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Arrivé de sa campagne, Lucien découvre la ville, ses solitudes et ses promesses. Une rencontre, puis une invitation inattendue dans une demeure aux allures de château bouleversent ses repères. Dans ce lieu hors du temps, une fête énigmatique devient le théâtre d’un trouble profond : masques, silences et jeux de rôle tissent une nuit où les désirs circulent à demi-mot, et où les apparences vacillent. Lucien, emporté dans le vertige de "l’entrefête", entrevoit un monde incertain, mouvant, où rien n’est tout à fait vrai ni tout à fait feint. Un récit en clair-obscur, traversé par le mystère et le désir, où chacun se cherche sous le masque qu’il croit porter.
À PROPOS DE L'AUTEUR
Philippe Moriceau a consacré une grande partie de sa carrière à l’enseignement des lettres en lycée, tout en cultivant un intérêt profond pour le cinéma, le théâtre et l’écriture. Son engagement pour les arts et les lettres l’a conduit à publier "Peintures sur Jade" aux éditions Le Lys Bleu, une œuvre qui rend hommage aux rivages de son enfance. "L’entrefête", son premier roman, incarne l’aboutissement de cette démarche littéraire, une exploration subtile de l’intime et du mystère.
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Seitenzahl: 186
Veröffentlichungsjahr: 2025
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Philippe Moriceau
L’entrefête
Roman
© Lys Bleu Éditions – Philippe Moriceau
ISBN : 979-10-422-7911-0
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MONSIEUR ORGON : Attends, j’y mets pourtant une petite restriction, c’est qu’il faudrait pour nous disculper de ce qui arrivera, que tu lui dises un peu qui tu es.
LISETTE : Mais si je lui dis un peu, il le saura tout à fait…
Marivaux
Le Jeu de l’amour et du hasard, Acte III, scène 5
— Elle est gentille, Huguette.
Puisque Léonce le disait, elle était gentille, Huguette. Et attentionnée : « Lucien, tu as vu tes ongles ! Tu t’es encore coiffé avec le peigne d’Almain, aujourd’hui… Ta chemise ! C’est le séminariste qui n’a pas rangé sa bannière… Lucien, tu es vraiment ailleurs. Vraiment ! Quelquefois, je te jure… ! Ta braguette ! Oui ! Tu n’as pas fermé un bouton… Lucien ! Parfois ! »
— Parfois quoi ?
— Tu as dit : « des fois ».
— J’ai dit : « des fois » ?
— Tu as dit : « des fois ».
Dame, c’était ben vrai. Des fois, j’disais : « des fois ». Les gars de campagne à blouse grise, à bottes de caoutchouc boueuses, qui patoisaient à l’école Saint-Jean, m’appelaient la fille parce que j’étalais sur le gros banc de bois les plis de mon sarrau vert pomme, n’avaient pourtant pas trop contaminé mon vocabulaire. Peut-être alors les cousines de maman : Angèle, Victorine, Constance. Elles arrivaient, tantôt l’une, tantôt l’autre, vers dix heures les mardis de foire, traînaient parfois jusqu’à plus de midi :
— Dame, à c’teure, faudrait ptêt ben qu’jallions tremper la soupe !
Ma mère, elle-même, gardait dans son parler quelques tournures de Retz. Eh oui ! Je suis du pays de Gilles ! Mais elle ne disait pas de gros mots. Jamais un « merde ! » Longtemps, moi non plus.
Seulement, je n’avais pas de goût. Ma mère me le répétait : « Lucien, t’as pas de goût ! » J’avais mal essuyé la vaisselle, balayé à demi la place, fait de ma chambre un antre à effrayer, transporté le désordre dans la salle de bain, la salle à manger, ailleurs, partout.
— Lucien, il est superbe ce pull vert, mais une chemise rose vif avec, ça va pas vraiment !
C’était encore la gentille Huguette. Gentille, bien sûr, selon l’avis de Léonce. Mais aussi finalement du mien. Je n’avais pas plus de jugement que de goût. Si jamais l’un va sans l’autre. J’entendais dire de tel ou tel : il est « radin » ou « spécial » ou « très sympa » ou « amoureux de Gaëtane » ou « pas bien en ce moment » ou « très fin » ou « con ». J’avais souvent des débuts d’impression, parfois même des aversions ou des sympathies fermes. Mais l’avis péremptoire me bouleversait, révélait ma cécité, la médiocrité de mon instinct. En première année de Sciences éco, j’avais lu La Recherche… « Quand je voyais les gens, je les radiographiais. » J’avais trouvé en Proust un grand frère. Mais pour ce qui était de radiographier les êtres, j’en étais à peine à les voir.
On pourrait croire que la lecture de Proust, quand même un peu substantielle, avait nourri mon goût. Mais je l’avais lu pour « les persistants lilas », les rêveries sur Guermantes, le bric-à-brac, le capharnaüm de ses délices, singuliers comme les miens, indiscutables parce qu’ils ne se donnaient pas à être jugés, parce qu’ils étaient « rayon spécial », marques d’une altérité naturelle, enfouie, secrète et sûre. J’avais mes madeleines à moi : des sucettes à la banane, des bonbons mauves ou coquelicot. Entre la ferraille et les latrines de l’atelier, là où l’herbe monte, où les balsamines buissonnent contre le mur enlierré de chez Gaby, j’avais installé une chaise longue. J’avais pris un sous-main de carton fort et des feuilles de facture vierges dont j’avais fait une razzia au grenier :
Garage Patillon
Mécanique générale et agricole…
Saint-Roch Loire-Inférieure
Par l’embrasure voûtée des latrines, au-dessus du trou qui servait d’urinoir, on distinguait une lèpre miel dans l’ombre vive. L’amertume du lierre suintait du mur ocre. Sur la ferraille, couleur de sang sec, nageaient de vagues odeurs de pneus chauds et d’huile de vidange. Il avait mouillé la veille et une fraîcheur acide montait encore de l’herbe jusqu’aux flocons roses des balsamines dans une vibration de soleil et d’insectes. Une fine odeur d’urine à peine distincte sertissait tout cela.
Tout cela prenait très loin dans mes viscères, détrempait, comme du vieux pain dans la soupe, des alvéoles de mes poumons, montait jusqu’à mes tempes à m’étourdir d’un délice spécial. Je griffonnais des phrases, je les chargeais de qui, de dont, de duquel, je les soufflais d’adjectifs, je les étirais presque à couvrir ma page. Puis soudain, je me dis : « zut ! » et je partis réviser Anderson & Quandt. J’allais entrer en deuxième année de Sciences éco.
Pour Léonce, j’étais Lulu. En septembre 68, j’avais dégoté une place de surveillant dans un collège privé de Nantes. Léonce, en deuxième année de Lettres modernes, y travaillait depuis son bac. Il avait appris je ne sais comment le diminutif plutôt gentil qu’on me donnait au petit séminaire des Couets et l’avait adopté de suite. En octobre, je sus que j’étais boursier. Pour deux heures de surveillance par semaine, je gardai cependant ma chambre à Notre-Dame-de-Chantenay. Léonce y entrait plus souvent que les autres pions. Son amitié m’avait saisi au vol et s’était installée vite. Il était taquin, je l’amusais. Il jouait de la guitare, était mélomane, connaisseur en peinture, fin lecteur, cinéphile. Il avait de la psychologie et du goût. On avait visité ensemble le musée des Beaux-Arts. Il apportait dans ma chambre un gros magnétophone tout neuf, me disait : « Tiens, Lulu, écoute ça ! » Quand je n’aimais pas trop, il m’expliquait que j’avais tort. Un moment, cela m’agaça. Je voulus lui tenir tête. Mais j’aimais un tableau ou une musique comme les balsamines de la ferraille, pour des raisons aussi évidentes. Je ne suis pas sûr, au fond, si la lecture de Proust qu’il méconnaissait ne me vengeait pas un peu des taquineries de Léonce.
Un soir, je crus prendre le dessus. Nous étions allés voir ensemble Tristana de Buñuel. Il y a une séquence où l’on voit la tête coupée d’Alexandro Rey servir de battant à un énorme bourdon. Comme de l’extrême violence, j’avais horreur du macabre. Je lisais certes les critiques de Télérama pour apprendre comment je devais juger tel film, mais aussi pour chercher à prémunir mes nerfs. Là, je m’étais laissé surprendre ; j’avais fermé les yeux aussitôt, mais gardé entre deux côtes comme un caillot d’horreur qui tardait à fondre. J’avais mis au défi Léonce de trouver l’utilité de ce délire. J’avais même osé l’expression : « faute de goût ». Mon ami l’avait trouvé justement génial. Il m’avait étourdi et convaincu, d’ailleurs, par son explication.
Dès lors, je ne disputai plus. Sauf sur la politique. Léonce, ancien juvéniste (les frères de Saint-Jean-Baptiste n’avaient guère l’esprit plus ouvert que l’enceinte de leur institution), fils de cadre moyen (il n’avait pas eu droit aux bourses, lui), était gentiment de droite, très école privée en tout cas. Moi, pour bien des raisons, j’étais de gauche, quoique la détermination linéaire des appartenances politiques me parût un rien réduire les choses. Je me sentais appartenir à une classe de villageois que Marx n’avait pas répertoriée et qui ne demandait qu’à survivre comme telle… Mais enfin, je ne parlais pas de cela à Léonce et le faisais rager en lui vantant le Programme commun et lui promettant une prochaine razzia des Rouges sur toutes les boutiques du Bon Dieu.
Si Léonce avait voulu être frère, Anne-Marie avait voulu être bonne sœur. Elle louait une assez grande maison à Saint-Gildas avec Gaëtane et Soazic. Léonce et d’autres y passaient des fins de semaine. Il m’y emmena. Sous son patronage, la bande de Saint-Gildas m’adopta vite. On faisait des flambées dans l’âtre, on dînait de grillades, de salades plantureuses. Léonce se mettait à la guitare, entonnait du Graham Allwright ou de l’Anne Sylvestre. Plus tard, on reprenait en chœur : « Di ling din don, ce sont les filles des forges… » On partait trois jours dans les Côtes-du-Nord, quatre en Cornouaille, une semaine dans les Pyrénées. Je traînais pendant les longues marches : « Lulu, dépêche-toi, on t’attend. » On dégotait le petit sentier, le petit coin de bois, le gué d’un ruisseau, une chapelle perdue. Gaëtane modulait l’ouverture d’un canon, Yves la répétait avec empressement. La phrase courait sur l’écho des suivantes. Je chantais fort : « Lulu, tu n’es pas dans le rythme ! » Roland osait une chanson à demi paillarde, on l’effaçait par un cantique. Je faisais des mots, parfois. On m’accordait de l’esprit. À un anniversaire, on me demanda d’imiter de Gaulle. J’eus du succès. Je déboulais au milieu d’une conversation : « Qu’est-ce que vous dites de beau ? » On avait fait un feu de camp dans une cour de ferme. Je promenais un regard songeur sur les visages où la lumière palpitait. Soudain, j’interrogeai Léonce :
— Gaëtane n’est pas là ?
— Elle est avec Yves, bien sûr. Lulu, tu n’as pas vu qu’ils étaient amoureux ! Lulu, tu vois donc jamais rien ! Lu-lu !
Mais si, je voyais un peu quand même. Je voyais Gaëtane jolie, Yves pas plus beau que moi. J’en étais plus comme à sept ans à me mettre une pince à linge sur mon nez en trompette. Claudine m’avait dit que je devenais beau garçon. Bien sûr, c’était ma sœur, mais quand même ! Son compliment m’avait si décontenancé qu’il m’était resté dans la tête. Je songeais parfois à l’extérieur de mon corps comme à Saint-Roch, on songe aux devantures : une fois par an, à Noël. C’était Claudine justement qui, au magasin, faisait autrefois la devanture. Sa remarque avait installé de mes cuisses à mon front une sorte de Noël permanent et diffus dont je n’avais qu’à laisser faire la grâce. La révélation de Léonce, me la montrant inopérante, me donnait presque du désir pour Gaëtane dans le dépit de la voir amoureuse d’un autre. Mais tout désir en moi semblait voué à l’obscurité des limbes. Mon corps lui-même m’apparaissait parfois retenu à leurs bords, terni, estompé d’une sorte de brume. On remarquait tout à coup que j’avais mis mon pull sens devant derrière (ma mère prononçait : « sans devant derrière »). Quand on me voyait avec une chaussette de la foire et l’autre du marché, on chantonnait : « Lulu, il est dans la lu-lune », en descendant d’une tierce haute les deux dernières notes. Humilié et flatté à la fois, je me sentais être dérisoire et inaccessible, regardé par les autres comme je me voyais moi-même. J’étais vraiment Lulu.
Pas tous les samedis quand même. Ni tous les dimanches. Plus souvent qu’à Saint-Gildas, j’allais à Saint-Roch pour voir ma mère et porter le costume. Il n’y a ici, dans l’ordre des mots, aucun cynisme : porter le costume pouvait me faire dieu.
Les rustres de Saint-Jean ne m’appelaient pas à tort « la fille ». Ma mère pouponnait encore Évelyne quand je montais au grand grenier, ouvrais une armoire au rebut, sortais des robes de demoiselles. Suzette, Lydie, Claudine venaient de les mettre au mariage de Joël, mon frère aîné. Je virevoltais devant la glace, perdu dans l’organdi blanc. Mais les railleries m’étaient sensibles et les robes fuirent de ma mémoire. Restaient l’aube et la soutane. Je n’eus pas par hasard la vocation à sept ans.
Mais en premier communiant ou choriste, je ne me sentais nullement l’âme de fille, je ne songeais surtout pas que je portais une robe. C’était une tunique de Nessus qui brûlait sous elle toute chair et m’érigeait tout entier comme esprit. Par je ne sais quelle alchimie, la vertu passa de l’aube à l’habit du dimanche. J’ai depuis dix ans un Weil marine en drap fin que je porte aux enterrements et à la Noël. Je dis que je porte parce que je ne peux pas refaire la langue, mais l’exact serait de dire que je suis porté par lui.
J’avais à l’époque un costume anthracite à fines rayures. J’en étais vêtu à la messe de onze heures. Fin 69, le médecin de famille nous avait inquiétés sur l’hypertension de maman qui avait passé la soixantaine. Elle était pieuse. Mon entrée au petit séminaire l’avait ravie d’un bel orgueil, mais je n’étais pas allé au grand. Ses filles ne pratiquaient plus… Quand elle me disait encore : « Lucien, tu vas être en retard à la messe », je me sentais monstrueux.
J’étais sorti du séminaire assez naturellement athée, mais je n’étais pas un athée tranquille. Plus que les lilas, les aubépines de Proust dont je détestais l’odeur avaient travaillé en moi. Et déjà les balsamines de la ferraille. Dans mes poumons, dans mes viscères, dans ce qui pourrit au fond du cercueil le plus vite, je voyais dormir une essence de joie d’une singularité inouïe et indicible dont l’équivalent était chez tout homme. Il me fallait bâtir toute une cosmogonie, toute une éthique. D’une messe de onze heures à l’autre, ma pensée s’ébranla sur les échos d’orgue. Elle n’eut bientôt besoin ni de l’église ni du costume.
Dans ma chambre de la cité Fresche-Blanc – j’étais en deuxième année de fac –, je m’enfermais les fins de semaine. Je l’emplissais de fumée de pipe, j’y semais un désordre de bouge, mais je passais les cimes, j’enfonçais Spinoza et Leibniz jusqu’à être désolé que le mystère du monde ne fût pas à la mesure de mon intelligence. Pour me calmer, je tirais les couvertures du lit. Je m’allongeais plat ventre sur le drap, le slip baissé. Il y avait deux ou trois vieux films que je me projetais tour à tour dans ma tête. Je n’avais qu’à me vautrer un peu. Puis je me figeais, le ventre visqueux mais rafraîchi. Et je partais retrouver mon écritoire. Il y avait une croûte jaune sur mon drap des fins de semaine et, soudain, au travers de la fumée que je ne sentais plus, innommable, une odeur.
Puis je revins vers la bande de Saint-Gildas comme un bigorneau, la mer retirée, vient se recoller à son rocher, à sa niche. J’entendais d’une autre façon : « Lulu, il est dans la lu-lune. » Je crois qu’à ce moment-là la bande avait plus ou moins accueilli Norbert. Il était malingre, redoublait en kiné, sortait en boîte, ne manquait pas un tonus, réjouissait Léonce : « Ah ! Les p’tites femmes, les p’tites femmes, les p’tites femmes ! La partouze ! La partouze ! » Mais dès que le propos allait devenir salace, Léonce le rembarrait avec une fermeté de sainte-nitouche. Bernard, qui avait fait la fin de la guerre d’Algérie, le grand séminaire, avait vécu et achevait une maîtrise de Géo, nous avait raconté des histoires grivoises et proposé un rébus cochon. Je ne savais pas quand il fallait rire et je riais en écho sans avoir bien compris. Tout cela se fondait vite, d’ailleurs, dans une pudeur bon enfant. Il n’y avait pas un geste, une attitude et rarement un propos qui fût déplacé. De légers dépits, de légers agacements peut-être, mais rien qui ne m’empêchât de m’assoupir dans une camaraderie après tout encore de mon âge : fin 70, j’ai eu 21 ans.
Ce ne fut pourtant pas l’avis de la gentille Huguette. Elle n’avait pas trouvé Léonce gentil, elle. Elle l’avait trouvé un rien bêcheur. Surtout, la condescendance taquine avec laquelle il me traitait lui avait été tout simplement horripilante. Elle avait horreur de Lulu. Elle me fit une vive leçon. C’était fin janvier 71. À cette époque, j’avais déjà pris quelque distance avec la bande. Léonce aussi, d’ailleurs. Depuis un mois, il fréquentait. Pas une fille de Saint-Gildas, mais Isabelle, une petite bourgeoise nantaise que j’avais seulement entrevue. Il lui offrait régulièrement sa rose. Il avait beaucoup de style. Licencié ès lettres, il était maître-aux à Saint-Stanislas, mais il mangeait au moins une fois par semaine au resto U. Je lui filais des tickets. On avait déjeuné ensemble avec Huguette.
J’ai connu Huguette en novembre 70, au milieu d’un automne qui s’était annoncé bien morose. Début octobre, je venais juste d’emménager dans ma nouvelle chambre de Fresche-Blanc, je croisais Norbert sur le chemin du Tertre.
— Lulu, comment va ? Dis donc, ça fait un bail ! Le chaat et le laapin… Ah ! Tordant comment tu fais de Gaulle. Le chaat et le laapin. La chatte et la pipine. Tu sais qu’t’es sympa comme mec. T’es bizarre, mais t’es rudement sympa… Ah ! Kiné ! Oh ! La merde, la merde ! À deux points qu’ils m’ont boulé. Cette année, la bonne année, je la sens. Les p’tites femmes… Au fait, t’aurais pas cinquante balles ?
La demande de Norbert, auquel je n’avais pas envie de parler, m’aigrit brutalement. Moins à cause des compliments intéressés que par l’idée qu’il me jugeait le plus faible de la bande. Je savais qu’il avait essuyé des rebuffades à propos de fric de la part de Roland et de Léonce. Je lui expliquai, ce qui était la vérité pure, que moi aussi j’avais été collé en septembre, que je changeais de voie du tout au tout puisque je venais de m’inscrire en lettres modernes, qu’en loupant le DEUG d’éco je n’avais pas pu entrer directement en deuxième année, que j’avais aussi perdu ma bourse, que ma mère avait dû emprunter à une cousine (et je voyais maman partir chez Léone – elle en était la légataire, mais quand même ! J’avais senti à m’oppresser le pesant de la démarche), enfin bref que je rentrais en première année comme lui, mais que je n’avais pas des cours derrière, que je pouvais tout juste espérer être maître-aux et que j’avais la trouille des gamins ! J’allais ajouter qu’en juillet, pour la quatrième fois, j’avais été collé au permis de conduire, mais Norbert m’interrompit :
— Oh ! Dis donc ! Le moral, toi ! Tu penses trop, Lulu ! Allez, la vie est belle avec les p’tites femmes. La chatte et la pipine…
Norbert sentit qu’il devait partir. J’eus l’impression, quand il me quitta, que son visage changeait comme un comédien qui sort de scène, comme un clown qui enlève son grimage. Je me retournai. De dos, il me paraissait plus malingre, plus fragile que jamais. L’aigreur douloureuse qui m’avait emporté me revint à la figure. En une seconde, je me vis échouer comme lui, mais sans son atroce courage. Je courus, je lui fourrai un billet de 50 F dans la poche, je repartis précipitamment. J’avais gardé les superstitions de mon enfance. La poche de Norbert était le tronc de Saint-Antoine pour retrouver la chance perdue.
On a toujours beaucoup d’amour-propre quand on n’a que ça comme amour. Cette année 70, au milieu de condisciples tous plus jeunes que moi, saisit mon vif orgueil d’une sorte de commotion. L’effroi nouveau devant l’avenir acheva de le paralyser. Des délices de pensée où il s’était complu naguère me parurent des égarements. Je remisai mes ambitions comme on enterre d’inavouables désirs. Je fus plus chaste, d’ailleurs. J’étais attentif en cours, je lisais ce qu’on me donnait à lire, je peinais sur mes devoirs, mais les rendais à temps. Il me prenait cependant parfois quelques songeries. En deux ans passés entre les maths et la macroéconomie où elles s’appliquaient, je n’avais pas entendu parler de l’homme une seule fois. Les maîtres à penser de la littérature ne l’évitaient pas moins comme un gros mot, une chose malpropre et nauséabonde. Son audace à « s’exprimer » scandalisait Ricardou : les romans qui comptaient devaient s’écrire tout seuls par la dynamique des mots et des figures. L’histoire, les personnages, surtout la voix de l’auteur derrière, étaient des mythes, qualifiés de bourgeois par un euphémisme saugrenu. La littérature – on ne sait trop pour quelle fin – devait se hausser jusqu’à l’art de ce temps : après des tableaux où personne ne regarde, des musiques où personne ne chante, il fallait des livres où personne ne parle.
En dix-huitième siècle, fort opportunément, on commença par Les Confessions et j’entendis Jean-Jacques. Sa voix prégnante me fit presque oublier l’envoûtement de celle de Marcel, m’en révéla l’ombre d’afféterie. Le propos de Proust était d’un artiste, celui de Rousseau d’un homme. On l’avait attaqué, il se défendait. Il n’avait comme armes que sa voix, sa chair, sa simple histoire. Il l’avait arrangée un peu, si peu au fond. C’était Bioux qui assurait le cours : teint très jaune, crâne dégarni, cheveux mi-longs, filasses, très noirs. Lunettes. Caustique, un rien pervers : il avait fait pleurer une fille qui exposait. Il jouait aux échecs dans un café du centre. Une intelligence très intimidante. Une grande liberté d’esprit et peut-être de mœurs. Il parlait de Rousseau comme de quelqu’un. Il m’était à tout prendre plutôt sympathique, mais quand je lui rendis mon premier devoir, j’étais dans mes petits souliers.
Début novembre, je m’étais déjà fait à mes nouvelles études. J’avais moins de cours que l’an passé, pratiquement jamais en amphi, et l’ambiance était autrement détendue. Un atelier théâtre fonctionnait depuis peu et recrutait encore. En 68, j’avais respiré l’odeur moisie des coulisses. Au patronage de Saint-Roch, on jouait Lariflette monte en grade et j’étais un général bon enfant qui vient discourir à l’épilogue. J’entrais sous les vivats dans un salon lie-de-vin avec une tenue bleu horizon.