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"L’apocalypse subtile d’Oscar" nous entraîne dans les aventures mouvementées de Dan Pau, jeune metteur en scène qui se retrouve confronté à des situations érotiques, des ennemis redoutables et des rebondissements haletants. Quelles épreuves attendent Dan Pau dans ce tourbillon d'aventures ? Ce roman picaresque fusionne parfaitement avec la science-fiction tout en offrant un récit fascinant sur la vie et ses défis.
À PROPOS DE L'AUTRICE
Petrika Ionesco écrit pour immerger le lecteur dans un univers impitoyable, extravagant, déformé, amer, désespéré et maudit, mais étrangement captivant. Cet ouvrage est le résultat de son imagination étonnante, nous transportant à travers une variété de modes et d’aventures singulières.
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Seitenzahl: 885
Veröffentlichungsjahr: 2024
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Petrika Ionesco
L’apocalypse subtile d’Oscar
Roman
© Lys Bleu Éditions – Petrika Ionesco
ISBN : 979-10-422-2578-0
Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.
L’imagination est plus importante que la connaissance.
Albert Einstein
Après la naissance de son premier enfant, ce magnifique bébé de cinq kilos et demi qu’elle appela Dan, Anna vécut l’enfer. L’accouchement lui provoqua une suite des douleurs, brûlures et vomissements, accompagné par une névrose tenace. S’ensuivit une convalescence très mouvementée et douloureuse. Totalement choquée, elle espérait même que la terre s’ouvre et l’avale, l’aspirant dans les abîmes les plus profonds. Elle était convaincue que son fils était venu sur terre, programmé pour la tuer. La nuit, une fois les employés et visiteurs partis, comme hypnotisée elle perdait la tête et fixait le poigné de la porte de sa chambre, donnant sur le corridor principal de la maternité. Chaque fois une affreuse panique se déclenchait. En fixant, effrayée, la poignée de la porte, elle observait que celle-ci commençait à tourner lentement jusqu’à l’ouverture totale de la porte. Dans son cadre se tenait, le regard affamé, un énorme bébé, son bébé à peine né, ruisselant de sang, un grand couteau incurvé a la main. Plus de doutes, son fils était là pour lui trancher la gorge.
Maximilien, son célèbre mari, vivait lui aussi l’enfer.
Il aimait sa femme plus que tout au monde et même « au-delà », aimait-il préciser chaque fois qu’il avait l’occasion. Cette fois-ci encore, il ne contourna pas la règle. Dès que l’hôpital l’a averti de l’état d’Anna, il quitta en urgence son laboratoire de Risnov près de Brasov, mondialement connu et respecté pour sa recherche en bioéthique, Maximilian annula à la dernière seconde le congrès qu’il venait d’organiser, ce qui déclencha une vague d’indignations. Moment mal choisi parce que c’était la présentation, tant attendue, de la mise en route de sa dernière création, un robot géant, obtenu par un clonage tenu secret sur un singe, ayant exactement les mêmes constituants et possibilités, excepté le fait que le robot pouvait faire dix fois le tour de la planète sans s’arrêter, sautant aussi d’arbre en arbre montant sur les façades des gratte-ciel ou creusant des tunnels pour éviter si nécessaire « l’ennemi ». Maximilien passait ses journées à l’hôpital, entre Dan, son fils tellement amusant et si précoce et Anna qu’il soignait de jour comme de nuit. Il gardait toujours l’espoir qu’une fois guérie elle l’accepterait.
Maximilian dormait dans un lit à côté d’Anna, partageant chacune de ses douleurs, son désespoir, ses nausées. Il devinait ses désirs, ses besoins. Il était devenu « elle ». Un mois plus tard, l’état d’Anna s’améliora substantiellement et on la transporta à la maison en toute sécurité. C’était une belle villa entourée d’un vaste parc luxuriant autour d’un petit lac. Lieu parfait pour une bonne convalescence. Une gouvernante fut engagée pour s’occuper du bébé, mais celui-ci refusa catégoriquement le téton de la remplaçante, le trouvant mollasson et franchement tristounet. On lui offrit d’autres tétons, réels ou fabriqués, mais les accepter c’était une autre histoire.
Pour qu’Anna rencontre enfin la merveille qu’elle avait mise au monde, Maximilian l’accompagnait deux fois par jour pour le voir, pendant ses siestes. À chaque fois c’était la même cérémonie. Elle s’arrêtait devant la porte de la chambre pendant un long moment puis le menton lui tombe sur la poitrine, et elle restait la tête basse prête à fondre en larmes. Subitement elle se tournait et en courant elle longeait le long corridor jusqu’à sa chambre où elle passait un bon moment sous la douche sans faire un mouvement. Des tentatives diverses, suivies d’innombrables retours devant la maudite porte n’avaient abouti à rien. Ni les supplications de Maximilian, ni celles de leurs amis venus prêter main forte pour l’encourager à faire l’effort d’ouvrir cette porte.
Durant toute une année, elle s’enferma dans un mutisme déchirant jusqu’au jour du premier anniversaire de Dan. L’enfant faisait ses premiers pas dans le couloir. La porte de la chambre d’Anna était ouverte, il entra et voyant sa mère, il l’attrapa par les genoux. Paralysée, elle eut cependant le courage, les yeux fermés, de se retourner, de se baisser et de le soulever jusqu’au niveau de son visage. Elle fit l’effort suprême d’ouvrir les yeux et d’affronter le regard de son fils. Elle n’arrivait pas y croire. Il lui ressemblait comme deux gouttes d’eau. Elle le sera dans ses bras, ils pleurèrent de toutes leurs larmes. Anna prit un long congé dans l’agence d’architecture où elle travaillait pour ne prendre soin que de son fils. Maximilian replongea dans ses recherches, dans son laboratoire loin de Bucarest et il ne rentrait plus que les week-ends.
À deux ans, Dan montrait des dons d’imitation hors du commun. Ses personnages préférés étaient Titi, la grand-mère maternelle et Tata, le grand-père paternel.
Titi était une plantureuse sexagénaire aux seins proéminents, aux décolletés vertigineux, à la chevelure abondante et frisée s’envolant en auréole autour de sa tête. Elle habitait un pavillon au fond d’un jardin. Ancienne avocate, elle s’était découvert sur le tard des talents de sorcière et avec les copines de son âge elle organisait des soirées thématiques la nuit, derrière son pavillon. Dan les observait de sa fenêtre du premier étage. Il les voyait devenir transparentes ou changer de couleur, grimper dans les arbres. Parfois elles montaient nues à califourchon sur les toits pointus du pavillon. En faisant semblant de ramer, elles finissaient par soulever le toit et s’envolaient avec, en dessinant toutes sortes de boucles dans le ciel. Dan mimait tout cela avec délectation et faisait mourir de rire l’assistance qui ne comprenait pas grand-chose à son récit mimé, souvent accompagné d’onomatopées et d’effets sonores très élaborés. Arborant un sourire entendu, Tati était la seule qui se reconnaissait.
Tata, un octogénaire longiligne aux bras pendants, un ancien ingénieur spécialisé dans les automatismes, un inventeur à ses temps perdus vivait dans son ancien garage devenu en partie atelier, en partie loft d’habitation. Il expérimentait parfois ses inventions que Dan, caché derrière les bosquets, observait les yeux grands ouverts. Tous les murs de son loft étaient recouverts des photos de Lelia, la femme de son meilleur ami dont, sans qu’elle le sache, il avait été éperdument amoureux toute sa vie. La dernière invention en date que Dan aimait imiter était une fusée de la même hauteur que Tata à laquelle il avait travaillé depuis six mois, jour et nuit. Il l’avait installée sur une rampe de lancement au centre de la clairière entourant son habitation. Une photo de sa bien-aimée couvrait l’intégralité du fuselage. La fusée s’était élevée dans un nuage de fumée suivie par une queue de flammes sous pression. Arrivée très haut, elle avait explosé laissant dans l’air un énorme bouquet de roses blanches qui s’était élargi lentement, remplissant tout l’horizon, pendant que le grand-père gesticulait avec ses longues mains tendues vers le ciel. Le grand-père criait son amour : « Je t’aime. Attends-moi. J’arrive bientôt ». Puis il s’effondrait. Après toutes ces émotions, il dormait à poings fermés une journée entière en rêvant certainement à leur première rencontre amoureuse qui n’avait jamais eu lieu. S’inspirant de cette dernière scène, Dan faisait un tabac surtout quand il imitait la mise à feu de la fusée suivie de l’hymne anglais interprété par le grand-père de sa voix nasale, car la femme de sa vie était de Manchester.
Les années s’écoulèrent sans problèmes majeurs. Anna avait repris son travail d’architecte et Maximilian toujours dans son laboratoire ou en déplacement à l’étranger pour des congrès internationaux avait acquis à trente-cinq ans une réputation mondiale pour ses travaux sur les enzymes et le clonage des robots humanoïdes. Dan le voyait de moins en moins. Les rencontres avec son père étaient des moments chargés d’une émotion particulière.
Le plus beau de tous les souvenirs de cette période, ce fut celui d’un samedi premier mai. Tout le parc était en fleurs, la nature souriait comme un univers rêvé par un magicien aux mille secrets. Maximilian avait invité à midi tous leurs amis et leurs enfants au bord du lac pour un déjeuner surprise. Divo, le superbe cygne, un cadeau d’un savant ami de Genève, nageait très intrigué de voir autant de visiteurs. Il faisait le tour des tables et recevait avec grâce des dons abondants. À la fin du repas, on annonça une grande surprise. On apporta une grande caisse en bois que l’on déposa sur une table. Maximilian arriva déguisé en clown, le visage blanchi, tambourinant sur un petit tambour. Il s’adressa au vieux saule qui bougeait ses branches dans le vent comme les tentacules d’une pieuvre géante : « Je demande à notre Divo 2 de sortir de sa prison ». On enleva le couvercle. Maximilian mit de la musique puis tapota sur son ordinateur et s’éloigna. On entendit quelque chose bouger à l’intérieur. Puis une tête de cygne fit son apparition. Tout d’abord craintif, il arrosa d’un regard chaque détail aux alentours. Puis rassuré, il éleva sa longue nuque. Son corps apparut. Il battit fortement des ailes et atterrit sur la table centrale devant Dan. En agitant tout son corps, il esquissa des mouvements de danseuse orientale. Au final, exécutant des cris, il déposa son bec dans sa main. En échangeant des regards avec Maximilian, il comprit que celui-ci était encore plus surpris que lui du comportement de sa marionnette. Ce chant n’ayant absolument pas était programmé pour exécuter ça. À ce moment précis, Dan sentit distinctement se dessiner sur sa peau, en haut du bras droit, un tatouage. Perplexe, il enleva sa chemise, mais il ne vint rien. Pourtant, la sensation d’un dessin très précis était bien là.
Divo devint fou. Sorti de l’eau, il s’envola et atterrit près du cygne mécanique. S’ensuivit un ballet en bonne règle, moins technique que celui des étoiles du Bolchoï dans le « Lac des cygnes », mais ô combien plus émouvant. Plus moderne aussi. Divo sentait chacune des plumes de son nouveau compagnon, en arracha une et l’avala. Ce fut le signe qu’il était totalement conquis. Le cygne mécanique fit de même. S’ensuivit un entrelacement de nuques en signe de fiançailles éternelles. Puis le couple s’envola pour une heure de jeux rituels saupoudrés de courtes contorsions, préparant l’accouplement qui lui ne dura que trois secondes. Mais dans le monde des cygnes, le temps est beaucoup plus relatif que chez les humains. Après ils firent un tour d’honneur et se posèrent sur une haute branche pour savourer, en se bécotant, leur union loin des curieux. Maximilian tapota sur son clavier.
Le cygne robot prit son envol, salua l’audience puis sauta dans la caisse et se fit tout petit. Maximilian remit le couvercle et ferma l’ordinateur. On entendit un plouf. L’audience était médusée. Divo aussitôt s’envola et atterrit sur la caisse. Désespéré, il tapait sur le couvercle avec son bec, criant son désarroi. Il attaqua Maximilian et ses deux collaborateurs venus emporter la boîte, les frappant avec ses ailes, les mordants avec son bec. On riait, on pleurait en même temps. La caisse fut emportée dans le 4X4 qui aussi vite disparut. Divo resta inconsolable tout l’été. Devant un tel désarroi, finalement Maximilian dut lui ramener sa fiancée pourvue d’une batterie atomique d’un prix exorbitant.
Mais ce merveilleux Paradis s’assombrit sept années plus tard, ce même 13 octobre le jour où Dan fêtait ses dix ans en compagnie de tous ses camarades d’école. Anna à peine guérie de sa répulsion psychique à cette date lui avait acheté pour l’occasion un costume très spécial qui lui allait à merveille. Il décida d’aller l’embrasser pour la remercier. La porte de leur chambre était entrouverte. Dan s’arrêta net, le souffle coupé. C’était la première fois qu’il les entendait se disputer. Apeuré, il s’approcha, le cœur battant de honte, il craignait de se faire gronder. Il se glissa dans l’armoire devant la porte et tendit l’oreille.
— Max, jure-le-moi, suppliait Anna, que tu iras à la police déposer plainte, sinon j’irai moi-même.
— Calme-toi s’il te plaît. Je ne peux te voir ainsi.
— Ne te laisse pas faire Max, répliquait Anna en colère, ils finiront par t’écraser.
La dispute s’amplifiait :
— Je ne peux pas faire autrement, répondait Maximilian désespéré, ils ont juré de te tuer Anna si je ne fais pas ce qu’ils me demandent.
— C’est du bluff, hurla Anna stupéfaite. Max, je parie tout ce que tu veux. Ce sont des bandits, pas des criminels. Une plainte les empêcherait d’agir, ils seraient coincés. Est-ce que tu me comprends Max, va porter plainte ? À la moindre action de leur part, la police serait informée.
— On verra ça demain. Souris, ma chérie, on a un anniversaire ce soir, le plus beau, les dix ans de notre fils. Il ne faut pas gâcher sa fête. Essuie tes larmes, on y va.
Ils sortirent. Dan était perplexe. Au cours de l’après-midi, aucun des trois ne fit la moindre allusion à cette scène. La fête finit tard. Oscar et trois de ses camarades avaient donné un concert dehors. Il était le soliste vocal et le guitariste du groupe. Angélique, la fille du professeur de mathématiques n’avait d’yeux que pour lui. Anna avait aussi préparé un spectacle avec les parents. Un concert classique, un quatuor de Haydn. Elle était au piano. Maximilian avait fait un cadeau de rêve à son fils, un drone moto à douze moteurs qui pouvait se déplacer à trois cents kilomètres à l’heure. Dan monta dedans et fit un tour rapide du parc. À cinquante mètres de hauteur, la vue était splendide. Anna paraissait toute petite et elle lui faisait de grands gestes en lui demandant de descendre. La nuit tombait.
Dan la tortura encore un peu puis grand seigneur, il descendit juste à ses pieds en demandant pardon. À minuit, ils allèrent se coucher, mais Dan ne trouvait pas le sommeil. Les pleurs et les supplications de sa mère qu’il avait entendus depuis l’armoire, le ton grave de son père quand il avait parlé d’un crime lui tournaient dans la tête sans relâche.
Le lendemain matin, comme tous les matins avant d’aller à l’école, Anna lui avait préparé son plat préféré, des œufs mimosa aux lamelles de basilic accompagnés d’une portion des frites à la graisse d’oie. Elle paraissait calme. Le déjeuner fini, elle l’accompagna jusqu’au portail. Le téléphone se mit à sonner, en regardant le numéro, elle pâlit puis dans un état second le porta à l’oreille et écouta. Dan devait partir. Mais à l’école, submergé par de mauvais pressentiments, il ne put se concentrer une seconde. En rentrant, il y avait devant la maison deux voitures de police, les gyrophares allumés. Il courut jusqu’au salon. Son père n’était pas là. Sa grand-mère le prit dans ses bras, le serrant très fort. À part l’inspecteur et les trois policiers, tout le monde pleurait. La télévision allumée montrait des images insensées de violence et d’horreur avec ce commentaire : « Madame Anna Pau Hoffman, architecte et épouse de notre célèbre homme de science Maximilian Pau, a été trouvée noyée devant leur résidence secondaire sur le lac Snagov. Un suicide ? Une lettre expliquerait son geste suite à la trahison de son mari. Bien évidemment ces informations sont à prendre avec des précautions. Son mari, monsieur Maximilian Pau, est actuellement interrogé par la cellule criminelle de la police. Dès qu’on aura du nouveau au sujet, cette affaire si étrange, on vous tiendra informés. » Les dernières images montraient Maximilian à travers la vitre d’une voiture entrant dans la cour intérieure de la police. Dan sentit son corps se compresser. Envahi par une nausée acide, il tomba à genoux. Le salon commençait à tourner, le sol se déroba puis il perdit connaissance.
Sans Anna la vie n’avait plus de sens ni de goût. Dan sentait son corps, mais il lui manquait un bras et une jambe, une partie du cœur aussi. Il tomba malade, se renferma dans un mutisme presque complet, puis il renonça aux jeux avec ses camarades, aux excursions et aux activités habituelles organisées par son école. Il était méconnaissable, ne souriait plus et s’éloignait dès qu’un groupe s’approchait. Il soupçonnait tous les autres de se moquer de son sort en ironisant sur le suicide de sa mère et la « trahison » de son père. Sa révolte contre cette horrible société irrationnelle, immorale, au lieu de le rendre vindicatif et contestataire s’exprimait au contraire par un rejet total, un refus de se projeter ne serait-ce qu’une seule journée dans le futur. Parfois il restait au lit des jours entiers, oubliant de se nourrir. La culpabilité rôdait dans son inconscient. Depuis sa naissance il était la cause des malheurs de sa mère, de l’attaque cardiaque lors de sa naissance et voilà que pour fêter son anniversaire elle avait retardé de prévenir la police sur le danger qui menaçait la vie de son père.
Peu bavard au sujet de la mort de sa femme, Maximilian finit par s’enfermer dans le silence. C’était le temps du deuil et ils ne se parlaient presque plus. Le sujet pesait trop lourd, puis il devint tabou. Son âme était une plaie ouverte. Il se sentait mutilé intérieurement par la souffrance. Avec des efforts surhumains, il faisait tout de même, ce qui était dans son pouvoir pour sortir son fils de ce malheureux état d’enfermement. Il aurait aimé passer toutes ses journées avec lui, tout faire pour le protéger et le guérir. Il lui rappelait tant Anna. Les mêmes yeux doux, mais percutants, le même timbre de voix, les mêmes mains avec des doigts élancés de pianiste. Toutes ses tentatives s’avérèrent inefficaces, Dan restait muré dans sa solitude et ne donnait aucun signe de vouloir s’en sortir. Maximilian l’obligea à aller voir un psychiatre. En vain. Le deuil dura deux années.
Pour Maximilian la séparation si brutale d’avec celle qu’il aimait, son absence si douloureuse le plongeait tous les jours dans une sorte d’agonie accentuée par l’impuissance de ne pouvoir venger son assassinat. Lui aussi se sentait coupable. Elle était morte à cause de lui, de son travail, tuée par des individus qui l’avaient fait chanter à plusieurs reprises par téléphone avec des menaces de représailles s’il ne leur livrait pas son plus précieux secret, celui du fondement de toute création vivante dans l’univers, la formation des enzymes. Processus, toutes proportions gardées, correspondant aux lois générales de l’univers à l’exemple de la création de la matière et son rapport avec le vide l’entourant. L’âme est pareillement au vide, cette énergie à l’état pur, encore inconnue de la science humaine, pourtant c’est le « vide » qui est la « substance » essentielle de la création et du fonctionnement de l’univers, la matière, elle n’étant, qu’une infime partie, sorte de « squelette » magnétique structurant le vide. La science continue toujours à considérer le vide comme n’étant « rien ». Quelle vaste plaisanterie ! Invisible à l’homme, mais aussi aux scientifiques, ce mystère ne l’était pas pour Maximilian. C’était le vide qui contenait toutes les lois, les codes et les pouvoirs, réglant les mouvements de tout l’univers, du micro au macrocosme, car c’est le vide qui est l’univers. Le vide est le Créateur lui-même. Le volume d’un homme contient la même proportion de matière et de vide que tous les univers qui l’entourent. On peut donc imaginer que l’homme est un univers à lui tout seul et ainsi de suite, à l’infini comme les poupées russes. On peut s’imaginer que les univers à l’image de l’homme meurent et naissent aussi.
Dans son laboratoire protégé comme une Banque Nationale, Maximilian avait réussi à travers l’étude des enzymes à fabriquer toute matière vivante : les muscles, les plumes, les organes, même les cerveaux, ce que personne n’avait encore pas réussi. Certaines de ces combinaisons naturellement attireront automatiquement l’arrivée de ce qu’on appelle « l’âme ».
Maximilian ne comprenait pas pourquoi ce miracle se produisait et quel était le secret de ce phénomène, mais il avait produit dans son laboratoire des êtres vivants de toute sorte n’ayant jamais existé auparavant, impossibles à décrire, obtenus par l’assemblage de conglomérats de matières vivantes des plus aberrantes. Vu le nombre de conflits armés en cours et la préparation d’un nouveau partage territorial, toutes les grandes puissances voulaient avoir Maximilian à la tête de leurs laboratoires pour produire des soldats robots humanoïdes indestructibles ce que Maximilian refusait totalement. C’est pour cette raison qu’Anna fut liquidée.
Maximilian rassemblait toutes ses forces pour se tenir coûte que coûte la tête hors de l’eau, pour pouvoir aider son fils, mais aussi pour finaliser les recherches qu’il venait de reprendre. Il était terrorisé à l’idée que les tueurs puissent revenir. Il avait surtout peur pour Dan. Un mois après l’assassinat d’Anna, il décida de déménager. Leur maison qu’elle avait tant aimée lui rappelait trop son absence.
Maximilian trouva une propriété avec de très hauts murs, des fenêtres et des portes blindées, pourvue d’un système de surveillance pointu avec deux techniciens qui se relayaient, avec quatre-vingts caméras, dont cinquante surveillant l’extérieur à dix kilomètres à la ronde. Il contacta une société de protection avec des voitures blindées et des gardes du corps. Dan ne pouvait plus faire deux pas sans eux.
La grand-mère n’eut plus le droit de recevoir, sauf le soir, ses copines avocates, juges, magistrats, toutes à la retraite. Devenues avec les années de folles laideronnes à faire peur même aux plus vaillants, reconverties, elles pratiquaient toutes collectivement une nouvelle vie beaucoup plus exaltante, celle de sorcières.
La grand-mère peu à peu devint incontrôlable, se barricadant chez elle dans le petit bunker au fond du jardin qu’on avait fait construire spécialement pour elle. Tous les jours elle se déguisait en grands personnages de films hollywoodiens. Elle fabriquait ses robes et montait seule ses perruques, se maquillait pour que le soir venu devant ses amies elle puisse jouer un rôle dans un des nombreux films qu’elle avait aimés dans sa jeunesse, des rôles fétiches d’homme ou de femme, ça n’avait aucune importance, mais avec un penchant net pour les rôles de flic, de serial killer ou de président des États-Unis d’Amérique. Elle préparait chaque soir un buffet froid assez bien fourni dont il ne restait plus une miette après la représentation. Elle était ravie de savoir que ses copines avaient si bon appétit. Par contre son médecin n’était pas content du tout de voir qu’elle prenait des kilos chaque mois. Elle n’arrivait presque plus à bouger.
Un soir sentant la mort s’approcher, la vieille dame demanda à faire venir d’urgence son petit-fils Dan qu’elle voyait rarement ces derniers temps. Quand il arriva, elle essaya d’enlever de son annulaire un très bel anneau ancien avec un serpent s’enroulant autour de sa queue, il tenait dans sa bouche un hectogramme. Elle voulait à tout prix lui confier cet anneau, mais son doigt avait tellement grossi qu’elle n’arrivait pas à l’enlever. Après d’énormes efforts et un demi-litre d’huile lubrifiante, son annulaire écorché et devenu vert putride finit par le libérer. La grand-mère regarda longtemps cet anneau comme hypnotisée, il changeait de couleur. Là il était devenu rouge comme des rubis. Elle confia à Dan : « Cet anneau a appartenu à ma grande mère maternelle. Je ne sais pas si ma défunte fille, ta mère t’a parlé d’elle ? » Des larmes ruisselaient sur ses joues. Elle respirait très lentement. « Non », répondit-il.
Autour d’elle s’était formée comme une sorte d’auréole. Sa voix avait changé. Elle avait maintenant un fort accent, indéfinissable. Elle confia à Dan son histoire : « C’était la célèbre sorcière Demidaria qui avait coutume d’organiser dans les forêts, devant des témoins nombreux d’énormes sabbats rassemblant parfois deux cents filles, des Tziganes. Elle faisait venir un lourd nuage rempli d’éclairs qui tournait au-dessus de leurs têtes de jour comme de nuit. Elle leur faisait prononcer des mots dans une langue inconnue. Quand Demidaria leur en donnait l’ordre, elles laissaient tomber leurs robes et s’élevaient à la verticale jusqu’à pénétrer dans le nuage en ébullition. Peu de temps après, le nuage disparaissait, les filles avec. Cette disparition pouvait durer deux ou trois jours, puis de nouveau le nuage fracassé par des tourbillons d’éclairs revenait avec les filles nues. Elles étaient toutes enceintes avec un ventre bien proéminent. Aux curieux Demidaria expliquait qu’elles avaient été consentantes pour faire l’amour avec des étrangers très séduisants venus d’un autre univers. C’est ainsi que Demidaria devint la sorcière vénérée des Tziganes. »
Elle disparut le jour de l’anniversaire de ses quatre-vingts ans, transformée en brasier pendant un de ses sabbats. Avant sa mort qu’elle avait d’ailleurs annoncée, elle lui avait donné cet anneau.
— Tu vas le garder, m’a-t-elle dit, jusqu’au jour où je t’apparaîtrai en rêve pour te dire à qui tu devras le remettre. Aujourd’hui, il y a une demi-heure, elle m’est apparue pendant ma sieste. Il est à Dan, ton petit fils. Tu lui diras ceci : tu reconnaîtras une femme d’après une tache qu’elle a sur l’omoplate gauche, alors tu lui donneras cet anneau pour sceller votre pacte, elle ne devra jamais s’en séparer. En portant cet anneau, elle te rendra immortel.
La grand-mère mit l’anneau au doigt de Dan puis bâilla bruyamment. Dan regarda cet anneau vieux jeu avec l’intention de l’enlever au plus vite, mais une bonne gifle le rappela à l’ordre. La grande mère rit puis bâilla de nouveau en disant : je la reconnais. Ça, c’est bien elle, Demidaria. Je reconnais le bruit de ses claques. J’en ai reçu moi-même un paquet. Elle tape fort, mon petit, n’est-ce pas ?
Sa grand-mère sentait l’alcool. Dan n’était pas d’humour à s’amuser avec ces stupidités, il enleva l’anneau. Une deuxième gifle plus vigoureuse encore le rappela à l’ordre. Il le remit et ne l’enleva plus jusqu’à ce qu’il rencontre la propriétaire de la tache sur l’omoplate gauche.
Le grand-père devait être placé de force dans la nouvelle résidence, mais il ne voulait partir à aucun prix. Il s’accrochait à toutes les portes pendant qu’on essayait de le faire sortir, c’était pitoyable. Tout le monde espérait qu’il ne s’agissait que d’un caprice de vieil homme qui tenait à ses habitudes, mais il ne voulait plus se nourrir ni prendre sa douche. Il sentait très mauvais. Il se laissait dépérir. Il venait d’avoir quatre-vingt-quinze années et même s’il se trouve en bonne santé physique, cet âge posait de sérieux problèmes. Les règles de la société voulaient qu’à partir de cet âge-là on enferme les vieux dans les maisons de fin de vie. Là, sa composition organique sera restreinte au minimum. Tout d’abord, on les réduisait de deux tiers, les jambes étant totalement annulées, puis ils subissaient une nouvelle programmation finale. En même temps, leur passé, leur intelligence et leur créativité étaient stockés sur un hardware. Une fois le processus exécuté, ils étaient parqués, sans plus bouger, dans des niches sur étages sur des kilomètres, composant des dortoirs de fin de vie, en attendent la mort qui était prévue dans les mois à venir. Une fois, le processeur central en charge de leur fin de vie décidée leurs dates, la partie organique subissait une mutation vers les cristaux. Cette cybernétique du hardware devenue indépendante était débranchée du système général. Si la famille du décédé était désireuse dans un moment de nostalgie, de visionner des moments de l’existence du décédé, elle pouvait éventuellement la récupérer, mais le prix étant consistent, les demandes se faisaient si rares, au point que le ministère de Fin de Vie avait fait dernièrement fait la suggestion de l’arrêter définitivement. Trop coûteux.
Maximilian ne voulait en aucun cas en arriver là, mais ce changement d’adresse inquiétait au plus haut son vieux père convaincu que sa bien-aimée ne pourrait plus venir chercher la nuit le géant bouquet qu’il lui envoyait dans le ciel.
Tous les matins au petit déjeuner, il interpellait Maximilian. Il a crié, il a pleuré en développant de longues théories sur l’amour, les fleurs et Roméo et Juliette dont l’histoire ressemblait à la sienne. En gesticulant, en criant, il accompagnait Maximilian jusqu’à la lourde porte automatique où l’attendait le 4X4 blindé pour l’emmener au travail.
Finalement Maximilian lors de la vente de l’ancienne propriété en baissa substantiellement le prix à condition que le vieux Giacometti comme il l’avait rebaptisé puisse reprendre son atelier/loft au fond du jardin et qu’il ait la permission d’envoyer un bouquet de fleurs dans le ciel. Et au matin aux cent quarante-deuxièmes bouquets, il mit le feu à la maison, monta sur une bicyclette et disparut pour toujours.
Peu de temps après, la grande mère devint tellement obèse qu’elle ne pouvait se déplacer qu’avec un engin à roulettes qu’elle commandait vocalement. Son Hollywood avait pris fin et à la place elle faisait danser son chariot qui tournoyait avec un grand talent. Elle perdit la raison, son chariot devint alors son partenaire de rêve. Elle lui chantait à l’oreille ses chansons à elle toute la nuit jusqu’à l’ivresse.
Les années passèrent comme dans un tourbillon. La vie reprit son cours. Dan devint un très beau garçon, il avait belle allure malgré ses déboires et à l’occasion de ses dix-sept ans, il décida de revenir à la vie, de reprendre le cours de son existence. Son premier rire lui sembla monstrueux, mais le deuxième lui parut magique. Il reprit ses habitudes et retrouva ses amis. Il sortait en menant la vie des jeunes de son âge. Parfois tard dans la nuit les passants pouvaient observer avec admiration dans le ciel étoilé son bolide drone motocyclette qu’il conduisait à vive allure. C’était le cadeau de son père pour sa réussite au baccalauréat. Maximilian avait entre-temps pris la direction d’autres laboratoires de recherche pure, l’un en Finlande, l’autre à Birmingham.
La situation en Europe après de grosses secousses politiques et une suite de mini guerres ethniques saupoudrées par quelques dizaines de milliers des cadavres venait enfin de se stabiliser. Décomposé, puis recomposé, le vieux content reprenait avec des béquilles certes, mais d’un pas bien décidé, sa marche en avant.
La Roumanie fut un temps sous l’emprise des Turcs, subventionnée par les Iraniens. Ils finirent même par arriver jusqu’à Vienne, leur éternel rêve. Libérée par une pluie de missiles conçus par les Russes payés par les Chinois, téléguidés par les satellites américains, la Roumanie ressuscita en un temps record. Un vent de renouveau souffla sur Bucarest qui devint l’un des points d’intérêt le plus chaud de l’Europe. Beaucoup d’Américains avaient fui leurs pays pour s’installer dans la capitale, ils apportèrent leurs fortunes et leur démesure, leur sens de la fête aussi. Bucarest ne dormait plus la nuit.
Un jour de fête nationale pendant que le personnel de son laboratoire était en vacances, Maximilian invita Dan pour visiter les nouveaux bâtiments de son laboratoire de Râsnov près de Brasov. Dans le grand 4X4 sans conducteur, il y avait les deux gardes du corps qui les accompagnaient partout, casqués, équipés de pied en cap, munis d’armes de guerre, de sacs de munitions, de moyens de communication dernier cri. Dan s’inquiéta à la vue de tout cet arsenal. Maximilian, du bout des lèvres, ordonna : « Armes à terre ! ». Les gardes s’exécutèrent instantanément.
— Je n’en reviens pas, tes gardes du corps sont des robots, s’exclama Dan.
— Des Humanoïdes, précisa l’un d’entre eux en criant.
— Totalement bidon, compléta l’autre.
— Nous sommes beaucoup mieux, reprirent-ils en chœur. Alors, chantez-nous alors une de vos compositions préférées, leur lança Maximilian. Pendant que la voiture se frayait un chemin dans la circulation toujours très dense, les deux robots interprétèrent d’une voix chaude et douce une ballade sentimentale à faire pleurer Margot. Dan et Maximilian leur firent une ovation.
— Brusquement, le 4X4 fit une courte, mais dangereuse sortie de route, puis revint dans sa file. Des coups de Klaxon, des cris, des appels de phares. « Fils de pute, enculé, va », cria une voix électronique d’un robot…
— C’est le chauffeur, précisa Max.
— Quel fils de pute ! Un trou du cul pareil devrait être privé de permis de conduire.
L’ampoule s’arrêta de clignoter et s’éteignit. Les deux robots riaient en se tapant sur les cuisses. Maximilian était furieux. Les robots se reprirent et positionnèrent leurs armes prêtes à tirer.
— C’est juré Max, lança Dan plié en deux.
— S’ils sont tous comme lui, plus d’hésitation, je déménage au laboratoire.
L’ampoule du plafond s’alluma.
— Merci mon pote. Encore mes excuses Max, je me suis calmé, continua le robot,
« Ça va beaucoup mieux maintenant… que… j’ai fini de baiser sa putain de sœur. »
L’ampoule s’éteignit. Max se jura de débrancher ce robot pilote une fois pour toutes. Alors le chauffeur cria, le supplia, d’une voix déchirante, de le laisser en vie, promettant de soigner son langage, de ne plus récidiver. Il jura qu’il n’avait jamais baisé sa sœur, que ce n’était que pure vantardise. Max ne céda pas, il fut débranché. C’est Max qui prit le volant. Par les fenêtres fumées, on pouvait admirer de belles montagnes couvertes de forêts colorées de mille nuances de vert. Juste avant d’arriver à Brasov, Max tourna sur une nationale qui traversait de hauts rochers. Une rivière rapide de montagne déversait ses torrents d’eau dans un vacarme indescriptible. Après une suite de tunnels, la route montait puis débouchait sur une haute plaine, dans les Carpates offrant une vue à couper le souffle. On indiquait le village Banut à deux kilomètres. Arrivé à sa périphérie s’élevaient une série de constructions très imposantes d’une architecture d’avant-garde. De gigantesques arches étaient implantées au sol dans toutes les directions, soutenaient des bâtiments en forme de boules, de pyramides, de parallélépipèdes, de cubes, d’étoiles. Des tubes de grand diamètre ondulaient sur une centaine de mètres. Dan était très impressionné. Il n’était pas venu ici depuis six ans et avait du mal à imaginer où se trouvaient les anciens bâtiments, tout était si différent.
— La prochaine fois, ça sera l’hélicoptère, promis. Aujourd’hui c’est fête nationale, la grande parade aérienne et tout le tralala. L’espace est fermé jusqu’à une heure de l’après-midi, dit Maximilian en sautant à terre. Alors ! L’artiste, comment trouves-tu cela ?
Dan était bluffé. Il ne s’attendait pas du tout à trouver un projet d’architecture d’une telle ampleur novatrice, perché sur la montagne.
— Tu as du génie papa, j’avais oublié. Chapeau !
— Venant de ta part, si avare en compliments, ça fait vraiment chaud au cœur. Merci, fiston !
Sur le visage de Maximilian, on pouvait lire l’expression de celui qui est enfin réconcilié avec son sort, c’était un moment qu’il attendait depuis si longtemps. Dan comprenait qu’il n’était plus seul au monde, qu’il appartenait à une filiation puissante et rare dont il était fier.
Ils se serrèrent longuement dans les bras, il était enfin arrivé le moment de grâce où on peut tout se pardonner. Tous les malentendus, les non-dits, les malheurs, les frustrations du temps passé. Les mots leur firent défaut. Ils préférèrent rire comme des enfants. Adriana de loin leur faisait de grands signes et courut à leur rencontre. L’inséparable assistante de son père, à vingt-sept ans, était déjà une pointure dans la recherche bionique. Maximilian lui faisait confiance en lui laissant la direction du laboratoire à chacun de ses congrès ou de ses voyages. Brune, les cheveux tombant sur les épaules, le regard ensoleillé, pénétrant, intelligent, c’était une très belle femme. Dan appréciait sa présence franche et tonique. Ils étaient devenus les meilleurs amis possibles et s’il était de dix ans son cadet, ils s’entendaient sur bien des sujets. Elle adorait le théâtre et sélectionnait les meilleurs spectacles à voir. Elle lui donna le goût du spectacle. Pendant le souper après la représentation, ils discutaient à bâtons rompus sur la mise en scène, le jeu des comédiens, le texte. C’est ainsi que Dan avait commencé à comprendre les mécanismes artistiques constituant une œuvre théâtrale et leur traduction en fait dramaturgiques, des ingrédients obligatoires pour créer un spectacle. C’était même devenu une passion au point qu’il avait voulu en faire son métier.
Il soufflait un vent froid, pénétrant. Vêtue d’une légère robe à fleurs qu’elle essayait en vain de coller à son corps, Adriana était tout sourire, enthousiaste, même exaltée.
— Quelle surprise, s’écria-t-elle lui sautant dans les bras, je savais que ce jour serait à marquer dans le Livre des Records.
Dan lui fit faire un tour dans les airs. Elle semblait ravie. Ensuite ils prirent le chemin qui allait vers le laboratoire central. Le soleil était au zénith. On voyait quelques nuages cotonneux en entendant les clochettes d’un troupeau de brebis qui montaient aux pâturages. À part cela le silence était absolu, interrompu seulement par de rares sifflements du vent.
— Je ne veux pas vous gâcher la journée, mais nous avons un problème, dit-elle en entrant dans le vif du sujet. Il s’agit de Cool 202.
— Que veut-il encore ? répondit Max énervé, en levant les yeux au ciel.
— Qui est ce Cool 202 ? demanda Dan.
— C’est notre ordinateur central. Dernièrement il a la bougeotte en permanence. Il invente sans arrêt des choses pour se faire plaisir. C’est bien, mais il commence à mettre en pratique ses inventions sans nous demander la permission, soupira Maximilian.
— Je ne comprends pas. Tu ne peux pas l’en empêcher… s’étonna Dan.
— Tout d’abord je risque de blesser son orgueil démesuré et j’ai intérêt à être en bonnes relations avec lui, précisa Maximilian.
« L’interrupteur n’existe plus, tout est interconnecté, le débrancher est donc impossible. Il est un million des fois plus intelligent que moi et même que tous les terriens réunis. »
— En fait c’est lui qui dirige toute cette entreprise. Nous ne faisons que le surveiller, lui glissa Adriana à l’oreille. Mais chut ! On approche de l’entrée et à partir de là il peut tout entendre.
Arrivés devant l’entrée principale, ils durent s’arrêter devant une caméra et poser la main sur un lecteur.
— Un grand bonjour à toi Dan, je suis ravi de faire ta connaissance. Max m’a beaucoup parlé de toi. Viens dans mon petit laboratoire. J’ai un joli cadeau de bienvenue à te faire.
— C’est Cool 23, précisa Adriana à mi-voix. Attention à ce que tu vas répondre. Il n’aime pas être taquiné ou contredit.
— Je t’adore cool 23″, cria Dan, enthousiasmé.
Elle lui donna un coup de coude en souriant.
— Quel faux-cul !
— Uniquement en ta présence ! lui assura Dan.
Le grand tambour tournant se mit en route. L’ouverture se présenta devant eux et ils entrèrent.
De partout des voix électroniques les saluaient en leur souhaitant la bienvenue. Tout l’édifice était en verre transparent sans poutrelles de soutien, sans structures de résistance, rien que du verre qui devenait opaque ou coloré sur simple commande vocale.
— Avant tout, allons voir son cadeau, proposa Maximilian.
— Son petit labo il se l’est créé tout seul, il est à lui, c’est là qu’il réalise tout ce qui lui passe par la tête.
Une voiturette les déposa devant. Les murs n’arrêtaient pas de changer de couleur, festives, fluctuantes ou en cascades, créant sur les énormes espaces des dessins très sophistiqués.
— Il te fait la fête, lui confia, très excitée, Adriana.
Les portes s’ouvrirent. Au milieu il y avait un cube de la hauteur d’un homme surmonté d’une sphère de la taille d’une tête.
— Allons lui donner la bise, il aime ça, trois fois de chaque côté !
Ils embrassèrent la sphère trois fois de chaque côté. Elle répondait en gémissant à chaque baiser.
Un autre cube s’illumina. Au centre se trouvait une chaise sur laquelle un double parfait de Dan en 3 D était assis, habillé à l’identique.
— Voilà mon cadeau Dan, dit Cool 23 d’une voix monotone, lancinante charmeuse. C’est totalement toi, en double, juste 15 % plus rapide et intelligent. Tu vois, je n’ai pas exagéré. Pour toi, finis les monologues, les interrogations solitaires. Vive le dialogue. Il sera ton meilleur compagnon. Pour le démarrer, tu le regarderas dans les yeux pendant trois secondes, pareil pour le mettre en « stand-by, viens faire un essai ! »
Dan n’en revenait pas. Il venait d’avoir un frère jumeau. Quelle histoire de fou ! Il s’approcha de son clone, le regarda dans les yeux et au bout de trois secondes celui-ci s’anima, puis lui donna une accolade.
— Je suis ravi de connaître l’original, dit-il avec la même voix que celle de Dan.
— Bonjour Adriana. Bonjour, Max, te voilà maintenant père d’un fils et de son double.
La sphère tête de Cool 23 se détacha de son support et s’approcha de Maximilian.
— Peut-il vous appeler papa ?
— Merci, cool, j’apprécie. Laisse-moi un peu de temps.
— C’est à toi de voir. Max, écoute-moi. J’ai une proposition à te faire. Humaniste comme tu aimes, mais lucratif comme j’aime, moi. Ce cadeau en est la preuve. Combien de temps tu m’accordes pour la publicité ?
Il ne répondit pas.
— Dix secondes, ça ira, insista Cool.
Maximilian acquiesça.
— Imagine tous les parents, les enfants, les amoureux et les amis, tous ces morts de maladie, victimes des guerres, des crimes, des attentats, d’accidents ou de mort naturelle. Imagine la souffrance de ceux restés en vie, le vide irremplaçable, la torture d’une solitude désespérante. Imagine leur délivrance, leur soulagement d’avoir près d’eux l’être disparu, à l’identique, sinon mieux, pour discuter, passer à table, recevoir des caresses et pourquoi pas sortir en ville et en société. Ce remplacement sera un remède absolu dans la lutte contre la mort dont pour la première fois nous serons les vainqueurs. C’est fort, très fort. C’est imbattable. Laisse-moi faire Max. Si on est les premiers sur le marché, tu t’imagines le boom ?
Maximilian fermait les yeux, il méditait.
— Tu ne vas pas encore me faire le coup du « on verra ça demain ».
Maximilian fit les cent pas, suivi comme son ombre par la sphère anxieuse.
— Une question cool. Comment comptes-tu obtenir l’empreinte génétique d’un mort déchiqueté par une explosion ou pire encore disparu dans un accident d’avion ?
— Tu prends la chose à l’envers, Max. L’empreinte, on l’a dès la naissance. À la maternité l’empreinte sera obligatoire pour tous.
— Mais cool, ces pratiques sont interdites par la Loi, rétorqua Max.
— On va la changer cette loi, tu verras Max. Cette société est un désastre. Il faudra tout changer Max.
La sphère retourna sur son piédestal. Adriana leur fit signe de partir. Une fois dehors, Maximilian demanda à son fils de le suivre dans la pièce de sécurité maximale. C’était le but de leur voyage, le seul endroit où il pouvait lui parler sans être intercepté. Le double de Dan qui les suivait de près analysait la démarche de Dan pour adapter au mieux sa propre démarche. Il paraissait très fier de les accompagner. Le résultat fut remarquable. Un quart d’heure plus tard, on ne savait plus qui était l’original et qui le double.
Une fois arrivés à la porte de la pièce spéciale, la confusion régnait. Elle se dissipa rapidement. Dan regarda fixement son alter ego trois secondes et celui-ci s’endormit instantanément en s’appuyant contre un mur. Maximilian qui s’était éclipsé revint en portant une mallette métallique. Il fit signe à Dan de déposer son téléphone à l’entrée ainsi que tout autre objet interactif connecté. Adriana s’approcha de Dan et l’embrassa sur le front.
— Je croise les doigts pour que tout se passe bien, dit-elle avant de s’en aller.
Ils traversèrent un nouveau passage, un tube sécurisé qui tournait et au bout duquel des portes d’un mètre d’épaisseur s’ouvrirent pour les laisser passer et se refermèrent aussitôt. Dans la pièce en forme de cube gris vert, on voyait une table et quelques chaises confortables.
— Ici nous sommes en sécurité, personne ne peut nous entendre ni nous voir. Il ne restera aucune trace de notre passage.
— Oh là, mais c’est du sérieux ! s’exclama Dan.
— Très sérieux.
L’expression de son père était grave, concentrée. Il ne l’avait encore jamais vu sous cet angle-là. Dans cette chambre si oppressante, totalement étanche, hors du monde où les secrets les plus ultimes devaient sceller la destinée indestructible de ces êtres d’exception de la recherche essentielle, il sentit qu’il n’avait ni la force de caractère ni l’endurance nécessaire pour être initié à quoi que ce soit. Pour comble de dérision, c’était l’être qu’il respectait le plus et dont il se sentait si proche qui allait lui demander de se plier à un tel supplice moral. Quel secret pourrait être celui pour lequel Max pourrait faire un aussi périlleux rituel ? Il ne se sentait pas en état de subir un tel fardeau.
— Je suis désolé max, mais ton air si sévère me fiche la trouille. Je ne suis pas en état de recevoir un secret aussi important. Je préfère…
— J’ai besoin de toi, fiston, l’interrompit Max. Cette mallette, détenant un grand secret, est l’une des choses les plus désirées au monde. Or ici, ce secret est en péril. Tu dois l’emporter, Cool 23 fera moins d’attention à toi. Ici tout est interconnecté et j’ai peur qu’il ne trouve au final une solution pour me la voler. Il est tellement curieux. Une fois hors du laboratoire, je l’emmènerai à la banque. Elle sera déposée dans un coffre inviolable sans que personne, à part nous, ne sache son existence.
À mesure que Max ouvrait la mallette, la chambre s’illuminait puissamment. L’irradiation due au plasma en fusion était aveuglante.
— C’est l’âme d’Adam, dit Max. Une lumière étrange grandissait dans ses yeux.
Le monde intérieur de Dan fut renversé, bouleversé. Ses instincts dilatés. Un procédé étrange prit la conduite de sa mémoire en la prolongeant avec force vers le temps où Adam parut sur la Terre. Des sensations rares, accomplissant une succession d’états de crise, mettant en route des procédés très intimes inédits jusqu’alors, grandissaient dans sa conscience, réveillant au plus profond de lui un ressort intérieur plein de clairvoyance. L’âme d’Adam, son ancêtre direct, dégageait une puissance telle qu’elle prit possession de sa volonté et par là même de son destin. À ce moment précis, crucial de sa vie, Dan était loin de s’imaginer ce que le futur lui réservait, surtout le jour où Adam deviendrait sa mère.
Quelques années passèrent à la vitesse d’une idée. En plein vol au-dessus de la vie, Dan, tel un vautour affamé, attendait avec avidité le moment propice pour tomber sur un événement ou une aventure pouvant le nourrir et lui faire découvrir ce pour quoi il était né sur cette terre.
Dans le garage situé dans le quartier le plus branché qu’il aménagea en studio d’enregistrement, un cadeau de son père, Dan découvrit avec ferveur la musique. Il excellait aux percussions auxquelles il arrivait à sortir des cascades de sonorités très dynamiques. Il prenait son pied en exécutant de longs solos, mais pour le reste du temps son instrument ne servait qu’à maintenir un matelas rythmique pour le groupe, franchement abrutissant auquel Dan finalement ne trouvait aucun intérêt. Ce train-train l’ennuyait : être assis tout le temps à ne bouger que les bras avait quelque chose de ridicule, d’humiliant. Surtout pendant que les autres, debout, se déchaînaient. Tiraillé entre la honte et l’orgueil, il décida de devenir le roi de la nouvelle guitare lyrique sans cordes, la star des stars. Cela devint sa passion. Être debout au premier plan, pouvoir délirer, s’exhiber, se donner en spectacle, s’extasier, être admiré, désiré, quel bonheur ! Il laissa les percussions à son double Dan bis, le cadeau de Cool 23, qui copia tous ses gestes.
Très vite Dan s’imposa comme le leader du groupe et en devint le soliste vocal. Adriana, fervente admiratrice du maître du cynisme et de la dérision, le philosophe Cioran redécouvert en Roumanie après de longues années d’oubli, maintenant l’idole des adolescents, lui arrangea d’après ses écrits le texte de ses « lyrics » dont Dan composa la musique lui-même. Soliste, cela le stimulait, il avait soif de pouvoir. Il se trouvait sur les montagnes russes de l’orgueil puisque le monde entier tenait sur ses épaules ! Son numéro de vol au-dessus des spectateurs sur sa guitare drone faisait son effet. Son groupe fit même quelques spectacles et une tournée, il sortit un album assez bien suivi sur les radios et les réseaux sociaux, il fut invité deux fois sur les plateaux de télévision, mais cela ne dura pas plus de six mois. La vanité démesurée du groupe et son absence totale d’intelligence finirent par lui faire du tort et au final le groupe éclata.
Le garage fut transformé en studio vidéo, la nouvelle passion de Dan. Ce fut une année de délire. Il ne dormait plus. La nuit il était à la recherche d’idées nouvelles, de sujets pas encore rongés jusqu’au dernier atome par les autres. Son collaborateur le plus précieux était Dan bis. Il pouvait travailler vingt-quatre heures sur vingt-quatre, même en son absence, tout en étant lui.
Cette année fondatrice assemblant les côtés les plus intuitifs et personnels de son caractère fut aussi l’année où chaque matin des voix étranges venaient lui polluer la cervelle, des voix traversant les murs ou parfois naissaient directement dans son crâne. Parfois elles tourbillonnaient autour de lui en accélérant le débit vocal, phénomène qui produisait de drôles de discours dans une langue insondable, venue d’ailleurs. Dan sentait qu’elles appartenaient à des ancêtres morts ou à des entités jamais nées sur Terre n’étant que des voix oubliées dans l’espace. Il ne leur accorda pas grande attention. Dan à l’image de tous ses copains avait goûté déjà aux substances illicites et ces voix n’étaient, avait-il conclu, que l’effet des résidus chimiques restés dans son sang, facilitant l’écoute de sa voix intérieure, de son subconscient, en manœuvrant ses désirs secrets. Des avertissements qu’il n’arrivait pas à analyser ou alors des absurdités dépourvues de sens et de logique. Voilà ce qu’il entendait par exemple : « Une société qui regarde trop les infos est une société en perdition, plus même que la stimulation mamellaire des batraciens. »
Qui pourrait comprendre quelque chose à ces inepties ou alors : « La duplicité d’une larme adepte et du rire ou du désespoir est-elle condamnable ? »
Ou bien : « Attention Dan, une question pour toi, sommes-nous au début ou à la fin de l’aventure humaine ? » Voilà le genre de stupidités éprouvantes qui ce matin-là tournaient dans son crâne, semblables aux autres cascades de paroles qui se déversaient sur lui tous les jours.
Cela n’empêchait nullement sa créativité artistique de se développer, bien au contraire. Les vidéos qu’il créait produisaient une certaine émulation. La dernière en date dénommée « La télé sur orbite » constituée d’un long monologue de Cioran exprimant son dégoût du monde, un collage de ses textes, dit par une tête d’homme devenue satellite tournant autour de la terre eut un succès de prestige et dépassa le seuil fatidique du millionième spectateur internaute. Il gagna même un prix.
Quelques semaines plus tard, poussé par Adriana à aller voir « Le songe d’une nuit d’été » de Shakespeare au nouveau Théâtre National mis en scène par le plus provocateur des artistes du moment qui avait transformé la pièce en un cauchemar sordide d’initiation au sexe cru et aux méandres si illusoires de l’amour et du désir, présenté comme les formes pathologiques d’une maladie s’apparentant à la folie, Dan en son for intérieur décida que c’était dans ce laboratoire d’illusions qu’était le théâtre, qu’il allait découvrir avant tout le monde le futur chapitre tragique qu’allait jouer l’humanité. Le spectacle l’avait impressionné, il avait été profondément ému et il avait adhéré à cette folle mise en scène, ressentant à travers elle la matière explosive thérapeutique du théâtre.
Il se trouva un maître à suivre, le metteur en scène du « Songe » d’une autre génération, qui était aussi professeur à l’Institut du Théâtre de Bucarest, un institut très réputé. Dan était résolu à s’inscrire au très difficile concours d’entrée. Il y avait plus de huit cents postulants pour seulement vingt places.
Après le spectacle, il alla avec Adriana dîner, au 12, le restaurant préféré des jeunes, s’élevant sur douze étages dont deux au milieu étaient réservés à la cuisine. Quelque chose avait changé en eux après cette représentation l’expérience vécue en direct dans cet alambic de l’univers qu’est le théâtre, devant ce miroir cru, exposant sans pitié tous les défauts, les déformations et les incohérences des êtres, les spectateurs en occurrence, fonctionnait à plein régime, devenait une puissante thérapie décisive prenant à peine deux heures et demie. Quel mystère se trouvait dans cette confrontation ? Adriana et Dan débattirent sur le sujet jusqu’à trois heures du matin jusqu’à la fermeture de l’établissement. Il raccompagna Adriana sur sa moto volante. Vue d’en haut, Bucarest qui avait triplé ces vingt dernières années ressemblait à un immense dragon dormant, avec des moustaches bien vigoureuses, des rues ondulant vers la périphérie. Adriana s’extasiait et criait comme électrocutée à chaque pirouette ou plongeon que Dan faisait faire à sa moto aérienne.
Arrivé sur les toits de son immeuble Dan, depuis les trois années de leur amitié, la raccompagnait par sécurité jusqu’à son appartement au dixième étage. Devant la porte, elle sortit ses clefs qui lui échappèrent des mains. Alors le masque géant du destin des amoureux prit de la couleur. Ils se baissèrent pour les ramasser et en remontant, guidées par la gymnastique inconsciente du désir, leurs lèvres s’effleurèrent à peine, mais suffisamment pour déclencher une tempête émotionnelle immédiate. Il aimait Adriana depuis longtemps sans en avoir conscience. Il s’en suivit un baiser qui dura une éternité. Ils firent l’amour tout de suite. Dan ressentit la satisfaction, la bénédiction, l’euphorie, cent fois plus exaltante que celle éprouvée par l’aventurier découvrant par hasard le trésor du siècle.
La semaine qui suivit ce baiser au goût de paradis, ils partirent faire le tour du monde. Maximilian avait accepté de donner un congé exceptionnel à Adriana. Ils ne revinrent que cinq mois plus tard. Couronnés par le titre de noblesse les élevant au-dessus des mortels, celui des Grands Maîtres de la passion, ils se considéraient comme les heureux esclaves de l’amour, de cet amour béni, une expérience unique, sommet des secrets insoupçonnés, tant de soupirs et d’abandons de toute logique. Une passion totale qui donna à Dan l’envie d’arrêter le temps… pour un long moment. Dan était amoureux de cette femme magique qu’il avait découverte après tant d’années d’amitié sans faille, sans paroles banales et creuses, ni fausses promesses. Il aimait tout en elle, il vibrait à son odeur envoûtante, son rire contagieux, ses remarques pertinentes, son regard pénétrant, plein d’attachement et de reconnaissance. Elle était belle et tellement spontanée. Quand ils faisaient l’amour, elle était prise de vertiges. La consistance même de son corps changeait, sa chair frémissait puis bouillonnait carrément. Ses yeux changeaient de couleur. Avec elle il se sentait en sécurité. Elle s’abandonnait à lui à un tel degré qu’ils partaient loin tous les deux pour voyager dans des espaces de voluptés exquises où leurs corps n’avaient plus ni poids ni forme. Leurs âmes étaient réunies dans une étonnante lumière. Jamais il n’aurait cru possible une telle union. Elle était de dix années son aînée, mais à aucun moment cette différence n’avait suscité le moindre problème.
Dan perdait la tête et il décida de lui faire une surprise. Après avoir décoré en secret toute la nuit, avec l’aide inestimable de Dan bis son double, le salon principal du laboratoire de recherche sur l’empreinte génétique qu’Adriana dirigeait à Bucarest, avec un délire d’arrangements floraux couleur lavande, la préférée d’Adriana, il engagea un orchestre classique. À l’arrivée d’Adriana le matin, en plein concert de Rachmaninov, Dan mit un genou à terre dans le plus pur style romantique, puis il sortit de sa poche une petite boîte et lui déclara : « Divinité suprême, je vous aime plus que tout au monde. Vous êtes ma vie, mon espoir, mon guide, ma raison d’être. Voulez-vous être ma fiancée ? » Un long moment Adriana resta bouche bée et elle se mit à pleurer devant tous ses collaborateurs, submergée par l’émotion. Quand elle ouvrit la boîte, un cri lui échappa. La bague était une antiquité bien connue dans la famille des Pau. Un serpent s’enroulait autour tenant dans sa bouche un pentacle. Elle avait appartenu à la célèbre sorcière Demidaria qui avait péri transformée en flammes pendant un de ses sabbats. Avant sa mort, elle avait donné l’anneau à sa fille en lui disant : « Tu la remettras à ton petit fils pour qu’il apprenne l’éternité qu’est la femme. Il la donnera à celle que tu reconnaîtras d’après une tache qu’elle a sur l’omoplate gauche. »
La révélation fut incroyable pour Dan puisque cette tache sur l’omoplate gauche, Adriana la portait depuis sa naissance. C’est bien elle que l’anneau magique devait appartenir désormais.
Au retour de leur tour du monde, rassasié par les centaines de jours de caresses, de lits détruits dans la folie d’orgasmes d’Adriana dont Dan ne pouvait plus se passer, il se présenta au concours pour la faculté de théâtre et fut admis avec une mention spéciale. À partir de là l’existence de Dan se consuma comme dans un incendie continu. Il avait pris feu pour le théâtre et oublia le monde extérieur. Là il étudia l’acteur, le mécanisme si complexe des métamorphoses d’un être humain dans la peau et le caractère d’un autre, la façon si différente de se mouvoir, au point qu’il devienne totalement cet « autre » à la fin des répétitions. Que se passait-il une fois que le spectacle était fini et que le comédien devait retourner à la réalité de tous les jours, tout en étant « squatté » sans pouvoir se débarrasser du personnage ? Quelle thérapie devait-on pratiquer pour avoir le pouvoir et le droit d’atteindre les fondements mêmes de l’âme du comédien en le transformant à sa guise ? Assiégé par tant d’interrogations, entourées par tant de mystères à élucider, Dan était toujours en alerte maximale avec une curiosité décuplée au point qu’il ne pouvait plus vivre que dans une sorte de huis clos, enfermé dans le monde du théâtre.
Pour son premier spectacle pour l’examen à l’Institut, il fit revivre un écrivain de Prague dénommé Kafka que le monde avait totalement oublié. Encore une découverte d’Adriana, elle avait une culture littéraire très développée et singulière, encouragée par sa mère qui était bibliothécaire à la faculté des Lettres.
Il ne voulut pas le présenter sur la scène du théâtre existant à l’intérieur de l’Institut comme c’était la règle et il conçut un spectacle itinérant commençant dans les larges égouts à quelques kilomètres de l’Institut puis ressortant à la surface, en se poursuivant dans les transports en commun pour continuer dans l’immeuble même de l’institut. Là, le spectacle devait avoir lieu partout dans les corridors, les salles de classe, la cuisine, le grenier et redescendre sur la scène du théâtre juste pour la dernière scène où l’inattendu serait encore présent puisque l’ouverture de la scène était fermée par un alignement de portes successives. Pour que la commission des professeurs puisse voir quelque chose de l’action, il leur faudrait regarder par le trou de la serrure. Certains professeurs refusèrent de se prêter à un rituel aussi inutile que prétentieux, ils se plaignirent.