L’éternel azur - Ella Foreli - E-Book

L’éternel azur E-Book

Ella Foreli

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Beschreibung

Une rencontre électrisante avec le professeur Cyrus Nistarim bouleverse la vie d’Ella. Sa voix, son regard, sa démarche… tout en lui semble étrangement familier, comme un écho d’un passé enfoui. Mais quel passé ? Déterminée à retrouver ses souvenirs perdus, Ella se lance dans une quête fascinante pour percer ce mystère et découvrir qui est vraiment Cyrus, l’homme derrière sa blouse de psychiatre. Plongée au cœur de l’hôpital pendant la tourmente de la pandémie de Covid-19, elle subit une transformation radicale qui bouleversera sa réalité. Un voyage intense et captivant, où mystère, émotions et révélations s’entrelacent.

À PROPOS DE L'AUTRICE 

Ella Foreli, passionnée par l’art et l’âme humaine, combine sa carrière en communication hospitalière et ses études en psychanalyse pour écrire son premier roman. À travers des personnages et leurs rencontres, elle explore des questions existentielles, offrant au lecteur une expérience littéraire à la fois originale et émotive.

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Seitenzahl: 255

Veröffentlichungsjahr: 2025

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Ella Foreli

L’éternel azur

Roman

© Lys Bleu Éditions – Ella Foreli

ISBN : 979-10-422-6103-0

Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivante du Code de la propriété intellectuelle.

Toute ressemblance avec des faits et des personnages existants ou ayant existé serait purement fortuite et ne pourrait être que le fruit d’une pure coïncidence.

Ceux pas encore nés, ceux déjà partis,

des deux rives du temps

courent vers toi.

Toi, toujours là !

Houshang Ebtehaj dit Sayeh (1928 – 2022)

I

Au volant de ma voiture dans le petit matin gelé avec l’Adios Nonino d’Astor Piazzolla. Les larmoiements lyriques de violons et violoncelles succèdent au tempo puissant et viril d’un bandonéon : mélodie époustouflante, mélange d’infinie tristesse et de chaleur sensuelle. Grand moment de tango argentin qui m’accompagne sur la route verglacée de l’hôpital. Arrivée dans l’immense parking encore désert, je coupe le moteur. Écharpe autour du cou, j’ajuste mon long manteau et emprunte l’allée bordée d’arbres nus dont les branches scintillent sous l’effet du givre qui tapisse tout. Tout est gris et le froid piquant embue mes lunettes dès que je passe les portes du hall. Odeurs de peinture fraîche, murs immaculés, plantes vertes, cadres aux photos multicolores, j’avance dans le dédale des couloirs qui conduit à mon nouveau bureau au sous-sol. L’agrandissement et le réaménagement de l’hôpital, commencés quelques mois plus tôt, sont maintenant achevés et le quotidien reprend lentement ses droits.

Ma journée commence par une réunion avec Dan, mon chef de service. Nous revoyons ensemble les plannings des anesthésistes, les tâches administratives à effectuer, la routine. Allure de footballeur américain, un mètre quatre-vingt-cinq, cheveux poivre et sel décoiffés, yeux bruns aux longs cils et regard inquisiteur, je trouve Dan aussi impressionnant que brillant. Lors de mon recrutement, il ne nous a fallu que quelques secondes pour nous apercevoir que nous fonctionnerions bien ensemble. Nos disques durs se sont connectés, pas besoin d’explications, nous nous comprenons à demi-mot. J’aime les cerveaux et là, je suis servie. Il n’a pas une thèse de doctorat ni deux, mais trois et une culture prodigieuse dans de nombreux domaines. Patient et d’une grande humanité avec les malades, il se montre en revanche explosif, sanguin, cinglant avec les collaborateurs dont il relève implacablement et sans délicatesse la moindre faille. Ce matin, il me scrute attentivement, me fixe comme le ferait un grand requin blanc et ça m’agace prodigieusement. Perspicace, il a senti que je ne suis moins pétillante qu’à l’accoutumée et tente de savoir ce qui me préoccupe. J’esquive. Ma vie en dehors du travail ne le regarde pas, elle est privée et je tiens à ce qu’elle le reste. J’essaie de donner le change, mais j’ai le cafard, après moins de trois mois de fréquentation, j’ai coupé les ponts avec Georges : ses mensonges et addictions ont eu raison de ce début de relation. Maintenant que ma colère est retombée, je vois juste un homme complexe en souffrance et j’ai de la peine pour lui. Son dernier message, arrivé par email ce matin, m’a attristée. Il veut absolument reprendre contact, l’idée de ne plus jamais me voir, perdre son « Dalaï-lama » le « terrorise », mais je me refuse à conserver ce lien qui m’épuise. Maintenir une communication serait toxique, pourtant, le savoir malheureux me mine le moral. La réunion finie, je m’apprête à quitter son bureau quand Dan me lance :

« Tu devrais essayer la luminothérapie.

— La luminothérapie ?
— Un psychiatre m’a prescrit cela il y a quelques années.
— Un psychiatre ?
— Oui, j’étais à côté de mes pompes. Depuis, je m’expose à la lumière chaque matin dès septembre, ça m’évite la dépression saisonnière.
— La dépression saisonnière ?
— Tu n’as pas l’air dans ton assiette et la luminothérapie aide bien. Tu pourrais appeler le professeur Nistarim.
— Nistarim ?
— Merde Ella ! Tu fais dans l’écholalie autistique ou quoi ? Oui, Nistarim. C’est le psy qui m’a prescrit ça. Au fond tu pourrais même aller le voir, il est chef de service dans notre hôpital.
— Je n’ai aucun besoin de consulter, merci quand même, réponds-je froidement.
— Oh, allez Girl, ne le prends pas mal. Le manque de lumière, l’enfer COVID et les travaux dans l’hôpital, ça pèse sur le moral de tous », me réplique-t-il en allumant son ordinateur.

Je ferme la porte et pars chercher le courrier du matin. Je trouve maladroit et intrusif de me conseiller de but en blanc un psy pour un coup de mou, mais Dan est contrôlant, voire directif, même quand il se veut attentionné, je le sais et ne me formalise donc pas vraiment. Professeur Nistarim a-t-il dit ? Ce patronyme peu commun m’interpelle. Nistarim… Dans la tradition juive, il existerait à chaque génération trente-six Justes anonymes, les Nistarim, êtres cachés aux pouvoirs mystiques que rien ne distingue des autres hommes. Ils ignorent eux-mêmes qu’ils en sont, mais s’ils venaient à disparaître, le monde serait détruit. Professeur Nistarim… un Juste se cacherait-il, sans le savoir, dans une blouse de psychiatre ? Cette idée m’amuse franchement et me sort de mon mood mineur. Dans le couloir, je souris comme d’habitude aux personnes que je croise : ne jamais laisser transpirer d’émotion douloureuse, les malades – encore moins que quiconque – n’ont à subir mes états d’âme. Je ne peux m’empêcher d’aimer les patients, même quelques minutes, le temps de leur dire un vrai bonjour ; leur faire comprendre d’un regard qu’au-delà de leur pathologie forcément lourde dans ce cancéropôle, je les vois comme des êtres aimables et désirables. Je n’ai rien d’autre à leur offrir que ces petits instants fugaces durant lesquels j’espère simplement les distraire un peu de leurs douleurs et de leurs angoisses. Si j’y parviens, ma journée est gagnée.

Depuis la rénovation de l’hôpital, nombre d’entre eux errent dans les couloirs, je prends plaisir à les guider. J’ai peu de temps à leur consacrer, mais marcher à leur rythme, les écouter dans la bienveillance, l’amour, leur sourire et revenir dans l’instant présent auprès d’eux me fait du bien, ajoute du sens à mon travail. Je conduis en salle d’attente un adorable couple égaré et tandis qu’ils me remercient, déboulant de nulle part, tu m’abordes : « Je suis perdu, je devrais rejoindre le tunnel qui mène à l’autre bâtiment ». Une explosion ! Cette voix, lointain rappel. Abasourdie, je lève le regard sur toi, nouvelle déflagration, plus puissante encore ! Tes yeux… éternel Azur mallarméen :

De l’éternel Azur la sereine ironie

Accable, belle indolemment comme les fleurs,

Le poète impuissant qui maudit son génie

À travers un désert stérile de Douleurs…

Que dis-tu ? Perdu ? Moi aussi ! Dépassée, déboussolée. Ton visage est caché par un masque – COVID oblige – mais ces yeux, comment ne pas m’en souvenir ? Pas moyen de décrocher les miens des tiens, temps suspendu à la verticale de cette étendue bleutée dont l’intensité me chavire. Les secondes s’égrènent, l’univers se déploie, époustouflant. Profondeur, puissance mystérieuse de ton regard qui me captive.

Je suis hanté. L’Azur ! l’Azur ! l’Azur ! l’Azur !

Oui, hantée par tes yeux, ta voix aussi au timbre qui m’est énigmatiquement familier. Le tunnel dont tu me parles est facile d’accès, je pourrais t’orienter et te laisser partir, mais quelque chose me pousse à demeurer à tes côtés. Qui es-tu ? De quoi souffres-tu ? Te reverrai-je un jour ? Peu m’importe. À cet instant, au-delà du patient perdu, tu existes à travers ce regard qui me subjugue, cette âme qui me parle, ces intonations. Je te connais, te reconnais pourtant n’ai aucun souvenir de t’avoir déjà rencontré. Stupéfiant, tout se brouille, part en vrille, tempête d’émotions, voile qui se déchire et laisse émerger images, musiques, poèmes, parfums. Un monumental tumulte me déstabilise. Impossible d’organiser ma pensée – puis d’ailleurs comment me représenter ce que je ne comprends pas ? « Je suis perdu, je devrais rejoindre le tunnel… », je trouve si drôle et insolite que tu nommes « tunnel » le couloir qui relie les bâtiments, que je m’autorise à plaisanter, te réponds que ça tombe bien, qu’on me surnomme Google map, que tu as juste à me suivre. Tu ris, ça me ravit ; je me lâche, enchaîne les facéties.

Burlesque du contexte en effet, tu débarques à la recherche de ton tunnel au moment où je me passionne pour les travaux du cardiologue hollandais Pim van Lommel sur les Expériences de Mort Imminente (EMI). Souvenir du forum international Deuil et dimensions de l’invisible où il a ébranlé mes convictions sur la conscience et la mort. Je ne connaissais de ces EMI que les histoires – sulfureuses à mes yeux – de passage dans un tunnel, lumière blanche et rencontre avec des défunts, tout cela en état de mort clinique… Anecdotique, farfelu, hérétique, pensais-je. Son exposé, clair, précis, scientifique me percute de plein fouet. Mon cerveau bouillonne, si la vie n’était pas l’opposé de la mort ? Si elle était un continuum sur lequel viendraient se greffer naissance et mort ? Si la naissance – et non la vie – était l’opposé de la mort ? Si la mort physique ne mettait pas un terme à la vie ? Si une forme de conscience subsistait ? Si, si, si… D’abord le sujet me stresse, puis m’intéresse, m’enthousiasme, me passionne. Je dévore les livres des docteurs Raymond Moody, Eben Alexander, Christophe Fauré, Sylvie Dethiollaz. Je me plonge dans les ouvrages de Mme Evelyn Elsaesser et épluche l’exceptionnel travail réalisé au cours des trente dernières années par cette experte suisse, spécialisée dans les phénomènes liés à la mort… Et toi, tu surgis en quête d’un tunnel. Synchronicité désopilante, le destin est farceur, j’aime ça. Le « la » de la rencontre est donné, l’humour sera le chef d’orchestre de ce chaos insensé qui m’habite. Tu veux du tunnel ? Soyons fous, allons-y. Il n’y a qu’à demander : « Mais surtout, dans le tunnel, ne suivez pas la lumière blanche », te dis-je, malicieuse. Tu saisis l’allusion et nous pouffons de concert. Quelques instants plus tard, nous nous présentons et là, croc-en-jambe astral, moment de solitude intense, je suis mortifiée : Cyrus… Cyrus Nistarim !

Poisse ! J’ai gaillardement plaisanté avec toi, adoré te faire rire, mais je te croyais patient. Comment imaginer que tu travailles ici, tu ne portes ni blouse, ni badge ? Cerise sur le gâteau, chef du service de psychiatrie. La grosse bourde. N’empêche, la coïncidence est amusante : je travaille dans cet hôpital depuis plus de trois ans, n’avais jamais entendu prononcer ton nom ni ne t’avais rencontré ici et voilà qu’en moins d’une heure, tu apparais au détour d’une conversation et d’une porte. Cyrus Nistarim… Dan ne m’avait pas mentionné ton prénom. Cyrus… Réminiscences, lointain souvenir, ce prénom, je l’ai déjà entendu inillo tempore, j’en suis sûre. Je me creuse les méninges, rien ne vient. Pourtant ce n’est pas un prénom quelconque, Cyrus, roi emblématique des Perses, je devrais me rappeler. Et ton patronyme si particulier, Nistarim… En même temps, tu pourrais tout aussi bien être Juste, roi antique, Messie ou Ange déchu, cela ne changerait fondamentalement rien au bouleversement que je ressens. Nous marchons côte à côte, je parle sans fin, volubile, frôlant la lalomanie, parce que totalement remuée – un de mes systèmes de défense – alors que j’ai envie de m’arrêter ; te faire face ; ne plus dire un mot ; laisser tes yeux me raconter qui tu es, qui je suis, d’où nous venons. Impossible bien sûr d’agir de la sorte. Hors de question aussi de t’interroger sur ton passé pour découvrir un lieu ou un temps communs alors que tu cherches juste ton chemin. Déjà mes blagues à deux balles sur le tunnel et la lumière, mais piler net pour te contempler béatement ou me mettre à te cuisiner maintenant, c’est la camisole de force garantie. Je finirai bien par me souvenir.

En parallèle à ces interrogations, je me sens soudain si légère que je me surprends à badiner avec toi. Je t’observe attentivement du coin de l’œil, cette démarche… aucun doute, je la reconnais aussi. Tu ris, tes yeux pétillent, je te sens joyeux, joueur et j’adore ça… mais déjà tu arrives à destination. Dommage, j’aimerais que cette singulière complicité perdure et que les vers du Lac de Lamartine prennent vie, là, maintenant :

Ô temps ! suspends ton vol, et vous, heures propices !

Suspendez votre cours :

Laissez-nous savourer les rapides délices

Des plus beaux de nos jours !

Assez de malheureux ici-bas vous implorent,

Coulez, coulez pour eux ;

Prenez avec leurs jours les soins qui les dévorent ;

Oubliez les heureux.

Mais le temps ne se soumet pas, les battants de l’ascenseur se referment derrière toi ; je ressens une légère tristesse mêlée à l’étrange intime conviction qu’une porte vient de s’ouvrir. De retour à mon bureau, j’éprouve le besoin irrépressible de t’écrire, laisser une trace de ce moment qui a viscéralement compté pour moi. Les yeux, la voix, la démarche, autant de caractéristiques qui évoluent très peu dans le temps et puis ce prénom rare et ce nom :

Son nom ? Je me souviens

Qu’il est doux et sonore

Comme ceux des aimés que la Vie exila…

Me chuchote Verlaine. Curieuse association d’idées. Qui es-tu Cyrus, pour déchaîner en moi un indescriptible enchevêtrement de sentiments, émotions, ressentis d’une intensité qui me dépasse ? Comment retrouver ta trace dans ce méandre de mémoires anciennes ? Mon intuition m’intime de garder le contact, de ne surtout pas perdre ce fil ténu. Sans en comprendre la raison, je te rédige un email dans la continuité du trajet drolatique que nous avons partagé :

Cher Monsieur Nistarim,

Comme je ne rôde pas toujours dans les couloirs au secours des âmes errantes, voici un petit Google map pour la prochaine fois que vous devrez vous rendre dans l’autre bâtiment : vous prenez l’ascenseur et vous descendez au sous-sol (il vous faut votre badge pour ouvrir les portes… c’est le Sésame). Au sous-sol, après être passé dire bonjour à Dan, vous ouvrez la porte qui vous mène dans un couloir sordide. Vous arrivez dans un sas et là apparaît le « tunnel ». Vous suivez la lumière blanche (non, je m’égare…). Au bout de ce « tunnel », vous arrivez dans l’autre bâtiment. Au moins avec ce guide amusant, vous retiendrez le trajet.

Belle journée !

Ella Foreli

Je relis ce message avant de te l’envoyer. La bienséance recommanderait que je te donne du « professeur », mais ça m’est inconcevable. Ce n’est en effet pas le psychiatre que j’ai guidé dans ce sous-sol, mais l’homme que je supposais patient. Cet être surgi de nulle part, chemise bleu ciel par-dessus un blue-jean qui m’a décontenancée, fait exceptionnel, j’ai la répartie facile et me laisse rarement démonter. Ce n’est donc pas au chef de service que j’adresse cet email, mais à Cyrus, avec l’intime conviction que tu as déjà compté et compteras encore dans ma vie. Comment ? Pourquoi ? Pour quoi ? Je n’en sais fichtre rien. Tu retiens ce trajet puisque tu passes en coup de vent l’après-midi me remercier et féliciter Dan pour le réaménagement de notre service. J’ai une mémoire titanesque, mais n’ai gardé aucun souvenir de ce que tu as dit. Dès le moment où tu ouvres la porte de mon bureau, je replonge instantanément dans l’univers de tes yeux : explosion de couleurs, toiles qui défilent à vive allure dans ma tête, teintes céruléennes, Van Gogh, Picabia, Chagall, Kandinsky, du bleu, du bleu, du bleu… Fragments d’œuvres, rien de précis, impossible de faire un arrêt sur image. Réminiscences encore et encore, carrousel qui tourbillonne, vertigineux, enivrant…. Stop. Respirer calmement, ne rien montrer de mon trouble, reprendre mes esprits, me concentrer sur mes tâches. Peu après, mon amie Noémie vient me saluer. Je lui relate en deux mots notre improbable rencontre, le côté hautement comique de la situation et nous rions de bon cœur. Je me remets ensuite au travail, la vie reprend son cours horizontal, chronologique, ça me fait du bien.

Le soir venu, rentrée à la maison, je me sers une tisane, allume une bougie, m’installe dans le silence. Hyperréactive aux stimuli sensoriels, j’éprouve quotidiennement un impérieux besoin de ce sas de décompression, ces plages solitaires. Je contemple la petite flamme qui danse joyeusement, me remémore cette si singulière journée. Ton prénom, Cyrus, résonne comme un air connu, un ver d’oreille, démangeaison musicale, acouphène. Tes yeux, ta voix, ta démarche me reviennent en boucle, dans les moindres détails, associés à d’intenses émotions. Cette extrême lucidité de mes ressentis me perturbe, entraîne le doute. La peur s’installe, mes pensées s’emballent, le mental entame sa course folle. Je ne comprends rien à ce qu’il m’arrive : que s’est-il passé ? Qu’ai-je vraiment ressenti ? Et si je me trompais ? Si ma mémoire me jouait des tours ? Cette impression de te connaître est-elle fondée ? Pourquoi ce besoin de te faire rire ? Oui, tu semblais surpris, amusé, mais je t’ai soigneusement observé, à aucun moment je n’ai perçu que je t’évoquais un souvenir quelconque ou que tu me reconnaissais. Pour toi, j’étais apparemment une première fois alors que je te vis comme une évidence. Mais tout cela n’a aucun peut-être aucun sens…. Temps mort ! Mes neurones s’apparentent à un groupe d’étudiants de Yechiva en pleine joute oratoire, débattant fébrilement du sens d’un mot dans le Talmud. Halte aux hypothèses et postulats qui ne m’apportent aucune démonstration.

J’ouvre mon étui de violon et en sors l’archet, il me faut un retour à la routine, la discipline, la rigueur. J’aime ce rituel. Tendre doucement les crins de l’archet, ni trop bandés, ni trop lâches ; y frotter la colophane, soigneusement, mais vigoureusement, ni trop ni trop peu pour qu’il glisse en souplesse sur les cordes. Passer ensuite aux chevilles et tendeurs, accorder l’instrument, atteindre le son juste. Satisfaite de l’harmonie entre les cordes, j’entame mes gammes. Plaisir de la note parfaite. La musique encore et toujours, chevillée au corps, enracinée. J’ai l’impression que c’est culturel, chant et musique sont omniprésents dans le judaïsme. À la synagogue ou en famille, les moments forts de notre vie sont ponctués de mélodies transmises de génération en génération. J’apprécie l’idée que ces airs séculaires ashkénazes – quand je les entonne à mon tour – me replacent dans ma lignée, point de bascule entre ceux qui sont partis et ceux qui arriveront : « C’est la vie du monde, un qui descend, l’autre qui remonte », me répétait sentencieusement ma grand-mère, Boube, en tranchant la tête des poissons pour préparer sa fameuse carpe farcie, gefilte fish.

Je ferme les yeux, m’applique. Régularité, souplesse, tenue, maîtrise ; me concentrer sur ce mouvement ample de va-et-vient. Revenir au corps, au moment présent, me permet de m’apaiser. Laisser couler, ça passera, je suis probablement perturbée par le message de Georges. Un jour, j’en suis sûre, tout prendra son sens – tout finit toujours par trouver sa place – et je comprendrai.

II

L’hiver s’étire, tout est serein. L’atmosphère est paisible, les fêtes de fin d’année et la fébrilité des soldes sont terminées. J’apprécie cette douce quiétude. Mon besoin de calme me tient éloignée du brouhaha et des lieux publics. Trop de stimuli sensoriels, épuisement nerveux garanti après une heure. J’en ai conscience, j’évite les zones de stress, mais ça n’a pas toujours été le cas. Vingt-cinq ans d’agences de publicité, poste de direction à l’international, place d’enseignante en communication, salaire plus que confortable. Londres, Paris, Milan, Copenhague, New York ; taxis, avions, trains, hôtels… je cours de succès en succès. Les campagnes publicitaires développées obtiennent des prix, les clients en redemandent, je suis sur tous les fronts. Gonflée à bloc, je vis à deux cents à l’heure, shootée à la caféine, aux antidépresseurs, anxiolytiques, somnifères, monnaie courante dans ce secteur du paraître plus que compétitif. Je gravis les plus hauts sommets, suis au top de ma carrière puis un matin, il y a quatre ans, le vide. Sans raison particulière, en une fraction de seconde, le non-sens de cette course effrénée me saute aux yeux. Même pas l’absence de sens, non, l’absolu non-sens. Tout ça pour… ça ? Oui, je réussis tout brillamment, mais la réussite n’est pas toujours une preuve d’épanouissement, elle est souvent même le bénéfice secondaire d’une souffrance cachée, me rappelle Boris Cyrulnik. Vertige existentiel. Devant mes bureaux, j’éteins le moteur de la voiture.

Revenue d’Angleterre avec d’excellentes nouvelles des headquarters, budget atteint, primes pour tous, je devrais être en joie, mais je ne ressens plus rien. Vagues de néant. Déchirure intérieure, fragmentation, rupture, effondrement d’un pan de vie. Un vendredi comme les autres, rien n’a changé et tout est différent. Au volant, je fixe le bâtiment, nausées, bourdonnements d’oreilles, palpitations, sueurs froides. C’est terminé, je ne passerai plus cette porte. Stop physique pur et simple, viscéral. Impossible de bouger. Refus d’obstacle d’une monture trop longtemps malmenée.

« Si vos angoisses vous invitaient à cesser de nager à contre-courant ? Vous vous épuisez », me répète ma psy depuis des années. Je me braque, refuse d’entendre. Je n’ai pas le choix. Mon équipe ? Mes clients ? Tout ce que j’ai bâti ? Je verrai plus tard.

« Méditation et yoga sont de bons alliés pour faire face au stress », continue-t-elle. La méditation ? Vous me faites peur, Docteur. Si je tombais dans une secte ? Yoga ? Pas de temps à perdre en position de bretzel à réciter Oooom. Je verrai plus tard.

« L’angoisse est le messager d’une souffrance, comment vous sentez-vous dans votre travail ? » reprend-elle encore. Je ne l’écoute plus. Merci Docteur, un anxiolytique fera l’affaire, pas le temps d’aller mal ou de m’observer le nombril. Je verrai plus tard.

Plus tard, plus tard, plus tard… Trop tard. Ce matin de juin, mes employés arrivent, je remets le contact, quitte le parking. C’est fini, le rideau est tombé. Je démissionne. Prise de conscience miraculeuse ? Non. Résultat, de sept années de thérapie, des mêmes phrases, concepts, idées, répétés inlassablement par une psychiatre d’une fabuleuse humanité.

Pas de retour possible. Exit la femme d’affaires, overbookée, cette image projetée aux autres. Je me suis trahie, je le sais. À vouloir plaire depuis l’enfance à un père despotique et narcissique, rechercher chez lui une infime trace de fierté, un soupçon de bienveillance – voire d’amour paternel – je me suis reniée. La colère monte, violente. Rage de me libérer de tout ce qui me rappelle ma vie d’avant, cette trahison de moi-même, je balance antidépresseurs, calmants et excitants. Au vertige existentiel paralysant, s’ajoute un violent syndrome de sevrage. Attaques de panique en cascade, tremblements, migraines, anorexie, insomnies, cauchemars, déprime… un ouragan me dévaste. Fétu de paille catapulté dans une tornade. Tout est amplifié. Mes sens sont à vif, douleur d’une intensité stupéfiante. Je suis terrifiée. En état de survie au fond de mon lit. Puis, doucement, semaine après semaine, une respiration après l’autre, pas à pas, mon corps se détend, mon esprit se pacifie, j’atterris dans l’œil du cyclone, tout se calme.

Mes années de thérapie m’ont permis – en trame de fond – de me construire de solides bases. Une grande part de ma personnalité a volé en éclat, mais je suis là, mieux ancrée. Terriblement fragilisée, mais étonnamment plus forte. Vulnérable et consciente de l’être, je me sens plus authentique et humble surtout. Je reprends le temps de lire, passion d’enfance. Au jardin, dans le hamac, je termine l’ouvrage de Christiane Singer Derniers fragments d’un long voyage. Intense, vibrant, magistrale leçon de vie d’une philosophe exceptionnelle fauchée, jeune encore, par un cancer foudroyant. Je regarde passer les nuages. Le vent bruisse doucement dans les feuillages, les oiseaux chantent, des enfants jouent, un voisin tond la pelouse. J’apprécie les savoureux bruits du quotidien. Odeurs d’été, rayons de soleil caressants, je respire, apaisée. Gratitude. Je jouis d’une excellente santé alors que tant d’autres sont malades, mourants. Malades… Mourants… Peu à peu une image se dessine. L’hôpital. M’investir pour les autres, apporter mes compétences, mon expérience à un secteur qui semble fondamentalement humain m’apparaît soudainement comme une évidence. Je quitte le jardin, allume ma tablette, parcours les offres d’emploi. Secrétaire du chef de service d’anesthésie dans un cancéropôle ? Je postule. Mon entourage, incrédule d’abord, se marre ensuite ouvertement : « Tu décompenses ma pauvre, ressaisis-toi. Secrétaire ? L’hôpital ? Nope… et les voyages ? Le salaire ? Tu vas péter un câble. Dans trois mois tu rempiles dans le business… », c’était il y a plus de trois ans.

Arrivée tôt à l’hôpital, je m’installe devant mon ordinateur. Décaféiné à la main, j’ouvre ma boîte mail et découvre un nouveau message de Georges. La rupture date de plusieurs mois, mais il refuse toujours de lâcher, continue à m’écrire de temps à autre, passant de la supplique à la culpabilisation. Ses propos maintenant incendiaires sont d’une violence atterrante. Me protéger, ne rien répondre surtout. La moindre réaction de ma part, quelle qu’elle soit, le ferait repartir de plus belle. Je supprime son email, vide ma tasse d’une traite, réponds aux courriers et passe apporter des dossiers à Noémie.

Noémie, mon amie. Belle âme, sourire radieux, visage de poupée aux grands yeux verts, encadré de boucles châtain clair. Coup de foudre réciproque il y a deux ans, rencontre inévitable : « C’était écrit » comme on dit. Entrée un jour dans mon bureau pour déposer rapidement un document, elle en est ressortie… deux heures plus tard. Parcours hors du commun, splendide résilience, amour de la vie, nous nous ressemblons, mues par le même émerveillement devant les petits bonheurs du quotidien, l’envie d’apprendre, comprendre, transmettre. Secrétaire depuis vingt ans à l’hôpital, elle passe ses temps de pauses à dépanner tout le monde : reiki, tarot, barrage de feu et j’en passe. Le personnel se bouscule pour la consulter, du chef de service à l’infirmière. Tout le monde sait, mais personne n’en parle – quand même, c’est un peu fumeux – il ne faudrait pas avoir l’air d’y croire. Moi aussi, avant de la rencontrer, j’envisageais les médiums comme des escrocs manipulateurs, misant sur la crédulité et la détresse des clients, spécialistes des effets de manches, baignant dans des lumières tamisées, effluves d’encens, boule de cristal. Rien de tout ça avec elle, les deux pieds bien sur terre, Noémie discute avec les esprits comme j’irais faire mes courses, c’est extraordinairement naturel pour elle et un largage total pour mon esprit cartésien. Confondant.

Un lundi, traits tirés, elle m’explique avoir nettoyé une maison. Je visualise son week-end pourri, aspirateur, seau, raclette… Je comprends, empathie de la ménagère. Non, non, c’est à cause d’un mort. Un mort ? Ah, mince, la courageuse, vider les effets d’un défunt… Compassion, du vécu. Non, non, enfin, elle l’a aidé à passer de l’autre côté parce que sa présence était problématique pour les nouveaux locataires… Ahurissement, affaissement mandibulaire, hébétude. Mais oui, bien sûr, comment n’y ai-je pas pensé ? Tellement classique, la base quoi ! Je me cabre, perplexe, c’est bien trop perché pour moi. Noémie accueille avec gentillesse mes réticences, n’essaye pas de me faire adhérer à sa vision et m’explique : « Si tu étais aveugle et que peu à peu tu recouvres la vue, ça t’effrayerait aussi parce que l’inconnu fait peur. Ici c’est pareil, c’est juste un sens que nous avons tous et qu’il suffit de développer ».

Il suffit de… elle surfe allègrement sur ces notions, moi, je rame. Non, je bois la tasse. Atypique assumée, tellement authentique, c’est une des très rares personnes à qui j’accorde ma confiance à l’hôpital.

Ah oui, l’hôpital, ce centre académique oncologique, lieu bienveillant où tout le monde travaille main dans la main pour le bien-être des patients ; où on retrouve la plus forte concentration de grands esprits au mètre carré ; où solidarité et entraide sont les maîtres mots… En fait, ça c’est le teaser du film vendu dans l’offre d’emploi, conte que j’ai candidement gobé tout rond. L’envers d’un l’hôpital académique n’est pas franchement… hospitalier. Egos démesurés, complots, cabales, partis pris, manigances, rien à envier à la Cour du Roi Soleil, du grand Versailles ! Le constat de ces luttes intestines acharnées pour un pouvoir illusoire me déçoit, j’ai naïvement imaginé les médecins bienveillants entre eux. Ma plongée dans la froide et triste réalité de ce milieu se fait sans bouée ni bonbonne… « Moi, je ne voulais pas de toi, tu es incompétente pour me remplacer. Dan t’a choisie uniquement parce que tu es multilingue, mais tu n’as pas ta place ici » : c’est en ces termes chaleureux que la collègue, Mireille, qui doit me former au métier de secrétaire avant de prendre sa retraite, m’accueille à mon arrivée. Les réjouissances commencent sur les chapeaux de roues. Essayer de la comprendre, rester dans la bienveillance avec elle cinq longs mois. Discipline olympique, marathon ponctué d’angoisses, tristesse, doutes, remises en question de ma décision de changer de vie pour rejoindre un environnement où mettre mes compétences au profit de l’humain.

Le côté humain, Dieu, où est-il dans les semonces quotidiennes de cette collègue ? « Ici on ne sourit pas devant les malades, ils souffrent eux, c’est indécent… Tu n’as pas à t’adresser aux patients, ce n’est pas ton boulot. Tu n’es pas payée pour ça ». Je me fous bien de ne pas être payée pour ça. J’ai accepté une diminution radicale de salaire pour trouver un sens à mon travail, il est hors de question que je m’institutionnalise et que je me laisse atteindre. Elle décide de la manière dont elle quittera ses fonctions ; à moi de choisir la façon dont j’assumerai les miennes, chacune sa responsabilité. Je m’offre donc d’être encore plus moi-même, d’aimer sincèrement les patients que je croise. Bonheur d’un regard qui s’illumine en réponse à un simple sourire. M’arrêter pour les écouter un instant, dans un couloir quand, alités et en attente d’examen, ils m’appellent prétextant une question alors qu’anxieux, ils ont juste besoin d’un moment de partage, d’un sourire, d’un regard apaisant. Ils me nourrissent, me font grandir. Me revient en mémoire ce visage anonyme, patiente dont je ne sais rien et qui m’a offert un cadeau inoubliable. Ma journée presque finie, je m’apprête à me changer quand une petite voix pétrie d’angoisse m’interpelle depuis un lit stationné dans un couloir :

« S’il vous plaît, Docteur, s’il vous plaît…

Je m’approche :

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