L'écho de la poussière - Antoine Grall - E-Book

L'écho de la poussière E-Book

Antoine Grall

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Beschreibung

Les habitants de St Gilmour sont en état de choc suite au trépas sous leurs yeux d'un des sept lieutenants du Capitaine Morgan, l'homme le plus puissant et dangereux de Casanova. Jack est le responsable de cette mise à mort lors du duel qui vient de l'opposer au lieutenant. Mais, malgré cet acte de provocation que les témoins considèrent comme insensé car il induit de féroces représailles de la part du Capitaine, Jack reste calme. Ce meurtre ne représente rien d'autre pour lui que le point de départ de son plan de vengeance. Son objectif ultime consiste à anéantir entièrement l'organisation de Morgan, autrement dit à faire disparaitre un par un les six autres lieutenants encore vivants. Cette traque conduit Jack à rencontrer divers personnages dont Eliakim, un Indien pacifiste qui lui vient en aide, puis John Colter, un vieil ermite grincheux au long passé. Ces nouvelles rencontres, en plus de ses retrouvailles avec les femmes de son passé, amèneront Jack à confronter son ambition mortelle aux valeurs de chacun, et donc aux siennes. Des assassinats, des captures, des séparations, des politiciens véreux et une armée frileuse... la route est longue jusqu'à la confrontation entre Jack et Morgan lors d'une bataille sanglante. La question qui demeure alors est : est-ce que toute cette violence en valait la peine ?

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Ähnliche


Un grand merci à ma famille, Un soutien inestimable Merci aussi à mes amis, Un privilège

Sommaire

Première balle de Kelly

A la poursuite du prochain

Les peintures du lupanar

Ivresse mortelle

Les dix condamnés

Les huit flingues fantômes

De longues fiançailles

Les géants de Casanova

Le lac des ruptures

Rencontre

Les Morganistes

Les corrompus

Le deal de la pipe

Le squelette fortuné

Herbe rouge

Croisière fertile

Le faux riche

Transaction mortelle

La promesse des cendres

Résurrection

Confrontation

Incompréhension

Révélations

Les vœux de départs

L’île aux requins

Le sable et l’ivoire

Le réveil de la loi

Cathy

Le réveil des armes

Le vacarme

1. Première balle de Kelly

Le vent sifflait une vieille rancœur dans la rue orange, déserte et silencieuse, tandis que les genoux couverts de pisse d’un homme gravement blessé au ventre ployaient et heurtaient brutalement le sol de sable et de pierres.

La lourde tête du blessé pendait un coup à droite, un coup à gauche, dans la mesure impitoyable du désespoir, tels les battements sans vigueur d’un vieux pendule à bout de forces. Les larmes acides de l’ultime souffrance coulaient en averse sur ce corps aux allures de marionnette dégingandée. L’homme, pourtant hagard et dont l’esprit s’évaporait au fil des secondes, parvint à remarquer la poussière du sol s’assombrir à cause de ses sanglots et de son urine, telle l’ombre discrète d’une morte sournoise rampant sur la terre, et qui, par endroit, se teintait de rouge.

En proie à l’abattement, l’homme employa ses dernières forces à émettre des implorations discontinues dont les accents sibilants prirent la forme d’éructations incompréhensibles, sorties sans détour et sans ambages de son œsophage troué. Mais ses supplications restaient vaines car Jack y était insensible. Sa marche imperturbable et muette contrastait avec les rots douloureux et pleins de peur légitime de l’homme à genoux.

De grosses gouttes de sueurs dégoulinaient franchement de ses pores. Elles s’unissaient en un mariage humide avec ses larmes, dans une osmose corporelle qui caractérise l’homme perdu et fini, dont le corps possède déjà l’odeur perfide de la mort, imminente. Plus que la balle logée dans sa poitrine, sa douleur abrutissante provenait de sa peur. Sa respiration était saccadée, ses gestes las, son espoir vacillant.

Devinant les pas de son bourreau, il tenta à nouveau de plaider sa cause, d’implorer une miséricorde. Mais seul un son aigu et sifflant, déformé par l’angoisse et venu des tréfonds des entrailles, accompagnait son souffle court.

La mort continuait d’avancer impassiblement, pas à pas, foulant la poussière indifférente où allait retourner le blessé. Lorsque Jack parvint à trois enjambées de son adversaire il dégaina Kelly, son revolver à huit-coups, visa au niveau du cœur, eut malgré lui une sensation de dégoût cachée par ses traits décidés, puis tira une seule fois pour ôter la vie.

Si le cadavre avait été un homme lambda, Jack aurait utilisé son autre revolver et ensuite rengainé sans attendre. Mais cet homme-là n’était pas n’importe qui. Il s’agissait d’un des sept lieutenants du Capitaine Morgan, ses sept plus proches serviteurs, ses sept chefs de troupes, ses sept plus fidèles amis. Jack avait commencé à traquer ce premier allié deux mois auparavant, progressant de jour en jour avec patience, se rapprochant doucement mais sûrement de sa proie.

Enfin il voyait ce lieutenant gésir, inerte, devant lui. Il fit alors un geste nouveau, qu’il espérait renouveler encore sept fois. Il leva lentement Kelly à hauteur de ses yeux, ouvrit le barillet et fit le compte du nombre de chambres encore chargées. Il compta sept balles. Satisfait du résultat, il rangea son colt dans son étui, en caressa légèrement la crosse puis se dirigea vers le saloon le plus proche, le Roxy’s, les yeux irrigués par l’éclat d’une détermination infaillible.

Abasourdis, les spectateurs du duel restaient muets, observant le corps raide et fumant du lieutenant, la tranquillité surprenante du gagnant ou, pour la majorité, leurs propres pieds tournés l'un vers l'autre, preuves incontestables de leur impotence bouffante. Le Marshal Hyde s’étant absenté de St Gilmour, personne ne possédait l’étoffe nécessaire pour aller questionner Jack quant aux tenants et aboutissants du duel.

Bien des années étaient passées depuis qu’ils avaient vu quelqu’un oser affronter ouvertement un sbire du Capitaine Morgan. Hors aujourd’hui, plus qu’une insulte ou une menace sans lendemain, c’était le message morbide et sans équivoque d’un cadavre qu’offrait Jack à Morgan. Le public pensa que cet homme ne pouvait être que fou pour s’attaquer de la sorte à l’homme le plus puissant de Casanova. Folie ou non, la gravité de l’évènement ne semblait pas l’atteindre. Au contraire sa démarche en direction du saloon soulignait une sérénité étonnante.

Jack entra au Roxy’s, se dirigea droit vers le bar, y commanda un double whisky, s'y accouda, vida le verre d'un coup sec de la tête en arrière, utilisa sa manche pour s’essuyer la bouche de laquelle s'échappa un chuchotement.

— Un de moins. Plus que six, Morgan, avant que je ne vienne à toi.

Ce murmure plein de menace le fit sourire car ce chiffre six signifiait qu’enfin, enfin il se rapprochait de sa vengeance. Avant Morgan, il ne restait plus que six mousquetaires, ainsi que se surnommaient eux-mêmes les sept lieutenants d’après une idée du plus érudit d’entre eux, Archibald Gallagher. Jack commanda un deuxième whisky qu’il engloutit aussi rondement que le premier.

Il se retourna, son regard satisfait et encore concentré embrassa l’intérieur du saloon éteint, puis il alla s'asseoir à une table inoccupée dans un coin, commanda un œuf au plat et un steak, saignant cela va de soi.

Tandis qu’on préparait son déjeuner, il relâcha enfin sa vigilance et laissa loisir à ses yeux de vagabonder au hasard, traverser la fenêtre pour observer nonchalamment la rue qui se débarrassait subrepticement du cadavre, les gamins qui ressortaient leur tête blonde au travers des portes entrebâillées et, plus loin, vers la sortie nord de St Gilmour, un cavalier pressé chevauchant seul et au galop vers le nord.

Par sa longue expérience dans l’art de tuer et d’être traqué, Jack devinait facilement les intentions de ce cavalier pressé. Il comptait se rendre le plus rapidement possible chez le Capitaine Morgan, afin de lui raconter en détail le duel et son issue, essayant de rassembler toutes les informations collectées ci-et là à propos de l’assassin afin de donner le maximum d’indications au Capitaine.

Cet excès de zèle se retrouvait chez certains hommes de la région, prompts à laisser en plan leur quotidien morose et à foncer chez le Capitaine, non pas par dévouement, mais par espoir de recevoir une belle récompense en échange de ce qu’ils pensaient être des informations cruciales.

Mais par défi, ou plutôt dans sa plénitude inébranlable, notre héros bien que conscient du danger que représentait un cavalier allant cafter son meurtre à Morgan, préféra le laisser partir.

En premier lieu car ce cavalier connaissait mal le Capitaine, un homme confondant souvent, moins par manque de discernement que par violence gratuite, le messager et le message. A morbide message, messager victime. Adieu donc, naïf et trop zélé cavalier.

Ensuite car l’action du délateur ne pourrait contrarier les plans de Jack. Morgan finirait inexorablement par apprendre la mort d’un de ses lieutenants, qu’il se teinte aujourd’hui ou demain de rouge, le chemin qu’empruntait Jack baignait de toute manière dans le sang.

Enfin, et cette raison, en cet instant, prévalait sur les deux autres, car le serveur venait de lui apporter son steak saignant et Jack ne transgressait jamais son devoir vis à vis de son estomac.

— Bon appétit l’ami, et surtout le bœuf ne me déçois pas. Ça me ferait chier mais tu sais que je serai capable de passer au porc rien que pour me venger.

Les cochons peuvent dormir tranquilles, le steak fut succulent. Que le lecteur se rassure également, Jack n’était pas fou pour parler ainsi à son assiette. Ses soliloques se justifiaient par une solitude étendue qui, parfois, devait être rompue par un succédané de dialogue. Lorsque la viande fut dégustée avec appétit et l'addition réglée avec pourboire, Jack marcha en direction de l'écurie de St Gilmour située à proximité de l’école primaire, où il avait laissé Amon, son cheval.

Après qu'un des leurs l'ait reconnu, alors qu'il rêvassait le regard perdu dans la poussière orangée de la rue, et ait alerté ses amis, tous les élèves se jetèrent contre les deux seules fenêtres que possédait leur salle de cours. Ils se ruaient les uns sur les autres afin d'avoir la chance d'apercevoir le gagnant du duel auquel ils n’avaient pas eu le droit d’assister. Ils souhaitaient voir cet homme au sang-froid vertigineux. Les gosses excités n’en revenaient pas. Un meurtrier déambulait paisiblement dans les rues encore silencieuses de St Gilmour.

Tous ignoraient leur professeur qui tentait vainement de les rappeler à la leçon. Leur fascination ne déclinait toujours pas lorsqu’il proféra des menaces, qu'il en chopa un par l'oreille et le tira jusqu'à sa place, l'obligeant à s'asseoir et à rester calme tandis qu'il s’apprêtait à manœuvrer similairement avec les autres. A son soulagement, Jack se trouva bientôt dans un angle de vision le rendant invisible. Certains élèves retournèrent s’asseoir, rêveurs. D’autres, mus par l’envie de conserver le plus longtemps possible l'image de ce tueur implacable, restèrent immobiles devant les fenêtres, les mains et les joues collées contre les vitres et les yeux exorbités, jusqu'à ce que le professeur réussisse enfin à leur faire regagner leur place.

Le gérant de l'écurie regarda Jack d'un drôle d'air lorsque celui entra. Rares sont les hommes si calmes dans les instants qui suivent un duel. En temps normal, les genoux craquent et le gagnant trébuche à terre sous le coup de l'émotion, ou encore son estomac se réveille et offre aux spectateurs une vue privilégiée sur son contenu tandis que le sol se couvre d'une immondice plus écœurante que le sang.

Hors, ce jour-là, l'estomac du cowboy avait fonctionné dans le sens opposé des prédictions des spectateurs. Plutôt que de vomir la nourriture vers l’extérieur, il l'avait quémandé. Le sens de passage attendu s’inversait et pour cette raison la ville évoquerait encore longtemps ce comportement inattendu et inhabituel.

Le serveur avait même hésité longuement avant de servir Jack car il s'offusquait de donner une si bonne pièce de bœuf à un client qui allait de toute manière bientôt la rendre au monde, mais sous un aspect bien moins appréciable.

Malgré les craintes légitimes de son employé, le manager, M.Parker, ordonna que la commande du cowboy soit respectée. Il souhaitait observer quelle grimace s’imprégnerait sur le visage de cet inconnu lorsque le sang du morceau de viande lui emplirait la bouche. Personne ne pourrait, quelques minutes à peine après avoir tiré dans le cœur d'un homme, avaler un tel pavé de chaire sans ressentir une remontée violente et acide de dégoût.

Il se trompait car Jack, après avoir englouti sans sourciller l'objet de ses convoitises culinaires, marcha paisiblement et sans signe d’écœurement jusqu'à l'écurie, s'amusant même en constatant la réaction des gosses de l'école qu'il entraperçut derrière les deux fenêtres, sur sa droite.

Son cheval était prêt, reposé et nourrit. Jack paya le gérant, demande à ce dernier de seller sa monture puis grimpa dessus. Il prononça un adios à peine audible et quitta le village par le sud, dans la direction opposée du cavalier cafard bientôt cadavre.

2. A la poursuite du prochain

S'il est une qualité à reconnaitre aux lapins, c'est la tendresse de leur corps après avoir été mijoté en ragout. Jack s'en délecta plusieurs jours durant sur la route qui le menait à la garnison du Colonel Smith. Autour des collines d’abondance, que sont les reliefs présents au sud-est de St Gilmour, ne vivaient que très peu de prédateurs, si bien que le prospère lapin proliférait dans cette région.

Après avoir contourné par l'ouest ces collines sur plusieurs dizaines de kilomètres, il bifurqua en direction du sud-est, à hauteur de Pakuchi qui se trouve plus loin à l'ouest, pour se diriger cette fois-ci en ligne droite vers le campement militaire. La construction en cours de la ligne de chemin de fer se faisait deviner par les bruits sourds des lourds marteaux et autres machines modernes utilisées par la force des hommes, quelque part dans le nuage d’ocre provenant des plaines sous ses yeux.

Le trajet se passa sans accroc, il ne lui semblait pas être suivi. Et puis il faut préciser qu'en ces lieux proches de la plus grande garnison de l'armée, il était rare de se faire attaquer et dépouiller par des brigands de passage.

Bien qu'il s'agisse d'une route de la région particulièrement empruntée, Jack n'eut pas à supporter l'insistance irritante des voyageurs naïfs qui tentent, malgré de nombreux échecs cuisants de sociabilisations, d'entrer continuellement en contact avec le badaud lambda, qui se promène tranquillement sur les routes de Casanova sans savoir qu'il sera la cible incessante de ces êtres incapables de voyager seuls, et dont la présence d'une autre personne à leur côté est une condition sine qua non à leur périple.

Il faut dire que Jack, au premier abord et à cause de ses airs de corbeau énervé, ne ressemble pas à ce genre d'hommes affables et avenants, qui ouvrent leurs bras jusqu'à toucher le ciel dans le but d'inviter leurs semblables à venir se réfugier dans cet espace thoracique de chaleur humaine.

Son air cruel démotiva nos amis les bavards qui ne tentaient même pas de s'approcher de Jack lorsqu'ils le croisaient.

— Te rends-tu compte, camarade, que ce duel représente le début de la fin ?

Jack aimait discuter avec Amon. Il affectionnait surtout de lui poser des questions car il pouvait par avance deviner quelle serait la teneur équine de ses réponses.

— Amon, Amon, tu es un cheval bien plus digne que moi. Tu sais où nous sommes ? A l’orée de notre dernière balade ensemble. Moi le tueur, toi le brouteur d’herbes, une monture exemplaire. Tu es plus digne que moi alors tu vivras plus longtemps que moi. C’est ça, ta récompense. Qu'en penses-tu Amon, souhaites-tu te joindre à la lubie de nous autres les hommes en tentant d’accéder à la gloire éternelle ou bien est-ce que le foin d'une écurie suffit à ton bonheur ?

En guise de réponse, le cheval mastiqua un peu plus bruyamment en posant sur ses bruits de déglutition un regard fier de défi.

— J'en étais sûr vieille branche, mange et sois heureux. Ton appétit, bien que trop végétal à mon goût, incarne merveilleusement la quintessence de l'affinité qui nous lie.

Un soleil clair accompagnait Jack et sa monture sur les derniers kilomètres. On entendait les oiseaux piaffer dans les arbres et s’envoler au bruit des sabots. Le coin était paisible, sans fausse note. Cette nature simple et calme agissait sur l’humeur de Jack, l’apaisait. C’est un homme tranquille qui parvint au pied du mur d'enceinte de la garnison. Un soldat en faction brandit son fusil dans sa direction et le héla du haut des remparts pour connaitre son identité et la raison de sa venue.

Jack répondit qu'il s'appelait John Oliver et qu'il souhaitait parler au commandant de la garnison. Le soldat le somma de patienter. Deux minutes plus tard, les larges portes en bois s'ouvrirent et Jack trotta jusqu’au garde qui lui intima de descendre du cheval et de le lui confier, en plus de ses deux revolvers, de son fusil et de son couteau. Jack ne broncha pas, jetant simplement un regard féroce au soldat en question dont le visage prit un air innocent et malin du type « ce sont les ordres mon gars ».

Le Colonel Smith qui avait été averti de cette visite sortit du baraquement qui lui servait de bureau et vint à la rencontre de Jack, sans cérémonie ni tentative de démonstration de force. Jack sourit, le Colonel était fidèle à sa réputation d’homme efficace qui préférait le chemin direct, sans palabres qu’il considérait comme de l’esbroufe. Homme élégant et avenant d’une cinquantaine d’années, mélange parfait d’un corps encore vigoureux, récompense d’une vie saine, nomade et d’un caractère affirmé, le Colonel en imposait. Son seul véritable défaut, d’après Jack et si l’on en croyait les on-dit, consistait à une propension exagérée à la prudence. Si la situation l’exigeait, Smith pouvait passer à l’action, sans fioriture ni doute. En revanche, tant que les circonstances ne dépassaient pas un certain seuil d’urgence, sa nature circonspecte le maintenait dans une indécision figée.

— Quel bon vent vous amène mon brave ?

Contrairement à la gravité qu’impose son statut militaire, le Colonel aimait saluer son prochain, connu ou étranger, sans ambages. La solennité lui déplaisait au plus haut point. Des années de commandement lui prouvèrent qu’une bonne tape dans le dos valait mieux qu’une menace toute hiérarchique lorsqu’on souhaitait que la personne en face partage une pensée avec vous. Non pas qu’il oubliât d’être sérieux, il ne tiendrait pas ce poste sinon, mais disons que les armes et le sang ne lui ont pas fait oublier toute la vie d’à côté, celle de l’océan et des étoiles. C’était un fervent lecteur de tout ce qui peut se lire, mais son œuvre favorite restait « Pensées pour moi-même » de Marc Aurel. Cette attirance pour la littérature le condamnait à aimer parler. C’était un bavard invétéré qui profitait de son statut pour causer sans être interrompu.

— Laissez-moi deviner. Un quelconque sauvetage d'un de vos proches nécessite notre aide ? Non, plutôt, vous êtes un de ces vendeurs qui vagabondent par-delà les plaines et montagnes dans le but de refourguer leurs marchandises néfastes. Non plus, à vrai dire, à votre air renfrogné, je jugerais que vous êtes à la recherche d'un travail juste et rémunéré et pensez pouvoir trouver ceci ici, c'est bien ça ?

Jack répondit par la négative. Même s’il adorait deviner à leur aspect les raisons qui poussaient les visiteurs à venir le voir, le fait de n’avoir pu trouver la bonne réponse n’entama en rien l’enthousiasme de Smith, ravi par la perspective d’une discussion qui ne se cantonnera pas au stock de poudre ou à celui de patates.

Lorsqu’ils entrèrent dans le bureau du Colonel, avant qu’ils ne soient assis, Jack expliqua la raison de sa présence. Il souhaitait retrouver un dénommé Marcelo, ancien militaire de son état.

D’un caractère protecteur, surtout lorsqu’il s’agit de ses subalternes, le Colonel fut d’abord réticent à discuter d’un ancien soldat avec un inconnu. Mais l’aplomb de Jack attisait sa curiosité.

— Que voulez-vous à Marcelo, John ?

— Rien de plus que lui rendre son dû.

Sa fidélité envers ses soldats, actuels et anciens, était l’une des rares raisons qui faisait perdre son affabilité au Colonel. Il agissait constamment de manière à les protéger, quitte à devoir se taire. Comme la finalité de la visite de Jack restait encore un mystère, il décida de jauger les réelles intentions de son interlocuteur avant de donner plus d’informations. Jack, comme à son habitude, n'y alla pas par quatre chemins.

— Je vous l’ai dit Colonel, je souhaiterais simplement rendre à Marcelo ce qui lui appartient.

— Je suppose qu’il ne s’agit pas d’un pot de confiture que vous lui auriez emprunté la semaine dernière ? Je connais Marcelo, le type d’homme qu’il est malheureusement devenu après avoir quitté mes rangs. Vous dites vouloir lui rendre son dû, ce qui lui appartient. Dans notre langage de gens d'armes, cela indique une histoire de vengeance.

— Vous avez la réputation d’un homme perspicace Colonel. Où puis-je trouver cet homme ?

Le Colonel refusa de répondre. Son hochement de tête et son regard montrèrent qu’il ne lâcherait plus un mot si Jack s’obstinait à ne pas lui exposer la véritable raison qui le poussait à chercher Marcelo.

— J'ai mes raisons Colonel, Casanova également.

— Que voulez-vous dire ?

Jack ne souhaitait pas perdre du temps. En outre il savait que toute circonlocution serait vaine car l’intelligence du Colonel ne serait pas dupe. Il prit donc le parti d’être franc et dénigra tout préambule, quitte à changer de sujet.

— Vous êtes le commandant de l'ensemble des troupes du territoire n'est-ce pas ? De fait, vous possédez des informateurs partout dans la région. Par conséquent, vous ne pouvez qu'être au courant des agissements de Marcelo, que ce soit pour le compte du Capitaine Morgan ou non. Qu’attendez-vous pour passer à l’action ?

Irrité par le contenu et le ton de la conversation, le Colonel, gardant son courroux pour lui, pria poliment Jack de sortir de son bureau et de s’en aller.

— Nous n’avons, je le crains, déjà plus rien à nous dire. Et quoi que vous vouliez à Marcelo, je vous prierai de ne pas vous prendre pour un justicier. J’ai déjà assez à faire avec les filles Johnson…

Son esprit romantique avait espéré un quelconque dénouement cordial avec Jack, mais ce dernier l’insultait directement vis-à-vis de son manque d’initiative à l’encontre du Capitaine. Il se refusait donc de discuter avec lui, encore plus de lui offrir tout renseignement.

Jack n’en avait de toute façon plus besoin. En vérité, il cherchait juste à s’assurer que Marcelo était bien un ancien soldat de la garnison. Le fait que le Colonel se soit braqué de la sorte confirma les informations qu’il avait déjà en sa possession. Il ne lui restait plus qu’à savoir à quoi ressemblait Marcelo, mais Jack connaissait le lieu idoine pour se renseigner. Il quitta donc le Colonel Smith satisfait de l’entrevue, au contraire du militaire.

Après le départ de Jack, le second de Smith, Juan-Luis Claudio Buendia de la Costa, qui avait tout entendu, vint le voir.

— Colonel, avec tout mon respect, je me pose les mêmes questions que ce John. Nous savons tous les deux que Marcelo travaille depuis plusieurs années pour Morgan. Evidemment, je comprends pourquoi vous ne vous risquez pas à attaquer de front le Capitaine, mais vous auriez pu depuis longtemps intervenir pour Marcelo. Dès lors, je comprends que votre inaction envers cet homme découle d'une estime particulière à son encontre, et qu'il ne doit sa liberté qu'au respect que vous semblez éprouver pour lui.

Le Colonel Smith toisa son second, responsable d’une belle ineptie et à qui il aurait bien donné une rouste. Il préféra toutefois lui donner une leçon par l’esprit plutôt que par la main.

— Premièrement, le type qui vient de partir ne s’appelle certainement pas John. Ses intentions envers Marcelo sont mauvaises je le sais, mais je ne peux rien y faire. En tant que force militaire, nous ne pouvons aider un homme pour sa vendetta personnelle, a forteriori lorsqu’il s’agit d’un des lieutenants de Morgan, car cela reviendrait à attaquer ce dernier de front, ce que nous ne pouvons tout simplement pas nous permettre. Nous n’aurions pu arrêter ce John non plus car nous n’en avons pas le motif, à moins que des sous-entendus malheureux soient désormais des faits suffisants pour un tribunal… Bref, je m’égare. Vous ne le savez pas De La Costa, car vous l’avez à peine connu, mais Marcelo était un de mes meilleurs soldats. Un homme non dépourvu de stratégie couplé à un tireur hors pair. Et la garnison l’appréciait pour ses facéties, c’était un leader naturel, concentré dans l’action mais toujours avenant, voire drôle, à sa manière, lors des permissions. Les soldats raffolaient de ses anecdotes rocambolesques, même si je ne comprenais pas toujours pourquoi. Tenez voici l’une des histoires qu’il raconta un soir à une partie de sa troupe et qui les rendit tous hilares.

« Vous avez déjà rêvé de trou du cul ? Parce que moi oui, et croyez-moi, c'est très bizarre. On pourrait se dire qu'on connait notre trou du cul par cœur, après tout on l'utilise tous les jours depuis notre naissance et à force on en est même devenu intime et son bien être est notre bien-être, mais, tandis que vous dormez, lorsque votre cerveau commence à divaguer à son propos en toute inconscience, c'est très étrange.

J'avais bu de l'absinthe ce soir-là et tout allait bien tandis que je me couchai nu dans mon lit favori. Et puis, je ne sais pourquoi, mes idées naviguèrent vers le sexe et les joies de la procréation, puis je m'endormais pour me réveiller la tête à l'envers, avec seulement de vagues souvenirs de trou du cul qui me chantait la marche nuptiale à tue-tête, tandis que j'applaudissais gaiement et des deux fesses cette merveilleuse mélodie, tout en mémorisant l'air car j'espérais pouvoir un jour le reproduire afin que le monde entier puisse profiter de ce monument de poésie et de beauté postérieure. »

— De La Costa, répondez-moi sérieusement, peut-on réellement apprécier ce genre d’histoire après avoir lu Othello ? Juan-Luis, sérieusement ?

Le second haussa les épaules, à mi-amusé mi-irrité par la réaction de son supérieur dont il était accoutumé. Le Colonel continua son récit.

— Malheureusement les derniers mois de son service furent moins convaincants car il prit la mauvaise habitude de boire et ce vice rongeait ses aptitudes. Etant plus souvent hébété par l'alcool que l'esprit clair, fréquentant un peu trop ardemment le bordel de Pakuchi, j'ai dû au bout d'un an me résoudre à le renvoyer. Je crois qu’il n’en était pas malheureux car sa nature recherchait toujours l’action, seul le mouvement et le danger semblaient pouvoir le distraire. S'il est encore la moitié du poivrot qu'il était devenu en partant d’ici, il doit probablement trainer dans ce lupanar ou à la distillerie Floyd. Mais ce « John » ne l’aurait pas appris de ma bouche. De toute manière mon petit doigt me dit que nous entendrons bientôt parler à nouveau de ce type.

Par la fenêtre du baraquement, Smith regarda alors Jack monter sur Amon puis quitter lentement la garnison, toujours maître de lui-même, calme et posé. Même s’il ne l’avait pas montré lorsque le Colonel prononça leur nom, Jack avait été content d’entendre que les trois sœurs Johnson continuaient leur travail de sape à l’encontre de l’organisation de Morgan. Sans aller aussi loin que lui en supprimant ses lieutenants, elles n’avaient de cesse de lutter contre son oppression. Elles étaient, depuis toujours, des alliées de poids.

Tout avait commencé il y a une douzaine d’années lorsque Jack travaillait en tant qu’adjoint avec le shérif Johnson à Pakuchi, un village en banlieue de St Gilmour. Il avait adoré ces quatre années de travail honnête en compagnie du plus grand ronchonneur de Casanova qui était aussi, à son avis, le meilleur shérif de la région. Juste et droit, toujours disponible pour aider ses concitoyens, le père Johnson savait en outre faire preuve d’un jugement bannissant la hâte et la précipitation. Le terme justice prenait tout son sens dans sa bouche. Il donnait sa chance à tous, de manière équitable. Mais, s’il savait se montrer clément et patient, il savait également être impitoyable avec ceux qui trahissaient sa confiance ou ses principes. Aucune pitié n’était accordée à ceux qui oubliaient la loi, les voleurs, les excités du haricot (c’est ainsi qu’il désignait les personnes incapables de respecter la paix et l’ordre public), les arnaqueurs, les violents, les tricheurs, etc, cette entière fange désastreuse de l’humanité provoquait un dégoût batailleur chez Johnson.

Ce dernier avait été tué dans l’exercice de ses fonctions alors que lui et Jack s’étaient rendus dans une ferme éloignée du village, suite aux plaintes de l’habitant quant au vol de plusieurs de ses moutons. Le shérif avait voulu rester plusieurs jours sur place pour constater lui-même les affirmations de Willy Bones mais, durant trois jours, rien ne se passa alors que les rapts étaient censés être quotidiens. Peut-être le voleur avait-il repéré le shérif et son adjoint et évitait désormais le lieu. Si c’était le cas, le shérif jugea que sa présence pouvait faire office d’avertissement auprès du voleur. Il ne manquerait pas d’enquêter, mais au moins le délinquant stopperait-il probablement ses larcins maintenant qu’il se savait surveillé.

Sur le chemin du retour, sortis de nulle part, deux cow-boys prirent Johnson et Jack en embuscade et un bref échange de coups de feu eut lieu. Johnson tomba au sol, une balle dans le ventre et une autre dans la jambe. Jack avait touché l’un des deux agresseurs et continuait à faire pleuvoir des balles précises. Sa résistance farouche découragea les deux assaillants qui s’enfuirent sans demander leur reste. Lorsque Jack descendit de son cheval pour rejoindre le shérif, l’abondance de sang qui l’entourait, sa posture raide et le souffle rauque qui s’échappait difficilement de sa gorge ne laissèrent aucune place au doute. Les larmes aux yeux, Jack tenta de rassurer Johnson quant à son état.

— Ça va aller chef, ça va aller, je vais vous emmener rapidement à Pakuchi et William vous raccommodera rapidement !

Mais l’espoir ne dupait par Johnson qui se savait condamné. Il regrettait sa mort, bien sûr, qui souhaiterait mourir pour une histoire de moutons volés ? Mais il se montrait bien plus serein que Jack qui ne pouvait se contenir car, c’est ainsi qu’il le ressentait, il était en train de perdre son deuxième père.

D’une voix faible et résignée, le shérif demanda à Jack de transmettre tout son amour à sa femme Cléa ainsi qu’à ses trois filles, Marguerite, Lila et Violette.

— Et surtout, fils, sois heureux, furent ses dernières paroles.

Après avoir ramené le corps à Pakuchi, Jack entreprit de retrouver l’assassin. Les trois sœurs Johnson se joignirent à lui. Jack apprécia l’aide car il savait que leur père, dont le métier et la nature fit qu’il souhaitait que ses proches soient toujours prêts à affronter toute éventualité, les avait initié à l’art du pistage, du tir et du combat rapproché.

Leur mère avait désapprouvé ces formations mais comme ses filles s’intéressaient plus au pistolet qu’au dé à coudre, elle prit sur elle-même et renonça à éduquer ses filles telles qu’elle l’entendait.

Le groupe mit peu de temps à retrouver les agresseurs qui, inconscients ou trop bornés pour demeurer méfiants, n’avaient pas pris la peine de fuir au loin. La traque fut donc courte et une fusillade surprise accueillit les deux hommes lorsqu’ils sortirent d’un vieux baraquement abandonné au sud de Pakuchi.

Celui qui avait été blessé par Jack mourut sur le coup tandis que le deuxième gesticulait de douleur couché au sol après avoir reçu une balle dans le mollet et une autre dans l’épaule. Lorsqu’il vit les quatre silhouettes sortir des fourrés il comprit que son heure était venue. De son bras valide il se redressa sur le cul dans un grognement rauque. Il voulut insulter ceux qui s’approchaient de lui mais aucun son ne dépassa la commissure de ses lèvres.

Marguerite, l’ainée, se tint debout devant l’homme. Accompagnée d’une moue dédaigneuse, le regard plein de rancune, elle lança d’un ton sec « de la part du shérif Johnson, connard » puis les quatre tirèrent à l’unisson sur l’homme dont le corps fut projeté en arrière. Son crâne heurta violemment le sol, son dernier visage grimaçait de douleur.

Même s’il avait toujours été proche des sœurs durant la période qu’il passa chez les Johnson, Jack et les trois filles devinrent véritablement complices ce jour-là. Cet acte commun fit office de pacte de sang entre eux. Tacitement ils savaient qu’ils pourraient toujours compter les uns sur les autres. Cette pensée fit sourire Jack à nouveau. Amon s’ébroua. Jack lui caressa l’encolure.

— Amon, je sais qu’on repart en sens inverse, mais je t’emmène voir une très vieille amie à moi. Tu verras, elle vaut le détour.

3. Les peintures du lupanar

Nom d'une pipe au miel, Jack!

Tante Lolo, la gérante du bordel, n'en revenait pas de revoir Jack. Des années avaient passé depuis leur dernière entrevue, et encore plus depuis que Jack avait quitté le bordel La Belle dans lequel il avait travaillé durant son adolescence.

Jack avait atteint Pakuchi la veille au soir mais dans un excès de prudence afin que l’honnête établissement, aux prix défiants toute concurrence, ne soit pas associé à son nom, il s'était refusé de passer la nuit dans une des chambres qu'il connaissait si bien. Toutefois, si l’envie l’avait emporté, son choix se serait porté sur la chambre numéro trois, où pendait clouté au mur un portrait de Sisyphe. Tante Lolo adorait utiliser son temps libre pour peindre des portraits des grandes figures du passé qu’elle admirait, qu’ils fussent réels ou mythologiques.

La matinée s’avérait propice pour une visite confidentielle car la fréquentation de l’établissement était alors assez faible. Il savait également qu’à cette heure il trouverait Lolo en train d’asticoter les billets, sa manière de faire les comptes de la veille, prostrée religieusement dans son vieux fauteuil en cuir rouge bordeaux, dans la pièce qu'elle interdisait à tout visiteur si elle ne l’accompagnait pas.

Ce lieu servait de bureau pour la comptabilité et les affaires, de salle de psychanalyse pour les filles lorsqu’elles perdaient pied, d'exutoire lorsque ses sentiments prenaient le pas sur sa raison, de purgatoire lorsqu'elle devait incarner l'autorité et punir les filles qui désobéissaient à ses ordres, les faisant attendre de longue minutes sur le divan, sans mot dire mais le regard dur, croyant que ce long silence couplé à la méchanceté de son visage servirait largement d'expiation aux filles prêtes à la rédemption, et enfin, de chambre douillette pour les rares hommes dont elle acceptait la présence chaleureuse en certaines nuits de solitude.

Après avoir toqué mais sans lui laisser le temps de répondre, Jack poussa la porte et aperçut son amie, à l’allure et l’attitude fidèles à ses souvenirs. Tante Lolo possédait un visage rougi par les années, l’alcool, les pleurs et les colères, des cheveux gris mi-longs qui cachaient les rides de son front. Personne à Casanova ne proposait un balcon plus spacieux ni un air de gnome énervé plus réussi. Sa dentition était incomplète et le lobe de son oreille droit manquait, coupé lors d’une bagarre antédiluvienne avec la gérante du bordel de Muddy Town. Ajoutez à ce tableau une corpulence tout en rondeur et des manières aussi lointaines de la grâce que peut l’être un marteau animé par un marionnettiste arthritique et vous obtiendrez une image plutôt réaliste de la gérante qui, en résumé, était aussi belle que le crépuscule est joyeux. Ce physique ingrat cachait toutefois l’une des personnalités les plus dévouées, fortes et indépendantes de Casanova, capable d’octroyer un amour maternel illimité à tous ceux jugés dignes par ce cœur débordant de vitalité.

— Nom d'une pipe au miel, Jack ! Viens m'embrasser salopard !

Ce qu’il fit avec plaisir. Ils se serrèrent dans leurs bras, Lolo ébouriffa les cheveux de Jack comme s’il s’agissait de son fils. La joie des retrouvailles passée, Jack lui exposa les raisons de sa visite impromptue, sa volonté de retrouver un homme nommé Marcelo. Constatant l’air dubitatif de Tante Lolo qui commençait à s’inquiéter pour Jack, ce dernier tenta de justifier sa conduite en résumant son histoire, depuis son départ du lupanar il y a dix-sept ans jusqu’au duel avec le premier lieutenant à St Gilmour. Il exposa les raisons irréfragables qui l'avaient mené lentement mais sûrement sur ce chemin qu’entrevoyait sinistrement Lolo.

En tant que mère protectrice de son ouaille, elle désapprouva absolument les desseins de Jack, pleura son désir de vengeance, le menaça et implora, tenta de lui faire voir la dure réalité.

— Mon enfant, tu te diriges droit vers ta perte, déclara-t-elle tristement, les bras ballants et le regard perdu au travers de la vitre.

Mais la volonté de Jack demeurait inébranlable.

— Cet homme que je recherche, Marcelo, est un ancien soldat mais surtout un vrai poivrot. Le Colonel Smith n’a rien voulu me dire mais j’ai deviné qu’il s'agissait d'un client assidu de ton établissement. Dis-moi simplement à quoi il ressemble et je disparaîtrais à nouveau de ta vie.

En le paraphrasant, Tante Lolo rétorqua qu’elle ne ressentait ni le besoin ni l’envie qu’il disparaisse à nouveau de sa vie. Toutefois, lorsque Jack lui exposa un visage déterminé qui n’autorisait aucune esquive, elle n’eut d’autre choix que de se résoudre à décrire les traits de ce fameux Marcelo. Jack comprit alors qu'il le connaissait déjà pour l'avoir croisé, et pire, pour l'avoir servi plusieurs fois il y a fort longtemps, lorsqu'il travaillait au lupanar où le lieutenant venait régulièrement prendre du bon temps. Mais jusqu’à ce jour, Jack n’avait jamais fait le rapprochement entre le client Sanches et le mousquetaire Marcelo.

Des années auparavant, grâce à la constance de ses visites, l’ancien soldat était devenu un habitué des lieux et choisissait systématiquement, après les avoir toutes essayées, la chambre au mur de laquelle était accroché le tableau de Jules César. A l’époque Jack admirait ce choix qu’il considérait comme la preuve de l’ambition d'un homme sachant assouvir ses désirs tout en gardant en vue le potentiel de son avenir.

La naïveté l'aura aveuglé car l'apparente ambition dont semblait disposer Marcelo ne s'avérait en définitive n’être qu’un déguisement d’une vanité exacerbée. Cet apparat lui collait d’ailleurs à la peau. Trop malin pour ne pas être conscient de l’ampleur de ses facultés, l’ancien soldat n’en tirait toutefois jamais le maximum car il faisait également preuve d’une fierté excessive qui lui donnait l’illusion de pouvoir se passer d’entrainement. Sa mère racontait d'ailleurs fréquemment à qui voulait l'entendre que si son poil dans la main avait été moins grand, Marcelo aurait pu devenir maître de l'univers.

Certains qualifieront cette affirmation de divagation née d’un amour maternel et donc aveugle, tandis que d'autres, ceux qui auront connu Marcelo, admettront qu'un potentiel remarquable aura été gâché par oisiveté. Mais même indiscipliné, il demeurait un redoutable adversaire pour quiconque osait l’affronter.

Sentant le danger de la situation dans laquelle Jack allait s’empêtrer, tante Lolo ne put réprimer un soupir las. Elle tenta de lui faire prendre conscience de la taille de la montagne à laquelle il s’attaquait. Le pouvoir de Morgan s’étendait partout dans Casanova, son ambition ne s’assouvirait seulement le jour où il en aurait le contrôle total.

D’ailleurs, une semaine auparavant, elle avait reçu une lettre d’Auguste Blanchard, le responsable de la partie finance (et donc corruption) de l’organisation du Capitaine. Il souhaitait la rencontrer afin de discuter avenir, ce qui revenait à dire qu’il souhaitait racheter l’établissement La Belle. Contrôler ce bordel, dont le succès se démontrait par la foule d’homme qui le fréquentait, revenait à prendre possession d’un accès privilégié à la libido et donc à la volonté de ces hommes. Autrement dit, il s’agissait du lieu idoine pour recruter de nouveaux bras.

Pour Lolo, bien qu’elle n’éprouvât pas de peur manifeste, cette lettre et les complications qu’elle impliquait lui trituraient l’esprit. Elle ne pouvait s’empêcher de se demander ce qu’il allait advenir de ses filles, de La Belle et d’elle-même, car elle avait choisi de ne pas répondre à la missive.

— Jack, nom d’une pipe en bois, on parle de Morgan et de sa nature dévastatrice. Et puis, tu es seul. Aurais-tu oublié le nombre de partisans dont il dispose ? Sa faculté à se faire des alliés ?

Tante Lolo avait raison sur ce point, le Capitaine possédait une aptitude peu commune à rallier les gens à sa cause, à séduire le quidam pour l’incorporer dans son système qui y gagnait en puissance. A l’époque où son empire balbutiait ses premières gammes d’accroissement et qu’il avait besoin d’hommes pour l’agrandir, il s’amusait régulièrement à tenir des discours enflammés auprès de quelques fermiers qui, convaincus par les paroles révélatrices et prometteuses de Morgan, n’hésitaient pas à se joindre à lui afin de le servir.

L’un de ces discours avait eu lieu une vingtaine d’années auparavant à Pakuchi, et Tante Lolo se rappelait encore parfaitement de l’effet qu’il avait eu sur certains de ses clients qui ne revinrent jamais au lupanar. Ce plaidoyer, elle s’en souvenait encore parfaitement. Elle revoyait Morgan, debout sur un tonneau en bois, en train de gesticuler et d’haranguer la foule qui l’observait solennellement.

« Mes amis, mes très chers amis, c’est ainsi que Morgan avait commencé son discours, vous qui connaissez comme moi le dur labeur de la terre, vous qui pour survivre vivez dans la sueur, vous qui comme moi avez entendu les promesses qu’offrait Casanova, si je viens vers vous aujourd’hui c’est parce que, comme vous, j’en ai assez de la misère qui est la nôtre alors que nous méritons de vivre dans l’opulence. Nous méritons les meilleurs festins alors que nous ne mangeons que de la poussière !

Quelle est la cause de cette injustice ? Pourquoi sommes-nous pauvres quand nous devrions être riches ? Pourquoi subissons-nous les ordres du pédant qui se repose derrière son bureau alors que nous devrions embrasser une liberté illimitée ? Pourquoi, oui pourquoi ? Je vous le demande aujourd’hui…

Parce que nous, et lorsque je dis nous, je parle de nos parents, des parents de nos parents et ainsi de suite qui, aveuglés par l’éclat de la félicité de recevoir une terre à cultiver, n’ont su discerner le mensonge que cachait ce don. Mes parents, Dieu les bénisse, étaient des agriculteurs appliqués et honnêtes, mais ils n’ont pu survivre à la dictature que leur imposait des hommes véreux. Soi-disant parce que leur terrain leur avait été offert gracieusement, des hommes d’affaires sans scrupule s’octroyaient le droit de les exploiter, leur faisant payer une taxe scandaleusement élevée !

Mes parents et les vôtres, ainsi que leurs parents à tous ont sacrifié leur liberté car ils préféraient la sécurité d’une terre qui proposait du travail, aussi laborieux et injuste soit-il, à l’incertitude d’être livrés à eux-mêmes. Les exploitants, ces richissimes individus éloignés, ce sont eux qui ont su profité de la naïveté de nos aïeuls, eux qui encore aujourd’hui n’éprouvent ni gêne ni honte dans leur exaction pourtant honteuse et avilissante pour qui prétend être du genre humain…

Mes amis, mes très chers amis, aujourd’hui est un jour nouveau car aujourd’hui nous refusons le labeur sans récompense, nous refusons de suivre le chemin naïf tracé par nos ancêtres, nous refusons d’oublier la liberté au motif du bonheur faussé de posséder une terre qui n’apporte rien d’autre que l’esclavage, nous refusons de dépendre de tyrans. Aujourd’hui, nous refusons de rester prostrés dans une position de soumission, nous combattons les fausses promesses, nous combattons pour nos terres !

Aujourd’hui je vous le promets, si vous me suivez, si vous acceptez de vous ranger à mes côtés, si vous écoutez mes conseils, si vous m’élisez comme chef, comme guide pour vous libérer de l’injustice de ces chaines sournoises, alors je ferai de vous un peuple libre, un peuple puissant dont les actes ne seront pas dictés par les désirs de despotes lointains mais par votre volonté propre ! La seule chose qu’ils veulent est que le feu qui sommeille en vous s’éteigne définitivement. Mais votre destinée exige que vous preniez les armes ! Et, je vous le dis, nous vaincrons ! Grâce à notre victoire, vous n’aurez plus à vénérer une terre qui vous emprisonne dans l’opprobre de l’oppression. Grâce à notre victoire, vous vivrez libre ! Unissez-vous derrière moi, mes frères, et je vous rendrai votre liberté ! »

Selon le type d’audience à toucher, le contenu différait pour s’adapter aux peurs et à la colère de chaque public. Et les parents de Morgan devenaient, en fonction de la cible visée, des bûcherons aux biceps meurtris, des agriculteurs aux champs infertiles, des artisans harcelés ou encore des mineurs atteints de cécité à cause des longues heures passées sous la terre loin du soleil. Toutefois la rengaine je vous rendrai votre liberté revenait systématiquement.

Ah, la liberté… si seulement Jack avait su en profiter, pensa Lolo dans un élan mélancolique. Elle l’avait recueilli si jeune et si annihilé par la tristesse qu’elle se sentait responsable, grâce à l’aide et la bienveillance qu’elle lui avait prodiguées durant de nombreux mois, de l’avoir ramené sur le chemin de la vie. Même s’il s’agissait d’une existence ombragée par le voile indicible d’une haine profonde et diffuse, au moins était-elle parvenue à le sortir de sa profonde torpeur.

Au fil des années le caractère de Jack avait semblé se radoucir. Même s’il était capable de brefs mais sanglants accès de violence, ceux-ci se manifestaient uniquement lorsqu’il avait à défendre les filles contre les hommes trop bourrés ou victimes de la sauvagerie de leur tumescence qui leur faisait oublier les règles réglementaires de courtoisie. Et puis il avait été si doux, si aimable avec les filles qui l’avaient accueilli dans leur lit… Mais, aujourd’hui, face à cet homme féroce dont la seule pensée se tendait exclusivement vers le châtiment, elle se rendit compte qu’elle s’était trompée.

— Tu aurais pu avoir une belle vie Jack. J’espérais sincèrement que le sexe t’avait fait oublier ta vengeance, soupira Tante Lolo.

— Bah, tu sais, le sexe est une affaire de sang, comme la mort. Et puis l'amour est aveugle mais la mort l’est encore plus. Parce que la mort emporte sans discernement plus de monde que l’amour.

Sur ces mots qu’il prononça sans grande conviction mais qui, il l’espérait, trouveraient place dans l’imagination sans bornes de Tante Lolo, Jack sortit du lupanar en esquissant un simple geste à son amie qui semblait perdue dans ses pensées. Il mit ensuite son chapeau, monta sur Amon et prit la direction du nord-est, vers la distillerie Floyd. Maintenant qu’il connaissait le visage de Marcelo, il pouvait se rendre sans tarder à l’établissement favori que fréquentait sa prochaine victime.

4. Ivresse mortelle

Des tonneaux en chêne, des dizaines et des dizaines de tonneaux en bois de chêne, voilà ce que tirait, poussait et soulevait Jack quotidiennement depuis bientôt deux mois.

La distillerie Floyd était située au nord-est de St Gilmour, dans la région appelée Ivremont, au pied des seules collines visibles sur des kilomètres.

Elle avait été créée il y a une centaine d’année par un certain M.Gilles Bavier, un français fraichement débarqué de Muddy Town sur l’un des rares bateaux à accoster dans la région.

Il avait espéré apporter aux Casanoviens la culture du vin, il n’obtint que des crachas de dégoût. Alors, tel un être surnaturel, il transforma le vin en whisky et Floyd devint très rapidement prospère et réputée dans la région, grâce au flair commercial de M.Bavier et à la qualité de sa distillation.

L’empressement de Jack afin d’être accepté en tant que simple larbin ne surprit pas le gérant actuel de l’entreprise, M.Valmont, car nombreux étaient les pauvres types en rade d'argent recherchant n'importe quel boulot, à n'importe quelles conditions, afin de pouvoir subvenir, le plus souvent, à leurs besoins d’ivresse et de sexe tarifé. Ainsi on ne lui fit guère signer de contrat afin de pouvoir s'en séparer au bon vouloir de la famille Bavier qui restait propriétaire du lieu. Cette technique bénéficiait également à Jack car l'absence de toute formalité renforçait l’anonymat.

Sa chef, Evelyne Desilles, dit Evy, incarnait l'autorité mieux que quiconque, notamment grâce à sa voix caverneuse de fumeuse et ses sourcils en forme de V qui lui procurait un air continuellement fâché. Jack l'appréciait toutefois car sous ses déplaisants atours de femme dure et béotienne, elle savait être juste et sincère et ne s'embarrassait pas de faux semblants pour arriver à ses fins. Ses braillements naissaient du devoir et de sa dévotion pour son métier, accompagnés, il faut l’avouer, du plaisir gratuit mais dépourvu de réelle méchanceté de pouvoir tempêter impunément sur chaque travailleur.

Un autre aspect de sa personne, ou plutôt de sa fonction, plaisait à Jack. Tous les jours, à dix heures précises, elle enquillait les verres immodérément. L’alcool la rendait joyeusement vulgaire, encore plus encline aux flots incessants d’insultes dardées. La première fois, Jack fut surpris de la voir grisée. Non seulement car c’était un état inhabituel et inapproprié pour quelqu'un dont l'autorité ne devait souffrir d'aucune contestation, ensuite car il connaissait très peu de femmes qui buvaient du whisky, encore moins à dix heures, encore moins à la mesure d’une bouteille.

Lorsqu'au bout d'une semaine sa curiosité prit le pas sur sa prudence, car il souhaitait par-dessus tout ne pas se faire remarquer au sein de la distillerie, il demanda un éclaircissement quant aux raisons de ses beuveries matinales. Du rire gutturale d’Evy s’ensuivit un rot sorti en ligne direct de la gorge tandis qu’elle lui répondait qu'il ne s'agissait en aucun cas d'un acte pur et simple de plaisir, mais de son devoir en tant que responsable de la production de goûter au whisky avant qu'il ne soit mis en tonneau, ceci afin d'en vérifier la saveur.

Ce test gustatif, dont elle seule possédait les qualifications requises après que son formateur, le jeune frère de l'exploitant, eut été retrouvé mort dans le désert de la mort, validait ou non la production du jour.

Cette habitude ancestrale de goûter le breuvage avant sa mise en tonneau ne devait concerner que cette distillerie car, comme tout amateur de whisky le sait, avant le conditionnement le malt ne possède pas encore son goût final de boisson digeste. Mais M.Gilles Bavier, le créateur, avait eu l'idée commerciale d'utiliser cette vérification à des fins de rentabilité en l’utilisant comme un gage de qualité auprès de ses clients. Il s’était permis de vendre son breuvage plus cher que la moyenne en attestant que son produit était soumis, contrairement aux boissons concurrentes, à des contrôles drastiques et professionnels tout au long de son élaboration.

Bien entendu, à Casanova, l'alcoolique lambda n'eut cure de ces dispositions soi-disant qualitatives et continua à boire le whisky le moins cher de la région, le Blue Frog, de la distillerie McCarthy. La haute société quant à elle, attachée solidement à ses croyances ubuesques qu'elle demeurerait au-dessus des petites gens si et seulement si elle détachait ses habitudes de celles du bas peuple, plébiscita le whisky de la distillerie Floyd et transforma par là même ce qui aurait dû rester une lubie d'un entrepreneur véreux, le contrôle anticipé du goût d'une boisson balbutiante, en un acte respecté et apprécié d'une clientèle à côté de la plaque.

Lorsque Gilles Bavier comprit l'attraction qu'exerçait ce contrôle sur la bourgeoisie, il décida d'en profiter en organisant une fois par mois une visite guidée de son entreprise avec comme point d'orgue le test gustatif. Il prenait un malin plaisir à faire également goûter les visiteurs afin qu'ils se rendent compte de la tâche ardue que cela représentait, chacun trouvant absolument infect le breuvage à ce stade de sa production. Son frère, Joseph, acteur de profession, magouilleur à ses heures perdues, feintait toujours de trouver plusieurs arômes lorsqu'il s'adonnait à un test aussi fictif qu'ostentatoire devant une foule conquise par tant d'expertise dans un domaine qu'elle ne connaissait guère.

Evelyne Desilles était au courant de cette supercherie, son prédécesseur n’ayant pu lui cacher la vérité lorsqu'il la forma pour prendre sa suite. Mais cette mystification n’entama en rien sa dévotion. Elle ne révéla jamais la vérité, continuant jour après jour à tricher et se saouler la gueule au nom usurpé de la saveur maitrisée.