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"Kenavo" explore l’histoire de la migration bretonne après la Première Guerre mondiale, alors que de nombreux paysans quittent leur terre natale du Ponant pour s’installer dans le Sud-ouest. Partis volontairement en 1929 après une vague migratoire entre 1920 et 1925, ces derniers ont tout abandonné par nécessité, influencés par des facteurs politiques et religieux, ainsi que par les récits rassurants des premiers migrants. Leur installation, leurs défis, leurs moments de doute et de bonheur, ainsi que les regards méfiants qu’ils rencontrent, offrent une leçon sur le vivre-ensemble au sein d’un seul et même pays.
À PROPOS DE L'AUTEUR
Né dans une famille paysanne bretonne,
André Javel était un ovni dans ce monde rude et vital. Pour subsister, il a exercé différents métiers, tout en nourrissant sa passion pour l’art, la littérature et la musique. La lecture est pour lui une évasion, une mélodie de mots qui crée une atmosphère envoûtante. L’écriture est venue plus tard, lui procurant la brillance nécessaire à son expression artistique. En tant que peintre de la couleur, il aspire à transmettre cette même vivacité à travers ses écrits.
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Seitenzahl: 362
Veröffentlichungsjahr: 2024
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André Javel
Kenavo
Roman
© Lys Bleu Éditions – André Javel
ISBN : 979-10-422-3158-3
Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.
Ce qui compte n’est pas l’ampleur de la tâche, mais la magnitude du courage.
XIVe Dalaï-Lama
Les malheurs humains naissent de causes qui les précèdent.
Les mensonges naissent d’autres mensonges passés.
Ze Wang
Il est de ces peuples, bousculés par les événements politiques, personnels, guerriers. Ce choix qui au fond n’en est pas un, et un élément de survie, de mieux-être et parfois d’accomplissement.
Certains franchissaient les océans comme s’ils voulaient instaurer une frontière infranchissable entre l’ancien et le nouveau. D’autres restaient dans leur pays, mais changeaient de régions plus propices à leur épanouissement.
En tout cas, tous sont avides de mieux-être, pour eux-mêmes, pour leur famille. Ils rêvent de bâtir ailleurs un lieu à leur image, libre.
Le choix de franchir cette porte vers l’inconnu, juste mettre la main sur la poignée ne se fait pas sans questionnement, sans peur, sans heurts. Celui ayant la force, le courage d’entrer dans un nouveau monde, le fait sereinement, avec toute la lucidité dans sa main. Il sait que derrière il y aura cette lumière tant espérée, tant désirée.
De tout temps, l’Homme a voyagé, par curiosité, par envie et parfois par convoitise. Il faut voir ailleurs, point par avidité, mais uniquement pour se comparer et se sentir moins seul. Et puis il y a une sorte de fierté de se dire « j’ai réussi ».
Voir de l’autre côté de la colline, cela permet de s’ouvrir au monde et de s’ouvrir à soi.
Mais quel courage faut-il pour franchir ce pas ! Vous partez sans savoir, votre parcours semé d’embûches bien souvent. Et pourtant vous y allez, comme si l’horizon devant vos yeux devenait éphémère.
Pourquoi suis-je parti à écrire ces lignes, ces longues lignes d’une histoire lointaine, où les protagonistes sont tous endormis dans leurs boîtes, allongées là, sous terre à attendre la lumière de celui qui aura l’envie, la force de les réveiller ? Non, point réveiller leurs corps, maintenant disparus, mais leurs âmes, leurs esprits, tant ils ont façonné le maintenant, le aujourd’hui.
Je suis donc de cela, de ceux qui veulent ne pas oublier, ne pas mettre au rebut celui ou celle qui a œuvré pour lui, mais aussi pour nous, sans en être vraiment conscients, mais avec le savoir de ne pas être éternel, de n’être qu’éphémère sur cette boule de terre. L’homme s’est toujours battu pour un mieux-être et se battra toujours. Je ne parle pas de ceux, les vautours suçant l’os de l’autre. Je parle uniquement de ces humains cherchant la paix intérieure par une vie de labeur certes, mais aussi pour vivre une vie de bonheur. Car au fond, le bonheur, c’est aimer l’autre à travers ses travers, mais l’aimer avec ce regard triste et beau, ces lèvres entrouvertes et chaudes, ces bras ballants prêts à enlacer.
Donc je me lance dans ce récit, pour rendre hommage à ceux et celles qui ont eu la force de dire non, un jour de leur vie si rapide au regard de l’humanité, comme pressé, qu’ils ont tout abandonné pour ouvrir une nouvelle porte sur un avenir incertain, semé d’embûches, de ces obstacles parfois infranchissables, mais où, de par la volonté, la sagesse, une main peut ouvrir une brèche et voir la lumière l’autre côté. Et de ce fait, je vois que les générations à venir sont de la même mouture, de la même force pour donner un sens à leur vie, sans écouter autrui, mais en s’écoutant soi. Un simple bonheur est toujours au bout du chemin, si tant est qu’on le veuille, sans jamais se plaindre, croire que c’est toujours de la faute de l’autre. Il faut savoir se regarder, soi, et pour cela, il faut grandir et se dire : et moi, que ferais-je à sa place ?
Le pays pansait ses plaies, ses plaies sales et profondes, mais ses plaies glorieuses de la Grande Guerre. Il était à reconstruire, et chacun s’activait pour redonner à sa belle France toute sa dignité d’antan. Le Tigre était battu à la présidence de la République, et Landru rendait ses derniers aveux cauchemardesques. Réjane donnait son âme à Dieu, et nos vaillants sportifs se médaillaient aux Jeux olympiques d’Anvers. Le voile de crêpe noire flottait encore dans nombre de familles touchées par le destin tragique des tranchées. Un père, un frère, un cousin, un ami dormaient couverts de pleurs, dans la campagne meurtrie de Verdun.
Les femmes bretonnes, loin du conflit de l’Est, avaient pleuré ou retrouvé leurs chers hommes, toujours meurtris soit dans leurs têtes, soit sur leurs corps, reconstituant ainsi les familles maintenant tournées vers l’avenir, différent. Faute d’ondes radiophoniques inconnues dans bien des foyers, les nouvelles du pays parvenaient par les journaux et les commérages. Mais que Paris la magique était loin ! C’était loin, l’autre côté de la colline, et seul, l’homme, ce glorieux poilu, avait vu la cité lumière. Les canotiers ou chapeaux melon persistaient, tandis que les bottines féminines se découvraient. Le panel d’uniformes côtoyait les costumes stricts. Malgré les heures noires du front, les rires égayaient les rues, où parfois un groupe de patriotes, drapeau en tête, entonnait l’hymne national.
Dans les chaumières aux toits d’ardoise ou de chaume, la Bretagne gallo, cette contrée entre Nantes et Rennes, relatait les événements passés à la lueur de l’âtre crépitant. Sur la table de chêne brûlait une bougie, déversant sa cire sur le bois. Sa campagne, légèrement vallonnée, se donnant des airs de bocages avec ses haies piaffantes, criardes, s’étonnait des inventions récentes, des fous volants allant encore de prouesses en déconvenues, des inconscients roulants, risquant des records de vitesse. Les vaches noires et blanches, ruminant au milieu de leur vert pâturage, regardaient encore sottement passer les trains aux lourds rouleaux de fumées. Le chien s’affolait au passage d’un faune masqué de lunettes ovoïdes, conduisant sa motocyclette, pétaradant de toute son ivresse. La douceur de vivre se modifiait petit à petit, pour laisser place au changement inéluctable, à ce progrès dont l’homme se gargarisera. Le siècle d’empire napoléonien laissait mourir sa trace d’histoire surannée sur ce petit nouveau de vingt ans, mais qui déjà promettait, par son dynamisme, son extraordinaire bouleversement technique et humain et parfois sa folie.
La mode parisienne raccourcissait les cheveux autant que les jupes découvrant les jolis mollets. Ainsi nos jeunes femmes commençaient à trouver une liberté de corps dans des tissus plus légers, cette liberté tant désirée durant les quatre années de terreur et d’attente. Le peuple de la capitale avait cette particularité d’ensoleiller les esprits éprouvés et endeuillés. Dans nos campagnes bretonnes, loin du tohu-bohu des grandes villes, la vêture noire, austère, longue, montrait la douleur de ce peuple éprouvé par la disparition de ces chers disparus en mer et maintenant happés par des monstres de fer et de gaz. La coquine moustache en guidon de vélo de nos hommes persistait sous les nez virils. Seuls au cours des noces, les entrelacs de broderie magnifiaient la froideur vestimentaire de ce peuple gai, de ce peuple gardien de traditions millénaires. Les têtes masculines, sous leurs chapeaux ronds et noirs, faisaient resplendir la délicatesse des broderies amidonnées coiffant les femmes aux têtes chignonnées. Qu’elles étaient belles, ces têtes graves, aux étincelants yeux volontaires ! La rudesse de leurs visages, la finesse de leurs traits n’avaient pas d’égaux dans l’action de leurs œuvres de terre.
Nous étions en plein mois d’été. De ces journées humides, où le puissant soleil accentuait la lourdeur. Cette année-là, les nuits n’arrivaient plus à rafraîchir les maisons et les lits dévoilaient les corps alanguis, essayant de prendre un peu d’air par la fenêtre ouverte. Le matin, après un petit déjeuner frugal, les sabots claquaient pour une nouvelle journée de labeur. Les laitières beuglaient dans les étables, le lait tiraillant les pis. Le front posait contre le flanc, le paysan, de sa main calleuse, soulageait le bovin de ce liquide gras et fumant. Demain, la baratte tournerait, et un bon beurre, base de la cuisine bretonne, se ferait. Le babeurre, ce reste liquide jaunâtre, douceâtre, servirait à délecter quelques babines. Nos campagnes brassaient les javelles, projetant une myriade de particules au soleil déclinant. Tout cela collait sur les peaux mouillées, suantes. Les jupes longues s’accrochaient dans les éteules, donnant chaud aux paysannes sous leurs lourds cotillons de coton, emprisonnant leur intime pudeur. Les hommes en bras de chemise, le col ouvert sur le poitrail, ahanant, guidaient les bêtes de trait, battant de leurs queues les taons mauvais. La sueur coulait sur la nuque crasseuse en ce jour torride et nos paysans se dépêchaient car l’orage menaçait. Les mains rugueuses aux ongles noirs tiraient sur les licols, maniaient les manches d’outils. De temps en temps, prenant appui sur la faux, l’amoureux déposait un baiser dans le cou de sa bien-aimée agenouillée, occupée à ficeler une gerbe. La main masculine épousant délicatement le galbe du visage rayonnant de plaisir. Tout dans l’air respirait ce bonheur retrouvé.
Distantes de quelques kilomètres, deux familles s’activaient à la même tâche.
Au sud de Bain de Bretagne, venant du romain Balnus, ayant sa villa sur la route de Nantes, les Guewel avaient presque terminé leurs travaux de moisson dans le champ jouxtant les bâtiments fermiers aux toits d’ardoises, au mur de granit. Le père, à la physionomie ronde, aux cheveux rares, houspillait, taquinait la jeune mariée, Marie-Adèle. La belle-fille, au regard profond et au charme discret, était sa fierté. Elle avait redonné un sourire, un sens à la vie de son fils, Justin, veuf une première fois d’un amour trop court, détruit par la grippe espagnole. Lui, à peine démobilisé sur le front de l’Est, devait revenir enterrer sa femme en cet automne 1918. Cette femme qui l’avait attendu des jours et des jours, pleurant le soir dans son lit froid, ce même lit qu’elle ne quittait plus depuis une semaine, ce lit sur lequel elle reposait, entourée de cierges, sans avoir revu son amour.
Le père Guewel, veuf depuis plusieurs années, avait mené énergiquement sa maisonnée, ponctué de « cré vain dieu », comme si le ciel allait lui tomber sur la tête. Personne ne disait mot devant ses railleries des mauvais jours, plus pour la forme que pour le fond. Avec sa fratrie de douze gamins, malheureusement certains avaient trop tôt rejoint les anges, maladies ou guerres, le père avait du mal parfois à contrôler son humeur, soupe au lait, son principal handicap. Cet homme affable, miné par une accumulation d’épreuves de la vie, avait du mal à se résigner, et savait à son corps défendant, le passage de témoin à son fils Justin, les autres ayant quitté la ferme pour l’artisanat ou la capitale. Cet homme de l’autre siècle, maugréant sur les jeunes années si loin, savait, sous sa corpulence rustre, qu’un rien le chagrinait dans ses entrailles. Il savait lui. Il savait le chagrin. Il savait la douleur. Et seul, il en acceptait l’augure. Surtout ne rien dire à ses enfants. Surtout pas. Ne rien montrer aussi. Surtout pas ! Donc il s’était promis de passer le témoin à son fils restant, comme si tout allait bien. Dans sa tête, il ne se sentait pas vieux, pensez ! La soixantaine bien entamée de quelques années, mais dans un corps vieux de quatre-vingts ans. Il se savait usé, érodé comme ces vieux monts d’Armorique battus sans discontinuer par tous les vents salants, et aussi par la peine accumulée, dont il ne montrait rien. De cette femme, partie si jeune, de ces enfants, au-dessus des nuages, si beaux, si beaux. Il était de cette terre, profonde, ancestrale, celtique. Lui-même descendant de ces hommes de la mer, ces blonds moustachus du Nord, de là-haut, tout là-haut, sur leurs drakkars envahissant les contrées plus au Sud, les contrées plus chaudes.
Dans le village voisin, plus au Nord, au Sel de Bretagne, ancien dépôt de cette matière cristalline, au lieu-dit les Forges avec son toit de chaume sur la remise, pesant sur des murs bas de granits fatigués, chez les Le Plouennek, le silence régnait. Ils connaissaient leur retard, et point besoin de pester contre les cieux pour faire avancer les choses. Chacun était concentré dans son travail, regardant la menace qui montait à l’horizon, noir. Le futur gendre, un dénommé Alphonse Cleuziot, venant d’une famille artisanale, un père menuisier sabotier, et du monde commercial, une mère épicière, était venu donner un coup de main, et déjà le père le considérait comme son fils. Cet Alphonse, pas seulement épris du travail de la terre, consolidait son désir amoureux vers une des filles de la maison, Victoire, dont la fraîcheur des traits, la douceur de la voix, la limpidité du regard n’avait pas d’égaux. Alphonse et son futur beau-père s’entendaient comme rarement en ce genre de relation, et ce père, homme blessé au corps et au cœur par la der des ders, témoignait une grande sagesse et une reconnaissance envers les siens. Son plus fort désir était de rendre heureux son environnement immédiat. Il avait dû partir là-bas, de l’autre côté se battre, percer parfois ces corps dits ennemis à coup de baïonnettes. Il en était revenu transfiguré, intérieurement et extérieurement. Il avait lui aussi senti l’objet tranchant en ses chairs, blessant tout un côté, handicapant à jamais ses gestes quotidiens. Même son visage portait l’horrible. Il se sentait diminué, affaibli, lui, homme de nature chétive et d’esprit doux. Allez lui demander de jouer à la guerre ! Cela resta dans sa tête le pire de l’insondable.
S’opposant à la nuit, un lourd nuage noir montant d’ouest donnait au soleil déclinant tout son loisir d’artiste éphémère. Un tableau de lueur virtuose, aux dégradés de tons pastel ourlés de brisures sucrées, magnifiait de ses couleurs mouvantes cette fin de journée de labeur. Des jambes de pluie fouettaient le sol du côté du château du Plessis et déjà de grosses gouttes martelaient les chaumes chauds, faisant remonter vers les narines son odeur de paille mouillée. « Enfin une bonne pluie ! » se dirent-ils.
La jeune fille courait vers l’étable où serait entreposée la récolte.
À ces mots, Alphonse sentit qu’il valait mieux se taire. Pour lui, voir son futur beau-père se battre chaque instant avec son corps, avec ses membres freinés dans leur élan, lui faisait mal. Il n’arrivait pas encore à regarder normalement cet homme des tranchées d’un autre temps, dans leurs habits napoléoniens, aller à la guerre comme à la parade. Au fond de lui, voir un être humain souffrir et qui plus est un homme, lui mettait le sang à l’envers. Et cet homme allait les quitter, il le sentait.
Les femmes secouaient leurs jupes constellées de chalumeaux brisés, écrasés dans leur couleur or. Elles regardaient la pluie tomber dru dans la cour, creusant des rigoles. L’eau ravinait les cailloux, laissant place nette sur son passage. Brillants comme vernis, les toits d’ardoises de la maison au sol de terre battue, les toits de chaume suaient leur trop-plein de pluie, laissant leur marque clapotant au pied du mur de granit. La petite ferme avec sa maison basse aux doubles pignons et sa grange du même acabit, deux grosses darnes au dos luisant d’écailles grises, frémissait sous les beuglements oppressants des vaches gesticulantes. Les pis faisaient mal, et le lait pointait au bout des tétines tendues. L’électricité de l’air perturbait les cervelles. Seul le chien dormait, le nez plongé dans ses pattes. L’orage partait aussi vite qu’il était venu, et laissait place au panel du crépuscule, impressionnisme évanescent.
Les jours se faisaient plus courts, les couleurs de l’automne chatoyant s’envolaient dans les vents océaniques. Les arbres se dénudaient doucement, laissant apparaître leurs tiges encore frêles du printemps dernier. Les premiers frimas sortaient d’un long sommeil.
En ce jeune jour de célébration de fin de la Grande Guerre, le temps était au beau malgré le vent d’ouest soulevant les chapeaux. L’air frais et même froid par moment faisait fermer les vestons et les capelines. Pourtant un air de fête réchauffait les âmes encore empreintes de douleur.
Les deux hommes, amis de toujours, avaient cette différence d’âge qui a fait que l’un partait dans les premiers mois se battre, pour en revenir meurtri à jamais et l’autre restait à la ferme.
La ville, parée des couleurs patriotiques, flottait dans un autre univers. Les lampions de papiers, les ondulations des oriflammes, aux prises avec la bise, maquillaient les rues, couloirs aux courants d’air. Un bataillon de soldats en arme, venu spécialement d’une garnison voisine, attendait, figé dans leur capote de gros drap bleu horizon, l’arrivée des autorités. Les casques, les cuirs brillaient sous le timide soleil d’hiver. Les officiers, aux galons savamment entrelacés, piétinaient le sol froid, lâchant des bouffées de vapeur sous la visière de leur képi de papier mâché. La foule attendait patiemment les autorités civiles et militaires, et la sortie de la messe.
Un jeune homme allant sur sa trentaine, la moustache rieuse, s’avança d’un pas alerte dans son costume noir. Un magnifique chapeau breton, avec ses deux langues de tissus flottant au vent et sa boucle astiquée, assombrissait son visage de jouvenceau. D’ailleurs, la plupart des hommes portaient cet attirail aux larges bords folkloriques. Sur sa poitrine robuste, quatre médailles étincelantes cliquetaient au balancement de son corps. À son bras, une belle jeune fille de son âge mouvait les longs pans de son manteau noir à chacun de ses pas. Ses jupons, gonflés d’une vie nouvelle, laissaient apparaître des bottines aux boutonnages vertigineux. Son visage, rougi par le froid, encadré par des cheveux tirés en arrière vers un chignon tressé et épinglé sur la nuque, souriait sous sa coiffe de fine dentelle. Le couple plaisantait du nouveau bonheur, et s’attardait parfois auprès d’entreprenants vieillards, vétérans de la guerre de 1870, portant breloques fatiguées.
La jeune fille s’exécuta, et se pencha vers cet homme accusant les années, tenant fermement sa canne.
Justin entraîna vers les rangs Ernest, sous les regards compatissants et chaleureux de Victorin et Marie-Adèle.
Le soleil pointait un rayon timide, un de ces rayons hésitants, peureux. Le vent faiblissait, et un regain de douceur réchauffa les soldats pétrifiés de froid. Les cloches sonnaient la fin de la cérémonie religieuse. La petite église se désemplissait dans une cacophonie de fête, de nouvelles des uns et des autres. Sur la place, la foule roulait son vacarme des grands jours. Le son d’une trompette déchira l’air, faisant se taire toutes les bouches fumantes, se figer les attitudes joueuses. Les soldats claquèrent des talons sur un garde-à-vous puissant, lancé par un jeune capitaine d’escadrons. Difficilement, ils présentèrent les armes avec la plus grande dignité cependant. Monsieur le maire, ceint de son écharpe tricolore, accueillait le préfet en grand uniforme chamarré, et différents généraux sérieux, portant des feuilles de chêne sur leur couvre-chef. Ils passèrent les troupes en revue, saluant les drapeaux auréolés de gloire. La musique militaire jouait adagio l’air de « Ils ont traversé le Rhin », emplissant les yeux émus de larmes. Après les discours officiels, le général d’armée commanda la sonnerie aux morts, et une minute de silence s’en suivit. Une gerbe fut déposée au récent monument aux morts, pendant qu’une jeune écolière égrenait le nom de ceux partis pour la France. Dans l’assistance, des larmes coulèrent, des reniflements discrets s’étouffaient dans les mouchoirs. L’on demanda aux récipiendaires de s’avancer de quelques pas. Enfin, à l’appel de leur nom et au nom du président de la République, les futurs médaillés reçurent les honneurs après l’ouverture des bans. Fermeture des bans. Un splendide défilé plein de patriotisme clôtura cette fête de la victoire, sous les acclamations fournies des spectateurs, encore tout chavirés de gloire et de conquête.
Le père Victorin Guewel avait passé une très mauvaise fin d’année. Malgré sa bonne corpulence et un moral de fer, son cœur, lui, était fatigué, très fatigué. Il lui avait fait comprendre le lendemain des fêtes de Noël, et depuis Victorin menait sa petite vie.
Cependant, Victorin Guewel faisait partie de ces hommes ayant une grande volonté.
Le médecin n’en démordait pas, et obligea le pauvre Victorin à garder la maison.
Ce début d’année fut morose, car la maladie du père était là, présente. Cette maladie dont on connaissait la guérison, l’inéluctable guérison.
Dans la grande pièce de vie, sentant la fumée, Marie-Adèle préparait le déjeuner, penché dans l’âtre flambant. La marmite de soupe bouillonnait paisiblement. Le feu crépitait, les bûches craquaient de douleur parmi les flammes. Une grande table affublée de bancs, et un vaisselier composaient le mobilier. Le seul fauteuil pour le grand-père et les quelques chaises étaient disposés proches de la cheminée. Dans le coin se trouvait l’évier de pierre. La bonne d’un autre siècle, fatiguée par ses nombreux printemps, s’activait autour de la lessive hebdomadaire. Cette femme chétive, courbée, orpheline était arrivée dans la maisonnée toute jeune après la guerre de 1870 et n’en était jamais repartie. Elle vivait du toit de ses bienfaiteurs, dans un local aménagé où un lit clos, son seul bien, occupait le coin. Une simple table et une chaise complétaient le mobilier. La famille, elle, avait sa pièce suffisamment grande pour loger quatre lits fermés disposés dans les coins, le centre étant occupé par table et chaises. La maison de terres battues comportait seulement deux grandes pièces et le petit réduit de la bonne. L’odeur de galette au sarrasin, boursouflant sur sa tuile, emplissait les narines gourmandes. C’était Marie-Adèle, la maîtresse du « bilig » et du fameux tour de main pour ne point rater ce mets de base dans nos campagnes bretonnes. Accompagnées de lait baratté et de saucisses, elles feront le délice de toute la famille.
Marie-Adèle ne répondit pas. Son beau-père s’assoupissait dans son fauteuil, et elle ne voulait pas le faire rouspéter davantage.
Assise près de sa galettière, Marie-Adèle se tenait le ventre, car de plus en plus le poids de la grossesse lui faisait mal aux reins. Maîtresse de maison, elle n’avait pas beaucoup de temps pour s’apitoyer sur son sort, et d’ailleurs ne se plaignait jamais. Elle vivait avec joie cet événement, car c’était son premier. Son cœur de mère gommait peu à peu les traces de jeune fille qu’elle était. Malgré son mariage sur le tard, elle avait réussi à garder la pureté, la pureté de jeunesse autant que la pureté de corps. Très pieuse, elle se devait d’honorer les saintes Écritures serinées chaque dimanche à l’office, mais, sa vraie force de caractère était le fait de respecter et se faire respecter, donc être dans l’irréprochabilité. Étonnement, elle n’était pas de ces dévotes hermétiques à tout travers ou idées contraires. Elle avait cette force d’inverser les événements en se disant « Et moi comment ferais-je, si ? » Toute sa force et sa fierté passaient par ce petit bout de vie qui scintillait dans son ventre. Elle posait délicatement sa main sur ce monde ballotant, en lui communiquant, avec des paroles douces, des mots enfantins. Marie-Adèle attendait avec impatience le jour. Elle n’avait nullement peur et prenait ce cap à franchir avec beaucoup de calme et de sérénité. Le plus angoissé dans l’affaire était son Justin. Lui ne vivait plus, et plus le jour approchait, moins il vivait. Il allait être père pour la première fois. De son premier mariage, il ne restait que le souvenir du premier amour. En ce début d’année, il savait qu’il vivrait son plus beau jour, celui de la naissance de sa descendance.
Justin paya sa marchandise.
Justin reprit sa carriole, à laquelle la jument attendait patiemment le départ, la patte arrière droite sur la pointe du sabot. Sur la route, il pensait aux paroles de son ami.
Une demi-heure plus tard, l’attelage franchissait l’entrée de la ferme, où poules et canards déguerpissaient dans un caquètement frénétique, battant leurs ailes trop courtes dans l’affolement. De superficie moyenne, la cour, encadrée par la maison au pignon graniteux, l’étable et un petit hangar d’ardoise, était un cloaque malgré les pavés. La boue et les fientes s’y mêlaient si bien, qu’ils faisaient le bonheur des volailles y trouvant toute sorte de petits vers et autres reliefs de cuisine. Justin essayait bien de tenir cet endroit le plus propre possible, mais le passage des bêtes, la terre ramenée des champs et le reste résistaient devant son ardeur.
Maintenant, son père ne pouvait que le regarder qu’à travers les carreaux, l’œil douloureux de tristesse, la tête, allez savoir où… Deux rides profondes, servant parfois de rigoles aux larmes amères de lassitude, ressemblaient aux nombreux sillons rectilignes tracés si souvent sur sa chère terre. La vieillesse l’avait rattrapée trop vite à son gré. Le martèlement des fers de la jument réveilla ce corps avachi dans ce fauteuil tout aussi fatigué que son possesseur.
Victorin Guewel n’avait pas détourné son regard de son fils. Il était fier de lui, et d’autant plus tranquille d’esprit que Marie-Adèle était maintenant là pour le seconder.
Sur le pas de la porte, Justin ôtait ses sabots en les claquant l’un contre l’autre, telles des coques de noix se déversant sur le plancher du grenier afin d’y passer l’hiver.
Là-bas, de l’autre côté de la colline, l’événement d’une vie venait de se produire. Ernest Le Plouennek avait franchi brutalement la barrière des cieux. Il laissait sa femme, déjà bien fatiguée, seule avec leurs deux dernières filles. Les souvenirs guerriers ancrés en ses chairs avaient rongé doucement, sournoisement, ce corps d’homme encore jeune. Malgré sa lutte sur la vie, le mal, ce handicap avait eu raison de l’être chétif, de l’être simple. L’enterrement de l’ancien poilu, comme tous ces moments douloureux, donna lieu au rassemblement habituel de la famille et des connaissances. Pour l’occasion, il fut convenu de rendre les honneurs à cet homme des tranchées. Une délégation d’ancien combattant honora le cercueil de leur drapeau, ce même cercueil recouvert des couleurs de la république. La petite église du village avait eu du mal à accueillir le monde.
Ernest était parti et donc le besoin d’un homme à la maison s’était de suite fait sentir. Alphonse Cleuziot, le futur gendre, fut tout désigné pour maintenir la ferme en état.
Et la vieille femme se renfonçait dans son fauteuil, les pensées vers celui qui la réchauffait chaque nuit, une larme roulant sur sa joue flétrie par le temps. Augustine, ou plutôt Gustine, c’était comme cela que la prénommait feu Ernest, était une de ces femmes très à cheval sur les principes. La droiture qu’elle exigeait, elle la répercutait sur son entourage, et gare à celui qui outrepassait ses vues. Très pieuse, voire grenouille de bénitier, elle ne rigolait pas tous les jours, et heureusement pour la famille, Ernest temporisait ses excès. Avec son caractère difficile, maintenant seule et endeuillée, Augustine n’avait plus de frein. Et ce n’étaient certainement pas les enfants qui le seraient.
Et la pauvre femme partait en haussant les épaules, car devant son mari elle courbait l’échine. De plus, elle avait une sainte horreur de mêler le Christ à la vie quotidienne.
Toutefois, les mois s’écoulèrent tranquillement au lieu-dit les Forges, dans cette campagne presque plane, aux vallons délicats afin de ne pas rendre cela trop monotone.
Cette année-là, l’ex-petit caporal Hitler manquait son putsch en Bavière, l’Italie et l’Espagne se militarisaient. L’âme de Sarah Bernhardt partit fouler les planches du ciel et Gustave Eiffel décide de construire d’autres tours. Les 24 heures du Mans virent le jour et un dénommé Lacoste devint un grand du tennis.
Dans ces mêmes années, deux paysans bretons se marièrent. Alphonse et Victoire se dirent oui pour le meilleur et le pire, toujours sur l’insistance plus ou moins efficace d’Augustine Le Plouennek. Ce fut malgré tout, une très belle journée, tant sur le plan du temps, un doux vendredi de printemps, que sur le festoiement des invités aux épousailles. D’ailleurs, les joueurs de biniou et autres bombardes s’en donnaient à cœur joie afin de maintenir la cadence et égayer les visages.
Tous claquaient du sabot, faisaient la ronde, bras dessus-dessous, les jupes découvrant les blancs cotillons sous les yeux gourmands de certains coquins. Devant la pléthore de plats lourds de beurre, de fars appétissants, les pichets de vin égayaient les gosiers et les esprits s’échappaient vers des embardées primitives.
Qu’il portait bien le costume noir, notre Alphonse ! Le col dur, la moustache gaillarde, il buvait des yeux son amour vêtu de blanc, la tête enserrée d’un diadème fixant le voile. Un bouquet de fins muguets soulignait sa jolie taille, marquée par une large ceinture. Nos mariés allaient et venaient parmi les convives, souriant des niaiseries de certains, rassurant d’autres sur la future progéniture. Des couples faits et à faire, dansaient la gavotte, l’andro et l’hanter-dro, entraînant les jeunes mariés sous le regard émerveillé des enfants.
La nuit enveloppa rires et quolibets, danseurs et buveurs, nostalgiques et intrigants. Ils attendaient tous le départ du jeune couple vers la couche première, comme pour vérifier le bien-fondé de leur union. Alphonse aura-t-il honoré Victoire ? Victoire sera-t-elle assez sage pour ne pas tomber dans le dévergondage ? Seront-ils des amants, de beaux amants ? Peu importe ! Chacun restait dans le doute, mais joyeux d’avoir été le témoin d’une tranche de vie.
Les printemps se suivaient les uns aux autres. Les familles Guewel et Cleuziot s’agrandissaient. À la Guillanière, Victorin Guewel lisait la gazette locale, et pendant ce temps aux Forges, Augustine Le Plouennek piaffait dans son fauteuil. Chacun regardait le temps passer à travers les carreaux de la salle commune.