L’ébauche - Victoire Semino - E-Book

L’ébauche E-Book

Victoire Semino

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Beschreibung

Clémentine, jeune professeure d’italien, succombe à une passion inattendue pour Étienne, son ancien maître d’université. Celui qu’elle méprisait jadis devient contre toute attente l’élu de son cœur. Entre la lumière envoûtante de la Sicile et les mystères brumeux de la Normandie, elle trace des portraits intenses et contrastés : amants insaisissables, figures féminines déroutantes, enfants à l’innocence cruelle, et un père adoré qui habite ses pensées. À travers un cheminement marqué par l’incertitude, Clémentine révèle une âme vibrante et attachante, oscillant entre émotion, tendresse et ironie. Mais lorsqu’il s’agit de sonder ses propres vérités, saura-t-elle se libérer des illusions pour enfin trouver sa voie ?

À PROPOS DE L'AUTRICE  

Victoire Semino partage sa vie entre le Calvados, où elle enseigne, et la Sicile, son refuge et source d’inspiration. "L’ébauche" est son premier roman publié.

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Seitenzahl: 284

Veröffentlichungsjahr: 2025

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Victoire Semino

L’ébauche

Roman

© Lys Bleu Éditions – Victoire Semino

ISBN : 979-10-422-5605-0

Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

À ma mère, ma fille et mon fils

Préface

Victoire Semino signe ici son premier roman, L’ébauche, qui laisse espérer une suite.

Clémentine, narratrice et protagoniste, est volontiers menteuse et pourtant le mensonge « était devenu insupportable » ! Elle se dénigre sans cesse, « j’avais honte de ma médiocrité, dit-elle, mais tout de même. Tout le monde ne pouvait se vanter d’avoir été la maîtresse d’un écrivain, la jeune compagne d’un magistrat et le modèle préféré d’un peintre ».

Face à elle et à travers elle, on découvre peu à peu Étienne d’Ancona : il est Monsieur d’Ancona, le Prof redouté et devient son Étienne. Le Maudit d’hier qui terrassait ses étudiantes devient l’Étienne chéri. Deux personnages remplis de contradictions. Elle, « audacieuse » ou « suicidaire », lui, « froid et cruel » ou « fragile et malheureux ». Elle, « aguicheuse » ou « sobre et efficace », et lui, « violent et jaloux » ou « charismatique figure ».

C’est dans un va-et-vient entre présent et passé, à travers une multitude de souvenirs qui ressurgissent à la moindre odeur, au moindre son, que le lecteur est plongé dans une digression qui peut sembler étrange, mais qui nous révèle Clémentine et pourquoi elle se laisse prendre à cet amour. Au flux de ses souvenirs, le lecteur se voit transporté en Sicile, à Naples, en Bretagne…

Victoire Semino nous surprend page après page : passant du vocabulaire le plus cru au style soutenu du passé simple et subjonctif imparfait chers aux Italiens, des scènes érotiques aux moult détails à l’émotion d’une lettre à un père chéri.

Rien n’est laissé au hasard, chaque mot est choisi, chaque référence pensée : pourquoi citer Maïa dès le début du roman, pourquoi tourner le regard vers le Phénix sur le campus de l’université ? Chaque majuscule même a son importance. Ainsi lorsque le prof exécré d’hier et l’homme aimé d’aujourd’hui se mêlent pour ne faire plus qu’un « Monsieur Étienne », le lecteur ne pressent rien de bon.

Bernadette Valin

Professeur agrégée d’anglais

1

— Bonjour, je suis bien chez monsieur et madame d’Ancona ?
— Oui c’est bien cela. Qui est à l’appareil ?

Une voix masculine. Ce n’était donc pas madame, mais monsieur, Monsieur d’Ancona en personne ou mieux, en timbres vocaux, bien estampillés, et le souvenir d’une allure, d’une silhouette.

Des souvenirs précis, des empreintes figées dans une partie de mon cerveau que l’on appelle communément la mémoire. Il me suffit d’entendre cette voix pour qu’apparaissent les mains larges et épaisses, les ongles rongés et la peau d’un visage que l’acné n’avait pas épargné.

Le Monsieur avait été mon professeur à l’université et je l’appelai après quatre années d’escapade sicilienne. Un simple appel de courtoisie pour lui signaler mon retour ? Non, plutôt un appel professionnel, censé finaliser un parcours universitaire à peine ébauché. Cette fois-ci pourtant, je n’aurai pas à rougir de ma médiocrité devant Monsieur, car l’œuvre n’était pas la mienne, mais celle d’un autre monsieur qui, réflexion faite, n’avait pas grand-chose à lui envier.

Un monsieur sicilien avec qui j’avais régulièrement couché et qui, tous les jours, déposait dans ma corbeille à fruits, des oranges en guise de remerciements. C’était, disait-il, une offrande à celle qu’il appelait sa « déesse » venue du Nord. Mais ce n’était pas une monnaie entre nous, juste une douce pensée juteuse, extension à peine dissimulée du sperme qui coulait encore entre mes jambes.

Salvatore m’avait fait découvrir Mario Scalesi, un poète du dix-neuvième siècle dont les origines trapanaises avaient immanquablement retenu son attention. Il l’avait déniché parmi les nombreux ouvrages poussiéreux de la Fardelliana, la petite bibliothèque du centre historique de Trapani. C’est à cet endroit même qu’il y avait repéré mon sourire, ma fraîcheur, ma silhouette et mon fort accent français.

La difficulté première pour Salvatore avait été de traduire l’œuvre de ce jeune émigré siculo-maltais, ayant grandi dans les rues de Tunis. En effet, le jeune tuberculeux aurait tout aussi bien pu écrire en arabe ou en italien, mais il s’était tout naturellement tourné vers l’élégance et la subtilité de ma langue maternelle. Son choix avait donc suffi à rendre légitime ma participation à certaines traductions, même si j’avais, sur le sujet, été très claire : personne ne pouvait prétendre de moi que je devienne du jour au lendemain la spécialiste de la versification.

Ce chef-d’œuvre que je présenterai comme étant le mien sans même en avoir écrit ne serait-ce qu’une seule ligne, un seul mot était quant à lui soigneusement rangé dans sa petite pochette cartonnée et j’étais bien déterminée à l’exploiter. Salvatore avait ainsi alourdi ma corbeille de dizaines de pages rédigées dans un italien très académique que je devais m’approprier avec la conviction d’en être moi-même l’autrice. La tâche qui m’incombait à présent était de faire vivre dans mon esprit, dans mon cœur et dans ma bouche, les mots, les phrases et les concepts d’un autre.

Ainsi se présentait l’exploit à relever, la prouesse à exécuter pour obtenir le diplôme tant espéré. Simple formalité, penserez-vous ? Je n’étais quant à moi pas convaincue d’avoir le talent nécessaire.

En d’autres termes, le talent de faire « avaler des couleuvres » à de vrais spécialistes. Je redoutais d’être démasquée et condamnée. Et allez savoir pourquoi, pour rendre encore plus périlleuse mon acrobatie, je choisis donc le Monsieur autant redouté qu’admiré de ses étudiantes. Celui-là même qui avait cet étrange pouvoir, et de vous terrasser par ses critiques et de vous faire vibrer par son savoir. À bien y réfléchir, je ne crois l’avoir jamais vu nous regarder, comme si nous étions absolument transparentes, comme si nos frais minois et nos petits culs le laissaient complètement indifférent. Nous étions des cerveaux à remplir, pas des fentes à pénétrer. Mais si ses regards, je les avais fantasmés, voire espérés, je n’avais certainement pas inventé mes impressions de malaise en sa présence. Alors, pourquoi l’avoir choisi lui, et pas un autre, ou une autre ? Pour avoir la preuve que ce n’était pas un homme ou bien tout simplement pour en avoir la preuve contraire. Peut-être même pour le démasquer : trouver ses failles, ses fragilités et devenir en quelque sorte sa Maïa. Entreprise, elle aussi, ô combien ambitieuse !

— Bonjour, Monsieur d’Ancona, je suis Clémentine Bocage. Je ne sais pas si vous vous souvenez de moi ? J’ai été…

Et sans même que j’eus le temps de finir ma présentation, il s’exclama :

— Ah mademoiselle Bocage ! Mais bien sûr ! Alors de retour sur nos terres ?

Malgré l’apparente banalité de sa phrase, je fus toutefois surprise qu’il se souvînt de moi, de la mademoiselle Bocage et de l’étudiante médiocre au sérieux très contestable. J’avalai rapidement ma salive pour m’empresser de répondre. Et même si la question ne comportait, semble-t-il, aucun piège, elle ne m’en déstabilisa pas moins. Je ressentis la même peur panique, les mêmes frissons qu’au temps où j’avais été étudiante, son étudiante.

Me revinrent alors en mémoire mon premier oral, mon premier face-à-face et l’une de mes premières frayeurs. Pour le rendre à mes yeux moins impérieux, j’avais mentalement critiqué sa tenue vestimentaire, jugé son pantalon démodé et la couleur de son pull d’un goût plus que douteux. Simplement le regarder, insister sur les cratères de son visage et le trouver repoussant. Ses dents dévoilées à de rares occasions ne faisaient guère exception à ce tableau et créaient une hostile harmonie. Son physique peu engageant, allait-il suffire à lui seul, à détruire symboliquement du moins, sa si dangereuse, mais ô combien charismatique figure ? Ce dont je me souviens, c’est le peu d’intérêt qu’il semblait porter à mon visage. Il était plongé dans ses notes, mêlant ainsi chez moi un sentiment de malaise et d’humiliation. Pourtant, au moment où je m’y attendais le moins, il redressa la tête, me dévisagea et d’un air presque victorieux, me demanda :

— Êtes-vous vraiment certaine de ce que vous avancez ?

Sans même réfléchir, je lui avais répondu que c’était dans tous les cas, ce que je pensais.

Avais-je rêvé ou avait-il esquissé un sourire ? J’ai toujours pensé que cette audacieuse réponse m’avait valu un incroyable seize sur vingt. Peu de substance, mais beaucoup d’aplomb. Ce fut son seul instant d’égarement, sa seule faiblesse et d’ailleurs mes résultats suivants en furent la preuve incontestable.

— Ah, parce que vous vous rappeliez que j’étais partie ?

Je ne lui laissai pas le temps de la réponse et m’empressai de lui parler du sujet de mon Mémoire, d’évoquer le jeune et talentueux Mario Scalesi et…

— Si vous voulez que l’on en parle plus longuement, je peux vous proposer un rendez-vous ce jeudi vingt-deux à quatorze heures. Vous vous souvenez de mon bureau, porte 113 au quatrième étage ?

C’était à présent à moi de me souvenir, mais en quatre ans, le bâtiment de lettres n’avait pas dû beaucoup changer. Je n’avais pas oublié le quatrième étage, le bureau au fond du couloir, près de l’ascenseur réservé aux Professeurs. Ce minuscule ascenseur à la peinture rouge écaillée que j’empruntais quelquefois par pure paresse.

Lorsque je lui eus confirmé ma présence au rendez-vous au jour et à l’heure proposés, il jugea utile de me donner un judicieux conseil.

— Si toutefois la porte de mon bureau était fermée, n’hésitez pas à frapper fort pour que je vous entende.

Se livrait-il parfois à des petits jeux solitaires ? J’avais du mal à imaginer un monsieur d’Ancona se masturber et encore moins, à avoir une vie sexuelle. Pourtant à en croire les bruits qui couraient dans les couloirs du quatrième étage, il avait eu quatre enfants, soit au moins quatre pénétrations, quatre éjaculations fructueuses et une femme, sa femme. Une madame d’Ancona qu’on avait elle aussi du mal à imaginer. Une madame d’Ancona qui possédait comme toutes les autres femmes des seins, des hanches, un sexe, des fesses, une bouche des seins que l’on effleure, que l’on suce, des hanches que l’on empoigne, un sexe que l’on explore, des fesses que l’on malaxe une bouche que l’on… C’est parce que je ne l’imaginais pas, LUI, porter un regard sur un corps, s’y pencher, s’y abandonner, que je ne pouvais l’imaginer, ELLE, incarnée.

2

J’arrivai le jour du rendez-vous, une boule énorme à l’estomac. J’avais pour l’occasion choisi une tenue sobre. Un fin trait noir sur les paupières, une touche de Mascara. Rien de plus, sinon mon fidèle « Dolce Vita ».

Il apparut devant moi, souriant comme jamais je ne l’avais vu. Même le regard n’était plus le même. Il s’y mêlait, une sorte de douceur et de tristesse. Ce qui me surprit bien plus encore chez lui, ce fut sa silhouette. Il avait considérablement maigri. Il portait un bermuda beige et à ses pieds des « bateaux » bleu marine qui lui donnaient un air très juvénile. Il avait en l’espace de quatre années, perdu à la fois vingt kilos et dix ans. Putain, il ne me facilitait vraiment pas la tâche ! Dans ma tête, tout avait été pourtant parfaitement orchestré et la liste de ses nombreux défauts physiques scrupuleusement dressée pour abattre symboliquement le si prévisible ennemi. Il perçut, je crois, mon étonnement, mais s’en tint au silence et d’un geste de la main m’invita à m’asseoir derrière son bureau. Un nouveau tête-à-tête s’annonçait. Mais j’étais bien décidée cette fois à ce qu’il ne se déroulât pas comme ces angoissants examens où il m’avait jugée avec sévérité, jugée à l’aune de son savoir à lui. Cet élément de mesure, il va sans dire, m’avait toujours considérablement désavantagée. C’est pourquoi ce jour-là, j’entrepris d’éveiller sa curiosité et dans mes rêves les plus fous, de susciter son admiration. Enfin bon, quoi ! Tout le monde ne pouvait pas se vanter d’avoir été la maîtresse d’un écrivain, la jeune compagne d’un magistrat et le modèle préféré d’un peintre. Pourtant, je fis une introduction et un développement conformes à ce qu’il attendait en lui parlant de Mario Scalesi et de ma participation à certaines traductions de ses poèmes. Je lui tendis aussi le recueil en n’oubliant pas de préciser que l’auteur du prologue était mon ami, avec un regard faussement gêné. Je fis cependant l’impasse sur le sperme de Salvatore qui laissait régulièrement de petites taches malodorantes sur mes draps ou qui me laissait dans la bouche une écœurante amertume. Lui poursuivit en m’expliquant que mon sujet, même si très intéressant, ne relevait malheureusement pas de ses compétences. Il eût fallu le proposer à un professeur de lettres modernes puisque les poèmes étaient écrits en français. Je réalisai soudain que mon chef-d’œuvre allait moisir dans sa jolie pochette cartonnée et que jamais, je n’obtiendrais la maîtrise tant espérée. Il ne me laissa pas même le temps de trouver des arguments pour le convaincre, ou mieux plaider ma cause, qu’il me proposa la plus surprenante des invitations :

— Vous avez vu le temps d’aujourd’hui, Mademoiselle Bocage. Que diriez-vous de continuer notre conversation dehors au soleil ?

Ce « que diriez-vous » résonne encore parfois dans ma tête.

Une telle invitation, l’invitation de monsieur d’Ancona me coupa le souffle. Elle eut sur moi l’effet d’une déferlante qui vous frappe par surprise et qui vous marque à jamais. Je me souviens que passées les quelques secondes de quasi-hébétude, je lui souris. Il eut ainsi ma réponse. Et portée par un élan de courage ou d’inconscience, je lui adressai le plus surprenant et le plus saugrenu des compliments, si l’on considère l’image qu’il y a encore quelques instants, j’avais de mon redoutable Professeur.

— Je ne connais pas le nom de votre parfum, mais il sent vraiment très bon.

Je lui signifiai là, avoir un sens olfactif plutôt développé, ne pas être insensible à sa coquetterie et surtout ne pas être dupe du soin tout particulier qu’il avait apporté à sa personne. Je ne serais pas surprise d’apprendre qu’à cet instant il m’ait haïe pour avoir enfreint les règles basiques de la séduction. Pour la première fois, je le sentis. Je le sentis et de surcroît mal à l’aise. Je vis aussi que ma singulière spontanéité lui avait fait apparaître dans le cou de petites marques rosacées qui disparurent très rapidement. La gêne s’était inscrite sur son corps. Il ne trouva rien d’autre à me dire que :

— Je vous remercie, c’est très gentil. On descend alors ?

Dans certaines situations, on fait appel à l’antonyme de ce verbe, pour proposer une partie de jambes en l’air, mais là, vraiment, cela semblait quelque peu prématuré.

Il me précéda et la porte battante se referma lourdement sur moi. Il était visiblement pressé de s’éloigner de ce bureau qui le confinait uniquement à son rôle de professeur. Tellement pressé à l’idée de regagner l’esplanade, de sentir enfin l’air frais, qu’il parut même en oublier ma présence. Je ne crois pas m’être sentie vexée ou humiliée. Pourtant, ce manque d’attention lui valut un :

— Ce n’est pas très galant, ça, Monsieur d’Ancona.
— Vous n’êtes malheureusement pas la première à m’en faire le reproche.

Et tout me parut soudain clair et limpide. Dans un premier temps j’avais craint que son amaigrissement ne fût dû à une maladie grave, mais maintenant je comprenais : il reconnaissait ne pas avoir d’égard pour le sexe opposé et m’avouait ainsi qu’il rencontrait ou avait rencontré des difficultés avec une femme, celle que j’avais du mal à imaginer. Sa femme. La femme, la mère de quatre petits d’Ancona que j’avais aussi bien du mal à imaginer.

J’aurais pu me tromper, faire un hors sujet, mais ce douze octobre, je ne commis pas d’erreur.

Nous descendîmes à pied les quatre étages. Ce fut pour moi, une nouvelle épreuve, car je craignais que mes jambes ne se dérobassent sous moi, stoppant ainsi net ma nouvelle aventure. Je regardai les marches, y posai précautionneusement les pieds afin d’éviter la chute. Monsieur d’Ancona suivait mon pas. Plus lourd peut-être et plus maladroit aussi. Que pensait-il ? À quoi ou à qui pensait-il ? L’avais-je déjà déçu dans mes paroles ? Dans mes gestes ? De quoi allions-nous parler ? Lui, surtout ? Et alors que nous descendions les périlleuses marches, les questions fusaient au rythme de mon angoisse.

3

Sur le campus, nous cherchâmes un banc et le premier inoccupé fut le bon. Ni vraiment à l’abri des regards, ni vraiment isolé. Depuis cet endroit, nous pouvions admirer le grand bloc en béton qui abritait le bâtiment lettres et sur le côté, la galerie vitrée, dans laquelle j’avais douloureusement planché pour mes épreuves de Licence. Un incessant va-et-vient d’étudiants à peine plus âgés que moi et, assis à mes côtés, Monsieur le Professeur, le Monsieur d’Ancona dont j’avais rarement observé le profil. Alors que se dressait à quelques mètres de nous, le majestueux Phénix, le redoutable et fascinant Professeur me frôlait. J’avais du mal à réaliser que la peau de son bras gauche effleurait même involontairement la peau de mon bras droit.

Je n’en revenais toujours pas. J’étais là, assise sur un banc avec monsieur d’Ancona, avec le d’Ancona. Le plus souvent entre étudiantes terrorisées que nous étions toutes sans exception, nous nous limitions à son simple patronyme pour l’évoquer. C’était la seule arme, bien trop inoffensive, me direz-vous, que nous avions trouvée pour nous venger de son extrême sévérité, de certaines de nos peurs et de certaines de nos déceptions. C’était pour moi, un moyen aussi, de le faire redescendre de son piédestal. Non, mais, il se prenait pour qui ce mec, avec sa gueule de con, ses fringues ringardes et son dangereux magnétisme ? Car il faut bien le dire, nous avions, et une fois de plus, toutes sans exception, envie de lui plaire, de susciter en lui un intérêt, aussi infime eût-il été. Il y avait les fans du premier rang parmi lesquelles Sandra, une jolie et pétillante blondinette aux cheveux bouclés, qui passait le plus clair de son temps à étudier, à aller au ciné, à courir les expos, à essayer de lire tous les auteurs italiens des plus anciens aux plus récents, pour tenter d’attirer l’attention de Monsieur. Elle ne manquait pas de faire étalage de sa culture, de ses sorties et à chaque cours, je joignais les mains dans un signe de prière, pour qu’elle nous fît l’économie de sa grande gueule. J’observais toutefois qu’il semblait quelque peu flatté d’avoir une recrue qui s’efforçait d’avoir à ses yeux toutes les qualités de la parfaite étudiante : travailleuse, perfectionniste, curieuse et par-dessus tout, soucieuse de plaire à son Professeur. Elle était séduisante parce qu’elle déployait toute son énergie à vouloir le séduire. Moi, en pensant à ces années, je crois avoir rendu les armes assez rapidement. Et si je lisais beaucoup, si je passais des nuits entières à regarder des films de Tarkovsky au Lux, je n’aurais jamais osé échanger avec Monsieur. Les raisons étaient nombreuses, mais la première, et de taille, c’est que je ne voyais pas à quelle occasion j’aurais bien pu lui parler de mes centres d’intérêt. Et puis, il faut bien l’avouer, je n’aurais jamais eu le courage de trouver l’occasion. Il y eut pourtant cet oral, ce mémorable oral où j’étais apparue audacieuse ou tout simplement suicidaire. Le sujet ? Un poème choisi parmi ceux proposés par Monsieur. Un poème de Filippo Tommaso Marinetti intitulé « all’automobile da corsa ». Ah le « veemente dio d una razza d acciaio, il formidabile mostro giaponese », « la danza che tu sai danzare », le « prendimi ! prendimi ! » le « che il polso del motore centuplichi i tuoi slanci » et tous ses autres vers aux métaphores érotiques que j’avais lus avec fougue et passion. Monsieur avait relevé la tête et j’avais dans ce même élan continué à donner corps et voix à la violence de ces mots. J’avais évidemment avec beaucoup de sérieux préparé mon commentaire, et même si les exercices académiques m’avaient toujours rebutée, je m’étais imposé la rigueur et la concentration nécessaires pour que le résultat soit conforme à ce qu’il pouvait en attendre. Oui, mais, que pouvait espérer et attendre le Monsieur, le Maudit ? Il avait déjà très certainement une idée de la note qu’il « infligerait » avec l’indéfectible certitude que tous les étudiants étaient médiocres, et ce, dans le meilleur des cas. Alors, quand j’ouvris la bouche pour prononcer le mot « orgasme », je lus la stupéfaction dans tous les regards. J’avais osé parler de rapports charnels, de sexe. J’avais osé parler de sexe devant Monsieur d’Ancona. Je ne pus continuer mon commentaire, car une soudaine envie de pleurer m’envahit. Mes yeux s’embuèrent et sans que je pusse les contrôler, des larmes coulèrent sur mon visage.

— Mademoiselle Bocage, il ne faut pas vous mettre dans de tels états, voyons ! Vous avez fait du très bon travail.

Ses paroles, au lieu de m’apaiser, provoquèrent chez moi l’effet inverse, et je me mis à sangloter violemment. Il se leva de son siège et se pencha vers moi :

— Je vous le répète, vous avez fait du très bon travail.

Ne comprenait-il pas que c’étaient justement ses compliments qui me faisaient pleurer ? L’émotion était trop forte et la situation incroyablement inattendue, inespérée. Moi, mon audace, mes pleurs et lui, ses compliments. Il m’invita à regagner ma place, ce que je fis docilement. Je n’avais plus la force de continuer. J’étais totalement vidée. Avec son éloquence habituelle, il reprit mon commentaire, l’étaya avec des références littéraires et félicita devant son public de fidèles admiratrices, la finesse de mon analyse. Le rose de mes joues vira alors au rouge écarlate.

Pour rompre le silence gênant qui s’était installé depuis que nous nous étions assis, je lui demandai ce qu’il avait fait cet été.

— Vous savez, je n’ai pas fait grand-chose cet été, me répondit-il tristement. Habituellement, je vais chez ma tante qui habite à Naples, avec ma famille, mais cet été, je suis resté tout seul à Caen.

Son visage s’assombrit et dans un murmure, il répéta :

— Oui seul, tout seul.

Il prononça ces derniers mots comme s’il se parlait à lui-même. Nous restâmes ainsi quelques instants avant qu’il n’ajoute d’une voix plus claire :

— Vous n’êtes quand même pas venue ici pour que je vous ennuie avec mes histoires.

Je sentis à ce moment que les rôles s’inversaient. Il avait besoin de parler, de se livrer. Je n’aurais jamais imaginé que j’allais, ce douze octobre, devenir le réceptacle de ses souffrances.

INCROYABLE, INCREDIBILE ! Je pressentais que le sale con qui nous avait fait toutes trembler était enclin aux confidences. Pour cela, il me faudrait l’écouter, le mettre à l’aise, le rassurer. Un rôle nouveau pour moi, dans une scène où je devais tout improviser. Et c’est ainsi qu’il me confia que sa femme l’avait quitté, qu’il était très malheureux, qu’il l’était plus encore pour ses enfants, qu’il était complètement perdu, qu’il avait perdu l’appétit et que de toute sa vie il n’avait autant versé de larmes. Il se livra tant et tant que je faillis à plusieurs reprises lui demander de se taire, de m’épargner ses confessions qui m’étaient déjà trop lourdes à porter. J’étais à la fois gênée et flattée par cette soudaine intimité. Aussi, accueillis-je sans l’interrompre tout ce que ce jour-là, il voulut bien me confier. Je ne lui posai aucune question. Pourtant pour qu’il ne regrettât pas cet autre moment d’égarement, je me mis en quête de lui en apprendre de moi autant que ce que je venais d’apprendre de lui. J’effaçai alors de ma mémoire ses réflexions, sa dureté, son intransigeance, ses mains larges, les cratères de sa peau et ses ongles rongés. Pour la première fois, nous échangeâmes sur des sujets et dans des domaines dans lesquels je n’avais pas à rougir de mon ignorance. À aucun moment, nous ne parlâmes de littérature, à aucun moment il n’endossa son rôle de Professeur. Nous restâmes quatre heures durant, assis sur le banc, indifférents au passage des étudiants. Je regardai discrètement ma montre et constatai à ma grande surprise qu’il était déjà 18 heures. Pourtant, de peur de rompre le charme, je n’osai lui dire que j’avais un rendez-vous. Il s’aperçut certainement de ma gêne, car il s’arrêta, pour me demander :

— Vous avez sans doute mieux à faire que de m’écouter ?

Non, je n’avais rien de mieux à faire et je l’aurais écouté encore pendant des heures si je n’avais pas proposé à Laurence de nous retrouver dans notre petit bar habituel de la place Saint-Sauveur à 18 h 30.

J’aurais certainement quelques minutes de retard, mais elle comprendrait.

Avant de nous quitter, il me remercia d’avoir pris le temps de l’écouter. Il me confia aussi s’être livré à moi comme jamais jusqu’alors il ne l’avait fait. Je le crus. Mais qui était-il vraiment ? Le professeur froid et parfois cruel ou l’homme fragile et malheureux ? Était-il les deux à la fois ? Qu’allais-je faire à présent de tout cela ? À qui allais-je bien pouvoir en parler ? À Laurence avec qui j’avais rendez-vous ? À Laurence, qui avait été elle aussi son étudiante, sa victime ?

J’étais dans mes pensées lorsque je l’entendis me dire :

— Rappelez-moi dans le courant de la semaine, mademoiselle Bocage ! J’ai bien peur que vous ne deviez encore me supporter. Rassurez-vous, cette fois-ci, ce sera plus professionnel.

Je le retrouvai bien là, dans le rôle qu’il maîtrisait le mieux et dans lequel je l’avais toujours connu. L’objet de notre prochaine rencontre eut sur moi l’effet d’une douche froide. Il redeviendrait mon professeur et moi sa médiocre étudiante. Il reprendrait tout naturellement sa place et moi la mienne.

4

Je n’attendis pas moins de trois semaines avant de composer son numéro, mais cette fois-ci sans craindre d’entendre une voix féminine me répondre. Car la voix féminine était partie avait pris la poudre d’escampette, emportant avec elle, Joseph, Eleonora, Olga et Benoît. Il pourrait le soir frapper à leur porte de chambre pour leur souhaiter « sogni d’oro », ils ne répondraient pas. Il pourrait leur raconter des histoires drôles, il n’entendrait plus leurs rires. Elle l’avait abandonné dans ce grand appartement, aujourd’hui vide et sans vie. Même Lolita, le chien qu’il aimait tant, elle l’en avait privé. Il avait pour se consoler son ordinateur et les plantes vertes à arroser. Celles-là, il les laisserait certainement crever. Madame avait dans, et par son départ, tout dévasté. Dévasté surtout, l’opinion qu’il avait de lui-même. Elle ne s’était pas contentée de le quitter, elle l’avait bafoué, humilié en allant rejoindre un autre. Elle avait menti, nié, et niait toujours la vérité. Cette vérité qu’il avait découverte en tombant sur des lettres, écrites dans une langue étrangère, mais dont le vocabulaire érotique ne lui était pas entièrement inconnu. L’autre, c’était un de ses collègues de lycée, un connard qui lui avait piqué sa femme tant aimée. Au début, elle s’absentait pour aller lui préparer à manger, ou bien pour lui apporter son linge repassé. Il n’avait rien dit. Étienne comprenait que l’on vînt au secours d’un homme dont la femme avait fait le choix d’en finir avec la vie. Mais cette ordure avait bien su tirer profit de la situation et le veuf éploré n’avait pas trouvé mieux pour panser ses blessures, que d’introduire dans la chatte de sa femme, sa ridicule petite bite. C’était vraiment une ordure et la fin tragique de Dominique, sa compagne en était une preuve irréfutable. Il lui avait pourri la vie, elle était là, la vérité, et elle, n’avait pas trouvé mieux que de jouer à la roulette russe. Elle avait joué. Elle avait perdu.

Quelle ingrate, quelle salope que cette future ex- madame d’Ancona ! C’était pourtant lui qui l’avait recueillie quand ses parents l’avaient foutue à la porte. C’était pourtant lui qui l’avait nourrie, et lui et sa mère qui lui avaient entièrement refait sa garde-robe, alors qu’elle n’avait plus rien à se foutre au cul. Cette salope qui se cachait pour aller dégueuler dans les chiottes ou cracher dans les pots de fleurs, la tablette de chocolat qu’elle venait de s’empiffrer. Il retrouvait alors les cadavres gluants au hasard des rangements, mais ne disait rien. Elle aussi lui avait fait des confidences : un viol, un avortement, une enfance malheureuse et beaucoup de mensonges, que lui amoureux, avait gobés. Il l’aimait, la comprenait, la soutenait du mieux qu’il le pouvait. Et la salope de juive s’était alors convertie au catholicisme. Entraîné dans sa folie religieuse, il en avait presque oublié qu’il était athée. Et pendant toutes ces années, il n’avait manqué aucune messe dominicale, aucun baptême, aucune communion. Des années rythmées sur ses croyances à elle. Et la salope, non seulement lui avait imposé un Dieu, mais quatre enfants et un corps déformé par quatre grossesses. Et parce que la salope avait prétexté que ses seins étaient trop lourds, abîmés et flétris par les allaitements à répétition, elle affichait à présent une nouvelle poitrine, œuvre d’un chirurgien esthétique renommé dans la région. Maintenant il comprenait mieux que si la salope avait tapé dans la caisse commune, c’était dans le seul but d’attirer des mecs dans son pieu. Il lui avait ainsi payé un 90b haut et ferme, soit des « atouts » qu’elle lui refusait. Ses seins, il ne les toucha jamais plus comme jamais plus d’ailleurs, elle ne l’autorisa à les regarder. Le soir, une fois seuls dans leur chambre, elle éteignait la lumière avant même que, dans la transparence du tissu, il eût pu les deviner. Il s’était résigné.

Ah, mais quelle belle salope que cette future ex-madame d’Ancona qui, depuis des années, se refusait à lui, mais s’offrait à d’autres. Elle avait aussi sûrement oublié quand il emmenait les enfants à la bibliothèque pour lui laisser le temps de préparer ses soi-disant cours. Cours, qu’elle ne préparait plus depuis fort longtemps. Elle prenait du temps pour elle, du bon temps sans doute, alors qu’elle lui amputait à lui des heures de vrai travail, de vraies recherches. Aucune reconnaissance, et beaucoup de mépris pour cet homme qui avait été reçu brillamment à l’ENS. Un parcours sans faute. Et que dire de son doctorat rédigé entre les pleurs et les couches à changer ? À cause d’elle, il était pour la première fois devenu père à vingt-deux ans ; à cause d’elle, il avait été contraint de bercer le second qu’elle lui avait fait dans le dos, alors qu’elle s’occupait de l’aîné. Est-ce qu’elle y avait pensé à ça, la minable, qui n’avait même pas réussi à décrocher l’agrégation du premier coup, elle qui, pistonnée, avait fréquenté le prestigieux lycée Henri-IV ? Heureusement qu’il avait été là, pour lui donner sa seconde chance, et l’emmener presque de force, aux épreuves. Elle lui devait tout, la salope : ses enfants, ses seins, son concours. Sans lui, elle, n’était rien, n’aurait jamais rien été et ne serait jamais plus rien. Rien, sinon qu’une sale pute PUTE PUTE PUTE !

5

— Allô ?
— Bonjour, monsieur, c’est mademoiselle Bocage à l’appareil.
— Ah, mademoiselle Bocage ! Eh bien, dites-moi, vous en avez mis du temps à me rappeler. J’ai même cru un instant que vous aviez perdu mon numéro de téléphone.

J’avais laissé passer tout ce temps pour mieux réfléchir à cet insolite rendez-vous, à notre conversation, à ses confidences et à sa peine. C’était certain, il regrettait de m’en avoir trop dit, il regrettait de m’avoir accordé sa confiance. Et à force d’y réfléchir, à force d’y consacrer toutes mes journées et toutes mes nuits, j’étais arrivée au constat que par respect pour lui, il était préférable que je ne le recontacte plus. Pourtant, une petite voix intérieure m’avait doucement glissé à l’oreille.

— Allez courage ! Allez courage, poulette, vas-y, fonce !

J’avais finalement obéi à la petite voix.

— Dites-moi, avez-vous songé à votre sujet de mémoire ?

Il avait de toute évidence repris le dessus. Je me sentis prise au piège. Soudain tous mes doux phantasmes s’évanouirent, car si j’avais « songé », comme il le disait, ce n’était évidemment pas à mon sujet de mémoire. Pendant toutes ces semaines, j’avais repassé en boucle notre rendez-vous, son regard, sa silhouette, ses mains, sa voix et tous ses mots ponctués de silence qui me l’avaient rendu soudainement accessible. Monsieur était devenu un homme, pas seulement un cerveau bien rempli, mais un homme au cœur blessé. J’avais été touchée, troublée, émue. Alors, pourquoi rompre le charme, à peine installé ? Il voulait reprendre son rôle. Je n’avais guère le choix que de reprendre le mien.

— Euh… mon sujet de mémoire, balbutiai-je.
— C’est bien cela dont il s’agit, n’est-ce pas ?
— Oui, mais pour être tout à fait honnête avec vous, je n’ai aucun sujet à vous proposer. J’avais tellement espéré pouvoir travailler sur Mario Scalesi que…
— Oui, ça, j’ai bien compris, mais comme je vous l’ai déjà expliqué, ça ne peut éventuellement intéresser que des enseignants de Lettres Modernes. Je ne veux pas dire par là que votre sujet n’a aucun intérêt, au contraire, mais malheureusement, il ne pourra pas être accepté au département, ni par moi, ni par un autre.

Il ressentit, je crois, ma déception. Il ne perçut pas, ou feignit-il de ne pas la percevoir, la peur. La peur d’être démasquée s’il fallait que je rédige seule, avec mon petit cerveau et mes petites mains, le maudit mémoire.

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