L'effet antabuse - Yves Hamon - E-Book

L'effet antabuse E-Book

Yves Hamon

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Beschreibung

Simple histoire de plusieurs personnages qui se croisent et se croisent à nouveau pour mieux se recroiser par la suite. A titre d'exemple et pour souligner la simplicité des différents intervenants, le tome 1 aurait logiquement dû être le troisième mais seul un des personnages en a décidé ainsi, à vous de découvrir pourquoi!

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Le 26 juillet 1956, Nasser nationalisa le canal de Suez et plaça sous séquestre les biens de la « Compagnie universelle du Canal » du même nom, avec les conséquences que l’on connait. L’intervention française fût ordonnée par Guy Mollet, un socialiste, alors chef du gouvernement, décision que soutînt ardemment François Mitterrand qui plaida pour « la défense de la Civilisation » contre un émule de Hitler.

Le 4 juin 1958, De Gaulle lançait à Alger, devant une foule en liesse, un « je vous ai compris », avec les conséquences que l’on connait, et confiait à son entourage « les partisans de l’Algérie française oublient qu’il y a neuf millions de musulmans contre un million d’européens. L’intégration, c’est quatre-vingts députés musulmans à l’Assemblée, ce sont eux qui feraient la loi. Nous ne pouvons garder l’Algérie ».

Et c’est dans ce between two que, bien plus à l’ouest, et bien plus nord, quelqu’un poussa un hurlement perçant.

La seule présence dont j’aimais la chaleur et la proximité m’avait refusé l’accès de son appartement dans lequel je trouvais régulièrement et pitance et réconfort, je ne compris pas pourquoi. Il me manqua douloureusement dès l’instant du claquement de sa porte et ne me resta plus, dès lors, qu’une vie de peine à monter et descendre cette rue, près de chez lui, où j’errais à la recherche de quelque nourriture que bien souvent je chapardais à l’étal d’un magasin. C’était déjà l’été.

Découla une vie emplie d’embûches au sein d’une grande ville. Beaucoup de coups pour me faire décamper. Livrée à moi-même, je ne savais que faire. J’étais jeune. Personne ne semblait me remarquer.

Un jour, quelqu’un m’approcha. Je ne me souviens que de deux syllabes parfaitement détachées, Oleg. Je redressai la tête. Oui, il devait s’appeler Oleg, cet homme chaleureux et calme dont la gentillesse me convenait parfaitement et dont j’acceptai d’emblée la compagnie, heureuse de cette aubaine. J’étais confiante.

Bien vite, je ne sus que penser de cette soudaine douceur lorsque celui-ci me fit passer de nombreuses épreuves, dont certaines très éprouvantes, où j’étais enfermée et totalement perdue bien que confinée dans un espace très étroit, aidé en cela d’autres hommes qui tour à tour m’appelaient Koudrovia, Joutchka ou Limontchick ! Enfin, de chose inexistante et perdue, j’avais au moins retrouvé le statut d’être. Et la nourriture, bien que curieuse, ne me manquait plus. Grâce à cela, j’avais retrouvé mon caractère heureux.

D’aucuns me disaient douce et mignonne, d’ailleurs. Certains me gâtaient. Un jour, ils me transportèrent, je me laissai porter, dans un espace encore plus étroit. Mes nouveaux amis me nettoyèrent soigneusement et me sanglèrent avec précaution.

Je m’endormis, confiante en percevant tout juste un frôlement feutré. Jusqu’à me réveiller brusquement, écrasée par une force incroyable qui me terrassa. Ma poitrine comme mon cœur s’affolèrent. J’étais dans l’incapacité de faire un seul des gestes qui m’étaient habituels, mon cœur battait à tout rompre et ce bruit sourd, insupportable… Bientôt, tout redevînt calme, mes palpitations s’apaisèrent et je pus de nouveau respirer normalement.

Soudain,

un froid immense m’envahit, suivi d’une chaleur de plus en plus pressante. Je m’assoupis à nouveau et sombrais dans le noir le plus total.

Bien plus avant dans l’année, bien avant ma rupture avec toute réalité, un cri déchira le silence dans une pièce peu lumineuse mais étonnamment claire et calme. Étrangement, j’en avais fait le rêve, endormie sur ce qui me servait de couche, un rêve curieux, très haché, d’un endroit que je ne connaissais pas et à l’intérieur duquel une femme allongée criait de douleur et où d’autres l’apaisaient en lui essuyant avec prévenance et habileté le front. Ce que j’aurais tant désiré que quelqu’un me fasse, perdue seule au sein d’un nulle part dont je n’avais pas connaissance.

Nous étions le 7 avril 1957.

On ne décide, hélas, que rarement de son prénom bien au chaud dans son couffin âgé de deux ou trois jours, à l’hôpital.

Je me nomme Charles.

Ainsi, c’est un prénom, un prénom que je n’ai pas choisi mais qui me fut imposé dès mes trois jours, en pleine crise d’ictère physiologique – peut-être me l’a-t’on donné parce que né à l’époque du retour prochain du Grand Charles (1 mètre 95) – bien que ni mon père, ni ma mère ne fussent gaullistes, bien au contraire, plutôt farouchement antigaullistes bien que, pas de gauche, non plus. Aucun d’eux ne croyant en ce mythe trop français de l’Homme providentiel, je suppose maintenant qu’ils n’accrochaient pas trop à la vie politique du pays.

René Coty était encore président, c’est dire !

Année du coq pour les chinois, et bélier, dans notre astrologie, entre les ergots et les cornes, la vie se présentait, sans que je le sache encore, sous ses meilleurs présages.

Le monde se portait très bien sans moi, l’Armée française avait reçu les pleins pouvoirs en Algérie, un gouffre humain et financier gigantesque, Elisabeth II nous rendait une seconde visite en plantant un arbre dans les jardins de l’Ambassade de Grande Bretagne qu’elle retourna visiter trente ans plus tard et s’étonna qu’il eût poussé ! Et le Traité de Rome donnait vie à la CEE avec un bien triste destin débordant de bureaucratie paperassière par la suite.

Cette même année, Carole Bouquet poussait tout comme moi son premier cri, Samuel Beckett triomphait modestement au Royal Court Theatre avec « Fin de partie » et Kerouac publiait aux US, « On the road. » avec « rien d’autre à offrir que sa propre confusion », rédigé sur l’asphalte d’un tapuscrit. Succès d’estime dont le tapuscrit original fut revendu 50 ans plus tard à plus de 2 millions et demi de dollars, comme quoi s’il avait su se montrer patient...

Pour Carole, comme pour moi-même, tout débutait, contrairement à la pièce de Beckett. Dès ma première apparition sur cette vaste scène, ma vie allait se résumer à ce qui participait de ma venue sur cette planète. Actions, confusions.

En revanche, notre naissance, celle de Carole et la mienne, coïncida cette année-là avec la fin abominable d’une pionnière bien involontaire de la conquête spatiale coincée dans une minuscule capsule placée sur orbite, celle d’une adorable petite chienne qui périt privée d’oxygène et accablée d’un trop de chaleur. Ce que savaient pertinemment les salopards qui l’avaient envoyée là-haut ! Les responsables du programme spatial soviétique sortaient un chien ou une chienne de l’abandon, selon deux critères en forme de cahier des charges, que la bête ait une bonne tête et de bons yeux doux… pour la photo de presse.

Sans le savoir, j’avais déjà une revanche à prendre sur tous les dogmatismes politiques, d’autant plus que ce damné Khrouchtchev, ancien commissaire politique durant la guerre, farouche et zélé partisan des purges staliniennes, l’avait envoyée dans l’espace, à la va-vite, afin de dignement célébrer le quarantième anniversaire de la révolution bolchévique. J’adore les bêtes. Une attitude non compassionnelle qui ne m’a jamais quittée, peut-être d’ailleurs, est-ce la raison pour laquelle nous avons, gosses, désirés, mon frère et moi, appeler nos chiennes, successivement un malinois et un berger allemand, Laïka, en souvenir de cette malheureuse pionnière bien involontaire de la course à l’Espace.

Pourquoi, ce prénom, Charles, ce prénom d’un autre temps coïncidant avec cette fâcheuse jaunisse carabinée ? Ce fut la première grande interrogation de ma vie quand j’eus compris que je devrais en porter le poids jusqu’à mon dernier souffle. Ça frisait l’énigme. Je ne le sais toujours pas mais j’ai appris à composer avec.

Bien qu’en y réfléchissant bien plus tard, me revient le « Oh ma Doué ! » qui saisit ma mère à l’annonce de la mort de De Gaulle, la même exclamation que pour l’assassinat se JFK quelques années avant. J’aurais donc plus m’appeler John, pourquoi pas.

La jaunisse, je n’en garde aucun souvenir notable, mais on m’en a dit qu’elle fût sévère. En revanche, Charles devait me suivre. A peine extrait, le cordon bien serré jusqu’à m’étouffer autour du cou, d’un ventre accueillant, tout ce qui se passait alors dans le Monde, était déjà de l’Histoire pour moi.

Mon futur aurait à se bâtir sur ces ruines.

Pour moi, ce fut un arrachement, et, pour ma mère un soulagement.

Puis, s’ensuivit une vie normale de gosse turbulent jusqu’à 13 ans où ce jour, alors là, mais là, ce jour-là, quelques temps seulement après mon anniversaire, ce jour-ci, donc, je me suis pris la plus grande volée de ma courte vie comme jamais quelqu’un ne m’en infligea une, une volée infligée par mon propre père, un soir.

Avec plusieurs copains de l’époque, dont deux sont demeurés parmi mes meilleurs amis, nous avions projeté de partir fonder une sorte de colonie mixte sur une petite île italienne, Ustica, afin d’y vivre une vie libre et sans contrainte, toute à l’opposé des oppressions familiales et scolaires.

De deux mille kilomètres préparés avec soin dans la plus grande fébrilité durant plus de trois mois, nous n’avons fait que cinq cents mètres en trois jours, à débattre sans fin sur l’opportunité de ce départ sans retour, et, c’est dans une résidence voisine de celle où l’on habitait que mon père me coinça, avec l’aide de mon frère, d’un an plus âgé que moi, mon aîné de fait, à l’encontre duquel, je conserverai, dès lors, une profonde inimitié.

Ce furent les cinq cents mètres les plus pénibles de ma vie.

Mon père, militaire de formation, ne supporte pas tout ce qui transgresse un certain ordre – bien qu’il ait profité pleinement de Mai 68. Pas d’essence, des grèves à répétition, pas de bureau où se rendre ainsi que chaque jour – bref, un mois tout peinard pour lui. Une certaine affection peu critique pour la révolte estudiantine, également.

Les gens sont souvent bourrés de contradictions.

Celui-ci ne m’avait sorti que deux phrases, entre quelques bourres violentes, durant ces cinq cents mètres. A sa décharge, me faut avouer que mes parents devaient être foutrement inquiets ! « Charles, dans la vie, assume toujours ce que tu fais », et, « tu ne dois jamais, quelles que soient les circonstances, te laisser faire. Serre les poings et bats-toi ! Au sens propre comme au figuré !» Comme s’il aurait été bienvenu, ce jour-là, que je lui balance mon poing dans la figure. Moi, frisant le mètre 60 et lui, le mètre 85.

Leçons retenues ! Quoiqu’il en soit.

Rien à voir, mais, depuis tout gosse, demeura jusqu’à maintenant cette question qui pour moi n’avait rien d’existentielle, et à laquelle, je n’ai toujours pas réponse : pourquoi avoir tiré du néant, dans lequel, celui qui devrait supporter Charles comme prénom sa vie durant, un jour de pluie battante à Saint Malo, se trouvait très bien, puisque, n’ayant aucune conscience de qui il serait, ni même qu’il serait, sachant qu’irrémédiablement, c’était déjà, à peine le premier cri poussé, le condamner à nouveau, un jour ou l’autre, lointain ou pas, de pluie tapante ou non, à y retourner, n’ayant plus aucune conscience de qui il fût, durant les jours et les jours de son bref séjour sur cette Terre ?

- Rien ne vaut la vie, Charles, m’avait, un jour, sorti ma mère.

C’est à cet instant que je compris que la vie, par défaut, hors vacuité, avait une valeur monnayable, axiome détourné de ce que ma mère avait cherché à me faire comprendre mais que je tins pour acquis.

Quoiqu’il en soit, tout juste sorti de l’hôpital, de celui où ma mère accoucha, je fus baptisé car ma famille avait décrété comme pour tous ceux qui m’avaient précédé suivant ainsi des rites très anciens que je devais l’être, sait-on jamais, au sein de l’église monumentale de Saint-Méen à Cancale, suivant ainsi une tradition très ancrée dans toute notre lignée. Tout le rituel baptismal, bien loin des réflexions en cours sur le futur concile Vatican II, y passa.

La Bretagne, un foutu pays charmant et très catholique à cette époque. Après cette première trempette dûment bénie, il y eut une grande fête, pas une fest-deiz ou un fest-noz, loin de là, nous sommes en pays gallo, mais une grande fête familiale chez mes grands-parents paternels.

Suite à ce baptême, tous les pochetrons du bled se retrouvèrent dans le bistro de la place de l’Eglise sauf mes ascendants de tous bords qui eux prirent un bon apéro Boulevard Thiers chez mes grands-parents paternels.

Très franchement, je ne m’en souviens pas, je devais dormir. Je n’étais encore qu’un gros poupon très ensablé.

Sommaire

Chapitre 2

Première mémoire transversale. Rencontre avec Marie

Chapitre 3

Chapitre 4

Chapitre 5

Chapitre 6

Chapitre 7

Chapitre 8

Chapitre 9

Chapitre 10

Chapitre 11

Chapitre 12

Chapitre 13

Chapitre 14

Chapitre 15

Chapitre 16

Chapitre 17

Chapitre 18

Chapitre 19

Chapitre 20

Mémoire transversale 2 : Pascale, premiers amours

Chapitre 22

Chapitre 23

Chapitre 24

Chapitre 25

Chapitre 26

Chapitre 27

Chapitre 28

Chapitre 29

Chapitre 30

Chapitre 31

Chapitre 32

Chapitre 33

Chapitre 34

Chapitre 35

Chapitre 36

2

Bien plus de dix ans plus tard après l’écoute biaisée de l’aphorisme de sa mère, cela faisait déjà un sacré bout de temps que Charles pensait à l’aboutissement d’une action -sans en avoir seulement anticipée les prémisses - qui germait dans son esprit, plus par à coup dans un premier temps, comme des effleurements, et de plus en plus profondément par la suite jusqu’à l’abus, voire l’obsession.

Donc, à tout autre chose. Nous y reviendrons sous peu.

De l’ictère, aucune trace. Quant à son prénom, il s’en amusait. Pas courant à l’époque, comme désuet.

Son petit côté vieille France à assumer.

Oui Charles s’appelait Charles. Au début, à Bégin, c’était le numéro 32, puis le patient de la 32, puis le blessé jambe gauche, puis le lieutenant Charles, et désormais l’aspi. A noter qu’au rugby, il portait le numéro 11, qu’il possède un numéro de sécu et un numéro de plaque militaire apposé près de son nom, notre vie se résume à peu de choses, quelques chiffres administrativement alignés, quel que soit son prénom.

Même mort, notre emplacement sera soigneusement numéroté – Allée 2, travée 4, emplacement 41.

- Ah, merci.

- Je vous en prie !

Ses journées lui semblaient longues. 24h00 à ne rien faire sauf si l’on en retranchait les quatre heures quotidiennes consacrées à la rééducation d’une jambe profondément abîmée.

Oui, les journées étaient bien longues, interminables. 20h00, coincé là à ne pas foutre grand-chose, ou, mieux, rien. Rêvasser, mais sans y trouver un quelconque intérêt. Ressasser et gigoter.

Il bouquinait parfois sans grande envie ou matait la télé, l’esprit vide enfermé dans un bocal cellulaire, impersonnel. Et quasi stérilisé.

C’était d’une semaine sur l’autre, toujours, les mêmes programmes télévisuels gentiment fadasses, sauf le vendredi soir.

Apostrophe et le ciné-club. Une récréation et un début de week-end agréable durant lequel, le personnel observait une diminution notable de ses effectifs qui se trouvaient réduits pendant 48 heures à une portion congrue, se contentant de distribuer quelques médocs prescrits et de quoi remplir l’estomac des patients.

Le service minimum des fins de semaines.

Charles aimait et attendait toujours avec impatience, ce vendredi soir télévisuel, ce rendez-vous incontournable. Les émissions, à partir de 20h40, en tous cas, et voir Claude Jean Philippe, au visage rond, joufflu, les yeux pétillants deviser avec Bernard Pivot à la fin d’Apostrophes. C’était un régal que d’entendre son discours passionné, en dépit de la vue plongeante sur ses dents rongées par le tabac, avant de visionner le film qu’il venait de présenter avec talent.

Le reste du temps, Charles tournait en rond comme bête en cage, une cage grande comme son pieu, et s’emmerdait, seulabre dans cette piaule, comme il devait y en avoir une bonne trentaine à l’étage. Enfin, au moins, il avait cette chance, y demeurer seul.

Gros privilège dont vous bénéficiez-là ! Lui avait-on sorti.

Le reste du temps, il pionçait. Dormir, c’était son évasion, sa grande coupure avec cette réalité qui l’assommait. Un grand noir enlisant bien que haché.

Et, éveillé, pensait, pensait et repensait puisqu’il n’avait que cela à faire durant 20h00 même endormi, pensait, certes que par courts instants, du reste, mais, non à Marie, ni à Frédérique dont il prenait nouvelles ou par l‘intermédiaire de sa mère, pour Marie ou par celui de Pierre, pour Frédérique, non, à toute autre chose mais toujours portant sur le même sujet. Quelque chose qui le travaillait sans cesse. Une obsession comme souligné plus haut.

Cette garce malicieuse de Julie, quant à elle, le visitait régulièrement une fois par mois et toujours le même jour, le samedi après-midi à 14h00. Elle ne supportait qu’avec difficulté l’affluence fiévreuse des jours de semaine. Et à parler vrai, n’avait pas que cela à foutre.

C’était véritablement plaisant, ses visites, quoique toujours courtes. Comme si, elle les calibrait.

- Je ne te consacre qu’une brève demi-heure. Ce qui est déjà énorme pour mon emploi du temps chargé, marmonnait-elle inévitablement en pénétrant dans la chambre.

Après quoi, elle lui adressait un sourire, toujours charmant.

Chaque mois, le dernier samedi du mois, l’impatience le gagnait, il l’attendait.

Et, s’en réjouissait quand elle entrait enfin dans sa chambre, sans jamais frapper, l’air fripon.

Toujours aussi délabrée du vecteur à neurones, la petite Julie. Elle se mettait alors à lui raconter du tout et du n’importe quoi de ce qu’il se passait à l’extérieur avec ce ton cynique et détaché qui accompagnait toujours ses monologues.

« Le judo français féminin français avait réalisé une démonstration de force à Paris en raflant 4 médailles d’or, 1 d’argent et 3 en bronze devançant largement ce sport majoritairement masculin. » Comme quoi, la femme était bien l’avenir de l’homme, même en judo, mon gars, suivi d’un coup de poing dans l’épaule.

Ça l’amusait ce genre de complicité.

Le 31 juillet, un horrible accident de voitures et de cars avait causé la mort de 53 personnes dont 44 gosses tous issus de Crépy en Valois qui se rendaient en colonies de vacances en Savoie. « Et, oui, La montagne tue même à Beaune, mon ami. » Enfin, pauvres gosses, avait-elle conclu. Bien jeunes, les p’tios pour tous finir dans le même cimetière, quoique transformé en crématorium, compte tenu de l’état calciné des petits cadavres.

Une horreur.

Chaque mois lui apportait une vision plaisante des infos, même les plus sinistres, vues au travers du prisme déformant de la vision qu’entretenait Julie avec le déroulé de la Vie.

« Tiens, à propos », la situation se durcissait vraiment au Liban. Un bourbier !

Le président Bachir Gemayel s’était fait buter et remplacer par son frérot, l’aîné ou le cadet, une semaine après. « Enfin, une semaine, peut-être que non, mais, très vite, quoi ! » Et durant ce laps de temps, les chrétiens libanais avaient massacré plus de mille palestiniens, « curieux d’ailleurs qu’ils se fassent appeler « Palestinien » alors même que le P n’existe pas en arabe ! N’est-ce pas Charles », à Sabra et Chatila.

- Ah bon ! Je n’en sais trop rien, je possède pas la langue et n’ai rien de commun avec Lawrence d’Arabie.

Julie avait cette faculté salvatrice, de ne jamais rien entendre de ce que son vis-à-vis sortait, non qu’elle ne l’écoutât pas mais elle ne répondait que si elle jugeait son renvoi pertinent.

- Et, l’armée israélienne, à proximité, n’a pas même bougé.

Comme les russes une quarantaine d’années plus tôt lors de la liquidation du ghetto de Varsovie. Ils avaient la mémoire courte, non ? « Israël, c’est un état juif, ne me cache rien ! » Fou comme l’Homme pouvait être con.

Et, pas mal comme équilibre, aussi. Du un pour mille. Un président abattu et mille innocents, à vérifier tout de même, décréta-t’elle, liquidés. Oui, ça tournait vinaigre au Liban. Et, pas du balsamique, non, du vinaigre de base, de celui qui vous collait des ennuis gastriques insupportables, de celui qui vous donnait envie d’avaler sans flotte un sac de plâtre.

« Et, tiens, si, encore une, mon vieux, une adorable princesse, tu sais, une américaine d’origine, une de celles dont on voit toujours la tronche d’actrice liftée à la une des journaux, de ceux qui titrent inlassablement sur les blindés graves de la planète », et, bien, elle venait tout juste de se planter sur la corniche entre Nice et Monaco en bagnole. Un long et profond plouf ! Avec sa fille mais, elle, la gamine, elle savait nager. Quant à la mère, les journalistes conjecturaient.

Enfin une info positive, avait sorti Julie en se marrant franchement.

Et, c’est justement durant cette longue période que Charles s’aperçut, petit à petit, que sa jambe ne le faisait absolument plus souffrir et qu’il pouvait de nouveau marcher normalement sans avoir à sautiller et surtout sans boiter. Sa jambe le supportait à nouveau. Pour un peu, s’il avait été plus souple, il aurait embrassé son arrière-cuisse mais se contenta d’un signe de croix, rapidement esquissé.

D’excellents chirurgiens que les militaires.

Sagement, il décida de le cacher aux toubibs adoptant toujours une démarche traînante à l’aide de béquilles pour se rendre aux séances de rééducation qu’il s’efforçait de vivre comme un moment extrêmement douloureux pour lui.

La Marine lui avait gracieusement accordé six mois pour se rétablir. Il devait en profiter pleinement. Que lui réservaient-ils à sa sortie ?

Il n’en savait rien. Et, ce n’était pas faute de les questionner.

D’autant plus que son séjour hospitalier lui en laissait largement le temps, de cogiter. Il élaborait même sans y songer.

Machinalement.

Des je-ne sais-quoi lancinants dont il n’avait qu’une très vague conscience. Il sentait bien qu’il avait une carte à jouer. Une certitude. Mais laquelle ? Avec son imagination de têtard sur le versant mutant, aucune lucidité éclatante mais un suivi contrariant. Une carte maîtresse, d’accord. Mais laquelle et, à quel moment la jouer ? Et, surtout, quelle carte ? Il avait un jeu en main, de cela, il en était certain, mais pas d’adversaires ! Embarrassant.

Quoique, il avançait et venait tout juste de se rendre à cette évidence patente que quelque chose était belle et bien faussée sur cette vieille Terre. Pourquoi envoyait-on des mecs se faire buter pour une solde de misère tandis que d’autres gagnaient un fric monstre à la Bourse ou en vendant des armes ? Pourquoi, lui, Charles Lescornet, ne pouvait-il en faire autant ? Y régnait une certaine injustice dans ce bas monde, tout de même.

Pourquoi et encore pourquoi, c’était toujours les dites petites gens qui s’en prenaient plein la gueule ? En aucun cas, il ne voulait en faire partie à l’avenir. Il avait déjà donné. Ce serait toujours la même chose. Rien à faire. Une minorité dirigeante vivant grassement et des masses subissantes.

Il avait toujours en lui cet axiome qui courait et galopait « travailler moins et gagner plus » et ça le prenait même de s’en faire du rêve, bien concret. En plus que d’y penser.

Aussi, commença-t’il à gamberger ferme sur le comment se faire un max de thunes en un minimum de temps.

Il échafauda plusieurs hypothèses. Et toutes tournaient autour de la banque du Golfe ou de l’Avenue Matignon.

Merde, ils s’arrangeaient une vie dorée ces putains de berbères du désert. Une vie dorée à ne rien foutre. A faire bosser jusqu’à en crever des philippins, qu’ils entassaient dans des cloaques infâmes, tandis qu’eux claquaient tout leur fric à se payer des fringues, des bijoux, des bagnoles rutilantes, des immeubles, et pas du pav de banlieue, non, du bien riche blanchi rénové, de l’haussmannien, ou à jouer de gros paquet de jetons dans tous les casinos d’Europe.

Nette tendance esclavagiste, les anciens gardiens de chèvres.

Et pas quelques jetons à Forges les Eaux, qu’allez-vous croire, non, un max, une montagne de jetons à Cannes ou en Italie.

Ça, il le savait déjà, mais pourquoi, eux, et pas lui ?

De plus, il n’avait aucun besoin d’une quelconque aide venue des lointaines Philippines, lui. Il leur ficherait une paix royale. Tout juste le situait-il ce pays, quant à la capitale, une absence. Et, pour le casino, pas de danger, il perdait patience rien que de jouer à la bataille.

Alors pourquoi, lui, Charles Lescornet, au lieu de n’en ramasser que les miettes, et encore de celles qui traînaient au sol, n’en profitait-il pas une bonne fois, à fond ?

Un bon gros coup, rien qu’un seul !

Quoique se taper un casse dans une banque qui l’avait employé auparavant, c’était un peu tenter le Fourchu. Comme si ne traînait pas quelque part, quelqu’un, qui ferait rapidement le rapprochement entre lui et la cambriole. Trop risqué, quand bien même les toubibs auraient certainement déclaré à quelques flics inquisiteurs qu’il était dans l’incapacité de se déplacer normalement.

Une nuit, vraiment ensuqué, lui revînt tout de même en mémoire, ce coursier qu’il avait souvent croisé, ce coursier d’une bonne cinquantaine d’années, flirtant même avec une soixantaine toute proche, cet ivrogne gouailleur à la stupidité tellement argotique qu’il en était parfois drôle, qui bossait dans une banque suisse à capitaux essentiellement libanais ou inversement, et, qui racontait à qui voulait l’entendre, que tous les quinze jours ou chaque mois, le vendredi, il allait livrer un joli petit million de dollars en liquide à un type dont il ne voyait jamais la tronche Avenue Georges Mandel. Le coursier s’y rendait tranquille pépère avec une grosse sacoche sous le bras pour y déposer le fric et en revenait avec un bon de papier rouge dûment signé et soulagé d’un million de dollars qu’il laissait invariablement à une femme toute jolie toute polie à la porte d’un magnifique appartement cossu du XVIème.

Merde, c’est que ça pesait lourd ce foutu papier ! Et, il rentrait, heureux, en balançant sa sacoche vide. Enfin, enfin à lui cette soirée consacrée rien qu’à sa personne et à ses habitudes. En banlieue. Une banlieue terne, plus nord. Et, le week-end, ensuite, en compagnie de ses potes de bistrot, son tiercé dominical qu’il suivait cinq minutes avec passion à la télé du même troquet. Tout le monde gueulait et s’agitait devant l’écran avant de se renfourner une tournée générale et commentée abondamment cette course truquée, un verre direct dans l’estomac, de dépit.

Il n’y gagnait jamais. A ce qu’il en disait, du moins. Sauf une fois, « tiens si, ça me revient trois chevaux, mon gars » et ce fut son tour d’être chaque jour pressenti pour, - Payer les verres du zinc, mon petit, durant quinze jours. J’y ai laissé deux fois mon gain mais eux, c’est des potes, des vrais !

Charles l’avait bien ancrée en tête, bien que l’ayant dernièrement occultée, cette livraison ou tous les quinze jours ou en fin de mois, le vendredi, une certitude, et la somme transportée anonymement à pied et en métro par ce pauvre type qui devait se soulager dans un ou deux rades en chemin pour y avaler sa dose de mauvais rosé.

Un nom lui trottait sans fin dans le cerveau la « Lebanon Swiss Bank and C° » sur les Champs.

C’était d’une simplicité si proche du biblique qu’il ne pût se rendormir.

Il mit brusquement ses mains derrière sa nuque.

Gros problème, tout seul, il se voyait mal le faire ce coup. Ou alors, c’était devoir massacrer ce pauvre bougre. Non, moralement incapable de le faire.

Foutre une tannée à un pauvre vieux, ce n’était pas dans ses mœurs, et encore moins dans ses principes d’éducation toute catho dont sa jeunesse avait été bercée. Il laissait ça à d’autres. Ce n’était pas ce qui manquait, à Paris, les petites frappes sans scrupules.

Et, le temps de lui piquer, seul, cette fichue sacoche, trop long, beaucoup trop long.

Seul en tous cas.

Avant tout, il lui fallait savoir à quelle heure, le type sortait de la banque et quel itinéraire il empruntait. Lui ne pouvait pas le faire. Ça supposait un travail de planque qu’il ne se voyait pas assurer ou alors le minuter soigneusement.

Une ouverture, tiens.

Charles tapa sur l’oreiller pour lui redonner forme.

C’est que durant cinq heures durant la journée, il n’avait pas affaire aux personnels de Bégin. Cinq heures de solitude absolue.

L’après-midi.

En général, on le laissait chaque jour peinard tranquille, de Midi à 17h00. Pour se taper une sieste qu’invariablement il se tapait, au calme.

Jamais personne, en trois mois n’était venu le faire chier, fusse une aide-soignante. Sa « fenêtre », c’était celle-là. Mais seul, impossible de le tenter, ce coup. Ils devaient au moins être trois. Un pour faire le guet, un autre pour distraire le coursier et, enfin, un autre pour lui en coller une bonne au travers de la tronche, suffisamment forte mais posée et bien placée, juste pour l’étourdir, et se tirer avec cette sacoche gonflée de tout ce joli paquet de fric. Tous les moyens lui semblaient bons, sauf celui de le torcher grave, et le rôle attribué à chacun importait peu. Après suffisait de trouver un point de rencontre où se partager cette bonne vieille thune bien fripée, quoique liassée ferme par une machine bancaire à compacter du billet, et l’affaire était réglée.

Rien que du rapide et du sûr.

Il rabattit la couverture, il faisait soudain chaud, curieux qu’il ne l’ait pas constaté plus tôt.

Simple à traiter. Soit ! Mais avec qui ?

Son expérience passée lui avait également appris qu’il semblait préférable de signer le méfait. Où l’avait-il lu ou vu ? Qui avait bien pu lui ficher ça dans le crâne ? En fait d’expérience, plutôt une sorte de ressenti, une volonté de dispersion. Bien incapable de l’exprimer. Charles pensait que de laisser un court mot dans la poche du coursier, un court mot balafré du sigle d’un groupe bidon se revendiquant de l’Extrême gauche ou d’un mouvement anar ou ultra, inventé de toutes pièces, brouillerait largement les pistes pour les flics. Ils y verraient un acte politique ou une action brutale liée au grand banditisme. Les années 70 avaient semé quelques germes encore bien présents en 82 et il n’était pas rare que des mouvements comme Prima Linea ou Action Directe ne fissent encore parler d’eux au travers de braquages retentissants.

Une solution.

Quand il les avait en tête ces noms de groupuscules, inévitablement, Alexandre, cette crapule longiligne admirative des actions politiques extrêmes, sans jamais se risquer à y participer, évidemment, lui revenait en mémoire, lui et sa saloperie de casuistique de merde qui avait bien failli le précipiter aux Enfers.

Son devenir, à ce stal discourant, le préoccupait également.

Laurence ne s’était-elle pas salement fait buter suite à ses agissements ?

Lui-même, n’avait-il pas laissé raide froid un ou plusieurs pauvres types au fin fond d’une crypte, rive gauche ? Et sa propre vie ne s’en était-elle pas retrouvée complètement retournée ?

Moralement, il ne pouvait pas le laisser mener, lui, une vie bien propre sous le soleil californien à claquer du fric qui ne lui appartenait pas et qu’il n’avait rien fait pour en mériter ne fusse qu’une once, ce salopard ! Alors que lui se morfondait dans un hosto pour retaper, par sa faute, une jambe dérivante.

Ça le rendait malade, malade à pleurer.

Il s’énervait seul. Et ne rien pouvoir faire sinon rester cloué l’énervait encore plus. Et d’y repenser, l’écœurait. Ça l’agitait. Il tournait en rond étendu sur le rectangle de son pieu. Cet enfermement contraint lui faisait mal.

Il eut froid tout aussi rapidement qu’il avait eu chaud et se réfugia sous la couverture qu’il venait de rejeter, l’esprit agité, il ne put s’endormir.

Début août, soit deux mois avant, Marie avait accouché d’une magnifique petite fille toute vivace et lui avait reçu après avoir quelque peu insisté – « merde, c’est la naissance de ma chtiare, bordel ! Ouh, les zozos, ma mienne de chtiare, enfin ma fifille… »- le feu vert des toubibs pour se rendre à l’accouchement en chaise roulante accompagné d’un infirmier, la patte maintenue en avant, en une suspension savamment travaillée.

Vachement pratique de se pointer dans un autre hosto avec cette démarche roulante et silencieuse.

La mère de Charles avait travaillé une Marie réticente pour qu’elle acceptât sa présence. Après tout, c’était lui le père. Elle l’avait toléré, insistant bien sur le mot « toléré », ne se voyant pas accoucher toute seule sans quelqu’un à ses côtés.

- Fusse Charles, j’en profiterai pour l’expulser définitivement de ma vie avec notre fille, qu’elle, je garderai rien que pour moi. Elle, je lui reconnais le droit de me déchirer, à Charles, non, avait-elle conclu.

Elle ne voulait pas de la présence de ses parents. Trop intimes comme moments dans la vie d’une jeune femme.

Ne restait plus que le père, Charles. Pas d’autres choix possibles.

Tout bien considéré, Madame Lescornet n’avait pas tort, et Marie éprouvait beaucoup d’affection pour elle, ce dont la mère de Charles avait parfaitement conscience. Celle-ci lui dit qu’elle avait fait, ce jour, le meilleur des choix possibles, et qu’elle savait ce que ça lui coûtait, bien que sa place à son fils fût naturellement auprès d’elle. « C’était, lui, le père, tout de même ».

Ce jour-là, Charles s’était fait le serment que sa fille – il avait appris que leur enfant serait XX par sa mère qui avait juré à Marie ses grands dieux de ne rien lui en dire - ne manquerait jamais de rien, et avait coupé le cordon après avoir demandé, angoissé, aux infirmières présentes si aucune des deux ne souffriraient, de son fait, de ce coup de ciseaux si brusque. La sage-femme avait souri de cette réflexion très masculine qu’elle entendait souvent, trop souvent et répondait invariablement,

- Bien sûr que non, Monsieur, sinon, on le ferait nous-mêmes. Allez-y, taillez dans le vif, un bon coup franc ! Aucun nerf, là-dedans !

Un moment émouvant s’il en fut, séparé la mère de sa fille, et était reparti sans pouvoir revoir ce têtard tout gigotant et sale que des infirmières leur avaient enlevé pour aller la nettoyer. Quand la sage-femme la déposa toute rose et frétillante sur la poitrine de Marie, Charles sentit bien, en se retournant, qu’il ne la reverrait pas avant longtemps.

Marie ne lui avait pas sorti un mot. Il s’était fait à cette idée bien avant de s’y rendre. En dépit de la gueule qu’elle lui tirait, il lui avait déposé une bise appuyée sur le front tout chaud et suant. Pas très pratique d’une chaise roulante.

Il avait failli demander à l’infirmier l’accompagnant, sa caution médicale, de le faire pour lui.

Et, elle lui avait souri.

Difficilement, grimaçante, mais, elle l’avait fait, il en était certain. Après tout mettre au monde n’était pas une partie de plaisir, et, ce jour, Charles avait mieux compris le terme de délivrance associé à celui d’accouchement. Il ne lui en tînt nullement rigueur de ce mutisme entêté. Chose à laquelle il ne songea aucunement, c’est que de cette délivrance dans l’esprit de Marie, il en faisait partie intégrante.

Durant le retour, il demanda à l’infirmier si c’était normal qu’un nouveau-né fût si moche ?

- Tête aplatie, peau blanchâtre, visqueuse et toujours en train d’hurler. C’est abominable. Une fille, vous croyez que ça ne va pas lui rester ? Elle ressemble à une anomalie.

- Mais non. Rien de plus naturel. Votre enfant vient d’effectuer son plus grand saut, une envolée vertigineuse. Elle est pleine de vie et j’espère qu’elle ressemblera à sa mère.

- Ah tiens.

- Oui, très jolie femme.

L’homme à la blouse blanche lui tapota l’épaule.

Première mémoire transversale. Rencontre avec Marie.

A une petite quinzaine de kilomètres de Paris, en voiture, il faut bifurquer sur une bretelle d’autoroute, quitter l’A6, qui aboutit sur une Nationale, truffée de nids de poules, pour échouer sur un large croisement, les « Quatre Fourchettes ».

Pourquoi, ce nom de couverts ? Personne ne s’est jamais risqué à y chercher une quelconque explication.

Trois choix possibles, alors. A droite Massy Pale, tout droit, Longjumeau, et à gauche, Chilly-Mazarin.

Une nationale grise qui longe tout du long une des pistes d’Orly avant d’aboutir à ce fameux carrefour des quatre fourchettes. Un des seuls moyens de s’y rendre dans ce trou ou le train également, un toutes les heures, lors des pointes.

Comme toute action doit avoir un début, c’est dans ce contexte de banlieue triste que tout débute.

Effectivement, ils se sont rencontrés deux années auparavant chez des amis communs, les Legendre récemment mari et femme, dont ni Marie, ni Charles ne savaient qu’ils les connaissaient, eux, chacun séparément, dans une ville de banlieue où tous deux habitaient sans jamais s’y être croisés. Chilly-Min, c’est ce qu’indiquaient les panneaux bleus de l’autoroute A6. La petite ville s’appelle Chilly Mazarin mais Min, c’est plus court et moins coûteux à inscrire sur un panneau. Quasiment tout le monde dit habiter Chilly Mine, plus élégant que de dire Min. Mine sonne curieusement plus juste.

La ville, bâtie sur une pente douce, est divisée en deux, une partie haute et une partie basse, une ville coupée par une autoroute, l’A6 donc, chacun d’eux réside dans l’une et l’autre partie et il n’y a que peu de communications entre le haut et le bas, si ce n’est un tunnel très étroit, sous l’Autoroute, pour relier l’une à l’autre, et un pont au-dessus du lit de l’Yvette, une rivière plutôt pingre quant à son débit.

Leurs hôtes habitaient à la limite des deux parties, côté vieille ville, quoique dans un immeuble récent, proche de l’autoroute dont on entendait le grondement filant même les fenêtres fermées.

Le haut, c’est donc la vieille ville et y habiter instaure une sorte de snobisme désuet, comme une sorte d’esprit de province en banlieue. « J’habite dans le vieux bourg… » Amusant. Mais habiter le « haut », c’est aussi vivre en bout du bout des pistes d’Orly, un lieu pas réellement reposant ni pour les oreilles, ni pour les nerfs.

Là les avions décollent plein gaz ou inversent la poussée à l’atterrissage. A ce bruit sporadique bien que fréquent, on s’y habitue. Et, à l’époque, l’aéroport fermait à 23 heures 30 pour ne rouvrir qu’à six heures. Une fois, le zinc de l’Aéropostale passée, chacun disposait de quasiment sept heures de sommeil sans nuisances sonores. Fallait savoir profiter du créneau.

Chez des amis communs donc où Charles, interrogé quelques jours plus tard par Christophe Legendre croisé au hasard d’un détour, lui déclare qu’il trouve Marie un peu trop volubile à son goût, quoique calme somme toute, curieuse, en fait, c’est le sentiment qu’elle inspire, du moins, douce et spontanée, et Marie, à son tour interrogée mais par la femme de Christophe, cette fois, Françoise, qu’elle trouve Charles un peu trop poseur et taciturne.

On pouvait trouver mieux dans le genre club de rencontres et d’affinités.

Tout commence ainsi sous les meilleurs augures.

« Dans la Vie, y’a pas de hasard ou de chance, rien qu’une somme de coïncidences » lui avait-il sorti bien plus tard, « lis Jung, Marie, fais-moi ce plaisir. ».

- Bien évidemment, Charles.

Elle se demande toujours incidemment et cette fois en passant chercher du pain alors qu’elle rentre du travail ce qu’il a bien pu chercher à lui faire comprendre.

Jung, qu’elle a lu, quelques temps après, péniblement, et n’y a trouvé qu’une vague histoire de synchronicité qui se rapproche, lui parût-il, au plus serré de ce qu’il a cherché à lui dire. Bien que ! Nulle envie de se hasarder à lui poser la question. Il aurait été capable de lui coller entre les mains un gros pavé d’une thèse indigeste, que lui-même n’aurait jamais lu, tout en lui affirmant qu’il s’agit là d’une lecture passionnante et éclairante.

- Le must du moment, Marie. Tu peux pas y échapper.

De nouveau et par hasard, ils se rencontrent un soir, dans une rame de train, une de ces vieilles rames grises en tôle ondulée, surnommée « la petite grise », qui les ramène chez eux dans un froissement heurté de vieillesse. Eux, les banlieusards, et, voilà Marie qui se dirige alors vers lui – bien que ce dernier l’eût aperçue, un simple et rapide petit coup d’œil par en dessous, et convînt pour lui-même qu’elle avait du chien tout de même.

En toute objectivité, oui. Un beau visage carré, de grands yeux vert clair en amande, une peau éclatante et de superbes cheveux blonds, épais et longs.

Une manière de mannequin bien mise en forme harmonieuses – elle savait faire - dont elle a la taille et le tour de taille, en plus.

Elle lui sourit et lui demande en haussant la voix tant le frottement sur les rails est insupportable à l’oreille s’il se souvient d’elle. Charles assis au bout de la banquette orange passé, coté couloir, se détache sans empressement du livre posé sur ses genoux qu’il parcoure sans grande conviction d’ailleurs et lève la tête, - Aidez-moi, fit-il en plissant légèrement les yeux. Vous êtes ?

- Je vois, rétorqua Marie en riant, toujours aussi avenant ! Chez les Legendre, enfin. Il doit y avoir une courte quinzaine maintenant. Un soir. Déjà oubliée ?

Vous êtes prévisible et décevant. Quoique, je ne m’attendais pas à une réponse différente. Ainsi pas surprise, je vous situe dans la catégorie banal à mourir. Si c’est une vue de l’esprit, démenez-vous et prouvez moi le contraire.

- Chez les Legendre ? fit-il, l’air faussement perplexe tout en se levant et se rasseyant brutalement constatant qu’ils ont à peu près la même taille – « merde enfin, c’est qu’elle est grande, cette garce ! Et pourquoi venir me chercher si d’emblée, elle me juge ordinaire, commun, insignifiant ? Provocation ? A voir.» Et, c’est à ce moment que Charles la voit réellement justement.

Il se lève à nouveau en s’excusant, prétextant une brusque secousse du train qui l’aurait surpris, elle, non, lui fait-elle remarquer, rien sentie, et c’est vrai qu’elle est beaucoup plus attirante que dans son souvenir, carrément sexe même. Une beauté, une vraie, sans trop d’apprêts, naturelle, attirante comme dix.

Comment a-t-il pu oublier ou passer à côté d’un physique pareil ? Ce n’est pas dans ses dispositions, et encore moins dans cette habitude contractuelle, ce pacte passé entre lui et lui-même un jour, un début d’adolescence riche en découvertes, de ne jamais louper quelque chose ou quelqu’un, c’est pareil.

Merde la théorie du cercle ou du tube de dentifrice ! La vie passe si vite quelle que soit la latitude. Sous le Soleil ou sous la flotte, elle s’écoule.

Ça tenait à quoi ? Son sourire, sa taille, ses formes, un je ne sais quoi de charme dont elle abuse, certes, sans minauder toutefois, ou tout à la fois. Tout à la fois.

Plus cohérent.

Mince alors, elle avait vraiment quelque chose ! Bien plus, certainement.

Mais quoi ? Appétissante, très appétissante.

Charles décide, en fin gourmet – tu parles, pas plus appétent que lui - de se laisser aller, surtout que Marie arbore une forme terrible ce soir-là et parle à tout rompre, avec, curieusement, une voix douce et une expression posée. Telle que dans son souvenir chez les Legendre. Souvenir qu’il avait occulté et qui lui revient soudainement, rien qu’à son écoute.

Il la coupe calmement pour savoir si elle n’est jamais fatiguée, elle ? Rarement mais c’est dans sa nature, lui fait-elle. Faut croquer dans la pomme, cher ami.

As-tu seulement idée que chaque minute dans ce pays, quelqu'un quitte ce monde. L'âge n'a rien à voir avec cela… tous dans cette file comme dans ce train sans nous en rendre compte…Alors autant en profiter.

Elle plonge son regard dans le sien –oh, ces yeux verts d’eau ! « Et toi ? On se tutoyait chez les Legendre, non ? » Certainement, oui certainement qu’ils devaient se tutoyer. Encore que, ça lui revenait maintenant. Effectivement, ils se tutoyaient.

Chez lui, la fatigue, c’est une seconde nature, lui sort-il. Il devait dormir en naissant, en tout cas, à ce qu’il s’en souvient à l’instant, quoique mal. Un peu brouillon dans son esprit. Quelques flashs ! Il pleuvait à verse. Sa mère poussait, une femme l’encourageait. Très désagréable. Non, il plaisante, lui sourit-t-il, mais, il est vrai – temps de pause – qu’elle semble être, elle, dans une forme éblouissante et pleine de santé, et d’une fraîcheur à cette heure ! Tout le contraire de lui, en ce début de soirée. Tu fais quoi ? Lui demande-t ’il.

- Merci. Pour la forme, sourit-elle sobrement.

Elle lui affirme que comme la plupart des gens présents dans ce train, elle travaille et que la seule différence entre eux et elle, c’est qu’elle, elle ne tire jamais la gueule. Elle goûte et savoure chaque instant même les plus ternes.

Demi-sourire à son attention.

Bon à savoir. Il fourre l’information dans un coin de sa mémoire Ainsi elle travaille ! Quel travail ? Et dans quoi ? S’il peut toutefois se permettre ce genre d’indiscrétion ! Non, qu’elle le laisse deviner ! Ses neurones devaient besogner, ce soir. « Le cerveau n’est jamais qu’un muscle. T’es plutôt élégante. Tu portes bien... », en fait, il la trouvait criante de beauté, surtout qu’il avait pris place peu avant à côté d’un gros tas de saindoux, tout affalée. Et le train de s’arrêter à la bonne gare, la leur, dans un long crissement de patins rouillés. Ils se retrouvent alors sur le quai après les bousculades d’usage. Charles lui demande, quoique le sachant déjà, si elle habite dans le bas ? Un des seuls souvenirs qui lui restaient de leur rencontre précédente.

Marie le lui confirme d’un petit signe du menton. Elle semble gênée ou pressée et Charles décide, décemment poli, d’abréger leur rencontre d’un très souriant « à bientôt, Marie. En tout cas, je l’espère ! Et je ne suis pas prévisible ou médiocre puisque immature et léger à souhait.» Il se dit en la quittant qu’il y aurait forcément un après et pourquoi pas un bientôt. Comment pouvait-il en être autrement ?

Donc, Marie travaillait. Charles commence en remontant chez lui à gamberger ferme. Un peu plus haut. Vers les pistes. Les avions atterrissaient ce soir-là. Des bruits de réacteurs plus supportables.

Il l’a bien regardée, détaillé et elle lui plait.

Et sacrément.

Jolie, très jolie et intelligente. A première vue, corrige-t’il toujours prudent.

Peu banale, Marie, en tout cas. Dans le train, elle faisait gentiment tâche.

Comme une tâche de couleur vive. Il se souvient de cette photo d’une sublime marguerite poussant seule dans un terrain vague délabré aperçue dans un magazine de la salle d’attente de son médecin. Tout elle dans ce train. Marie au sein des passagers minés gris, non ? Une fleur solitaire épanouie. Belle image.

D’une franche banalité, quoique, mais combien réaliste.

Par quel hasard malencontreux ne se sont-ils pas rencontrés avant ? Il aurait au moins dû la croiser tout de même, et s’en souvenir. La même petite ville, la même gare, le même quai et, ce soir, le même train, et le même wagon !

Bien que farfouillant dans sa mémoire, rien. Le néant. Il (re)farfouille encore, en vain, et consulte sa montre. 19h45, et en déduit qu’elle devait, elle, prendre le train de 19h05, tout comme lui, enfin lui par hasard, vraiment par hasard, ce jour – un signe ? - le soir à Gare d’Austerlitz mais a-t’elle des horaires fixes car, compte tenu de son entrain, de son charme et de son habillement très fashion, il l’imagine mal dans un boulot répétitif de comptable ou de secrétaire. Pas le genre. Pas l’esprit. Oh, là, on en était bien loin ! Plutôt dans l’encadrement. Il s’est mis à marcher vite, mince, sous une légère bruine très insistante et releve le col de son vieux burb’s. Un avion passe sur sa gauche. Il en voit plus les lumières qu’il ne l’entend vraiment.

Bien que chez les Legendre, elle l’avait forcément évoqué, son boulot. Rien, le trou noir. Quelques bribes de conversation sans aucune cohérence ni cohésion.

Pénible, cette faculté qu’il a d’entendre les autres sans les écouter. Gros défaut.

Qu’il ne s’appliquait pas vraiment à corriger.

Comptable, non, quel gâchis ! Assise toute la journée à se farcir des comptes ou des notes de frais, non, impossible, elle, s’appliquant, laborieuse, sur un compte d’exploitation, non. A proscrire.

A moins d’exercer dans une structure commerciale, non, décidemment non, c’est qu’elle n’a rien d’une commerciale, ni dans son discours – très structuré, il s’en rappelait parfaitement, ni dans son débit – plutôt posé bien que dru. Mais fi des poncifs, c’est peut-être une écoutante quoiqu’un peu jeune tout de même pour ce genre de job, trop de classe aussi – Charles la voit mal en démarcheuse - non, à écarter, plus sûrement une banque, du cambisme, certes non, à éliminer, univers trop masculin, et merde, quoi ? Télé, radio, médias…oui, certainement ou de la pub, tiens, la pub, c’est pas con, ça… une créative.

Déjà sa résidence, il vient tout juste d’arriver chez ses parents. Sans avoir vu le temps passé.

Au moins trois ou quatre avions avaient dû atterrir mais à quelle fréquence ?

Perdu dans ses pensées, il sent l’odeur si caractéristique et familière des rangées de troènes mouillés, ce soir, celles qui bordent l’accès de sa résidence, tout simplement appelée « Le Cardinal ». Dans un bled comme Chilly Mazarin, quoi de plus normal ?

- Bonsoir, madame ! Articula-t’il en détachant chaque syllabe et appuyant son salut d’un signe de main joyeux.

La vieille chouette du premier qui semblait les guetter tous, ses amis et lui, depuis plus de dix ans poussa d’une main ferme les rideaux sans répondre à son signe de la main. Elle avait une très jolie fille qui venait de la quitter pour suivre quelques études ailleurs, Charlotte, avec laquelle Charles avait cru bon d’entretenir, quelques années auparavant, une relation sans suite mais sexuellement intéressante. Pour lui, surtout. Elle, Charlotte, ne lui en avait rien dit. Aucun retour. Si ce n’est quelques sourires quand ils se croisèrent par la suite. Aucune complicité apparente.

Bon apprentissage, néanmoins. Elle, de trois ou quatre ans son aînée.

Et, il avait pris un malin plaisir à ce que sa mère, cette brave mégère, le sache.

Elle enrageait depuis. Sa fille était sexuée ! Et s’était envoyée en l’air avec ce petit imbécile dont elle devait subir la présence depuis bientôt dix ans.

- Tu sais que je me demandais vraiment ce que tu pouvais bien foutre quand on s’est rencontrés, reprit Charles tout en effleurant à nouveau le cuir de l’accoudoir du fauteuil dans lequel il est assis, après avoir passé commande, et se penchant vers elle, ça le tarabustait sur l’instant, elle ne pouvait pas savoir à quel point ! Surtout qu’on ne s’était jamais vus, même pas entraperçus, avant ce dîner chez les Legendre. Dans ce trou. Incroyable, non ? Tout le monde doit, devait, aurait dû s’y croiser un jour ou l’autre. Inévitablement. Nous, non. C’est donc que paradoxalement, on était fait pour se rencontrer.

Il se penche vers elle, « Comme j’avais réellement envie de te revoir et que j’avais pensé que le meilleur point de rencontre pour nous était ce train, bien que j’aurais tout aussi bien pu le demander aux Legendre, remarque, mais ça manquait de piquant. Il fallait absolument que je sache dans quel genre de job tu exerçais tes talents, horaires fixes ou pas, train du soir mais quel train du matin ? Est-elle véhiculée ?

Si oui, pourquoi se farcir ce train ? Que de questions sans réponses ! Très énervant. Sur le coup. Il me fallait agir. Et, c’est pourquoi, je t’ai suivie, enfin suivie, croisée vraiment par hasard, un matin de septembre, de fin septembre, il s’en souvient parfaitement, il flottait. Lui, était trempé. Pas de parapluie. Elle, elle marchait vite devant lui comme si elle avait été en retard, et, sous un parapluie. C’était bien d’être prévoyante.

Marie se prit à rire, toujours calme.

- T’es mignon, Charles, fit-elle en affichant le restant d’un sourire, mais tu ne crois pas qu’il aurait été plus simple de me poser la question ce matin-là, justement. Je t’aurais répondu sans faire de problèmes, sans surjeu, effarouchée du genre « mais que me veut cet homme ? Mon Dieu, gardez moi éloignée de toutes tentations ». Mais non, cela m’aurait même fait plaisir d’être accompagnée, ce chemin était tellement chiant ! J’en garde encore la sensation sous mes pieds. C’était boueux, mal goudronné. Fallait y faire attention à tout.

Surtout où l’on mettait les pieds. Tous les gens y sortaient leurs chiens ! Un faux pas, et c’était une journée de gâchée ».

Il lui prend la main qu’il contemple, ravi. Il adore ses mains. Fort jolies, fines et longues. Rare chez les femmes, de belles mains. Elle en prend beaucoup de soins, un soin presque maniaques. Non, Charles inverse les propos, elle sait qu’elle sait qu’elle a de belles mains et s’en occupe avec attention. Rien de plus normal.

Et, c’est plutôt une réussite.

Beaucoup trop improbable, Marie, elle aurait pu lui raconter ce qu’elle voulait.

Et, sur le quai de la gare, quand ils s’étaient séparés, « j’avais perçu comme un malaise. Je suis un faux exalté, moi. Rien ne t’empêchait de m’aiguiller alors sur une voie de garage. Et t’interroger, comme cela, grosse erreur. Rien n’aurait jamais été pareil entre nous. Un dragueur de plus, rien de bien neuf. Surtout pour toi, non ? Parce que les assoiffés avides et tout et tout, ça ne devait pas manquer, comme actuellement d’ailleurs. » Non, il y avait trop de risques, surtout celui, imparable et difficilement rattrapable, le risque qu’elle l’envoie bouler. Et il ne voulait pas se planter. « Pas le droit à l’erreur, ma chérie ». Quand on s’intéresse vraiment à quelqu’un, faut maximiser. Donner dans le bolchoï, pas le menche.

Elle s’indigne en lui faisant remarquer qu’elle aime beaucoup ce qu’elle fait, alors, pourquoi chercher à le lui cacher ! Et, il s’agit de son premier job, elle n’en connait pas d’autres ! Quant au malaise ressenti sur ce quai de gare, elle avait un rencart ce soir-là, c’est tout. Et chez le dentiste. Un plaisir. Elle avait ces rendez-vous funestes pour ses gencives en horreur. « D’où cette précipitation, cher ami. » Marie devait bien le lui avouer, il etait temps, « il n’est jamais trop tard », fit-telle en lui faisant signe de se rapprocher d’elle tandis qu’elle se baisse vers lui, sur le ton de la confidence, « j’ai une couronne à une molaire », cette molaire-ci qu’elle lui désigne du doigt, la bouche grande ouverte, Voilà, il sait maintenant tout d’elle ! Ponctue-t’elle d’un hochement de tête entendu, tout.

- Tu manques de romanesque, ma vieille. Tu aurais pu me sortir que tu appartenais au SDECE à l’époque et qu’il s’agit, là, d’une fausse dent dans laquelle... « Charles, stop, s’il te plait, please, pitié. Je n’ai pas l’esprit romanesque, elle le lui accorde, y’en a qu’on pas, comme moi, mais, elle, elle s’en fiche. Le principal, c’est de vivre, bien si possible, et de se trouver à l’aise dans ce bistrot, sympa à ce propos, vraiment sympa.

La première fois que Marie avait rencontré Charles, elle l’avait trouvé franchement agaçant. Poseur. Et, le genre étudiant qui pense le monde sans y voir tâté ailleurs que sur un banc d’école ou de fac, ça l’énervait au plus haut point d’autant plus qu’elle venait de rencontrer un jeune chef de projet, plus âgé qu’elle, très prometteur, du moins pour la boîte qui l’employait, mais, il y avait chez elle, un je-ne-sais-quoi qui voulait aller plus loin avec lui, Charles, néanmoins.

Pourquoi ? Elle n’en savait strictement rien. Aux limites de la conscience.

Une certaine attirance, peut-être ? A quelle échelle ? Dans quelles proportions, elle n’en avait aucune idée.

Visage charmant, bien fichu, elle le lui accordait mais sans plus. Une simple personne croisée lors d’une soirée chez des gens qu’elle connaissait peu de surcroît et chez lesquels elle s’était rendue parce qu’elle s’emmerdait, un soir.

Ce qui n’était pas rare de s’y emmerder à Chilly Mine. Voire courant. Comme dans toute petite ville de banlieue.

Le fait de l’avoir rencontré, par hasard dans ce train relança ce qui n’était encore qu’un étroit débat intérieur. Joli garçon, qui plus est, bien que peu causant, ou alors débitant des absurdités sans profondeur. Une attitude. Rien de plus. Un genre qu’il se donnait pensant que ça rajouterait un peu de piquant à son charme.

Un charme certain et qui serait bien passé sans cette pose étudiée et inepte.

Certes, il semblait très chiant mais c’est justement ce « semblant » qui la gênait.

Pour un esprit pratique, le « semblant » est difficilement concevable. Il y a quelque chose derrière. Inévitablement.

Et pourquoi le lui le reprocher, à priori ? Parce que, certainement, il s’agissait d’un a priori, alors pourquoi ne pas aller de l’a priori à l’a posteriori en lui laissant, à lui, tout ce chemin à parcourir. Tentant.

Quel risque ? Il avait une sacrée distance à sillonner ! « Accroche-toi bien mon vieux », pensait-elle à cette époque. Elle avait senti chez lui un très vague sentiment d’attirance à son encontre. Et, d’ici là, elle en aurait peut-être trouvé un autre. Largué, son petit cadre un peu prétentieux, et passé à la trappe, le chillyminard. (Le vrai terme civilement adopté en mairie est chiroquois !)

Risque zéro, donc autant se laisser dériver, et, c’est pourquoi, elle l’avait abordé dans le train…risque zéro ! Et puis, il avait quelque chose d’attachant - pas de sentimentalisme, se reprocha-t’elle sur le moment - oui, indiscutablement, quelque chose d’attachant, mais ce quelque chose, je n’ai pas à le subir.

Toujours le laisser à l’autre. Qu’il y vienne, s’il y vient, et ensuite on verra.

Elle, elle se laisserait porter.

Et, effectivement, elle se laissa porter. Pragmatique, Marie, poursuivant son aventure avec son petit cadre, son chef de projet gentiment fadasse dans la durée, en fait. D’un intérêt très limité. Elle s’ennuyait le plus souvent en sa compagnie. Parfois même ferme. A tel point qu’elle préférait, par moment esquiver certaines invitations où elle savait d’avance qu’elle devrait jouer les godiches pour donner du galon à son amant du moment auprès de ses collègues.

S’afficher avec une jolie femme, car elle se savait jolie et on la trouvait jolie, était toujours valorisant. Pour lui. Pour elle, aucunement. Rien que des instants déplaisants. Mais, elle était foncièrement aimable.

Toujours les mêmes conversations, aucune fantaisie, et maniaque, ce type, qui plus est. Elle se découvrit une horreur de la monomanie. Une sainte horreur.

Son petit cadre lui avait fait une remarque vive, un soir qu’elle se brossait les cheveux dans sa voiture, une BMW qu’il était très fier de posséder, bien qu’acheter d’occasion.

- Attention, tu vas en foutre plein les banquettes. Toutes dégueulasses, après, qu’elles vont être, merde !

Il détestait ça. Et, il se mit à essuyer compulsivement de la main le tableau de bord, en lui répétant que, oui, elle était chiante, franchement chiante.

Mais, elle ne perdait pas ses cheveux.

A quoi rimait cette lubie ? Elle le toisa bien qu’assise en redressant le torse, les yeux virant du vert clair au vert épinard.

- Et les pellicules ?

Mais, merde alors, elle n’en avait pas. Et, ce n’était jamais qu’une voiture. Une chose. Une caisse. Une bétaillère. Une carriole. Un assemblage de métal. Rien que de la tôle.

- Une Béhème, une Béhème, qu’une caisse ! Une béhème, de la tôle ! Elle était folle ou quoi. Pour qui se prenait-elle ? Il lui dit encore qu’elle devait avoir un petit poix dans le chou, pour lui sortir une pareille connerie. Elle apprécia. « Tu sais combien ça coûte ? Et avec des sièges en cuir ? Et toutes les options ? » Il s’était mis à frotter comme un possédé les sièges et le tableau de bord.

- Mais t’es malade, toi ! Un grand malade.

Regard assassin vert de chrome cette fois de Marie. Dès cet instant, elle le détesta. Eprouvait-elle un quelconque sentiment pour lui ? Non. Strictement aucun. Elle versa sur l’autre rive, une haine diffuse au départ, puis de plus en plus centrée.

Comment pouvait-on être atteindre un tel niveau de connerie ? Et, il fallait que ça lui tombe dessus. La première fois qu’elle l’avait rencontré, il était charmant, attentionné. Quel goujat, quel abruti maintenant. Un gnafon, rien de plus, une infraction dans sa vie, ce mec.

La première fois, les gens ne se dévoilent jamais. Ce n’est qu’après quelques épisodes à l’horizontal qu’ils se découvrent.

Et, là, c’est l’heure des surprises. Bien souvent malheureuses. Marie venait tout juste de s’apercevoir de la profondeur abyssale de sa bêtise, un type coincé, sans aucune fantaisie, qui n’évoluerait jamais. Trop tard.

Elle s’en lassa vite mais poursuivit cette relation plus par désœuvrement que par intérêt pour l’individu.

Il n’était pas trop mauvais au lit, alors...Sans être une bête non plus. Mais qu’est-ce qu’elle s’emmerdait avec lui. Marie souffrait ces jours-là de son absence de vie affective. Quant à Charles, il n’en vivait aucune. Il papillonnait sans intention de s’attacher. Trop jeune, pensait-il alors, encore beaucoup trop jeune.