L’âme de fond - Richard Héritier - E-Book

L’âme de fond E-Book

Richard Héritier

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Beschreibung

"L’âme de fond" rassemble deux récits profondément liés, portés par une même respiration intérieure. Dans Bleu outremer, Marvin, apnéiste d’exception, et Mickaël, son compagnon d’aventure, partagent bien plus qu’un amour de l’océan : une fraternité forgée dans l’effort, le silence et une confiance absolue. Dans L’Ancre Rouge, Antoine, en proie à ses tourments, avance en équilibre fragile entre vertige existentiel et aspiration à la lumière, soutenu par la présence essentielle de Raphaël. Tous affrontent des tempêtes intimes, ébranlés par la perte, le doute et la vulnérabilité d’une société vacillante. L’amitié, véritable étoile polaire, devient souffle et ancrage face à l’absurde et à la douleur. Parviendront-ils à relever les défis, à traverser les ténèbres d’un monde en ébullition ?

À PROPOS DE L'AUTEUR     

Musicien et auteur, Richard Héritier insuffle à ses récits le souffle vibrant de son saxophone. Installé dans les monts du Lyonnais, il s’inspire des paysages et du silence pour nourrir une écriture sensible. Depuis une quinzaine d’années, il explore à travers ses ouvrages les profondeurs de l’âme et la beauté fragile de la vie.

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Seitenzahl: 200

Veröffentlichungsjahr: 2025

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Richard Héritier

L’âme de fond

Roman

© Lys Bleu Éditions – Richard Héritier

ISBN : 979-10-422-6985-2

Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

Ne marche pas devant moi, je ne te suivrai peut-être pas.

Ne marche pas derrière moi, je ne te guiderai peut-être pas.

Marche à côté de moi et sois simplement mon ami.

Albert Camus

Confronter quelqu’un à sa propre ombre revient à lui montrer la lumière qui l’habite.

Carl Gustav Jung

Bleu outremer

I

L’Airbus amorce sa descente vers Antalya Airport. Ce rendez-vous rempli d’espoir est préparé depuis des mois. Volkan, un correspondant sur place, a organisé le séjour et les attend. Dès la sortie de l’aéroport, ils embarquent sans transition dans le van mis à leur disposition. Quatre heures de route sinueuse avec vue sublime sur la mer. Enfin, ils arrivent à Kaş, avec un seul objectif pour cet automne 2025 : participer au Championnat du monde d’apnée et occuper la première place du podium.

Toute l’équipe a devant elle une semaine pour se préparer avant le jour J, les vacances seront pour plus tard. Après s’être reposé du voyage, Marvin commence dès le lendemain son entraînement millimétré. Il procède toujours ainsi, sans rien laisser au hasard. Dans ce sport extrême, la sécurité est une question vitale. Il doit prendre ses repères, parfaire sa condition physique, entrer dans le relâchement profond et apprivoiser le gouffre qui l’attend.

Il existe plusieurs disciplines en apnée verticale. Marvin reste fidèle à ce qu’il a toujours pratiqué : descendre et remonter par la seule force des jambes prolongées par une monopalme de compétition en carbone qui décuple la puissance de l’ondulation du corps. Un mouvement très pur qu’il possède parfaitement en déployant un maximum d’énergie dans une détente totale. Là est le point crucial : ne pas s’épuiser pour regagner la surface sain et sauf.

Un câble est mis en place, arrimé à la plateforme flottante, lesté à l’autre extrémité. Il ne devra pas le toucher. Pour ne pas s’égarer, il sera relié à ce filin-guide par une longe fixée à sa ceinture, qui glisse à l’aide d’un anneau. Arrivé à la profondeur choisie, il saisira la plaquette témoin certifiant le record et remontera comme un dauphin. Il s’agit de l’apnée en poids constant avec monopalme.

Kaş est un des meilleurs spots pour l’apnée en Méditerranée : la ville, située au sud-ouest de la Turquie, offre aux amateurs de plongée sous-marine un bon nombre de sites protégés où une multitude de poissons multicolores et autres créatures aquatiques frétillent dans une flore d’une grande diversité. Plusieurs épaves dont certaines datent de l’Antiquité et des champs d’amphores millénaires attirent chaque année de nombreux plongeurs amateurs ou archéologues sous-marins.

Enfin, le grand jour arrive. Après une nuit paisible, Marvin se réveille tôt. Le soleil apparaît, fruit mûr émergeant à l’horizon. Il ne se lasse pas de ce spectacle, guettant l’instant fugitif où le disque rouge flotte sur l’eau. Ce matin, la mer est calme, temps idéal pour réussir cette descente et surtout la remontée qui demande un effort intense.

Il tentera le record en fin de matinée : -130 mètres ! Un exploit inimaginable dans les années 1950, quand les spécialistes du corps humain étaient persuadés que la cage thoracique ne résisterait pas au-delà de 40 mètres de fond. On ignorait alors que le corps humain pouvait s’adapter – au prix d’une progression prudente – un peu à la manière des mammifères marins, grâce au phénomène du « bloodshift » : un afflux de sang, venant des régions périphériques du corps, qui permet de résister à la compression sans dommages.

Un record à -214 mètres a même été validé en catégorie « no limit » : l’apnéiste descend très vite, emporté dans une chute vertigineuse par une gueuze de métal profilée et remonte rapidement avec un ballon gonflé d’air. Une folie… la course au record augmente le danger, provoquant parfois des accidents mortels.

La discipline choisie par Marvin est moins spectaculaire quant à la profondeur atteinte, mais la beauté du geste est aussi prodigieuse que le record. Depuis son enfance, il aime l’apnée verticale qui lui procure d’extraordinaires sensations de bien-être.

Deux heures avant la plongée, il entre dans sa bulle, les yeux fermés, tournés vers son cœur et ses poumons. Il se concentre sur les exercices respiratoires, ralentit son rythme cardiaque grâce à une relaxation appropriée, descend à l’intérieur de lui-même avant d’affronter le gouffre. Il visualise son parcours, ressent déjà la fluidité parfaite de ses mouvements. Il ouvre toutes ses cellules afin que l’oxygène les sature et que son cœur se sente au large dans la poitrine.

Le moment est venu. Marvin monte à bord du zodiac avec Delphine et ses amis de longue date, Mickaël et Julien, tous trois apnéistes. Ils rejoignent la plateforme à quelques encablures du rivage. Sans attendre, il entre dans l’eau, entouré par son staff et les officiels chargés d’homologuer le record.

Delphine lui sourit :

— Prêt ?

— Oui.

Pas de grands discours, un mot doux et son regard encourageant le comblent. Dernières minutes avant la descente vertigineuse. Respirations complètes, très lentes, une ultime inspiration profonde, il mâche l’air, le mange pour s’en remplir au maximum et plonge, tête la première. Il accélère l’allure en ondulant. Arrivé très vite à -30 mètres, il sent qu’il a dépassé le point de flottabilité neutre et se laisse couler en chute libre.

Sa détermination n’est pas perturbée par le flash qui traverse soudain sa mémoire : il se revoit à sept ans, émerveillé par ses premières plongées dans le monde du silence. À l’évidence, il était déjà doué pour l’apnée. Instinctivement, il avait compris très tôt comment équilibrer les pressions entre l’oreille interne et l’oreille externe lors de la descente.

Déjà -50 mètres, ses oreilles passent sans problème. Il perçoit la caresse de l’eau plus froide sur son corps, ondule de temps en temps pour couler plus vite. Jubilation ! Pourtant la pression augmente, son cœur ralentit et commence à cogner plus fort. La souplesse exceptionnelle de sa cage thoracique lui permet d’accueillir sans frayeur l’étau qui l’écrase. À -100 mètres, son sternum touche presque la colonne vertébrale, ses poumons ont à présent la taille d’une orange, son cœur bat à vingt pulsations par minute ! L’environnement s’assombrit, le faisceau de la lampe torche fixée au sommet de la tête, sur le néoprène de sa combinaison, troue l’obscurité du gouffre. Il atteint -125 mètres et voit le plateau du record. Trois secondes plus tard, il saisit la plaquette témoin. Une ivresse l’envahit, il connaît bien l’effet de la narcose pour l’avoir déjà vécue. Il doit garder le contrôle, ne pas se laisser emporter par le vertige. La concentration optimale et l’entraînement intensif qu’il a intégrés depuis des mois lui donnent les réflexes indispensables. En un instant, il s’arrache à l’abysse, déployant à la perfection l’ondulation de son corps. La monopalme le propulse vers le haut, lui assurant une bonne vitesse d’ascension. De retour à -60 mètres il sait qu’il est dans le bon tempo. Il goûte avec délectation le glissement de l’eau, fait corps avec elle. La progression s’accélère tandis que ses poumons reprennent peu à peu leur volume normal. La lumière revient, traversant l’eau parée d’éclatants reflets bleutés.

Soudain, une lueur plus vive l’enveloppe dans une douceur infinie, protectrice. Il accueille cette présence lumineuse, imprévisible. Marvin n’est pas troublé, seulement surpris par l’apparition rassurante. L’émerveillement est là. Ces rendez-vous le plongent dans un cœur à cœur mystérieux, sans mots à entendre et pourtant des paroles secrètes restent gravées au fond de lui.

Il ressent la fluidité accrue de son mouvement, s’élève sans effort vers la surface. La lueur disparaît dès qu’il parvient à la hauteur des plongeurs venus à sa rencontre. À -35 mètres, Delphine, Mickaël et Julien l’accompagnent jusqu’à l’air libre, prêts à le secourir en cas de malaise. L’envie de respirer se fait plus pressante… Il doit rester calme encore quelques secondes, tout entier investi dans l’ondoiement de son corps. Dans la dernière partie, rien n’est encore gagné, il existe toujours le risque de la syncope des sept mètres, provoquée parfois par la brusque variation de pression à l’approche de l’atmosphère.

Une dernière ondulation… il émerge enfin. Le voyage a duré quatre minutes vingt secondes ! Il peut enfin respirer par la bouche, ôter son pince-nez et laisser l’air circuler dans ses poumons. Face à lui, l’officiel le regarde avec attention.

— Tout va bien Marvin ?

— Oui, plongée et retour magiques, un régal !

La parole est claire, le regard droit, Marvin montre la plaquette témoin. L’officiel laisse passer les trente secondes réglementaires au cas où il s’évanouirait à retardement, mais il reste détendu et parfaitement lucide.

Record validé ! Aucun de ses concurrents n’est descendu à une telle profondeur durant ce championnat. Applaudissements, cris de joie, Delphine l’enlace, l’embrasse. L’ambiance ne ressemble pas à celle d’un stade de quatre-vingt mille places. Une dizaine de personnes seulement sont là pour se réjouir avec lui et il préfère de loin ce climat intimiste.

Le record mondial à -136 mètres, établi un an auparavant, sera son prochain défi, mais pour l’instant il éprouve une joie sans mélange. Au-delà de l’exploit réalisé, il garde en lui la sensation d’une extraordinaire communion avec la création, d’un infini respect pour la mer qui l’a accueilli dans ses entrailles et accompagné jusqu’au retour, dans une sorte de renaissance bouleversante.

La joie simple qui s’empare de lui surpasse tout sentiment de victoire. Dans les bras de Delphine, il savoure un repos hors du temps, inondé d’un baume de tendresse.

II

Prédestiné ? Marvin l’est sans aucun doute, élevé par des parents amoureux de la mer. Lucie et Victor habitent depuis toujours le mas provençal transmis de génération en génération, sur la presqu’île de Giens. Une terre paradisiaque, tournée au sud et à l’est vers les îles d’Or : Porquerolles, Port Cros et Le Levant.

Victor est plongeur professionnel et dirige le centre marin de la presqu’île. Dès que Lucie fut enceinte, elle désira accoucher dans l’eau. Elle vécut ces neuf mois en harmonie avec la nature enchanteresse de la Côte d’Azur, attentive à ne pas transmettre à l’enfant des tensions, de l’inquiétude ou des peurs.

À l’écart des tourments de la vie jusqu’au terme de la grossesse, ce tout petit grandit dans le calme de sa bulle liquide. Au fil des jours, ses sens se développaient, il entendait le cœur maternel battre régulièrement, sans perturbations, comme un tambour profond. La voix de sa mère, telle une berceuse, vibrait à l’intérieur de son cocon rassurant. Celle de son père lui parvenait, grave et plus lointaine, venue d’un autre monde. Immergé dans la tiédeur bienfaisante, il baignait aussi dans une autre présence, extraordinaire, céleste, brillante et douce, qui le plongeait dans un ravissement d’amour.

Lucie pratiqua les exercices préparatoires à l’accouchement en piscine : respiration, apnée, relaxation. La naissance dans le bassin se déroula dans le calme et la confiance, la bonne température de l’eau atténuant les douleurs et facilitant les efforts. L’enfant quitta le liquide amniotique, resta dans l’eau quelques instants grâce au réflexe natatoire, émergea enfin. Première inspiration, tout contre sa mère, peau contre peau. C’est ainsi qu’il s’ouvrit au monde.

Ils s’accordèrent très vite pour choisir son prénom. Ce fut Marvin, l’ami de la mer.

Lucie et Victor décidèrent de continuer les exercices aquatiques à la piscine des bébés nageurs. Deux fois par semaine, dans une eau à 32°, Marvin n’hésitait pas à les rejoindre sous l’eau, les yeux et la bouche grands ouverts dans un sourire radieux.

Tout coulait de source, la vie était simple et joyeuse. Mais si Marvin était très à l’aise dans l’eau, à la maison il s’isolait souvent et passait des heures à répéter le même geste avec ses jouets, imbriquant sans trêve deux pièces de lego ou empilant inlassablement des cubes jusqu’à la chute. Il semblait peu enclin à communiquer par le regard ou la parole, malgré l’attention pleine d’amour de ses parents.

Lors de l’entrée à l’école maternelle, il ressentit un malaise. Certains enfants pleuraient en voyant leurs parents s’éloigner, d’autres riaient, chahutaient, insouciants. Marvin ne pleurait ni ne riait. Il assistait à un spectacle trop bruyant et se tenait à l’écart pour trouver un peu de tranquillité. Les doutes de ses parents se confirmèrent lorsque l’institutrice les alerta. Il était un enfant pas tout à fait comme les autres, en tout cas en ce qui concerne l’adaptabilité à la vie sociale. Après quelques rendez-vous auprès d’une équipe médicale spécialisée, le diagnostic fut posé : Marvin était un autiste léger, hypersensible. Selon les spécialistes, il pouvait suivre un cursus scolaire normal et s’épanouir. Vu son QI élevé, il pourrait même être très doué dans un domaine qui restait à découvrir. Lucie et Victor étaient prêts à suivre les conseils, rassurés malgré tout, car sa différence n’allait pas l’empêcher d’être heureux.

Marvin grandit, entre le ciel et l’eau. L’être de lumière l’accompagnait et se manifestait souvent. Un cœur à cœur profond s’instaurait, le consolait. Là était son havre de paix, son secret aussi, il ne devait rien révéler pour ne pas perdre son trésor.

La maison se trouvait au sud de la presqu’île, non loin du port du Niel qui abritait le bateau de pêche de Victor. Un pointu, typiquement provençal, avec cabine. Il l’avait baptisé Syracuse, en hommage à la chanson d’Henri Salvador, et pour le dédier à sainte Lucie, née au troisième siècle dans cette belle ville de Sicile.

Dans ce petit nid batelier plein de charme, Marvin vivait des moments inoubliables avec son père, en contemplation devant le lever du soleil lorsqu’ils partaient à la pêche au petit matin, bercés par le teuf-teuf ronronnant du vieux moteur.

Pas de flots de paroles, ils écoutaient et regardaient, enchantés par le spectacle toujours nouveau, reliés par leur joie de vivre. C’est ainsi qu’un moment unique resta gravé dans son cœur d’enfant. Ce matin-là, dans l’air frais de l’aurore, Victor préparait le Syracuse. Marvin patientait, contemplant la mer et les îles d’Or au loin, émerveillé par les grands oiseaux qui s’amusent à glisser l’aile sous le vent, dans un mouvement sans fin de noria. Tandis qu’il errait dans sa douce rêverie, son ami lumineux apparut, plus brillant que jamais. Au creux de l’échange intime, un désir dilata son cœur : pouvoir lui donner un nom… Dans son langage d’enfant, il demandait souvent à son père : On va à Niel ? Ce petit coin de paradis qu’il aimait tant. Alors dans la clarté d’une évidence, il l’appela Aniel et entendit la réponse silencieuse en son cœur, telle une approbation.

N’aie pas peur, je suis là.

***

Un été passa dans la joie et l’insouciance des vacances. Il se sentait protégé, peu à peu il prit confiance en lui-même et les autres enfants ne représentaient plus un danger. À l’école, il parvint à communiquer un peu mieux, à sa manière certes, mais il était heureux d’apprendre et de partager certains jeux.

Plus tard, il pensa que, comme lui, ses camarades avaient chacun un ami mystérieux qui leur rendait visite de temps en temps. Eux pourraient le comprendre ! Le désir d’en parler grandissait. À la rentrée au cours élémentaire, Marvin attendit quelques jours pour se confier. Durant une récréation, il s’adressa à deux d’entre eux.

— J’ai un ami, plus lumineux que le soleil. Il s’appelle Aniel !

L’un resta bouche bée, l’autre ricana.

— Je ne crois plus au père Noël depuis longtemps

— Il est plus brillant que les éclairs !

— J’te crois pas.

L’échange s’arrêta là, ils étaient déjà repartis dans leurs jeux. Alors une tristesse infinie le submergea. Il se sentit seul, mis à l’écart une fois de plus. La nuit suivante, il rêva que les enfants le poussaient dans une pièce noire et fermaient la porte à clé. Il entendait fuser leurs éclats de rire.

Il fallait vite trouver une solution, question de survie ! Il n’en parla plus jamais et s’appliqua à montrer surtout ses atouts. Les gamins de sa classe habitaient tous à proximité et dès la fin du printemps ils aimaient se retrouver à la plage ou dans les criques. Surdoué lorsqu’il s’agissait de se mesurer à eux en plongeant ou en jouant à retenir son souffle, il parvint à se faire accepter définitivement par la bande. Mickaël, Julien et Marvin, passionnés par la plongée, formèrent un trio inséparable. L’image du rêveur attardé s’éloigna, tant ils étaient impressionnés par ses exploits. Désormais, il ne risquait plus d’être laissé pour compte, sa différence ne fut plus un problème.

Victor savait que la mer serait un refuge pour son fils, un lieu de repos, loin du bruit et de l’agitation des hommes. Très vite, il l’initia à la plongée sous-marine, étonné par tant de dispositions naturelles. À onze ans, Marvin descendait déjà à dix mètres de profondeur et pouvait y rester quelques instants, nageant au fond dans une aisance incomparable, comme en apesanteur. Il trouvait là sa véritable respiration.

L’été de ses douze ans, en vacances en Corse, il s’éloigna seul, loin de la plage, avec palmes, masque, tuba et descendit à la rencontre des petites raies qui se cachent dans le sable. Lorsqu’il arrivait juste au-dessus de l’une d’elles, elle s’enfouissait, disparaissant presque totalement, seuls deux yeux émergeaient du fond sableux. Il plongeait et replongeait, amusé par leur réaction, mais bientôt il se trouva face à une raie pastenague, plus grande, moins peureuse et d’autant plus redoutable. Au lieu de s’enfouir dans le sable à son approche, elle décolla dans sa direction, comme un oiseau déployant ses ailes, queue relevée, dard venimeux prêt à frapper. Effrayé par l’attaque, il remonta aussi vite qu’il pût. L’impact de l’aiguillon, comme un coup de fouet, secoua sa palme, mais il avait échappé à la piqûre. Au retour, son père le mit en garde en lui expliquant qu’il n’aurait probablement pas pu revenir s’il avait été touché. Déranger les hôtes des sables marins pouvait s’avérer dangereux. Conscient de l’aide d’Aniel qui l’avait sans aucun doute poussé à réagir en une fraction de seconde pour éviter le drame, il entendit le message en son for intérieur :

Attention, sois prudent !

III

Marvin passe son premier niveau de plongée avec bouteilles à quatorze ans. Victor redouble de patience et de délicatesse pour qu’il accepte peu à peu d’endosser le matériel. Ses sens hypertrophiés ralentissent les progrès : le contact de la combinaison en néoprène, son odeur, le poids de la bouteille sur son dos, le masque qui comprime son visage, le contact du détendeur dans sa bouche et le son de l’air inspiré artificiellement, la vue des bulles qui s’échappent autour de lui lorsqu’il expire… autant d’obstacles difficiles à apprivoiser. Il préfère sentir la caresse de l’eau sur sa peau nue et gérer l’air de ses poumons. Mais la confiance en son père, la soif de découvrir les fonds marins l’emportent. Après quelques essais concluants, Victor lui dit un soir :

— Dors bien. Demain, nous irons plonger dans la réserve de Port-Cros et avec un peu de chance nous verrons Jojo le Mérou !

Il a visionné de nombreuses fois Le monde du silence et rêvé de ce mérou vedette jouant avec les plongeurs. Le film documentaire de Jacques-Yves Cousteau et Louis Malle avait remporté la Palme d’Or à Cannes en 1956. Il sait bien que Jojo est mort depuis longtemps, harponné juste après le tournage par un plongeur qui a profité de sa familiarité avec les hommes. Finir sur un barbecue, triste destin pour une star du cinéma ! Mais depuis la création du parc national en 1963, la faune et la flore sous-marines sont protégées. Cette nuit-là, il fait un rêve, Jojo s’approche si près qu’il peut le toucher. Soudain environné de lumière, il lui parle et le mérou répond à sa manière en tournant autour de lui.

Réveillé très tôt, rempli d’images magiques, il attend avec impatience l’heure des préparatifs. Quand son père frappe doucement à la porte, il est déjà levé.

— On y va !

— Tu veux vraiment le voir ce mérou !

— Oui, on part à quelle heure ?

— On prend le temps du petit déjeuner. Il faut aussi charger la voiture sans rien oublier et on démarre.

— D’accord…

Tandis que Marvin engloutit ses tartines, son père le regarde, un grand sourire aux lèvres, ravi de pouvoir partager avec lui sa passion de la mer et plus encore de constater les progrès de son fils. Il a vu juste, Marvin s’épanouit dans le monde sous-marin, propice à son silence intérieur.

Victor gare la voiture au port du Niel, au plus près de l’amarrage du Syracuse. Dix minutes pour embarquer le matériel, les pique-niques et les voilà partis. Une mer d’huile… Très vite, les dauphins viennent les escorter, jouant près de l’étrave. Plusieurs fois, Marvin les a vus lors des sorties en mer, mais ce matin ils sont plus nombreux, bondissant hors de l’eau pour sa plus grande joie, comme un heureux présage. Victor jette l’ancre près de l’îlot de la Gabinière, où les mérous trouvent leurs gîtes dans les trous des tombants rocheux.

Excité à l’idée de plonger là où il n’est jamais allé, Marvin accepte l’équipement sans trop d’appréhension. À 10 mètres de fond, son père lui rappelle les gestes importants pour communiquer sous l’eau, réagir vite en cas de problème, et lui fait signe de le suivre. Marvin est très à l’aise, il imite son père qui longe la paroi sans aucun mouvement brusque. Victor sait où il a toutes les chances de vivre la rencontre. Au détour d’une anfractuosité de la roche, le mérou apprivoisé sort lentement de son trou, sa curiosité l’a poussé à venir voir ce qui se passe. Marvin est fasciné. Immobile, il regarde ce grand spécimen de près d’un mètre s’approcher de son père, se laisser caresser. Le poisson se tourne ensuite vers lui et le rêve se réalise. Victor assiste, ébahi, à la scène. Comme s’ils se connaissaient depuis longtemps, Marvin et le mérou se frôlent, jouent, se parlent. Le manège dure une ou deux minutes féeriques, avant que Jojo poursuive sa route, disparaissant dans les grands fonds.

***

Le succès de cette plongée avec bouteilles d’oxygène éveille en lui un autre désir. Le profondimètre ayant affiché 33 mètres, Marvin envisage de descendre à cette profondeur en apnée.

Un tel projet engendre dans son esprit un travail d’une extrême précision, il collecte avec frénésie une foule de données concernant l’apnée de compétition, s’imprègne des films disponibles. Pour être en sécurité dans ce domaine, rien ne doit être laissé au hasard et son cerveau fonctionne à merveille pour engranger avec une précision d’horloger suisse tout ce qui concerne le matériel, la maîtrise du corps et du souffle, les règles importantes pour diminuer les risques.

Lorsqu’il parle de descendre en apnée à cette profondeur, Victor, comprenant que son fils va s’engager dans le toujours plus profond et qu’il ne pourra pas l’en dissuader, est un peu inquiet. Il insiste sur un point capital :

— Tu sais qu’il ne faut jamais plonger seul. En apnée verticale profonde, c’est encore autre chose, tu dois être entouré d’une équipe compétente et progresser pas à pas.

— J’ai déjà étudié tous les détails, je prendrai le temps nécessaire pour avancer sans danger, c’est promis. Mickaël et Julien feront équipe avec moi.