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Lorsque Théo émerge dans cette chambre délabrée, le sol jonché de restes de nourriture, un malaise profond l’envahit. Impossible de garder son calme. Elle lutte pour comprendre pourquoi elle se trouve là, mais seul son prénom semble encore vivace dans son esprit. Rien d’autre. Désespérée, elle fouille chaque recoin, jusqu’à ce qu’un indice surgisse : sous une latte de parquet, une énigme gravée, lui conseillant de fuir. Qui est-elle vraiment ? Qui a dissimulé ce message dans cet endroit étrange ? Pourquoi est-elle piégée dans ce lieu ? Et cette étrange marque sur son bras, à moitié vivante, que signifie-t-elle ? Les questions affluent, mais les réponses se font attendre.
À PROPOS DE L'AUTRICE
Marion Jaussaud est une auteure passionnée d’escape games. Le confinement lui a permis de concrétiser son projet d’ouvrage, sans contraintes ni règles, où les énigmes se multiplient à l’infini. Voyageuse dans l’âme, elle s’inspire de ses découvertes en Écosse, en Guadeloupe et en Savoie pour créer des univers variés dans ses récits.
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Seitenzahl: 547
Veröffentlichungsjahr: 2025
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Marion Jaussaud
L’Alphaz
Roman
© Lys Bleu Éditions – Marion Jaussaud
ISBN : 979-10-422-7177-0
Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.
Tout au long de ce roman, vous aurez la possibilité de vous référer aux annexes proposées à la fin de l’ouvrage afin de visualiser au mieux les plans et les croquis imaginés lors de la création de cette histoire. Libre à vous de les consulter.
La liberté est un concept.
Être libre ne signifie pas « être là où l’on ne nous attend pas ». Il suffit d’être persuadé que chacun de nos choix nous appartient. Tout le monde est guidé, un jour ou l’autre, vers un chemin. Il en existe pourtant autant qu’il y a d’étoiles dans le ciel. Ma question est la suivante : y a-t-il réellement un chemin qui nous est destiné ?
Les choix, parfois difficiles, nous permettent de nous demander chaque fois :
qui suis-je aujourd’hui ?
qui voudrais-je être demain ?
Il ne tient qu’à nous de réussir.
J’ai fait l’erreur de croire que la liberté s’achetait, loin de tout. Que pour être libre, il fallait payer le prix de la solitude. Je sais aujourd’hui que ma liberté ne se paye pas. Elle est dans mon esprit. Je suis une femme libre, peu importe le chemin que je prendrai. Mon imagination me permettra de rendre ce bout de terre à moi. Il sera le mien, et dessus, je serai libre.
Le véritable voyage de découverte ne consiste pas à chercher de nouveaux paysages, mais à avoir de nouveaux yeux.
Marcel Proust
Tu manges sans même regarder ce que tu as dans ton assiette. Tu dévores nos vies. Au bout de l’avenue, tu attends le prochain. Au coucher du soleil, au lever de la lune… Tu ronges les secondes qui se dédoublent. Tu poses tes mains squelettiques sur nos épaules dans l’espoir que nous nous retournions. Mais à la fin, sur le trottoir, il ne reste que moi. Qui pleure et qui te déteste.
La sécheresse qui avait pris place dans la bouche de Théodora l’incommoda à tel point qu’elle se réveilla brusquement. Se redressant sur ses avant-bras, elle jeta un rapide coup d’œil circulaire : elle était dans une chambre. La grosse bibliothèque en bois, qui se dressait devant la jeune femme, se confondait facilement avec la peinture jaunie des murs. Dans un silence total, son regard détailla chaque recoin de la pièce : une commode gris anthracite à sa droite ainsi qu’une fenêtre, de très grande taille, une bibliothèque face à elle et une porte en bois, dont la peinture marron s’écaillait, à sa gauche. Un miroir, pas plus grand qu’un livre de poche, était accroché au-dessus de la commode. Un vieux radiateur en fonte était encastré dans l’angle de gauche. Pour finir, quelques cadres photo suspendus aux murs procuraient une étincelle de vie.
Le corps engourdi, Théo s’extirpa du lit et faillit mettre le pied dans les restes de nourriture qui jonchaient le sol. Posées sur un plateau, une assiette de nouilles au bouillon, ainsi qu’une pomme largement entamée. Un verre d’eau à moitié rempli tenait en équilibre sur le manche d’une fourchette. Elle s’en saisit et déversa le contenu du verre dans sa gorge asséchée. Comme si le liquide venait huiler chaque rouage dans son corps, le mécanisme de son cerveau se mit en marche. Elle se demanda enfin où elle était.
Elle n’avait fait qu’un seul pas, mais déjà le parquet sous ses pieds grinçait. Essayant d’alléger son corps au maximum-corps qui ne devait pas faire plus de quarante-cinq kilos, elle se mua jusqu’au meuble pour se regarder dans le miroir. Elle reconnut ses yeux marron et ses cheveux châtain clair qui lui tombaient sur les épaules. Elle passa ses doigts dedans, ils étaient entièrement démêlés. Elle trouva son visage particulièrement creux, et les cernes sous ses yeux ne faisaient qu’accentuer cette impression.
Théo fut envahie par une sensation de manque. Il lui fallait quelque chose. Son corps en avait besoin. Pourtant, à la question de savoir ce qui lui manquait, elle ne trouva aucune réponse. Un frisson lui parcourutle dos. Vêtue d’une simple culotte et d’un débardeur, il était évident que le peu de graisse qui lui restait sur le corps ne serait pas suffisant pour la réchauffer. Maladroitement en raison de ses mains qui tremblaient, elle ouvrit aléatoirement les tiroirs de la commode. Elle en sortit un jean un peu grand au niveau de sa taille et un pull en laine bleu marine. Elle y trouva également une paire de chaussettes et, posée au sol, une paire de baskets noires, ainsi qu’un blouson kaki à même le sol. Enfin habillée, la jeune femme se dirigea vers la porte. Discrètement, elle posa sa main sur la poignée et tenta d’actionner le mécanisme. Mais la porte demeura fermée.
Une vague d’angoisse l’envahit, et comme si elle venait de boire la tasse, elle se mit à suffoquer. Étouffant les bruits qu’elle faisait en se plaquant une main sur la bouche, Théo fit demi-tour et se laissa tomber sur le lit. Un million de questions venaient assaillir son esprit. Que faisait-elle ici ? Quel était cet endroit ? Mais surtout, pourquoi était-elle enfermée, à l’instar d’une prisonnière dans un cachot ?
Essayant de calmer sa respiration laborieuse, elle se dirigea vers la fenêtre. Il faisait jour dehors, et l’encadrement lui offrait une pleine vue sur des champs et… des champs. Comme elle l’avait fait précédemment pour la porte, elle posa sa main sur la poignée de la fenêtre et l’actionna. Il y eut un bruit sourd, et cette fois, les deux battants s’ouvrirent. L’air froid s’engouffra d’abord dans ses poumons puis dans la chambre. Retrouvant un peu d’espoir, Théo s’imprégna de l’air hivernal avant de les refermer, parcourue d’un nouveau frisson. Certes, elle se trouvait au premier étage, et il lui faudra sauter de cette hauteur pour rejoindre l’extérieur, mais les champs à perte de vue lui donnaient du courage.
Risquant un regard en direction de la porte, celui-ci s’attarda sur le miroir. Une intuition. Sentiment qu’elle n’avait pas encore ressenti jusqu’ici. Elle s’approcha de la glace et essaya de s’en saisir à deux mains, mais clouée au mur, celle-ci ne fut qu’ébranlée. En y mettant un peu plus de fermeté, l’un des clous se décrocha, glissa sur la commode avant de terminer sa course au sol. Il continua de rouler un court instant dans un bruit particulièrement pesant. Théo se mit à genoux, risquant une main sous le meuble pour ramasser le clou, mais son doigt se prit dans une latte du parquet, qui bougeait dangereusement. Décalant la commode le plus discrètement possible, elle s’agenouilla à nouveau et souleva la latte. Le morceau de métal s’était en effet niché là, à côté d’un bout de papier froissé. La jeune femme s’en empara et le déplia.
De cette prison parfaite, il te faudra t’échapper
Pour franchir la quinzième traverse abîmée
Ne te méprends pas, ce rail ne sera pas sniffé
Car c’est bien dans ta tête que le chemin est caché.
Une énigme. Théo porta une attention particulière à la dernière phrase, « c’est bien dans ta tête que le chemin est caché »… pourtant dans sa tête, il n’y avait plus rien. Adossée au mur, le bout de papier dans une main, la jeune femme ferma les yeux. Il fallait qu’elle réfléchisse pour comprendre, mais mis à part une envie de pleurer, elle ne pensait pas à grand-chose. Froissant encore un peu plus le papier dans sa paume, elle se souvint de son âge. Oui, cette information lui était certaine : elle avait vingt-cinq ans. La deuxième donnée établie était son identité : Théodora Beka. Sa concentration était à son paroxysme quand elle fut submergée par une envie de fuir. La certitude terrifiante d’avoir été retrouvée et kidnappée. Convaincue que cette intuition ne la trahissait pas, elle fourra le bout de papier dans sa poche de jean et attrapa le blouson kaki. Une nouvelle fois, la sensation de manque la parcourut. Se persuadant qu’elle n’avait besoin de rien, elle remonta la fermeture éclair du manteau et ouvrit la fenêtre. L’énigme dans la poche, la mémoire vide, et la détermination de comprendre pourquoi elle ne se souvenait de rien, Théo enjamba la balustrade et pivota de manière à s’accroupir et à attraper le garde-corps avec ses mains. « La pelouse va amortir ma chute et la fenêtre n’est pas si haute, finalement » pensa-t-elle. D’un seul mouvement, elle balança son corps en arrière, s’écrasant de tout son long sur l’herbe gelée. Heureusement qu’elle n’avait pas atterri sur ses pieds, car ses chevilles, si frêles, n’auraient pas tenu sous le choc. Après cinq secondes qui lui parurent interminables, elle se releva difficilement. Elle regarda autour d’elle pour s’assurer que personne ne l’avait entendue, craignant d’être enfermée de nouveau dans cette chambre lugubre.
Bien trop faible pour entreprendre une course dans les champs qui se présentaient à elle, Théo décida de suivre un chemin au hasard, pressant le pas. Rapidement, les battements de cœur se firent plus forts et plus fréquents. Si elle était enfermée dans cette chambre, il y avait de fortes chances pour qu’elle n’ait pas le droit de se balader ainsi. La, ou les personnes qui étaient responsables de cette détention avaient dû s’apercevoir qu’elle avait disparu et ils ne tarderaient pas à venir à ses trousses. Cette idée lui suffit pour accélérer encore le pas, sentant ses cuisses se réchauffer à chaque mouvement. Ses muscles se contractèrent avec intensité. Combien de temps était-elle restée allongée dans ce lit pour que ses membres soient si peu coopératifs ? S’efforçant de penser à autre chose que cette douce brûlure dans ses jambes, elle réfléchissait à l’énigme qu’elle avait trouvée par hasard sous le parquet. Retirant le papier de sa poche, elle relut la première phrase qui lui semblait plutôt bien accomplie. Elle continua sa lecture « Pour franchir la quinzième traverse… » Victime de ses trous de mémoire, elle se demandait bien ce que pouvait être une traverse. « Ce rail ne sera pas sniffé ». De la drogue ? Soudain, comme si le culot d’une ampoule venait enfin toucher la partie métallique de la lampe, la jeune femme sut ce que son corps lui réclamait depuis son réveil. Et si elle en comprenait bien l’énigme, ce n’était pas maintenant qu’elle allait le satisfaire.
Sillonnant un sentier bordé de givre, Théo ne cessait de frictionner ses mains pour qu’elles se réchauffent. Le paysage qui s’offrait à elle – gris et froid – avait comme un goût de souvenir d’enfance. Et ce sentiment, sans vraiment s’en rendre compte, s’installa sur ses épaules, à la manière de deux bras rassurants. La jeune femme se répétait les mots comme une comptine pour enfants. « Ne pas se méprendre », soufflait-elle. « Ce rail ne sera pas… » mais ses pieds s’arrêtèrent lentement. Focalisée sur la drogue, elle n’avait compris la phrase dans le bon sens. L’énigme parlait de rails sur lesquels passent des trains. C’était évident. Machinalement, elle se remit en marche, toujours dans la même direction, et sans pouvoir se l’expliquer, elle emprunta ce chemin comme si elle l’avait déjà fait une centaine de fois auparavant. Elle traversa ainsi un petit bosquet qui déboucha sur un gigantesque pont en pierre. Soutenu par de nombreux arcs, sa blancheur venait trancher le décor si gris et triste. Émerveillée, Théo s’immobilisa. Dans sa poitrine, son cœur jouait du tambour. Ce pont, elle le connaissait. Elle esquissa un sourire qui devait ressembler plus à une grimace, tellement le souffle lui manquait. Elle jeta un coup d’œil en arrière pour s’assurer que personne ne l’avait suivie, puis elle reprit sa route. Il fallait qu’elle monte là-haut, car la solution de son énigme s’y trouvait, elle en était convaincue.
Théodora escalada l’amoncellement de terre et arriva, essoufflée, sur ce fameux pont. Prenant une grande inspiration, ses épaules s’affaissèrent. Elle sortit une seconde fois le papier complètement chiffonné de sa poche et en relut la deuxième phrase « Pour franchir la quinzième traverse abîmée ». Comme des vagues ramenant des coquillages sur le bord de la plage, sa mémoire revenait par à-coups. Les traverses étaient les morceaux de bois qui reliaient les rails et le chemin de fer qui se dressait devant elle ne faisait que confirmer sa pensée. Elle avança d’un pas déterminé jusqu’au départ des rails.
Dans un murmure, elle commença le décompte… un… deux… trois… mais une douleur fulgurante enveloppa son bras gauche. S’arrêtant net dans ses comptes, elle saisit son avant-bras de sa main droite pour appliquer une pression. Elle voulut atténuer l’inflammation, mais cela ne fit rien. Étouffant un rugissement, la jeune femme releva la manche de son blouson. Elle vit une marque violacée, comme une ancienne cicatrice1, lui faisant face. La douleur s’estompa aussi rapidement qu’elle était apparue. Elle caressa la marque avec son index, troublée par sa forme. Deux triangles. Le premier pointant vers son poignet tandis que le deuxième allait en direction de son cœur. Le tout formait un losange. Alors que le premier triangle était représenté par trois traits, le deuxième était complètement plein, la couleur violette beaucoup plus accentuée. Boursouflée, la marque semblait lui appartenir telle une tache de naissance. Comment se faisait-il qu’elle ne l’avait pas vu avant ?
Une bourrasque glacée fouetta son visage. Revenant à la réalité, elle tira sur sa manche et reprit ses comptes. Elle se rapprochait de la quinzième lentement… elle ressentait toujours les picotements dans son avant-bras qu’elle ignora instantanément. Treize… quatorze… quin… Lorsqu’elle posa le pied sur la quinzième traverse, celle-ci céda sous son poids. Dans un craquement sonore, le corps de Théo fut avalé par le chemin de fer. Et dans son avant-bras, comme deux rouages qui s’emboîtèrent, un cliquetis se fit entendre.
Étendue dans la neige, la chaleur que dégageait le bras de Théo contrastait avec la froidure de l’hiver. Il était évident que la jeune femme n’était plus sur les rails. Elle se mit d’abord à genoux, afin de ne pas choquer son corps une seconde fois. Tout, autour d’elle, n’était que blancheur et flocons. Le vent soufflait relativement fort, assez pour qu’elle rabatte la capuche de son manteau sur sa tête. Réalisant que son pantalon s’imbibait d’eau, elle se releva doucement. La faim grognait dans son ventre et le manque de drogue dans son système commençait à prendre le dessus sur sa raison. Le paysage devant elle ne cessait de tressauter, tel que le ferait une vieille cassette abîmée. Elle cligna des yeux à plusieurs reprises, grimaçant, et, lentement, elle fit un tour sur elle-même afin de contempler le lieu dans lequel elle venait d’atterrir. Sur sa gauche se trouvait une rangée de montagnes, parsemées d’immenses sapins d’un vert anglais, eux-mêmes recouverts d’une épaisse neige immaculée. À droite, le versant d’autres montagnes, cette fois-ci dénuées d’arbres. Aucun humain n’avait marché sur le tapis blanc, même les animaux n’avaient pas encore eu l’occasion de déposer leurs empreintes. Perdue au milieu de ces sommets, Théo était abattue. Comment avait-elle fait pour passer à travers cette planche ? Elle se retrouvait au cœur de la montagne, dans un froid si terrible qu’elle n’était pas sûre de pouvoir y survivre une seule nuit. Et pourquoi, diable, avait-elle quitté cette chambre qui lui paraissait maintenant si confortable ?
Une bourrasque vint ébranler le dernier questionnement de Théo. Elle plongea ses mains dans les poches de son blouson avec détermination avant que le froid ne vienne amputer l’un de ses membres. La quantité de flocons qui se déversait du ciel ne cessait d’augmenter. Le corps maigrelet de la jeune femme ne lui permettait pas d’avoir très chaud, et la moindre rafale la faisait valser un peu plus à chaque fois. Il fallait qu’elle trouve de quoi s’abriter, le temps que la tempête se calme. Elle se remit alors en marche, d’un pas volontaire, mais le chemin grimpait et elle était grandement ralentie par la neige. Chaque fois qu’elle faisait un pas, son pied s’enfonçait d’au moins quinze centimètres dans le tapis blanc. Et malgré la fatigue qui rongeait son corps, un doux murmure dans sa tête lui répétait qu’elle ne pouvait pas mourir ainsi.
Suivant le semblant de chemin déjà tracé, Théo avançait à l’aveugle. Le blizzard fouettait son visage, et les flocons venaient s’écraser sur ses paupières. Après avoir marché durant trente minutes, elle fit une pause pour déblayer son visage et voir s’il n’y avait pas une maison ou un refuge aux alentours. Mais, comme seule au monde, le désert blanc qui s’offrait à elle ne semblait pas de bon augure. Elle s’était aventurée un peu plus dans les hauteurs et l’air grondait déjà moins fort. Elle retira brièvement sa capuche pour avoir un point de vue le plus dégagé possible. Sur sa gauche, au cœur des montagnes, elle crut apercevoir une cavité, semblable à une grotte. C’était probablement sa seule chance de survivre à cette tempête givrante. Hâtivement, elle se couvrit de nouveau la tête et commença l’ascension du mont. Le trou n’était pas très haut, mais la pente était raide. D’autant plus que la neige ne l’aidait pas à stabiliser ses pieds sur la paroi. Ses orteils étaient gelés et elle ne sentait même plus ses mains qu’elle plantait dans la neige comme des pics à glace. Mais à la pensée d’être à l’abri du mauvais temps, la jeune femme se remplit d’une petite dose de courage. Elle fixa son regard sur la fameuse grotte et continua d’escalader difficilement la pente.
Après une vingtaine de minutes, elle posa enfin sa main sur le bord du renfoncement et dans un ultime effort, se hissa à l’intérieur. À plat ventre, son cœur mourait d’envie de sortir de sa poitrine. Sa gorge était sèche, en feu. Chaque partie de son corps lui donnait l’impression d’avoir été tabassé durant plusieurs semaines. La joue collée contre le sol, elle regarda la tempête qui ne cessait de rugir. Elle ne percevait plus ni les sapins ni les montagnes qui l’encerclaient auparavant. Rien qu’un voile épais, frappé de millions de flocons.
Théo resta étendue sur le sol un long moment. Tremblant de tous ses membres, elle ferma les yeux. Le bruit que faisaient ses dents lorsqu’elles venaient s’entrechoquer les unes contre les autres rebondissait sur les parois de pierre. Toute volonté de bouger avait quitté son corps. Essayant de calmer ses spasmes, elle s’assoupit. Juste cinq minutes. La mort, à ce moment-là, aurait pu venir lui rendre visite. Mais elle fut probablement chassée par la rafale de vent qui s’engouffra dans la cavité et permit ainsi à Théo d’émerger brusquement de son demi-sommeil. Son corps commençait à se transformer en glaçon. Reprenant ses esprits malgré le mal-être qui habitait son corps, elle se releva.
C’est seulement à cet instant qu’elle prit le temps d’étudier l’intérieur de l’antre. Pas très haute et étroite, la grotte donnait l’impression de se replier sur elle-même dans le fond, comme un entonnoir. Le sol était dénué de toute matière moelleuse et confortable, revêtant ainsi une centaine de petits cailloux et un bon tapis de poussière. Le regard de Théo s’attarda sur une sorte de tas, caché dans l’ombre. Elle s’avança prudemment, son corps continuant de trembloter. N’en croyant pas ses yeux, elle s’accroupit pour toucher ce qu’elle pensait voir : un amas de bouts de bois, à moitié brûlés. Le bois était sec, comme si quelqu’un l’avait ramené ici quelques heures auparavant. Ce qui en restait était largement suffisant pour se réchauffer. Cette bonne nouvelle était la bienvenue, lui redonnant de l’énergie. Elle laissa tomber sa capuche sur ses épaules et d’un mouvement de doigt, glissa une mèche de cheveux derrière son oreille pour qu’elle ne vienne pas se balancer devant ses yeux marron. Elle s’assit machinalement en tailleur devant le tas de bois, en saisit deux bouts et les frotta l’un contre l’autre. Ces mouvements lui paraissaient si évidents et naturels qu’elle n’y songeait même pas. Théo s’activa ainsi durant une dizaine de minutes. Les bras endoloris, cette dernière avait plaqué l’image d’un gros feu de bois dans son esprit, ce qui lui donnait toute la motivation nécessaire pour réussir. Le vent continuait de souffler à l’extérieur, et les flocons de neige formaient maintenant un rideau blanc à l’entrée de la grotte. Une petite fumée noire se dégageait soudain des deux bouts de bois. Théo se mordit la lèvre inférieure pour résister à la tentation d’arrêter, ses bras l’implorant. Soudain, une légère étincelle apparut, se propageant doucement sur le reste des morceaux de bois. Le corps crispé, et à moitié réchauffé, elle resta en suspens durant quelques instants, ne criant pas victoire trop vite. Mais lorsque la première flamme s’envola vers le plafond de pierre, elle n’avait plus de doute. Elle avait réussi à se faire un feu de camp.
Elle tendit ses mains en direction du foyer. Les picotements que lui procurait la chaleur étaient difficilement supportables. Elle posa ses mains sur son jean quand elle réalisa subitement qu’il était trempé, tout comme son blouson. Sans plus attendre, elle les retira ainsi que ses chaussures et ses chaussettes et les étendit sur de grosses pierres, à côté des braises. Elle savait qu’il serait plus judicieux de faire sécher les tissus à part. Les flammes dansaient devant ses yeux. Soulagée, Théo ne mourrait pas ce soir.
Cela faisait plus d’une heure que la jeune femme s’était réfugiée dans la grotte. La nuit commençait à tomber et l’envie de boire devenait insupportable. La neige qui se déposait sur le bord du renfoncement pourrait largement lui suffire, mais à l’idée de s’éloigner du foyer flamboyant, Théo eut un frisson. Pourtant, il en allait de sa survie. Prenant une profonde inspiration, elle se leva et arpenta la grotte avec prudence. Ses chaussures séchant au coin du feu, elle ne voulait pas risquer de marcher sur l’un des nombreux cailloux tranchants. Arrivée au bord, elle s’agenouilla et prit une poignée de neige. Au contact de ses lèvres, la poudreuse commençait déjà à se liquéfier. Elle en mit une partie dans sa bouche. C’était douloureux, mais le simple fait de boire lui permit de reprendre un peu de couleur. Elle avala ainsi quatre poignées de neige. Puis elle revint s’asseoir près du feu, les genoux nus portés à sa poitrine.
« Je m’appelle Théodora Beka, et j’ai vingt-cinq ans. Lorsque je regarde mon corps, je le trouve extrêmement maigre. La fine couche de peau qui le recouvre n’empêche pas mes os de se dessiner au travers. Je m’appelle Théodora. Je me suis enfuie d’une demeure dans laquelle j’étais enfermée et je suis passée, une heure après, dans le ventre d’une traverse en bois. » Se retrouvant face à elle-même, Théo faisait l’inventaire de ce qu’elle savait. Elle aurait voulu écrire pour se rappeler. Mais à part le bout d’énigme qu’elle avait dans sa poche, et qui devait être trempé, elle n’avait rien. « J’ai suivi un chemin à cause d’un papier. Qui est assez intelligent pour avoir caché ce bout de papier sous le plancher et être sûr que je trouverai le chemin de fer ? » Ses pensées se dissipèrent dans un tremblement, elle posa faiblement sa tête contre le sol et s’endormit.
Lorsque Théodora ouvrit les yeux, la tempête dehors avait cessé. Il ne devait pas être plus tard que six heures du matin. Les premiers rayons du soleil commençaient déjà à faire fondre la neige qui bordait la grotte. Le feu de bois s’était éteint et la jeune femme avait de nouveau froid. Les lèvres légèrement bleuies, elle ramassa son linge sur la pierre et se rhabilla. Le contact du tissu sur sa peau lui procura un frisson. Ses cheveux avaient séché et quelques frisottis se dressaient sur sa tête. Une fois les baskets lacées, elle s’avança vers l’entrée de la grotte. Tendant sa main un peu plus bas que la veille, elle attrapa une poignée de neige qu’elle mit en vitesse dans sa bouche. Elle répéta le mouvement deux fois, puis se redressa pour remonter sa fermeture éclair. La brume grisâtre et les flocons s’étaient dissipés, laissant place à un sublime spectacle. Les premiers rayons de soleil se dégageaient du sommet de la plus haute montagne. Puis, lentement, la boule de feu éclot, sous le regard ébahi de Théo. La chaleur qui émanait du soleil vint caresser son visage creux. Ce matin, les oiseaux chantaient, comme s’ils étaient heureux d’avoir subsisté à cette terrible tempête. « Moi aussi je suis heureuse d’avoir survécu les amis… » murmura-t-elle. Sans s’en rendre compte, le sourire avait gagné son visage.
Après avoir vu le soleil dans sa totalité, et s’être sentie complètement réchauffée, Théo fit un bond en avant pour retomber silencieusement dans la neige. Elle redescendit le versant qu’elle avait gravi quelques heures plus tôt. Il lui fallait reprendre son chemin. Elle repartit alors dans la même direction que la veille. Le vent avait cessé de souffler et le soleil brillait radieusement sur la jeune femme, dessinant une petite ombre biscornue.
La marque sur son avant-bras lui était toujours désagréable. Il ne s’agissait plus de la douleur ressentie la première fois, dorénavant les picotements s’étendaient de son poignet à son coude. Après avoir frotté sa peau avec le tissu de sa veste, elle ne remarqua aucun changement sur sa trace triangulaire. Par précaution, elle décida de laisser sa manche au niveau du coude.
Lorsqu’elle arriva à un croisement, elle hésita quelques secondes avant d’opter arbitrairement pour le chemin de droite. Soudain, son avant-bras lui donna l’impression de se consumer de l’intérieur. La brûlure lui arracha un grognement. « Non… ce n’est pas possible… » La raison de cette douleur lui était inconnue et pourtant, une intuition venait de germer dans son esprit. L’idée de s’être trompée de chemin était folle et insensée, mais lorsqu’elle fit demi-tour et prit le chemin de gauche, sa douleur s’évapora aussitôt. « Comment est-ce possible… ? » Ayant ralenti le pas, Théo continua sur le chemin indiqué par son bras.
Sa voix rebondit sur chaque tronc d’arbre, pour venir s’écraser sur le flanc d’une montagne. Elle regretta aussitôt d’avoir ouvert la bouche. Elle ne savait pas où elle était et qui aurait pu l’entendre. Doucement, le silence reprit sa place et Théo sentit le reproche de celui-ci. Baissant sa manche avec colère, elle accéléra le pas comme s’il ne lui restait que deux minutes pour rejoindre le point d’arrivée. Pourtant, si quelqu’un n’avait pas de destination, c’était bien elle. Elle se laissa envelopper de nouveau par la tranquillité hivernale, et écouta les craquements que ses pas faisaient dans la neige. Ce bruit venant apaiser la colère qui était montée si rapidement en elle. Mais ce calme lui était inconfortable. Marchant depuis peut-être deux heures dans la neige gelée, elle était livrée à ses propres pensées et toutes les questions qu’elle se posait venaient s’entrechoquer dans son esprit. Bien que détestable, ce silence lui permit de se souvenir. Un meurtre. Il y avait eu un meurtre. Le vide s’installa dans son cœur. Elle savait que cette donnée était fiable. Elle avait perdu quelqu’un dans le passé. Un membre de sa famille ? Un ami ? Une rafale d’émotions la submergea, ravagée par la faim et le froid. La tristesse, la perte, et la fuite. Toujours ce sentiment de fuite. « Quelqu’un est mort. Il a été tué. Et j’ai peut-être été une cible également… J’ai dû fuir… Avait-on réussi à me capturer ? Oui, bien sûr ! C’est bien de là-bas que je me suis enfuie ! » Essayant de recoller les morceaux de puzzle dans sa tête, Théo ne savait pas quelles pièces lui manquaient et surtout si elles étaient correctement emboîtées. Son esprit cessa de fonctionner brusquement, les yeux rivés sur une tache perdue dans la neige. Elle était aussi rouge que le sol était blanc. Le contraste entre les deux était flagrant. Relevant légèrement la tête, elle en aperçut deux autres plus loin. Le sang semblait encore frais. Une bête devait être blessée. Ne se risquant pas de briser une seconde fois la tranquillité de la montagne, Théo suivit du regard les taches. Hors du sentier tracé, les gouttes s’enfoncèrent parmi les gigantesques sapins. « C’est peut-être le signe que je cherchais », pensa-t-elle, complètement désorientée. Sans même regarder en arrière, elle s’engagea dans la forêt de conifères.
Les traces étaient plus grosses, plus rouges. À pas de loup, elle se déplaça avec une étrange rapidité. Sans vraiment y prêter attention, elle écrasa quelques taches, les dissimulant entre sa chaussure et le sol enneigé. En fin de compte, peut-être que l’animal qu’elle cherchait était déjà mort au vu de la quantité de sang écoulée. Et au bout de cinquante mètres, les traces finirent leur course, au pied d’un gros sapin. Encore loin du tronc d’arbre, Théo se figea, essayant de capter le moindre détail pour lui donner un indice sur la taille de l’animal. Derrière le tronc, quelque chose dépassait. Elle se rapprocha encore un peu, distinguant ainsi parfaitement une main, appuyée dans la neige. Un humain. « Était-il vivant ? » Les battements de cœur de Théo s’accélérèrent dans sa poitrine. Elle se rapprocha timidement de l’arbre et entendit un halètement. Était-ce son propre souffle ? Ou celui de la victime dissimulée ?
Au moment où elle voulut prononcer quelques mots afin de signifier sa présence, elle fit un pas de côté pour voir à qui elle avait affaire. Une femme avachie sur le sol sursauta :
Apparemment effrayée, Théo tenta de la rassurer.
Théo ne termina pas sa phrase, préoccupée par la jambe de la pauvre femme. Elle portait un pantalon kaki qui était maculé de sang. Sa jambe droite, bien qu’encore entière, donnait l’impression d’avoir été broyée. Une écharpe nouée autour de sa cuisse meurtrie faisait office de garrot. La blessure était profonde et horrifiante. La couleur virait au noir. Détournant le regard, elle remarqua un petit objet tombé dans la neige, un peu plus loin. L’inconnue avait une trentaine d’années, ses cheveux d’un brun foncé étaient nattés. Du sang séché salissait ses mains, ainsi que son visage blafard. Théo plongea ses yeux dans son regard noir :
Théo n’en croyait pas un mot. Il lui semblait impossible d’avoir une telle plaie avec un simple piège. Un piège de quoi d’abord ? Non, c’était probablement un animal. Une bête sauvage. Elles étaient dans la forêt après tout… L’état pitoyable de sa jambe indiquait bien, cependant, que quelque chose clochait. Ne sachant pas très bien qui elle fuyait depuis le début de son périple, Théo ne savait pas si elle pouvait faire confiance à cette femme. Pourtant, il lui était impensable de la laisser ainsi se vider de son sang.
Comme si la dernière demande de cette femme venait de gifler Théo en pleine face, elle acquiesça en verbalisant un grand « oui, bien sûr ! ». Elle s’agenouilla et au moment où elle agrippa le bras droit de la femme afin de la relever, elle s’empara de l’objet perdu dans la neige. Il s’agissait d’une grosse clé ancienne, recouverte de terre. Elle la fourra rapidement dans sa poche puis souleva la femme. Dans un gémissement, cette dernière se mit debout avec difficulté et s’appuya lourdement sur Théo. Malgré sa corpulence filiforme, le poids plume qu’était Théodora n’allait pas pouvoir la supporter ainsi bien longtemps. La femme glissa son bras droit autour des épaules de sa nouvelle béquille et hocha furtivement la tête en guise de consentement pour commencer la marche. À moitié écrasée sous le poids de la blessée, Théo serra les dents et n’émit aucune plainte, par respect. De plus, si elle arrivait dans un village, elle pourrait sûrement avoir un peu de nourriture et de quoi passer une nuit.
Il était certain qu’elle ne donnerait pas son identité maintenant. Pas avant de savoir où l’emmenait cette « Elsa ».
Elsa n’avait pas menti, le village dont elle avait fait mention ne se trouvait pas très loin. En une quinzaine de minutes, les deux femmes aperçurent les premiers toits. Le soleil, très haut dans le ciel, se reflétait dans la blancheur de la neige, ce qui contraignait Théo à plisser continuellement les yeux. Son épaule gauche était complètement engourdie par le poids d’Elsa. Mais les traces de sang qu’elles laissaient derrière elles l’empêchèrent de se plaindre, se demandant à plusieurs reprises si la jambe de cette dernière n’allait pas se détacher à tout moment.
Une femme, au loin, était penchée vers le sol, ramassant quelque chose. Un instant plus tard, elle balança cet objet dans les airs et un chien, sorti de nulle part, bondit pour l’attraper en plein vol. Il était gros, mais agile. Son poil noir était court, avec quelques reflets bleutés. L’animal ramena ce qui ressemblait à une branche à sa maîtresse, qui se pencha une nouvelle fois en lui octroyant une caresse entre les deux oreilles. Lorsqu’elle releva la tête pour lancer une seconde fois le bâton, son regard se figea sur les deux silhouettes qui se dirigeaient vers elle. Malgré la distance qui les séparait, Théo vit la femme, qui semblait plutôt âgée, mettre sa main sur son front pour faire office de visière.
Théo perçut difficilement les paroles qui étaient sorties de la bouche de la lanceuse de bâton. Vérifiant si Elsa avait elle aussi entendu, elle tourna son visage dans sa direction, mais cette dernière avait la tête posée sur son l’épaule, les yeux mi-clos. La douleur, probablement peu supportable, était en train de l’emporter.
De sa main libre, elle tapota la joue de sa protégée. Mais celle-ci ne répondit que par un léger sursaut, ses yeux roulant dans leurs orbites. Le poids mort d’Elsa accablait Théo. Elle inspira profondément et dans un ultime effort, cria à pleins poumons :
« Venez m’aider » pensa Théo, mais elle n’avait plus de souffle et commençait elle aussi à flancher. Elle releva sa tête qui penchait dangereusement vers le sol et aperçut les silhouettes de deux hommes fondre sur elle. Une fraction de seconde plus tard, tout le poids qu’elle portait sur ses épaules depuis maintenant vingt minutes s’envola. Les hommes saisirent Elsa avec une facilité déconcertante. L’un l’attrapa par les épaules et l’autre par les pieds en prenant garde à ne pas appuyer sur la plaie qui était difficile à percevoir à cause du sang qui coagulait sur toute sa jambe. Théo faillit s’écrouler sur le sol, mais la femme plutôt âgée vint à sa rescousse et à son tour, elle se laissa porter.
Puis, tout alla très vite. Théo sentit qu’on s’empara de son corps. De nouveau, on voulait l’enfermer. L’angoisse la submergea tandis qu’on l’emmenait dans l’une des maisons. Elle essayait de se débattre, mais la fatigue accumulée l’empêcha de s’obstiner bien longtemps. Elle n’avait pas mangé depuis deux jours et le creux qu’elle avait dans l’estomac ne cessait de s’agrandir.
Lorsqu’elle ouvrit les yeux, un rayon de soleil caressait son visage pâle. Allongée sur un canapé, une couverture en patchworks rouge remontée jusqu’au menton la tenait au chaud. Elle mit quelques secondes pour reprendre ses esprits et se souvenir de ce qu’elle faisait là. La nuit dans la grotte, la neige glacée, les traces de sang, Elsa, le village. Elle se redressa d’un bond. Faisant valser la couverture, elle courut vers la porte d’entrée. Elle actionna la poignée, et la porte s’ouvrit avec un franc succès. Le froid était toujours bien présent. Laissant la porte volontairement ouverte, Théo revint sur ses pas pour ramasser la couverture et l’enroula autour de ses épaules. Puis, reprenant le chemin de l’entrée, elle sortit sur le perron, s’imprégnant du froid hivernal. Face à elle, une ligne de montagnes, encore plus haute que celles qu’elle avait pu voir jusqu’ici. Elle fit un tour sur elle-même et comprit qu’elle en était entourée. C’était tout simplement magique. À côté de la maison dont elle venait de sortir, elle en vit une deuxième et un peu plus loin derrière, il y en avait quatre autres. Elles étaient constituées de gros rondins de bois, toutes parfaitement identiques. Les tuiles étaient recouvertes d’une fine couche de neige, fondue à quelques endroits. De certaines cheminées se faufilait un trait de fumée noire. Les habitations n’étaient pas disposées aléatoirement et formaient au contraire, une sorte de grand cercle. En son centre, des cendres noires jonchaient le sol, ce qui laissait penser qu’on y faisait de très gros feux de bois2.
Étrangement, Théo referma la porte de la maison et suivit la femme, sans craindre de piège. Son estomac se réveillait doucement dans un grognement étouffé.
La bonne femme l’emmena dans le logement juste à gauche. Elle avait les cheveux grisonnants, parfaitement tressés. De gros sourcils noirs durcissaient ses yeux marron-vert. Elle ne devait pas avoir plus d’une cinquantaine d’années. Elle portait un pantalon large et une polaire bleu foncé. Elle lui proposa de s’asseoir sur l’une des chaises de cuisine tandis qu’elle sortait une miche de pain déjà tranchée sous un torchon. Théo prit place et se dégagea de la couverture qui lui donnait l’allure d’un gros cocon. Fouillant dans le frigo, la bonne femme en sortit des morceaux de jambon et un pot de ce qui pouvait ressembler à de la mayonnaise. Elle en tartina grossièrement les tranches de pain et ajouta un bout de jambon. Elle referma le pain et le tendit à son invitée. Sans se faire prier, la jeune femme mordit à pleines dents dans le sandwich un peu rassis, mais peu importe ce que Théo aurait englouti, elle l’aurait apprécié. Elle sentit des picotements dans son corps, comme si l’énergie de cette nourriture se propageait déjà. La bonne femme s’était assise sur la chaise face à elle, les coudes posés sur la table. Dans un respect perceptible, cette dernière attendit que Théo engage la conversation. Après avoir avalé la moitié du sandwich, la jeune femme saisit le verre d’eau posé à sa droite spécialement pour elle. Puis, les deux mains désormais libres, elle s’adressa à son hôte :
Théo s’essuya le contour de la bouche du revers de la main, par crainte d’y avoir laissé un peu de sauce. Un silence pesant flottait désormais dans la cuisine, mais la femme, après avoir longuement observé Théo, poursuivit :
Repensant soudain au trou dans sa jambe, Théo eut la vision d’une bête à la mâchoire gigantesque.
Elle se souvint à cet instant qu’elle n’avait pas pensé à Elsa une seule seconde depuis son réveil, à savoir si elle était toujours en vie.
Elle esquissa un sourire, ce qui remonta légèrement ses sourcils et lui donna un air moins sévère. Dans une hésitation, Théo reprit la fin du sandwich qui était posé sur la table et le termina rapidement. Elle but son verre d’eau jusqu’à la dernière goutte et s’essuya une nouvelle fois la bouche. Elle était plus que reconnaissante envers cette dame qui lui avait offert un repas.
Fallait-il qu’elle donne enfin son identité, elle aussi ? Ou bien pouvait-elle encore se défiler comme elle l’avait fait avec Elsa ? Mais Théo avait beaucoup de gratitude envers cette dame et se dit qu’elle lui devait au moins son prénom.
D’un hochement de tête, Théo se leva, attrapa une nouvelle fois la couverture et s’enroula dedans.
À l’extérieur, quelques personnes sillonnaient le petit village, chacune plongée dans une conversation ou dans leurs pensées, ne semblant pas remarquer la venue de cette étrangère.
Encore un peu faible, Théo ne comptait pas s’enfuir, surtout si le village voulait bien la garder pour une nuit. C’était bien ce qu’elle avait compris lorsque Rose lui parla de « demain ». En pleine réflexion, elle ne vit pas la silhouette qui s’avançait vers elle.
Cette dernière sursauta. Qui pouvait l’appeler ainsi ? Seuls ses parents la surnommaient ainsi – un flash-back avec l’image de ses parents passa en flèche devant ses yeux. Elle se retourna, sur la défensive, prête à s’enfuir.
Le jeune homme, qui s’avançait maintenant vers elle, les bras tendus, souriait à pleines dents. Visiblement, il était ravi de la revoir. Son regard bleu perçant vint se planter dans celui, effrayé, de Théo. Plus grand qu’elle d’au moins trente centimètres, ses cheveux noirs coupés au carré étaient retenus derrière ses oreilles. Une barbe de la même couleur dissimulait la moitié de son visage. Ses épaules larges et son cou imposant donnaient l’impression qu’il pourrait la casser en une étreinte. Et c’est bien ce qu’il avait l’intention de faire, mais cette dernière esquiva de justesse cet élan d’affection. Un mélange d’incompréhension et de crainte se lisait sur son visage. Le garçon stoppa net son mouvement, apparemment frustré. Théo était sur le point d’articuler quelques mots pour essayer de comprendre ce qui se passait lorsque quelqu’un prit la parole avant elle :
Rose était de retour, accompagnée d’un monsieur un peu plus âgé qu’elle. Le jeune homme prénommé Clovis se recula et lança un regard interrogateur à Rose.
Théo regarda le jeune homme s’éloigner, perturbé par la scène qui venait de se jouer devant ses yeux.
Théo baissa le regard tellement celui de l’homme face à elle était sévère. Il était presque aussi grand que large, ses yeux très foncés. Il avait de longs cheveux gris et gras, relevés en queue-de-cheval par un élastique. Une grosse barbe grise, d’une nuance plus foncée que ses cheveux, lui donnait un air encore plus sauvage. Théo fut impressionnée par la taille de ses mains qui auraient pu broyer n’importe quoi sur leur passage. Presque entièrement vêtu de marron, il portait un foulard rouge autour du cou. Sur ses épaules, une veste en peau de bête était posée. Rose se pencha furtivement vers Monsieur D. et lui murmura à l’oreille « je vous laisse, on se retrouve tout à l’heure », avant de tourner les talons et de partir dans la direction qu’avait prise Clovis, deux minutes auparavant. Théo se sentit mal à l’aise face à cet homme dont les yeux parlaient en silence. Comme une enfant de cinq ans ayant commis une bêtise, son regard naviguait entre les mains immenses de Monsieur D. et ses propres chaussures, cachées sous la neige.
En guise de réponse, Théo esquissa un sourire en coin. Puis, Monsieur D. se mit en marche, incitant cette dernière à la suivre.
La prestance qui émanait de Monsieur D. rendait Théo nerveuse.
Ces questions n’étaient pour le moment pas trop intrusives et elle ne voyait aucune raison de cacher à son interlocuteur qu’elle avait dormi à même la pierre la nuit précédente.
Il marqua un temps de pause, tout en continuant de marcher, s’éloignant légèrement du village.
Cette conversation intéressait réellement Théo et elle était impressionnée par le travail que pouvait faire cette fameuse guérisseuse. Ils se trouvaient maintenant assez loin du village et Monsieur D. fit demi-tour, toujours talonné de près par Théo, emmitouflée dans sa grosse couverture. Le soleil avait mis le cap à l’Ouest, et le ciel s’était teinté d’une couleur rose poudré. Il reprit la parole :
La sévérité qu’avait Monsieur D. lorsqu’il prononça ces derniers mots ne l’incita pas à rêver d’une seconde nuit. Elle était cependant reconnaissante de ne pas avoir à dormir de nouveau dans une grotte, au coin d’un petit feu minable.
Où ? Théo n’en avait aucune idée. Mais il était évident qu’elle ne resterait pas dans ce petit village. Une voix à l’intérieur de sa tête lui affirmait que cela n’était pas prudent et qu’il valait mieux qu’elle change de lieu régulièrement. De plus, il y avait cet homme, Clovis, qui connaissait son prénom. Comment avait-il su ?
Le temps, ensuite, passa assez vite. Monsieur D. raccompagna Théo dans la maison où elle s’était éveillée plusieurs heures auparavant. À part quelques bruits qu’il faisait dans la cuisine, la maison était silencieuse. Théo avait proposé son aide, mais il lui avait simplement répondu qu’il n’en avait pas besoin. Elle alla donc se poster devant la fenêtre la plus proche, pour admirer le coucher du soleil. Les montagnes changèrent de couleurs, et elle apprécia d’autant plus ce paysage, car elle était au chaud. Un feu de cheminée crépitait dans le salon. La pièce n’était pas très grande, mais les meubles étaient bien disposés. La cheminée faisait face au canapé et il y avait sur sa droite une belle bibliothèque en bois de merisier. Monsieur D. avait expliqué à son invitée que la porte au fond de la pièce conduisait à la salle de bain tandis que le couloir qui passait sur la gauche de la cuisine menait aux chambres respectives d’Elsa et de son père.
La voix de Monsieur D. était encore plus ferme que les premières fois. Il n’avait pas levé la tête du plan de travail sur lequel il préparait le dîner. Théo risqua tout de même une question :
Monsieur D. avait largement insisté sur le « huit heures », ce qui enleva toute envie à Théo d’en connaître la raison. De toute manière, fatiguée comme elle était, il était peu probable qu’elle soit encore éveillée à cette heure-ci. Il lui proposa ensuite d’aller se débarbouiller un peu avant le repas. Et elle ne se fit pas prier.
Lorsqu’elle se déshabilla, elle aperçut le reflet de son corps dans le miroir. Ses cuisses étaient tellement maigres qu’elles ne se touchaient pas, et ses côtes donnaient l’impression de déchirer la fine peau qui les recouvrait. La théorie d’une quelconque maladie ne lui disait rien. Elle n’avait pas le souvenir d’avoir un jour refusé de manger. Alors l’avait-on privée d’alimentation ? La sensation de manque lui apparut au fond de la gorge, alors qu’elle ne l’avait pas ressentie depuis la nuit dernière. Elle jeta un coup d’œil sur le creux de ses bras : il y avait diverses traces, comme si elle y avait planté une dizaine d’aiguilles. Mais encore une fois, elle n’en avait pas le moindre souvenir. Elle avait uniquement l’envie d’avoir à nouveau ce produit, courant dans ses veines.
Elle vérifia si la marque sur son avant-bras était toujours présente, comme si elle avait pu disparaître sur un malentendu. Mais sa couleur violacée était toujours là.
Ses cheveux clairs étaient sales et emmêlés. Ne tardant pas plus, elle ouvrit le robinet et alla apprécier l’eau tiède de la douche. Après une vingtaine de minutes à se savonner, brosser ses cheveux et enfiler un ensemble qui devait appartenir à Elsa, Théo sortit de la salle de bain pour aller dîner en compagnie de ce cher Monsieur D. Il avait préparé ce qui pouvait ressembler à du ragoût. Dans un gros bol flottaient des morceaux de viande dans un bouillon opaque. La jeune femme mentit lorsqu’elle précisa que le repas avait l’air très bon, mais elle fut surprise du goût particulièrement délicieux quand elle porta la première cuillère à ses lèvres. Dans un silence pesant, les deux individus avalèrent l’intégralité de leur bol, sans même se lancer un regard. Théo était beaucoup trop impressionnée par cet homme et avait peur qu’il ne la fiche dehors au moindre faux pas.
Alors qu’ils étaient sur le point de débarrasser, trois coups retentirent. Quelqu’un frappait à la porte d’entrée. Monsieur D. se leva et alla ouvrir l’énorme porte en bois.
Théo perçut une note enjouée dans sa voix qui lui donna l’impression qu’il appréciait Rose.
En entendant son prénom, Théo tourna la tête dans la direction de Rose. Mais elle ne se permit pas de répondre.
Elle se leva rapidement et attrapa son blouson qui était posé sur le rebord du canapé. Elle adressa un regard perplexe à Monsieur D. puis à Rose, quand cette dernière ouvrit la bouche :
Elle posa sa main sur l’épaule de Théo et comme elle l’avait fait un peu plus tôt dans la journée, s’adressa dans un murmure à Monsieur D. : « Ne t’en fais pas, je reviens tout de suite pour déguster le repas que tu as préparé ».
Et elle referma la porte derrière elle.
Les cheveux de Théo étaient encore mouillés et le vent glacial s’y accrocha. Les deux femmes traversèrent la petite place centrale pour rejoindre la deuxième maison sur la droite. Ni l’une ni l’autre ne prononça un mot, Théo ayant beaucoup trop froid pour perdre le peu de chaleur qu’elle avait par la bouche. Arrivées devant la porte de la maison, Rose frappa trois coups du plat de la main, puis entra. Un feu de bois crépitait dans la cheminée. La maison avait la même configuration que celle de Monsieur D., mais la décoration était complètement différente. Au milieu du salon était installé un lit de camp sur lequel était allongée Elsa. Tout autour se dressaient de nombreuses plantes qui avaient pris possession de la bâtisse. Elles grimpaient sur les murs, sur les poutres en bois et au plafond. Une dizaine de fagots de paille étaient disposés d’une manière qui laissait penser que leur place était mûrement réfléchie. Quelques draps de couleur lie-de-vin étaient suspendus au plafond, faisant office de tentures. De l’encens brûlait sur une petite table en bois noir, ainsi que quelques bougies de couleur blanche. L’odeur était très forte et prit Théo à la gorge. Elle se retint tout de même de tousser pour ne pas déranger Elsa qui avait l’air de se reposer.
Rose venait de tendre la main en direction d’une dame que Théo n’avait pas vue en entrant. Elle était étonnamment petite, et les rides qui dansaient sur son visage la rendaient particulièrement jolie. Elle avait la peau très mate, et les cheveux noirs et lisses, très longs. Théo eut l’impression que cette dame était très vieille, pourtant ses yeux rieurs lui donnaient un air plus jeune. Ses yeux noirs, en amande, étaient en harmonie avec ses lèvres très fines. Pour la première fois depuis qu’elle avait quitté la chambre terne, Théo fut traversée par la sensation qu’elle pouvait avoir une confiance aveugle en cette dame. Nâa.
La manière dont cette dernière avait prononcé son prénom lui avait donné une crampe à l’estomac. Elle savait. « Elle me connaît, comme le garçon de tout à l’heure. Mon prénom… » Les pensées de Théo se bousculaient bien trop vite dans son esprit.
La porte se referma et Théo, n’ayant toujours pas bougé, regarda à tour de rôle la guérisseuse et Elsa, toujours allongée sur le lit. Sans un mot, Nâa tapota l’épaule de la jeune femme en guise d’invitation à se déplacer. Puis, elle alla s’affairer en cuisine, là où était en train de bouillir un mélange dont émanait une drôle d’odeur.
Théo s’avança en direction d’Elsa qui était installée sur le dos, ses yeux grands ouverts en direction du plafond. Théo regarda sa jambe. Son pantalon kaki avait été découpé au niveau du membre abîmé, qui était désormais nettoyé. On pouvait voir nettement la blessure. Des fils avaient été passés dans la plaie, mais il manquait tout de même un bon morceau de chair. La natte d’Elsa avait été dénouée, ses cheveux bruns encadraient son visage au teint cristallin. Désormais au-dessus du lit, Théo ouvrit la bouche afin de lui demander comment elle se sentait, mais Elsa fut plus rapide :
Attaquée par l’affirmation d’Elsa, Théo lui lança un regard interrogateur.
Le regard toujours fixé sur les yeux noirs d’Elsa, Théo glissa sa main dans sa poche et heurta un objet froid. La clé. Ses yeux s’écarquillèrent. Celle qu’elle avait ramassée tout à l’heure dans la neige discrètement, avec l’intention de la garder et non de la rendre à Elsa. « Pourquoi j’ai fait ça… ? » se demanda Théo, qui ne comprenait pas son geste. Elle saisit l’objet entre son pouce et son index et le sortit doucement de sa poche, comme si elle brandissait une arme mortelle. Elsa n’avait pas cligné des yeux durant tout le long. Elle ne souriait pas. Mais elle n’avait pas l’air fâché. Elle voulait juste sa clé.
Théo ne put mentir en disant qu’elle l’avait ramassée pour l’aider. Le visage impassible, Elsa lui ordonna, et ce, avec la même froideur que son père :
Elle leva son menton du mieux qu’elle pouvait en direction d’une bassine en bois dans lequel se trouvait un peu d’eau claire. Les mains tremblotantes, Théo s’exécuta. À cause de ses trous de mémoire et du noir constant qui l’enveloppait, elle ne pouvait pas se permettre de répondre quoi que ce soit. Elle ne se sentait en sécurité nulle part et ne sachant pas qui elle était, elle avait seulement l’impression d’être une enfant, victime de son ignorance.
Elle plongea ses deux mains dans l’eau, l’objet dans les paumes. Le sang avait séché et la boue s’était incrustée dans le métal. Elle mit quelques secondes avant de parvenir à faire partir toute cette saleté. La clé était très jolie. Elle mesurait presque dix centimètres. L’anneau avait une forme particulière, ressemblant à deux croissants de lune qui s’entrecroisaient. Le détail des ornements était remarquable. La tige était régulière et arrondie tandis que le panneton était d’une finesse surprenante. Une petite boule au bout de la tige venait s’ajouter, comme pour clôturer le joli bout de métal3. En passant le doigt à plusieurs reprises sur la tige pour s’assurer qu’elle était bien propre, elle sentit une gravure. Elsa s’impatienta :
Théo tendit la clé à Elsa. Une mélodie vint briser le silence. Nâa, dans la cuisine, marmonnait quelques couplets d’une probable incantation.
Surprise de cette annonce, Théo porta la clé à ses yeux, afin de déchiffrer les petites gravures dans la tige.
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