L'empreinte de l'ange - Anne Forgues - E-Book

L'empreinte de l'ange E-Book

Anne Forgues

0,0

Beschreibung

Anna mène une existence monotone aux côtés de son compagnon. Seules l’affection qu’elle voue à sa fille, son amitié avec Athéna, une jeune femme excentrique et Léo, un homme solitaire, énigmatique, dont le passé demeure un mystère viennent adoucir son quotidien. Cependant, tout bascule un matin où elle apprend la mort de Thibault, le garçon qu’elle a aimé autrefois. Anna ignore encore que cet événement ébranlera ses certitudes et bouleversera le cours de sa vie.


À PROPOS DE L'AUTRICE

Anne Forgues puise son inspiration dans une multitude de passions, de la nature aux étoiles. Son esprit créatif s’exprime à travers les arts, l’écriture et la musique. "L’empreinte de l’ange" est né d’une simple phrase : « Thibault Angel est mort ». Sans savoir où ces mots la mèneraient, elle a laissé les personnages prendre vie sous sa plume, jour après jour, cheminant ainsi vers leur destin.

Sie lesen das E-Book in den Legimi-Apps auf:

Android
iOS
von Legimi
zertifizierten E-Readern
Kindle™-E-Readern
(für ausgewählte Pakete)

Seitenzahl: 362

Das E-Book (TTS) können Sie hören im Abo „Legimi Premium” in Legimi-Apps auf:

Android
iOS
Bewertungen
0,0
0
0
0
0
0
Mehr Informationen
Mehr Informationen
Legimi prüft nicht, ob Rezensionen von Nutzern stammen, die den betreffenden Titel tatsächlich gekauft oder gelesen/gehört haben. Wir entfernen aber gefälschte Rezensionen.



Couverture

Page de titre

Anne Forgues

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

L’empreinte de l’ange

Roman

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Copyright

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

© Lys Bleu Éditions – Anne Forgues

ISBN : 979-10-422-2644-2

Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

L'empreinte de l'ange

 

 

 

 

 

Lorsque la terre a tremblé, j’étais à la fenêtre, le nez collé aux carreaux mouillés.

Pendant quelques secondes, dans la rue, tous les parapluies se sont arrêtés. La terre a effectué son travail. Après un dernier regard vers les façades, comme pour s’assurer que rien n’avait changé et que la ville était toujours à sa place, les passants ont repris leur chemin.

 

Frédéric est rentré du boulot en bougonnant. Comme d’habitude, il ne s’est pas essuyé les pieds, a tenté en vain de faire tenir son ciré au-dessus des autres manteaux qui encombraient la patère de l’entrée, a décidé que finalement, puisqu’il s’y trouvait bien, le ciré resterait par terre, dans sa flaque d’eau.

Ensuite, le garçon qui partage ma vie s’est servi un premier verre de pastis qu’il a bu d’un trait, puis un second pour siroter avant le déjeuner et, sans prendre la peine de m’embrasser ni même de s’asseoir, m’a fait part de ses préoccupations :

« Le P.S.G a perdu à l’extérieur et Lens n’a même pas été foutu de gagner à domicile ! »

J’ai hoché la tête pour lui témoigner ma contrariété. « C’étaient pourtant des matchs faciles ! » J’en convins à nouveau. « Tout juste si ça suffira à rembourser ma mise. Ce n’est pas encore aujourd’hui qu’on pourra changer la voiture ! »

 

J’ai posé notre déjeuner sur la table de la cuisine et chacun a pris sa place, l’un en face de l’autre, comme depuis le premier jour où nous avons emménagé ici. À vingt-six ans, nous avons déjà tout d’un vieux couple.

— Et pour continuer avec les mauvaises nouvelles, s’est mis à chantonner Frédéric avec le même air que le présentateur météo pour annoncer la persistance d’ondées matinales sur le Finistère, Thibault Angel est mort.

 

J’ai plissé les yeux au-dessus de mon assiette vide.

— Tu ne te souviens pas de lui ? Il avait fait partie de l’équipe de hand… Bon, je reconnais qu’il n’a pas marqué les mémoires… Il jouait aussi du piano, continue Frédéric, s’évertuant à meubler le silence, beaucoup mieux, j’en conviens. On était en première. Je me souviens qu’il en pinçait pour toi… Vous n’aviez pas eu une aventure avant qu’il tombe malade… ?

 

Alors que je me dépêchai de remplir son assiette de ravioles encore chaudes en veillant à ne pas relever mon visage, Frédéric se pencha vers moi et, de son doigt, intercepta la larme au bord de mon cil. Ensuite, il eut cette parole d’une grande délicatesse : « Tu as bien fait de me choisir. Tu te rends compte, Anna ? Si tu étais restée avec lui, tu serais déjà veuve. »

 

 

 

 

 

Athéna m’accueillit avec un large sourire, dévoilant une dentition approximative. Elle arborait cet après-midi-là un tee-shirt fuchsia qui s’harmonisait assez mal avec sa chevelure récemment nuancée de roux.

Elle venait d’ouvrir le magasin de disques et m’offrit le café dans le coin auditorium.

Comme la librairie où je travaille tous les après-midi ouvre plus tard, je fais souvent le détour par sa rue pour passer un moment avec elle.

 

Athéna n’a de la déesse grecque que le nom mais elle s’en accommode très bien, baladant sans complexe son corps généreux, multipliant les conquêtes par son goût immodéré pour la fête, pour la danse et les hommes.

Son frère Constant a ouvert, il y a quelques mois, une petite discothèque qui devient un des lieux les plus branchés de la ville. Athéna y passe la plupart de ses soirées, insistant pour que je partage avec elle ses folles nuits, ce que ma vie de jeune maman ne me permet plus souvent. Elle danse jusqu’à l’aube, regagnant généralement sa mansarde en galante compagnie, ce qui laisse supposer qu’elle ne doit pas s’endormir tout de suite. Le tout est que le matin, elle ouvre le magasin à neuf heures, tandis qu’un mâle bienheureux est encore enfoui sous sa couette.

Comment fait-elle pour tenir ? Il est des réponses que je préfère ignorer…

 

 

Nous nous installâmes l’une en face de l’autre dans les fauteuils en rotin et Athéna alluma un bâtonnet d’encens.

Puis elle me fit écouter un ancien Peter Gabriel tout en essayant de me faire dire ce qui n’allait pas car elle percevait en moi une zone d’ombre. Je lui avouai que je venais de perdre un ami.

— Un ex ? demanda-t-elle.
— Oui.

Elle se tut mais son regard m’interrogea…

— J’ai connu Thibault au lycée. Il avait une leucémie.
— Je suis désolée, dit-elle.

 

Elle alluma une cigarette. « … c’est la dernière, demain, j’arrête » et la fumée brune rejoignit vers le plafond celle de l’encens.

Dans cette atmosphère nébuleuse qu’affectionne mon amie, je repensai très fort à Thibault et je me rendis compte que même si le choc des quatre mots articulés par Frédéric m’avait ébranlée, je ne réalisais pas vraiment qu’il venait de mourir. Je m’étais habituée à son absence que je considérais comme une rupture pour pouvoir vivre sans l’attendre… Il allait continuer à être absent, silencieux et cela ne changerait rien à ma vie.

J’aurais voulu parler de lui à Athéna, mais je ne la sentais pas très à même d’écouter quoi que ce soit de triste ou de confidentiel.

Athéna est une fille à l’humeur changeante, souvent enthousiaste, voire surexcitée… mais parfois, de façon imprévisible, déprimée et nihiliste. Je me suis demandé si son humeur dépendait de ses biorythmes personnels, de ses hormones ou de la lune… mais je soupçonne une autre raison inavouable…

Notre amitié… le choc de deux solitudes, sans doute, mais si différentes que je m’étonne encore de cette affection soudaine qui nous a liées l’une à l’autre dès notre rencontre il y a deux ans.

Un quart d’heure avant de reprendre mon travail, je me levai et quittai le coin auditorium juste au moment où Peter Gabriel entamait un duo extrêmement beau mais triste avec Kate Bush.

C’était comme si on m’assénait le coup de grâce.

 

Athéna, décidément peu perturbée par mes états d’âme, décrocha des luminaires, une sorcière et un fantôme poussiéreux.

— Allez ! Bon vent Halloween !

Et elle bâilla bruyamment, ravie d’extérioriser les effets secondaires de sa nuit blanche.

Je réalisai soudain que ce soir, je devais rester après la fermeture pour réorganiser avec Léo la vitrine de la librairie. Il me fallait rappeler à Frédéric qu’il ne m’attende pas et s’occupe de Sara.

 

Athéna me raccompagna à la porte, tirant profondément une dernière taffe jusqu’au filtre doré de la cigarette.

« Dis à Léo que je l’aime ! » me cria-t-elle alors que j’étais déjà de l’autre côté du trottoir.

 

 

 

 

 

Le nez dans les guirlandes, je replonge dans l’enfance, la douceur, l’innocence. Au moins, je ne pense plus à rien.

Près de moi, Léo dessine des arabesques de givre sur la vitrine. Des poussières d’un blanc argenté se déposent sur son pull-over ; bientôt, il ressemblera à un sapin sous la neige. Comme je l’observe, il fait mine de me bombarder… : « Souris, Anna ! Tu as l’air tout malheureux… »

 

Léo, c’est un jaguar, un puma… enfin, il a dû être dans une autre vie l’un de ces grands fauves dont il a conservé la force tranquille, la puissance et la souplesse.

Léo parle peu. Il a toujours l’air de sortir d’une méditation. On ne sait rien de sa vie mais vu ses yeux et la couleur de sa peau, il doit venir de très loin.

 

Rangées dans les malles, les citrouilles en cire et les sorcières suspendues à leur balai.

Relégués dans les rayonnages au fond à gauche, les albums d’épouvante.

Bienvenus, les pères Noël aux joues rouges et les rennes au regard triste !

Ici, les cartables sont installés au mois d’août et Noël se prépare en novembre. On ne respecte plus les saisons ni les fêtes. Comme si on voulait aller plus vite que la vie.

À vingt et une heures et quart, Léo pousse un soupir et s’étire : « Terminé ! On a été plus efficacesque l’an dernier. »

Prendre un verre ? Me raccompagner ? Je n’en sais rien… Frédéric et Sara doivent m’attendre.

Il ne reste plus de savon pour nous laver les mains et j’ai les doigts tout collés. C’est Léo qui a posé mon manteau sur mes épaules. Il a des paillettes blanches dans les cheveux. Tu as trop travaillé, tu as pris au moins vingt ans. Il rit.

 

 

 

 

 

Un whisky coca et, s’il vous plaît, plus de whisky que de coca !

Léo réchauffe ses mains contre sa tasse de verveine et me considère…

Une verveine… ! Il est certainement le plus gentil vieux garçon que je connaisse. Enfin, vieux… disons trente-trente-cinq ans. Mais est-il normal qu’un garçon aussi pétri de qualités soit toujours célibataire à son âge ? Enfin, à ce qu’on croit savoir…

Il n’y a pas qu’Athéna qui l’aime à Léo. Il sait écouter.

 

« Si j’étais restée près de lui, peut-être qu’il ne serait pas mort, Thibault. Mais j’avais seize, dix-sept ans… Pourtant, je lui ai écrit tous les jours quand il est parti aux États-Unis pour être soigné… et puis un jour, il n’a plus répondu. Ce n’est qu’après le lycée que je suis sortie avec Frédéric… » ai-je précisé, comme pour me justifier.

 

Je refuse la cigarette que me tend Léo : « Si tu as un joint, à la rigueur… »

Il me gronde. À sa voix de baryton se retournent les gens autour de nous. Ils doivent penser que nous formons un drôle de couple : une panthère noire et un papillon.

— Tu n’es pas responsable, Anna. Si ton ami a lutté pendant dix ans, c’est qu’il voulait vivre.

 

Je soupire et replonge les lèvres dans mon verre. Je n’ai jamais vraiment aimé l’alcool. Ce soir, c’est juste pour le principe. Pour marquer mon chagrin.

— La terre a tremblé ce matin.

Léo porte la tasse à la hauteur de son visage. La vapeur monte devant ses yeux.

— Le jour du Big One, nous serons peut-être à la librairie. Nous mourrons ensevelis sous les livres, se plaît-il à imaginer.
— Au début, je me demandais comment les gens, ici, faisaient pour continuer à vivre normalement tout en sachant que d’un instant à l’autre tout allait disparaître. Finalement, je me rends compte qu’on s’habitue à tout.

Léo a reposé sa tasse et, un instant, son regard semble ailleurs.

— Je ne crois pas, non… que l’on s’habitue à tout.

 

Puis il reprend la petite cuillère et touille délicatement la tisane. L’odeur citronnée de la verveine titille mes narines.

— Toi non plus, tu n’es pas d’ici… d’où est-ce que tu viens, Léo ?

Il ne répond pas tout de suite, comme s’il y avait bien longtemps et qu’il a oublié.

— J’ai vécu en Camargue.

Je suis un peu déçue… sans doute, je m’attendais à plus d’exotisme.

— Ah oui… le pays des taureaux, des chevaux… et des moustiques ! ai-je récité avec la voix d’une petite fille qui veut faire l’intéressante.

Mais il ne relève pas. À petites gorgées, il termine sa tisane. Alors, je repars dans mes raisonnements morbides :

— Ce qui m’a fait le plus mal, pendant toutes ces années, c’était de ne pas savoir ce que Thibault devenait, pourquoi il ne répondait pas à mes lettres. C’est ça, le plus dur : ne pas savoir. Et puis un jour, après deux ou trois ans de silence, nous nous sommes revus, juste le temps d’un week-end. C’était il y a six ans. Frédéric ne l’a jamais su. Quelques jours plus tard, j’ai voulu le rappeler mais il n’a plus donné signe de vie. Je ne devais plus jamais le revoir.

 

Léo a repoussé sa tasse et, comme je soupire, a posé ses mains chaudes sur les miennes. Il a des mains immenses, très brunes.

— Tu dois penser que ce n’est pas bien, ce que j’ai fait…
— Je ne me permettrais pas. L’amour, tu sais…

 

Mais que sait-il de l’amour, Léo ?

J’ai retiré mes mains des siennes et vidé d’un trait et sans plaisir le reste de whisky coca. L’horloge au-dessus du bar marque vingt-deux heures quinze.

— Frédéric va être fou. Je lui avais dit que je ne rentrerais pas trop tard…
— Tu lui diras que c’est ma faute, dit Léo.

Il n’est pas pressé de partir. Sans doute, personne ne l’attend. Une mère… une amie… un ami… ?

 

Quand il m’a déposée au bas de l’immeuble, la pluie s’est remise à tomber. J’ai regardé s’éloigner la voiture, suivi la lueur de ses phares et son reflet dans le miroir des flaques d’eau… et puis, je suis montée.

 

 

 

 

 

J’ai ramené sur elle le drap et puis la couverture qui, dans la turbulence de son premier sommeil, avait glissé au pied de son lit. J’ai respiré son souffle de séraphin, posé mes lèvres sur son front tiède puis dans les boucles dorées de ses cheveux.

De qui tient-elle cette blondeur, cette peau toute pâle sur laquelle le soleil glisse sans jamais oser laisser son empreinte ?

Elle est si différente de nous… comme un ange venu d’ailleurs qui serait tombé du ciel et aurait échoué là, dans ce couple approximatif, un peu bancal, dépareillé, que nous formons, Frédéric et moi.

Sara dort, les poings fermés, les paupières closes sur des rêves que je ne saurai pas.

 

 

 

 

 

La porte d’entrée de l’immeuble qui a claqué, provoquant les vociférations de la locataire du premier, c’est Frédéric. Je reconnais ses pas las et lourds de toutes les petites misères du monde qui ébranlent la cage d’escalier.

Je l’accueille, feignant un minimum d’enthousiasme et m’enquiers de l’évolution de sa migraine. Il me répond que si je ne l’avais pas abandonné toute la soirée, il n’aurait pas été obligé de combler sa solitude à grand renfort de canettes de bière… et que s’il avait su que j’allais rentrer si tard, il serait allé retrouver les copains.

— Et Sara, alors ?
— Oh, elle s’est endormie à neuf heures…
— Ça veut dire quoi ça ? Tu l’aurais laissée seule ?

Frédéric balaie d’un geste toute velléité de discussion.

— Mon problème ce matin, ce sont les étourneaux, tente-t-il de se justifier. Ces emplumés m’ont retapissé la voiture. Je te jure Anna, si j’avais un fusil, on en boufferait pendant un mois !

 

Le garçon au nez droit, aux yeux clairs et aux cheveux coupés en brosse, récemment décolorés en jaune poussin, m’apparaît soudain comme un étranger. Que partageons-nous aujourd’hui ? Que partagions-nous lorsque nous nous sommes rencontrés, il y a plus de sept ans ? Des soirées de griserie dans des boîtes où la musique est si forte qu’elle nous empêche de penser, des fous rires contagieux déclenchés par les vapeurs d’alcool ou quelques fumées illicites, ce sentiment rassurant, fortifiant, d’appartenir à une bande… certains diraient : à une meute.

J’avais les cheveux très courts à cette époque-là ; j’étais vêtue de noir le jour et m’habillais de couleurs vives dès que la nuit tombait ; je maquillais mes cheveux, mes lèvres, mes ongles et j’avais le sentiment d’être libre et d’appartenir à un monde où le commun des mortels n’avait pas accès. « Papillon de nuit », c’est ainsi que Frédéric m’appelait ; en fait, je n’étais qu’une chenille, une vulgaire chenille avec plein de poils urticants autour car je refusais toute marque de tendresse.

En me proposant une vie où je n’avais plus le temps de penser ni d’être seule, Frédéric m’avait fait oublier Thibault… et je lui devais bien ça.

 

« Si seulement on gagnait au Loto, gémit le garçon aux cheveux brosse-poussin, on ne serait pas obligé de mener cette vie minable. Nous passerions l’hiver aux Caraïbes, j’aurais un garage où ranger ma Ferrari, Sara aurait une nounou à plein temps… et le soir, nous sortirions ensemble au lieu de faire la fête chacun notre tour ! »

 

 

 

 

 

Mercredi après-midi. C’est le défilé incessant des enfants dans la librairie. Je les accueille avec un sourire à la « Disneyland Paris ».

Parfois, une bande de gavroches colonise le coin B.D. Je n’ai pas une vocation de garde-chiourme et je fais les cent pas autour d’eux en marmonnant des prières pour que la patronne n’entre pas à ce moment-là…

On n’abîme rien, hein ! On ne corne pas les pages ! On finit son éclair au chocolat et on se lèche bien les doigts avant de prendre un livre ! Qui veut un kleenex ? On remet les albums à leur place… Non, jeune homme, les Iznogoud, ils sont rangés de l’autre côté…

 

Quand Léo entre, le silence se fait aussitôt. Les pages se referment doucement, les livres sont reposés avec doigté et ça ne chuchote même plus. Dans cinq minutes, les gavroches auront quitté le magasin sur la pointe des pieds.

— Comment va ma libellule ?

Décidément, j’ai toujours tout d’un insecte.

Par pudeur, je ne raconterai pas à Léo qu’hier soir, en rentrant, j’ai trouvé Frédéric avachi dans le fauteuil, dormant profondément dans un îlot de canettes de bière.

— La libellule va bien… mieux en tout cas. C’est grâce à toi.
— Moi ? Mais je n’ai rien fait !
— Tu m’as écoutée. Tu m’as offert le verre de l’amitié. Tu m’as raccompagnée…
— Et c’est si extraordinaire ?

J’enveloppe dans un papier cadeau bleu turquoise les quatre premiers tomes des aventures de Harry Potter. Le petit garçon qui attend, la tête inclinée contre le bras de sa maman, a les yeux exactement de la même couleur.

— Thibault a été incinéré ce matin. J’aurais peut-être dû y aller… c’était un peu loin… ou écrire un mot à ses parents…
— Écris-leur.
— Ils ne me connaissaient pas.
— Et alors ? C’est avant tout pour toi que tu dois leur écrire. Mettre noir sur blanc ce que tu ressens… tu auras moins mal après, tu verras.
— Sans doute… tu as raison… je leur écrirai.

 

Léo s’éloigne vers le fond de la librairie pour terminer les inventaires. C’est pendant la période avant Noël qu’il a le plus de travail.

Léo est l’homme de confiance de Mme Duguet-Santi. Il s’occupe de ses trois magasins : la librairie-papeterie, la boutique de la gare et le petit magasin de disques où travaille Athéna. Il est son couteau suisse en quelque sorte. Toujours disponible, d’humeur égale, consciencieux à l’extrême. Il ne parle jamais de partir en vacances. Sans doute, il se noie dans son travail comme Frédéric dans les jeux et l’alcool et Athéna dans la danse et le sexe. On pourra me rétorquer que ça cache une faiblesse, un déséquilibre… je n’y crois pas. C’est un garçon solide, Léo. Sûr qu’elle a trouvé la perle rare, la mère Duguet.

 

Dans la rue, beaucoup d’enfants s’arrêtent pour contempler la devanture. C’est beau de voir toute cette lumière dans leurs yeux, ces petites mains et ces bouts de nez qui se collent à la vitre et laissent leur empreinte moite. Les parents doivent penser qu’on est un peu en avance. C’est sûr, décembre ne commence que dans une semaine. Qu’importe, le meilleur moment, c’est toujours avant… le rêve avant la vie… tout le monde sait ça.

 

Dix-sept heures. Léo a remis son manteau. Il finira sa journée au magasin de disques. Je suis certaine qu’Athéna fera tout pour le retenir au-delà.

 

 

 

 

 

Elle danse, Sara. Petit bonbon aux joues roses qui virevolte autour du piano.

« Quisiera la… »

« Quisiera la… » répète-t-elle d’une petite voix éraillée qui m’émeut.

 

Sitôt le dernier accord plaqué, elle s’enroule à mon bras :

— Tu m’apprendras à jouer du piano, maman ?
— Bien sûr, ma chérie.
— Cette nuit, le monsieur m’a dit que je dansais bien et que je chantais bien et qu’aussi, je devais apprendre à jouer du piano.

Interloquée, je reste sans voix. Sara me secoue le bras :

— Tu m’apprendras, dis ?
— Quel monsieur, Sara ?
— Le monsieur de cette nuit. Il m’a dit que…
— C’est… un ami de papa ?
— Non. Papa, il ne le connaît pas.
— Et… il l’a laissé entrer ?
— Il n’est pas entré. C’était la nuit, et papa, il dormait…
— Comment ça, il n’est pas entré… ? Tu as rêvé alors. C’était un rêve, Sara.
— … mais quand même, il m’a dit qu’il fallait que j’apprenne…
— … à jouer du piano. Bien sûr, ma puce, maman t’apprendra.

 

J’ai refermé le couvercle de l’instrument et m’abandonne dans un soupir, la tête dans les mains.

De quoi ai-je eu peur un instant ? Il se passe tellement de choses dans les villes en ce moment… Ce que je viens de réaliser et qui me bouleverse, c’est que j’ai douté un instant de Frédéric, de sa vigilance de père. Je n’ai plus confiance en lui… plus comme avant.

 

Quand Frédéric est rentré, il portait dans ses bras un gros bouquet de fleurs. Ce n’était pas la première fois qu’il passait par la jardinerie comme on va chez le quincaillier lorsqu’on a besoin d’une bonne colle pour réparer une faïence cassée…

Sara a trouvé que les roses qui avaient le revers des pétales délavé étaient très belles mais que les lys sentaient un peu fort. J’ai mis le bouquet dans un grand vase bleu sur le guéridon près du piano.

 

 

 

 

 

— Ce n’est vraiment pas sérieux ! Il faut que j’arrête !
— Que tu arrêtes quoi ?

 

La dame au manteau de fourrure en lapin roux qui fouine depuis cinq minutes dans l’étagère « Musiques classiques et Opéras » lève son nez par-dessus les casiers.

— De papillonner, à droite, à gauche… peut-être aussi de boire et de fumer, de faire la nouba toutes les nuits. J’ai beau me ruiner en cosmétiques, regarde ces cernes sous mes yeux ! J’ai bientôt trente ans et je n’ai encore rien fait de ma vie…

 

C’est normal, on est en décembre. Ça fait toujours ça à Athéna à l’approche de Noël. Une déprime saisonnière qui ne cesse qu’au réveillon de la Saint-Sylvestre où elle m’explique alors que sa vie de femme libre est une aubaine. Puis, vers le mois d’avril, quand les premières tiédeurs du printemps commencent à troubler les corps, les cœurs et les arbres fruitiers, c’est à ses rondeurs qu’Athéna veut s’attaquer… le temps de s’essayer à un nouveau régime et de s’apercevoir que décidément, ce genre de truc, ce n’est pas pour elle.

Ces métamorphoses passagères dans le comportement de mon amie ponctuent, depuis que je la connais, le calendrier de sa vie.

— Il me faudrait, disons… quelqu’un comme Léo : à la fois mignon, gentil et solide. Le genre de gars avec qui je ne craindrais pas de fonder une famille.
— Léo ? Tu es sérieuse ?
— Mais faudrait d’abord que je sois sûre d’être capable de renoncer à mon ancienne vie.
— C’est sûr que ça te changerait. Léo, c’est plutôt le style « tisane et charentaises », pas celui à écumer les boîtes de nuit jusqu’à six heures du matin.

 

Athéna m’interrompt un instant. La dame au lapin roux, à l’étude de chaque boîtier CD qu’elle retire du rayon, semble privilégier notre conversation.

— D’un côté, s’il se couche tôt, c’est peut-être un signe qu’il est meilleur au lit que sur une piste de danse ! Qui te dit que je perds au change ?

 

Je suis morte de honte. Si Athéna a parlé si fort, c’est pour que le lapin roux puisse l’entendre.

— Vous cherchez quelque chose, madame ? lui demande-t-elle enfin. Si je peux vous aider.
— Tosca, je cherche Tosca dans la version de Nina Petreski…
— Mmm…
— Opéra de Milan en 1984, sous la direction de…
— Bien. Je vais consulter les fichiers pour voir si nous l’avons encore en magasin…

 

Athéna repasse près de moi : « Une maniaque ! Sûr qu’on ne l’a jamais eu, ce qu’elle cherche. »

 

Au bout de dix minutes, le lapin est reparti avec un enregistrement live de Pavarotti et les deux derniers albums de Zucchero.

— Ça alors ! Comment as-tu fait ?
— La classe, mi amiga ! La classe ! Sono una madona commerçante ! chante mon amie en esquissant une révérence.

Vraiment, j’adore Athéna ! Surtout lorsqu’elle m’entraîne dans le délire, la fantaisie, la provocation, quand elle rend la vie dérisoire, plus légère… et puis soudain, quand elle se ferme, repousse la réalité autour d’elle, redevient la petite fille secrète qui crée l’instant propice aux confidences et qui murmure… « Tu sais… »

— … quand Léo est arrivé ici, il y a trois ans, il était le garçon le plus triste de la terre. Il se tenait voûté, tout replié sur lui-même et ne pensait qu’à son boulot. La première fois qu’il a levé les yeux vers moi et que j’ai réussi à lui arracher un sourire, c’était un an après, juste avant que tu arrives. J’ai éprouvé un sentiment de victoire et de bonheur à ce moment-là. J’ai eu tout de suite envie de m’en faire un ami. Pas de le mettre dans mon lit. Un ami, un vrai.
— Il t’a confié pourquoi il était si malheureux ?
— Non. Il m’a seulement dit qu’un jour, il retournera chez lui quand il sera prêt.
— Prêt ? Mais à quoi ?
— Si tu crois qu’il me raconte sa vie dans les détails, on n’en est pas encore là ! Il lui faut d’abord guérir, quelque chose de trop douloureux pour qu’il puisse même en parler… peut-être un chagrin d’amour… dit-elle évasive.

 

 

 

 

 

Notre modeste appartement donne plein sud sur la rue Marcel Proust dans un quartier tranquille à l’est de la ville. Quelques platanes noueux qui ont échappé à la taille annuelle attirent des nuées d’étourneaux. Je m’étonne chaque fois de les voir se poser, s’envoler dans un même geste, comme répondant à un signal mystérieux qui nous échappe. Avec moins de poésie, Frédéric me rétorqua un jour qu’il s’agissait du même signal qui les poussait à ch… euh, à laisser choir leur guano dans une synchronisation parfaite sur la carrosserie de sa voiture.

 

De la fenêtre de la cuisine, notre regard peut s’attarder sur l’une des rares boutiques de la rue : Idéal Photo, dont l’enseigne lumineuse bleue projette sa lueur sur la façade de notre immeuble dès la tombée du soir. Il m’arrive de laisser les volets ouverts pour profiter de cette étrange lumière qui se faufile, indiscrète, comme pour surprendre l’intimité de la vie des gens.

 

Ce soir-là était le jour de sortie de Frédéric. Je m’étais accordé une heure câline pendant laquelle j’avais laissé Sara s’endormir dans mes bras. Je l’avais déposée à dix heures du soir dans son lit, la confiant aux bons soins de Morphée.

 

Je savais que je devais le faire et que si j’attendais encore, mon geste ne serait plus opportun. J’avais tout préparé : le papier à lettres, le stylo plume. J’avais rédigé l’enveloppe. C’était facile. Et maintenant… ne me restait qu’à trouver les mots… qu’ils soient justes et forts… pas de sensiblerie… pas une lettre trop longue…

« Le Pharaon », « La Duchesse »… c’est ainsi que Thibault surnommait ses parents. Il me disait qu’ils étaient beaux, très classe, très « komifo », très prévisibles. Il était capable d’imaginer à distance ce que chacun d’eux pourrait répondre ou faire dans telle ou telle situation. Ses certitudes étaient telles qu’il ne m’avait jamais présentée à eux. Ni le Pharaon, ni La Duchesse ne devaient deviner l’intrusion d’une fille dans la vie de leur fils.

« Passe ton bac d’abord ! » était leur refrain cette année-là.

Le soir du spectacle de fin d’année de la classe de première, sur les planches du foyer, ils n’auront pas su voir, lors de notre duo à quatre mains au piano, lors de notre salut final, nos doigts entrelacés, lors du baiser furtif à la fin de la pièce de théâtre, autre chose que la manifestation d’une émotion partagée, celle que vivent tous les artistes lors d’une représentation.

 

… J’ai aimé votre fils et vous ne le saviez pas… « Vous n’imaginez pas la peine que j’ai eue lorsque j’ai appris… » « Les mots me manquent pour vous dire… » « Nous ne nous connaissons pas, et pourtant, nous avons partagé… » « Thibault était un garçon merveilleux… »

 

Peut-être que ces gens-là imaginent que leur fils est mort sans jamais avoir connu l’amour, qu’il a traversé ses années de jeunesse, d’hôpital en hôpital, de traitement en traitement, d’espoir en désespérance…

Est-ce que je dois tout leur dire ? Est-ce que je dois leur parler de ces vingt-quatre et vingt-cinq mai, il y a six ans, lorsqu’après avoir appris son retour, je suis venue le retrouver ? Pendant une heure, dans les bras l’un de l’autre, nous avons pleuré. Il avait changé, ses fossettes s’étaient creusées et je ne voyais plus que ses yeux, immenses. Lui aussi avait eu du mal à me reconnaître : bien qu’ayant pris soin de camoufler mon extravagance, ma coupe de cheveux, mes mèches colorées trahissaient une métamorphose qu’il n’aurait pas imaginée lorsque nous étions au lycée.

Vous ne m’auriez pas aimée si vous m’aviez connue à ce moment-là. Thibault, si. Rien, ni notre complicité, ni nos sentiments n’avaient été altérés par notre séparation.

Nous avons marché longtemps, nous sommes revenus sur les lieux de nos souvenirs, nous nous sommes tout raconté, nous avons fait l’amour aussi, plusieurs fois ; est-ce que ça vous choque si je vous raconte tout ça ? Parce que cela aussi, c’était votre fils, c’était son histoire.

Nous avons eu la décence, la pudeur de ne pas parler d’avenir. Lui savait qu’il devait repartir, que son combat n’était pas gagné. Je lui avais confié que j’avais quelqu’un. C’est Thibault qui m’a dit : « Il ne faut pas que tu m’attendes, vis et ne regrette rien. Si quelque chose doit se faire, ça se fera. Ce n’est pas nous qui décidons. »

Quelques jours plus tard, j’ai voulu le rappeler. Plus jamais personne n’a répondu.

 

Je n’ai écrit que deux lignes sur le papier, mais j’ai jeté bien des pages que je ne vous enverrai pas.

Qu’est-ce que Thibault aurait aimé que je vous dise, lui qui vous connaissait tant ?

Je reprends mon stylo.

Il est presque minuit.

La lumière bleue de l’enseigne dans la rue éclaire les mots que j’écris… des mots qui passeront inaperçus au milieu des lettres que vous allez recevoir, des mots que d’autres que moi auraient pu écrire, des mots qui ne vous apprendront rien, ne rouvriront aucune plaie, des mots que vous oublierez sitôt que vous les aurez lus.

Je voudrais avoir déjà terminé cette lettre. Mes pensées se sont égarées dans un dédale de souvenirs tandis que ma main écrit autre chose, des banalités qui ne me concernent pas.

J’ai très froid.

J’aurais dû fermer les volets.

Maintenant, j’ai des frissons dans tout le corps et des fourmillements au bout des doigts, ma main zigzague sur le papier. Cela n’a duré que quelques secondes mais je sais que cet instant d’inattention m’a fait gâcher cette page que je devais vous envoyer, qu’il me faudra tout recommencer.

J’arrache cette feuille, comme les autres. Je regarde en soupirant ces grands traits noirs au fond de la page… et c’est alors que je me surprends à y voir comme des lettres liées entre elles d’une écriture qui n’est pas la mienne et que je parviens à peine à déchiffrer :

 

ÉCOUTE SARA

 

Mon cœur, un instant, s’est arrêté de battre.

Alors, les brouillons de lettres froissés, je les ai déchirés, morceau par morceau, jetés dans les toilettes. J’ai tiré la chasse. Je n’aurais pas voulu que Frédéric les découvre. La dernière page, je l’ai pliée en quatre et glissée dans mon portefeuille entre de vieilles cartes de téléphone et des tickets de caisse périmés.

Je ne sais pas encore pourquoi.

 

 

 

 

 

Nous l’avons décidé ce matin : nous passerons Noël dans ma famille.

Maman qui a pris la retraite cette année a vu les choses en grand et imagine déjà la table monastère de la ferme prête pour le festin :

« Pour une fois que les vacances de tout le monde coïncident ! »

Frédéric a même décrété que nous resterions à Germont pour la Saint-Sylvestre. L’un de ses amis sera dans la région et ils ont déjà des projets de réveillon, un petit resto sympa, des bars qui restent ouverts jusqu’à l’aube…

 

Nous sommes arrivés bien avant tout le monde sur le grand parking désert de l’hypermarché. Une musique d’ambiance salue notre entrée dans la grande allée en faux marbre qui longe les boutiques. La plupart sont encore closes derrière leur grille de fer.

Dans un bâillement, je félicite Frédéric pour nous avoir fait lever si tôt.

« Au moins, nous sommes garés juste devant l’entrée ! » se justifie-t-il sans réprimer une pointe de fierté.

 

Dans l’hypermarché, quelques vendeuses, les joues trop roses pour être vraies, dissimulent leurs yeux encore lourds de sommeil sous des fars éclatants qui sont supposés tenir jusqu’au soir. Quelques-unes regagnent leur caisse sans enthousiasme ; elles savent que leur journée va être longue. Certaines repartiront chez elles sans avoir vu la lumière du jour.

Debout dans le caddie, Sara s’impatiente. On lui a promis qu’elle pourrait choisir. Alors, elle veut tout et tout de suite. Pas question d’attendre Noël. Toutes les poupées la regardent. Tous ses amis possèdent ces jeux. Et ce piano électrique… quand tu joues, on dirait des violons… Je veux aussi cette petite maison de bois… mes poupées n’ont aucun endroit où habiter… Tu m’achètes la cassette de Max la Terreur ? Je veux…

Énervé, Frédéric a obliqué à quarante-cinq degrés, direction les boîtes de Coton-Tige et les rouleaux roses et blancs des papiers toilette…

— Si ça ne te dérange pas, Anna, tu reviendras seule une autre fois pour choisir le cadeau de ta fille.
— C’est pas juste ! hurle Sara, tu avais promis !

 

Sara ne croit pas au père Noël. Elle n’y a jamais cru. C’est une idée de Frédéric. Il en a encore beaucoup d’autres comme ça.

 

« Angels from the Realms of Glory… » gazouille le haut-parleur dans l’allée centrale. L’esprit de Noël filtre entre les paquets de lessive et les savonnettes.

 

Pourquoi est-ce que j’ai souri, comme ça, pour rien ? Une bouffée de presque joie, soudain, comme un vertige, à cause d’un petit papier plié en quatre dans mon portefeuille…

« Angels from the Realms of Glory… » s’égosille le chœur des vierges. Sara s’est assoupie dans le caddie.

Il est revenu dans son sommeil. Il est resté longtemps à la regarder. Elle aurait aimé lui poser la question, lui demander qui il était et d’où il venait… mais elle n’arrivait pas à parler… tu comprends, maman, puisqu’en vrai, je dormais.

Et elle me racontait cela comme s’il n’y avait pour elle aucune frontière entre le rêve et la réalité. C’est moi qui ai cru bon de lui donner une explication rassurante et, ma foi, assez rationnelle. Je lui ai dit : « Je pense qu’il s’agit de ton ange gardien » et Sara a paru satisfaite.

Un ange, finalement, c’est aussi bien qu’un père Noël…

C’est Frédéric qui va être ravi !

 

 

 

 

 

La porte de bois grince lourdement. Je la referme, laissant derrière moi l’odeur amère de la ville, le bruit continu des moteurs et toutes les préoccupations non moins polluantes qui encombrent mon esprit. Stéphanie m’accueille d’un baiser ambré et me débarrasse de mon manteau et de mon stress.

Je viens ici quand je veux. On ne m’a jamais rien demandé, rien fait payer. Bien au contraire, glissant entre mes doigts une flûte de Champagne, Athéna manifeste que ma présence en ces lieux que la morale tolère était vivement attendue.

Constant, le propriétaire de la boîte est en grande conversation avec une belle brune qui parle en agitant des mains aux doigts extrêmement longs et volubiles.

— Qui est-ce ? demandé-je à Athéna.
— Angéla Villard.
— Connais pas. C’est une artiste ?
— Angéla ? fait Athéna en pouffant de rire.

 

Je suis allée m’asseoir dans l’un des grands fauteuils bleus au bord de la piste de danse. L’aquarium est allumé et tout baigne dans une lumière qui rappelle à la fois les lagons du Pacifique et les fonds marins…

La boîte du frère d’Athéna s’appelle l’Atlantide et toute la décoration est noyée dans un camaïeu de bleus. La plupart des boissons qui y sont servies le sont aussi.

Autre curiosité : les fauteuils tournent très lentement sur eux-mêmes en se déplaçant imperceptiblement selon le mécanisme de certains manèges ; même en restant assis, on finit peu à peu par changer de lieu et de voisins, ce qui facilite les échanges et les rencontres.

Constant a racheté cette boîte pour une bouchée de pain car on la disait trop petite et située aux abords d’un quartier mal famé. Qu’importe : soirées déguisées, musiciens, magiciens, soirées surprises où l’on ne sait pas ce qui nous attend, soirées bandeaux où l’on fera la fête sans se voir… L’imagination de Constant est sans limites et l’Atlantide ne désemplit pas.

 

Quand j’ai dit à Frédéric que je prenais ma soirée, j’ai senti qu’il tiquait un peu. Ce n’était pas prévu et puis il a perçu en moi cet état d’âme que je taisais. Mais comment aurais-je pu confier à ce garçon rationnel et matérialiste les événements troublants de ces derniers jours ?

 

Une musique chaloupée imprègne les lieux. Je ferme les yeux et ne perçois que les clartés diffuses qui évoluent derrière mes paupières.

Athéna, perchée sur l’accoudoir de mon fauteuil, une assiette de tapas à la main, m’arrache à ma rêverie : « En février, on fête le 1 an d’existence de l’Atlantide. Constant prévoit une soirée démente avec une centaine d’invités triés sur le volet. Je compte sur toi, bien entendu ! »

Février… dans seulement cinquante-cinq jours. Ça me semble au bout de l’éternité. Dis, Athéna, c’est quand qu’on devient vieux ? Pour toute réponse, elle enroule un anchois autour d’une pique et me le glisse dans la bouche. « Tiens, mange, au lieu de dire des conneries ! »

 

Sur la piste, quelques couples se déhanchent, d’autres chavirent dans les fauteuils de skaï bleu.

— Tu vois ce beau brun avec le pantalon en cuir et la chemise grenat ?
— Oui.
— C’est ma prochaine victime.
— Ah bon… je croyais que c’était Léo.
— J’ai parlé de victime ! Tu n’écoutes rien à ce que je te raconte, Anna !

 

Et toi Athéna, serais-tu prête à recevoir mes confidences ? À me faire ce soir une petite place au cœur de tes préoccupations ? Je me replie dans un coin du fauteuil et l’observe, dubitative.

— Tu sais, risqué-je tout à coup, il m’arrive de drôles de choses en ce moment…
— Ah ? Lesquelles ? demande-t-elle distraitement, un œil rivé à la piste.
— Des trucs genre… ésotérisme… tu crois en ces choses-là, toi ?
— Je n’en sais rien. C’est quoi ? Des objets qui se déplacent ?
— Non. C’est Sara qui a des visions et ma main qui s’est mise à écrire toute seule l’autre soir.

 

Athéna tourne enfin le dos à la piste pour s’intéresser à ma petite personne.

— Mais c’est génial, ça !
— Mmm… ce n’est pas vraiment le mot que j’aurais choisi.

Mais les yeux de mon amie pétillent déjà.

— Je me doutais bien que tu n’étais pas banale comme fille !
— Sérieusement, je ne suis pas certaine qu’il faille trouver ça formidable. Sara est si petite…
— Moi, je connais quelqu’un que ça intéresserait… susurre Athéna, conquise.
— Je préférerais vraiment que ça reste entre nous.
— C’est une amie, elle pourra peut-être t’aider. Elle fait de la voyance, elle parle aux esprits… enfin, tout ça quoi !
— Tout ça… ? fais-je en frissonnant.
— C’est son métier.
— Mmm… tu sais, moi…

Je décline par principe, mais déjà, l’idée de me confier à une oreille attentive caresse mon désir dans le sens du poil. Athéna le devine qui s’émoustille déjà à l’idée que nous allons vivre quelque chose d’extraordinaire, et que c’est grâce à elle. Et tout cela lui donne de l’importance.

 

Dans le fauteuil qui tourne lentement vers nous, il y a Constant, et, contre lui, la belle brune aux doigts volubiles.

— Pas mal, ta future belle-sœur.
— Ne parle pas de malheur ! s’affole Athéna.

 

 

 

 

 

Je touche son front. La fièvre est tombée. Elle aurait pu aller à l’école. Je me fais du souci pour rien. Sa nuque pâle penchée au-dessus de l’album, Sara tire la langue en coloriant en blond – comme il se doit – les cheveux de la princesse et en veillant à ne pas dépasser.

— Elle te ressemble, lui glisse Léo en passant près d’elle.
— Je ne suis pas une princesse ! réplique la prunelle de mes yeux.

 

Tout à l’heure, il lui a lu une histoire et l’a si bien racontée qu’elle en est restée sous le charme. Maintenant, elle le dévore des yeux. « Encore un ange… » doit-elle penser, puisque le monde, pour elle, est fait de merveilleux.

 

Maintenant, Sara a investi « l’alcôve vidéo », émietté ses petits beurres sur la moquette et infligé Pocahontas aux nombreux clients adultes et même plus de ce mardi après-midi.

— Je vais te dire un secret, me souffle Sara : je ne veux plus retourner à l’école. C’est bien mieux de rester ici avec toi.

Je lui donne entièrement raison, ce qui, pour l’instant, ne m’engage à rien.

 

Alors que je délaisse la clientèle pour ramasser les miettes de biscuits, je surprends le regard de Léo, qui, attendri, s’est attardé pour nous regarder vivre…

 

Quand Athéna est entrée comme une furie dans la librairie à dix-neuf heures pétantes, pestant qu’elle s’en doutait, que je n’étais pas prête et que nous allions être en retard au rendez-vous, que ce n’était pas la peine qu’elle se décarcasse pour moi, Sara a jailli de sous son tipi-tabouret.

— Problème… ai-je bredouillé, penaude, mais sans lui avouer que j’avais oublié ce fichu rendez-vous.

Elle a levé haut les yeux, maudissant Ciel et Terre.

— Ce n’est pas grave, ne le prends pas mal, ce sera pour une autre fois.
— Certainement pas ! Ton Frédéric doit être rentré, alors on va la ramener chez toi, même si… pfff… ça va nous faire perdre du temps vu que c’est de l’autre côté… se lamente-t-elle.
—