retrouverez dans sa chambre ou sur elle, le fait est certain.
– Moi, vous avoir volé, monsieur ! dis-je en me jetant toute troublée hors de mon lit ; moi, juste ciel ! Ah ! qui sait mieux que vous le contraire ? Qui doit être pénétré mieux que vous du point auquel cette action me répugne et de l'impossibilité qu'il y a que je l'aie commise ?
Mais du Harpin, faisant beaucoup de bruit pour que mes paroles ne fussent pas entendues, continua d'ordonner les perquisitions, et la malheureuse bague fut trouvée dans mon matelas. Avec des preuves de cette force, il n'y avait pas à répliquer ; je fus à l'instant saisie, garrottée et conduite en prison, sans qu'il me fût seulement possible de faire entendre un mot en ma faveur.
Le procès d'une malheureuse qui n'a ni crédit, ni protection, est promptement fait dans un pays où l'on croit la vertu incompatible avec la misère, où l'infortune est une preuve complète contre l'accusé ; là, une injuste prévention fait croire que celui qui a dû commettre le crime l'a commis ; les sentiments se mesurent à l'état où l'on trouve le coupable ; et sitôt que l'or ou des titres n'établissent pas son innocence, l'impossibilité qu'il puisse être innocent devient alors démontrée [1] .
J'eus beau me défendre, j'eus beau fournir les meilleurs moyens à l'avocat de forme qu'on me donna pour un instant, mon maître m'accusait, le diamant s'était trouvé dans ma chambre ; il était clair que je l'avais volé. Lorsque je voulus citer le trait horrible de M. du Harpin, et prouver que le malheur qui m'arrivait n'était que le fruit de sa vengeance et la suite de l'envie qu'il avait de se défaire d'une créature qui, tenant son secret, devenait maîtresse de lui, on traita ces plaintes de récrimination, on me dit que M. du Harpin était connu depuis vingt ans pour un homme intègre, incapable d'une telle horreur. Je fus transférée à la Conciergerie, où je me vis au moment d'aller payer de mes jours le refus de participer à un crime ; je périssais ; un nouveau délit pouvait seul me sauver : la providence voulut que le crime servit au moins une fois d'égide à la vertu, qu'il la préservât de l'abîme où l'allait engloutir l'imbécillité des juges.
J'avais près de moi une femme d'environ quarante ans, aussi célèbre par sa beauté que par l'espèce et la multiplicité de ses forfaits ; on la nommait Dubois, et elle était, ainsi que la malheureuse Thérèse, à la veille de subir un jugement de mort : le genre seul embarrassait les juges. S'étant rendue coupable de tous les crimes imaginables, on se trouvait presque obligé ou à inventer pour elle un supplice nouveau, ou à lui en faire subir un dont nous exempte notre sexe. J'avais inspiré une sorte d'intérêt à cette femme, intérêt criminel, sans doute, puisque la base en était, comme je le sus depuis, l'extrême désir de faire une prosélyte de moi.
Un soir, deux jours peut-être tout au plus avant celui où nous devions perdre l'une et l'autre la vie, la Dubois me dit de ne me point coucher, et de me tenir avec elle sans affectation le plus près possible des portes de la prison.
– Entre sept et huit heures, poursuivit-elle, le feu prendra à la Conciergerie, c'est l'ouvrage de mes soins ; beaucoup de gens seront brûlés sans doute, peu importe, Thérèse, osa me dire cette scélérate ; le sort des autres doit être toujours nul dès qu'il s'agit de notre bien-être ; ce qu'il y a de sûr, c'est que nous nous sauverons ; quatre hommes, mes complices et mes amis, se joindront à nous, et je réponds de ta liberté.
Je vous l'ai dit, madame, la main du ciel qui venait de punir l'innocence dans moi, servit le crime dans ma protectrice ; le feu prit, l'incendie fut horrible, il y eut vingt et une personnes de brûlées, mais nous nous sauvâmes. Dès le même jour nous gagnâmes la chaumière d'un braconnier de la forêt de Bondy, intime ami de notre bande.
– Te voilà libre, Thérèse, me dit alors la Dubois, tu peux maintenant choisir tel genre de vie qu'il te plaira, mais si j'ai un conseil à te donner, c'est de renoncer à des pratiques de vertu qui, comme tu vois, ne t'ont jamais réussi ; une délicatesse déplacée t'a conduite aux pieds de l'échafaud, un crime affreux m'en sauve ; regarde à quoi les bonnes actions servent dans le monde, et si c'est bien la peine de s'immoler pour elles ! Tu es jeune et jolie, Thérèse : en deux ans je me charge de ta fortune ; mais n'imagine pas que je te conduise à son temple par les sentiers de la vertu : il faut, quand on veut faire son chemin, chère fille, entreprendre plus d'un métier et servir à plus d'une intrigue ; décide-toi donc, nous n'avons point de sûreté dans cette chaumière, il faut que nous en partions dans peu d'heures.
– Oh ! madame, dis-je à ma bienfaitrice, je vous ai de grandes obligations, je suis loin de vouloir m'y soustraire ; vous m'avez sauvé la vie ; il est affreux pour moi que ce soit par un crime ; croyez que s'il me l'eût fallu commettre, j'eusse préféré mille morts à la douleur d'y participer ; je sens tous les dangers que j'ai courus pour m'être abandonnée aux sentiments honnêtes qui resteront toujours dans mon cœur ; mais quelles que soient, madame, les épines de la vertu, je les préférerai sans cesse aux dangereuses faveurs qui accompagnent le crime. Il est en moi des principes de religion qui, grâces au ciel, ne me quitteront jamais ; si la providence me rend pénible la carrière de la vie, c'est pour m'en dédommager dans un monde meilleur. Cet espoir me console, il adoucit mes chagrins, il apaise mes plaintes, il me fortifie dans la détresse, et me fait braver tous les maux qu'il plaira à Dieu de m'envoyer. Cette joie s'éteindrait aussitôt dans mon âme si je venais à la souiller par des crimes, et avec la crainte des châtiments de ce monde, j'aurais le douloureux aspect des supplices de l'autre, qui ne me laisserait pas un instant dans la tranquillité que je désire.