L’enfant-roulotte - Claudine Levéel - E-Book

L’enfant-roulotte E-Book

Claudine Levéel

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Beschreibung

Eulalie grandit dans un monde austère, dépourvu de douceur et de bienveillance. En quête d’évasion et avide de lumière, elle se tourne vers le rêve, son seul espace de liberté et de répit. Mais les rêves suffisent-ils à guérir les blessures de l’enfance ? Comment une enfant aussi fragile qu’émotive peut-elle surmonter les « mots-poignards » et l’indifférence qui ont marqué son histoire ? Trouvera-t-elle la force d’ouvrir son cœur à la confiance et à la tendresse ? "L’enfant-roulotte" explore les méandres de l’âme et célèbre la résilience, offrant une ode lumineuse à la quête d’un bonheur arraché à l’obscurité.

À PROPOS DE L'AUTRICE

Claudine Levéel puise dans la littérature et la lecture une source de sérénité et de savoirs. À travers l’histoire d’Eulalie, elle dévoile avec subtilité les blessures invisibles de l’enfance et l’impact des attitudes méprisantes sur l’attachement et la confiance en soi.

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Seitenzahl: 170

Veröffentlichungsjahr: 2025

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Claudine Levéel

L’enfant-roulotte

Roman

© Lys Bleu Éditions – Claudine Levéel

ISBN : 979-10-422-5587-9

Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

À mes parents

Cette histoire est fictive. Toute ressemblance avec des personnes réelles ou ayant existé est fortuite.

Jette ton cœur loin devant toi et cours l’attraper.

Proverbe arabe

I

Par moments, elles côtoient la mort, toutes les deux.

Elles frôlent l’asphyxie, l’abandon, le renoncement.

Des cris, des gémissements retentissent dans la chambre. Rongée par des douleurs aussi dévastatrices que des cyclones, elle se croit en miettes, la mère.

Et puis non.

Entre deux, pendant les accalmies, tout lui revient : son corps, son souffle, ses idées.

L’enfant, de son côté, reprend sa traversée…

Et voilà qu’arrive enfin la délivrance.

C’est fini.

L’enfant vient de trouver le monde après des heures de lutte ce mercredi 20 mars 1946 à 15 heures.

Peu après, le père, impatient, agité, bourré de colère, pénètre dans la chambre en maugréant. Il n’essaie même pas de dissimuler son air menaçant. Il ne sait pas ce qu’il va faire si…

Et immédiatement, les mots-torture prennent place, habitent le silence, dénoncent ses pensées maléfiques, lorsqu’il entend son épouse exténuée murmurer : « C’est une fille ».

— Une pisseuse ! Manquait plus que ça !
— Elle est bien mûre, bien pleine.
— Y-a-qu’à… aux cochons, chez l’père Antoine.
— Non. L’a trop pris la vie. Puis, au village, y savent. M’ont vue enfler. Ont compris.
— M’en fous, pas d’ça chez moi, pas d’fille, un p’tit gars, fallait.
— Et r’garde, déjà trop charnue, trop vivace, j’te dis. Ses p’tits yeux t’ont reluqué.
— L’tas de fumier, au fond du jardin…

Ébranlée, à bout de forces, la mère se tait. Garde ses mots. N’en donnera plus. Enfin, pour le moment. Laisse le temps faire son métier. Il va bien finir par lâcher, le père. Pas si mauvais bougre. Déçu, oui, impulsif, oui, mais pas cruel. Il veut faire peur, mais… c’est lui qui est mort de trouille.

C’est dit. Le nouveau-né est une fille. La terre tourne quand même et c’est le printemps.

Et chacun de retourner à ses tâches.

Angèle, l’accoucheuse, s’affaire dans la chambre, remet un peu d’ordre. Ça fait longtemps qu’elle accueille les vies, elle sait y faire. Elle enlève les draps, l’odeur du sang humide et celle des douleurs, elle va laver tout ça. L’enfant s’est assoupie, la mère, pour finir, aussi. Reste le père qui rôde, prêt à faire une connerie, celui-là. Elle fait gaffe, l’air de ne pas y toucher. Il ne fera pas de mal à cette gamine. Elle se mettra en travers. L’en empêchera. Faut juste attendre. Que la colère passe. Qu’il revienne à la raison. Elle en a vu d’autres, Angèle. Elle s’y connaît, en bonhommes énervés, en pères contrariés, en petiots pas désirés, mal reçus, pas aimés. Elle prend son mal en patience. Elle sait bien que ça va se calmer. Elle attend. Nourrit la môme. Évite qu’elle piaille. Change le lange. Ferme la porte.

Le père, il n’aime pas ça, que la mère soit en couches, mouillée de mort, gémissante, fébrile, le corps en vrac, les seins gorgés de lait. Il la veut affriolante, sauvagement sensuelle, légère. À la voir dans cet état, il s’affole. La connait plus. Et si plus jamais elle redevenait comme avant ? Si elle restait comme elle est là ? Une autre. Métamorphosée par la mise-bas. Une animale, une femelle. Il y est pour quelque chose, pour sûr. Ce soir-là, à la St-Jean, elle était belle, sa Lucienne, belle comme les étoiles, quand il l’a roulée dans les foins. Ça lui donne la nausée. Aurait pas dû. Son désir l’a mâté. Et voilà.

Perdu. Pensées violentes. Se sent méchant. En veut à la p’tite. À la mère. À lui. Voulait pas d’enfant. Voulait juste le désir, le plaisir, les corps enlacés, les ondes lumineuses, la jouissance.

Il quitte la chambre, se mouche bruyamment, entre dans la cuisine. Va boire un coup. Un verre de cidre. Manger un bout de pain. Il fait une grimace. S’assoit au bout de la table. Les yeux dans le vague. N’entend plus rien. Comprend. Comprend qu’ils sont trois. La pisseuse, va falloir faire avec. Une bouche à nourrir. Un fardeau pour l’avenir. Encore une idée du Bon Dieu. Sait vraiment pas quoi inventer, celui-là. Y voulait un p’tit gars, l’père, pour la terre, pour la ferme, pour les bras forts qui l’aideraient aux moissons, bah, pas qu’les moissons, y a tout l’reste, et il énumère dans sa tête : les labours, la traite, les p’tits veaux, l’poulailler, l’marché, l’bois, tout ça, y’arrivera pas, quand il sera plus vieux, fallait un p’tit gars. Puisqu’c’est comme ça, priera plus, ira plus à la messe.

Il a vidé sa moque, mâché son pain, il se lève, prend sa veste suspendue au porte-manteau près de l’âtre, l’enfile et s’en va.

Dehors.

Il fait doux.

La chaleur du soleil le surprend.

Il jure.

Pendant ce temps-là, elle, la petite, a fermé ses yeux, les pores de sa peau délicate et ses poings.

Puisque le père n’y est plus, Angèle l’amène dans la cuisine. Elle y sera mieux, il y fait plus chaud.

Elle respire à peine, mais c’est plus fort qu’elle, cette vie à fleur de lèvres, cette vie de la bouche et du mouvement de succion, à peine perceptible, c’est joli. Ça parle de tendresse, de lait et de baisers, ça raconte le plaisir.

Blottie au fond du berceau, dans le moelleux des draps et de la couverture, elle attend. Elle a entendu les voix qui s’affrontaient. Alors elle a compris, elle ne va pas se manifester. Pas maintenant. Pas tout le temps que l’être aux paroles lancées comme des poignards lui en veut.

La voix-colère lui a glissé des tremblements sous la peau.

Dans son for intérieur, elle se fabrique une armure : le silence.

Elle écoute la maison.

Elle entend :

Le tic-tac de l’horloge, le crépitement du feu dans le fourneau, le ronronnement du chat…

Le froissement léger du tissu de la robe d’Angèle quand elle se déplace.

Le calme, au milieu de ces petits bruits.

Elle est encore un peu fripée, encore couleur mère. Leurs corps s’emmêlaient depuis si longtemps. De petits cheveux frisottent sur son crâne. Leurs reflets or et braise léchouillent son visage.

« C’est un ange, diraient certains, c’est le diable », diraient les autres.

Elle n’a pas de nom. Pas encore. Il faut que le père aille à la mairie, pour le nom, mais ça…

Elle n’a pas de prénom. Pas encore. Elle est sage et potelée, jolie et muette, une image. Elle se fait oublier, c’est mieux comme ça. Il y aura bien un moment où quelqu’un la regardera avec des yeux remplis de fleurs de magnolias. C’est ce qu’elle se dit, avec les bruits mouillés de ses lèvres et ses petits poings fermés.

En attendant, pas de nom, c’est comme un danger. Pas de nom, pas de preuve, pas de trace, quelqu’un pourrait encore décider qu’il ne s’est rien passé. Qu’elle n’est même pas née.

Elle a commencé à goûter la chaleur de la main qui prend soin. La main d’Angèle. Et l’odeur. L’odeur du corps d’Angèle, une odeur de pain chaud.

Ces sensations brisent le souvenir. Son premier souvenir : une descente rapide et vertigineuse au milieu de flots impétueux, de spasmes violents, de morceaux de guerre, où elle glissait sans pouvoir se retenir, happée par un vide inconnu qui l’extirpait du cocon, de cet antre douillet et protecteur où elle s’était nichée. Expulsée de ce lieu incomparable, puis sauvée d’un chaos indescriptible, la voilà confiée à la douceur d’Angèle.

Elle vient de naître, mais elle se tait, oui, à cause des poignards dans les colères qui lui rappellent cette étrange traversée.

Dans la chambre, juste à côté, la mère dort.

Des heures durant elle a hurlé de douleur, transpiré, frissonné, senti sa peau mourir, de chaud, puis de froid, alternativement. Ce ventre éclaté, ces soubresauts, cette violence des chairs et du sang, non, elle n’avait pas imaginé ça.

Elle a bien cru qu’elle allait y rester. Rendre l’âme en même temps que l’enfant. Perdre son souffle quand tout son corps se crispait, la serrait, l’étouffait. Sidérée par la sauvagerie de ce bouleversement, elle en a oublié totalement ce qui se jouait là, dans ce chaos des muscles et de la vie. Oublié que l’enfant allait naître. Oublié jusqu’à l’enfant, d’ailleurs.

Il n’y a pas beaucoup de poésie dans ce combat. Il y aurait plutôt une sorte d’acharnement de la nature à avoir le dernier mot, celui qui se traduit par un cri : le premier.

Et quand la mère a enfin entendu ce cri-là, elle, elle n’était plus là.

Brisée, exténuée, ne maîtrisant plus rien, ni elle-même, ni ses rêves, elle s’était assoupie, d’un coup, d’une manière aussi brutale que l’avait été l’événement.

Elle pourra, un jour prochain, sans doute, se rappeler la St-Jean précédente. Cette soirée aux chaudes lumières, aux odeurs de foin sec. Cette fête de la vie pour entamer l’été. Ces craquements joyeux du bûcher de fagots avalés par le feu. Et le regard d’Etienne, sombre comme la nuit, zébré d’ocres et de lueurs de flammes, posé sur elle, telle une galaxie. La vie bleue de cet homme coulait dans ses veines, gonflées comme les ruisseaux après les pluies d’orage. Son désir d’elle, tout neuf, impérieux, illuminait son sourire décidé. Dans ses bras, amoureuse et comme envoûtée, elle s’était abandonnée. Complètement.

Un jour, bientôt peut-être, elle se remémorera le moment, magique, où sous les étoiles, auxquelles ils avaient livré leurs expressions les plus archaïques, tout avait chaviré.

Mais là, maintenant, sur sa couche de primipare, loin d’elle les souvenirs, elle n’a plus de mémoire.

Elle somnole. Elle a froid. Elle saigne. Elle n’entend plus l’enfant, ni le feu, ni l’horloge. D’ailleurs, elle a perdu toute notion du temps. Elle a l’impression que des morceaux de ciel sont tombés dans son lit. D’un geste engourdi, elle remonte sa couverture et s’étonne de rencontrer la laine sous ses doigts. Elle croyait vraiment qu’elle allait, pour mieux se couvrir, déplacer un nuage.

II

Etienne titube, presque, en sortant de la maison. Pas à cause du cidre, non, il n’en a pris qu’un verre. C’est plutôt le chaud sur sa peau, dans sa barbe, et surtout les vents à l’intérieur, sous son crâne qui le font vaciller, qui lui ravagent sa vie. Qui rugissent, se démènent, nouent et dénouent ses pensées. La pisseuse y est pour quelque chose, elle vient de briser son rêve. C’est à cause d’eux qu’il marche de travers, à cause des nœuds et des colères. Et pourtant, il va au potager. Pour tourner la terre. À coups de bêche et de grognements, il creuse. Pas une tombe, un sillon. Méthodiquement. Pour ses plants de pommes de terre. Le chien, venu le rejoindre, tourne autour de lui, aboie, cherche à jouer. « Vas-tu te taire, imbécile ! » lui hurle Etienne, tout à coup surpris d’entendre sa propre voix. À force d’en garder trop dedans, il avait oublié. Les vrais mots, le son. Ce qu’on peut dire, ou pas. Du coup, voilà qu’il entend aussi les oiseaux, leurs piaillements, tous ces bruits qui éraflent le silence. Et les aboiements du chien, un bâtard qui, pour de vrai, s’appelle Malheureux.

« Il bouffera les rats, te débarrassera de la vermine », suivi d’un : « Si tu l’prends pas, j’l’achève », avait bougonné le père Antoine en le lui donnant, trop content de s’en débarrasser.

C’est comme si, par ses vociférations, il avait ouvert le ciel, Etienne.

Au fond, c’est le nom, qui le tracasse et agite les vents dans sa tête. Celui de la créature grassouillette qui sommeille dans le berceau. Et puis faire la déclaration aussi, ça le perturbe. Aller à la mairie, dire l’événement, se mettre en règle avec l’état civil. S’il le fait, il reconnaît l’existence. Il donne son nom à la gamine. Il se déclare père.

Avec Lucienne, ils n’ont même pas choisi de prénom de fille. Pour le p’tit gars, c’était Jean.

Comment oublier le p’tit gars ?

Oublier Jean.

Et le rêve qui allait avec.

Etienne a la tête lourde. Les pensées et les vents font tornade, prennent du poids. Il regarde sa maison, la fumée, qui sort de la cheminée, le carré de terre retournée, la campagne autour.

Et soudain, il se passe autre chose.

C’est sûrement le printemps, qui lui fait cet effet…

Son sang bouillonne dans ses muscles et son corps, tourbillonne, lui donne comme des ailes. Il a trente ans, Etienne. Il est jeune. Fort. Plein d’existence. La déception et la rage n’altèrent ni sa vigueur ni sa jeunesse. Tout compte fait, ce malheur-là ne lui vole rien : ni la sève, qui le parcourt, ni le plaisir de se sentir vivant. Il est en colère, mais entier. Il est brutal, mais déterminé.

Il siffle Malheureux et retourne vers la maison. Il dépose sa bêche contre le mur du cellier et décrotte ses bottes.

En ouvrant la porte, il se trouve enveloppé par l’odeur du bouillon qui mijote sur le fourneau. Ça pourrait lui remettre les idées en place. Elle, la petite, est sage dans son berceau. Elle ne chouine pas, elle ne dit rien. Il passe devant elle, la regarde du coin de l’œil. Il marmonne quelques mots incompréhensibles.

Il ajoute un haussement d’épaules, une pointe de mépris, il se détourne.

S’il ne la regarde pas peut-être qu’elle n’existera pas.

Elle ne dit rien, mais quand même. Elle reconnaît le son de la voix qui poignarde.

Elle se fait toute petite. Encore plus. Vraiment petite.

Sa frayeur glisse sur sa peau. S’imprime. Lui fait comme un tatouage. Avant même d’avoir un nom, elle en est imprégnée. Et sa peur-tatouage, de nouveau, lui ordonne de ne pas déranger.

La mère dort encore. Le bruit de la porte qui s’ouvre et l’agitation du chien la sortent de sa somnolence. D’une voix éraillée, elle appelle. Oui, mais qui ? Angèle ? Etienne ? Elle n’a toujours pas retrouvé ses esprits. Elle ne sait plus où elle en est. Elle appelle sans préciser. N’importe qui peut venir, entrer, et répondre à cette question qui n’en est pas une. Mais que veut-elle ? Que demande-t-elle ?

L’odeur familière de la soupe lui suggère qu’elle se trouve chez elle.

Angèle, aux petits soins, lui en propose un bol.

Elle accepte, sans se préoccuper de ce qu’est devenue l’enfant. On dirait qu’elle ne se souvient toujours pas. Elle gémit, endolorie et encore épuisée. Son corps la malmène. Elle ne pense qu’à ça. Trop affaiblie pour se lever, elle reste alitée. Elle prend la nourriture sans plaisir, n’éprouve pas la faim, a juste besoin de se réchauffer. Ensuite, elle se remet en boule sous son nuage-couverture.

Angèle prodigue soins et caresses à la petite qui, déjà, sourit aux anges. Une certaine douceur tisse des petits liens entre ces deux-là, des liens-rubans en soie et de couleur pastel. On pourrait presque croire qu’Angèle est la maman.

Etienne, qui tourne en rond depuis qu’il est rentré, sait bien qu’il faut y aller. Aller saluer Lucienne. Et lui dire. Parler. Parler du nom et du prénom. Et de nouveau les vents se heurtent dans sa tête.

Tout à coup, c’est comme s’il avait perdu deux centimètres, il rétrécit. Décidément, c’est une histoire de corps, cette affaire-là. Entre la mère gémissante et le père qui se ratatine, où se trouve donc la trace de la joie intense qui les avait propulsés ensemble vers les raffinements de l’extrême plaisir, cette fameuse nuit de la St-Jean ?

Dans le berceau, l’enfant, encore sans nom, donne corps à cet instant magique.

III

C’est étonnant.

Presque doucement, il pénètre dans la chambre. Presque gentiment, il murmure « Lucienne ». Presque patiemment, il attend. Elle soulève un peu sa tête et lui fait signe de venir s’assoir là, à côté d’elle, sur le lit.

Timidement, pourtant il ne sait pas qu’il pourrait abîmer le nuage, il s’installe. Et alors enfin, la vigueur et le plaisir d’être vivant qui, dans le potager, l’avaient remis debout, tout droit, tout fier, majestueux comme un arbre, se manifestent. L’emplissent. Le désinhibent.

— Comment qu’on l’appelle ? dit-il, désignant le berceau qu’il peut observer puisqu’il a laissé la porte entrouverte.
— Sais pas. J’y ai jamais pensé. J’attendais un p’tit gars.
— Notre Jean.
— On a une fille.
— Quel malheur !
— …
— C’est pas d’chance.
— J’me disais, j’m’étais dit, j’irai bientôt à la mairie.
— …
— Parce que, faut bien qu’on la nomme, qu’est-ce que t’en dis ?
— On pourrait l’appeler Marie ? Ou Colette ? répond la mère, déjà un peu plus rassurée.
— J’me disais, euh, j’pensais à… Eulalie.
— Eulalie ?
— Oui, pourquoi pas ? Eulalie, c’est pas vilain !
— Eulalie, si tu veux. Eulalie, c’est joli.

Lucienne le savait bien, tout de même, qu’il n’était pas si mauvais, son Etienne.

Un bébé fille, au même moment, entrouvre ses petits yeux, ne voit pas grand-chose, bien sûr, mais regarde.

Le père, très vite, un peu comme s’il avait encore peur de changer d’avis, s’en va dans la cuisine et annonce à Angèle :

« Eulalie, elle va s’appeler, la petiote. Eulalie ».

Pour être sûr, il répète le prénom.

La voilà nommée.

Et comme ça, elle existe.

Enfin, en principe.

Eulalie fait une sorte de mimique d’acquiescement et pousse un tout petit soupir de soulagement.

Mais, dans sa tête, elle élabore prudemment ces quelques pensées :

C’est moi, Eulalie.

Je suis l’enfant d’un homme à la voix acérée et d’une femme au corps brisé.

Je suis une fille.

Je hume avec délices le parfum d’Angèle.

Je me repais de sa douceur.

Ça commence mal, ma vie… on dirait que je suis un peu en plus, en trop, enfin, pas celui qu’on attendait.

Je vais écouter mes alertes-tatouages et leur faire confiance.

Et suivre toujours mon chemin intime,

là où se nouent les jolis rubans,

ceux de la douceur des peaux,

et de l’odeur du pain,

mon ancrage, en quelque sorte.

On dirait qu’elle a tout compris.

IV

Mystère, le chat, avait déboulé à la ferme un soir de décembre, quelques jours avant Noël. Il faisait nuit noire. La pluie tombait violemment. Efflanqué, affamé, égratigné, il s’était affalé devant la porte de la maison comme un vieux chiffon sale. En dépit de son état, il miaulait de toutes ses forces. Pour un peu, sa voix aurait déraciné le vent. Lucienne ne s’attendait pas à le trouver là. Elle n’avait par ailleurs pas décidé auparavant d’adopter un chat et elle craignait la réaction d’Etienne à la vue de l’animal. Mais malgré tout, après avoir tenté de le faire déguerpir, elle lui avait servi une gamelle de lait et du pain trempé. Une fois restauré, il s’était réfugié dans la grange. Les jours suivants, il s’était arrangé pour se nourrir de restes d’aliments laissés par Malheureux et pour déguster habilement les petites flaques de lait renversées sur le sol de l’étable au moment de la traite des vaches.

En voyant la bête, Etienne avait bougonné : « Qui c’est celui-là ? Et d’où y sort, d’abord ? »

« Mystère… lui avait répondu Lucienne. Doit s’être perdu. J’l’ai trouvé à la porte, presque mort, m’a fait pitié ».

« Drôle de nom », avait pensé Etienne, et comme Lucienne commençait à être fatiguée, avec son ventre qui grossissait, il n’avait pas voulu faire d’histoires en refusant la bestiole. Et puis, il s’était dit qu’elle repartirait sans doute très vite.

Mais le chat était resté et on l’avait appelé Mystère.