L'étoile de l'ombre - Sylvie Bourgouin - E-Book

L'étoile de l'ombre E-Book

Sylvie Bourgouin

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Beschreibung

Quel est le mystère qui entoure la mort d'Emmanuel Louys, le célèbre pianiste ?

L'étoile de l'ombre relate le parcours d'un pianiste, Emmanuel Louys, trouvé mort dans un studio du centre de Nice. Le mystère de sa disparition rejoint les dérives de sa vie où le romantisme de sa musique désole et lasse ses maîtres avares de musique scientifique et technologique.
Exilé en Russie, où la danse l'exalte, puis aux États-Unis où la passion de New York le transporte, il retrouve la cadence de son conservatoire initial sans pouvoir rejoindre le mouvement de la musique de son temps.
Il meurt dans une atmosphère de complot familial.

Que s'est-il passé pour qu'Emmanuel Louys soit retrouvé mort dans son studio à Nice ? Découvrez ce polar haletant sur fond de complot familial, entre la France, la Russie et New-York. 

EXTRAIT

Pierre Louys enlaça Emmanuel sans pénétrer dans l’aérogare devenue inspectée, protégée, dangereuse, après l’échec de Saint-Pétersbourg, l’abandon d’Élodie à Paris, l’accident de la violoncelliste, l’enquête de moralité induite, infuse, invisible, illisible que subit le corps enseignant bloquait ses perspectives de carrière à court terme. La société française ne pardonnait pas la rupture, la brisure, la fracture, les frasques, les écarts, les bécards, le désastre de cette constitution de quintette pour piano qui entraînait l’accident de la jeune étrangère, sérieuse, appliquée, motivée, emplie de courage, de bonne volonté et confiée aux autorités niçoises, conservatrices, animatrice consciencieuse de sa classe, pourvoyeuse des valeurs républicaines aux enfants, rigoureuse et engagée avec la dureté des pays de l’Europe de l’Est, les galets sous le sable, qu’appréciaient les parents. Pierre Louys éprouva de la compassion et de la pitié pour son fils, qui rêvait avec lui d’une destinée exceptionnelle, dorée et enflammée sous les projecteurs des chaînes de la télévision régionale, l’absence loquace, le mirage ensanglanté, le malheur promis.

À PROPOS DE L'AUTEUR

Sylvie Bourgouin, née à Rouen, a publié sa thèse de lettres La réception critique de l’œuvre de Marguerite Duras pendant le premier septennat de François Mitterrand à Mahdia en 2009 et Trois histoires d'archéologie médiévale à Paris en 2012, six romans, des recueils de poésie, des pièces de théâtre et de nombreux articles critiques. Présidente de l'association du peintre niçois Jean-Paul Harivel, les correspondances entre les arts, l'entrelacement des modes d'expression et les recherches sur le langage sont au centre de son œuvre romanesque.

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Sylvie Bourgouin

L’étoile de l’ombre

Roman

© Lys Bleu Éditions — Sylvie Bourgouin

ISBN : 9 782 378 773 526

Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

À Adrien, Baptiste et Antoine, mes enfants

à nos moments de mémoires

DU MEME AUTEUR

Éditions Thierry Sajat :

Des routes et des rives, poésie, 1986-1988 et Éthique et toc, poésie,1993-1994, édition mars 2010

Libres cours, poésie, 1995 et Le pastiche du Jardin des poètes, poésie, 2000, édition août 2011

Catalogue raisonné des gravures de Jean-Paul Harivel, 2005, édition décembre 2012

Les entretiens de l’envers, 1993-2007, édition 2014

Éditions Édilivre :

Une coquille sur l’épaule, pièce de théâtre, novembre 2013

Le livre de Jeanne Marusky, roman, 1992, édition avril 2014

Le fond des formes, roman, 1993, édition mai 2014

Le royaume du berger, pièce de théâtre, novembre 2016

Éditions L’Harmattan :

Hafsa, pièce de théâtre, octobre 2011

La frappe de la houle, pièce de théâtre, décembre 2011

Trois histoires d’archéologie médiévale, histoire, juin 2012

L'or de la misère, roman, avril 2015

Éditions Moez Machta, Tunisie :

Critiques d’art, critiques sur l’œuvre de Jean-Paul Harivel, mars 2009

La nouvelle figuration tunisienne : Mourad Harbaoui et Houda Ajili, catalogue d’exposition, août 2009

L’unité morcelée, poésie, 1995, édition novembre 2009

Tatouage de vent, pièce de théâtre de Naceur Kessraoui, adaptation et co-traduction, Sylvie Bourgouin, Sabria Chadlia Bahri, Naïma Kontoratchi-Mellal, novembre 2009

Vie de ville, poésie et photographie, 1991-1992, 1ère édition janvier 2010, 2ème édition 2013, 3ème édition, janvier 2017.

L'expression et la critique de la bourgeoisie dans les crayons de Jean-Paul Harivel, janvier 2017

Deux vies, roman, avril 2017

Éditions Image, Imed Masmoudi, Tunisie :

Chutes et ratures et déchirures, poésie, 1999, édition juillet 2009

La réception critique de l’œuvre de Marguerite Duras pendant le premier septennat de François Mitterrand, thèse de doctorat, 2005, édition octobre 2009

Éditions Gilles Gallas :

Dans la nuit des doubles regards, pièce de théâtre, mai 2010

Éditions du Panthéon :

Le silence du sang, pièce de théâtre, mars 2013

Éditions Incipit en W :

Équidistance, roman, décembre 2017

Éditions Aquiprint :

Journal musical, première édition Edilivre, février 2017, deuxième édition Aquiprint, 33520 Bruges (France), septembre 2017

Courts métrages :

Hélène Dorion à Vieux-Port, mars 2009, réalisation Catherine Derenne

La présence normande à Mahdia de 1148-1160, 14 juillet 2010, réalisation Mounir Salem

Scénarios :

L’exil du président Habib Bourguiba sur l’île de la Jalta, Docu-fiction, Centre National du Cinéma, février 2012 et Scam, novembre 2012

Le destin dans l’œuvre d’Annie Ernaux, hommage, Bourneville, 2009, université de Tunis, mars 2012

Principaux articles :

L’incarnation de la chance et de la fortune dans « Le savoir-vivre » (roman, Gallimard, 2006), « La fortune, la chance » (« Chroniques romanesques », Hermann, 2007) et « Chronique vénitienne » (roman, Gallimard, 2010) de Marcelin Pleynet, revue Faire-part, mai 2012

L’autofiction médicale dans l’œuvre de Virginia Woolf, revue Alkemie n°11, éditions Mimesis, Milan, septembre 2013

Peut-on « écrire la vie »  ou l’illisibilité annoncée dans l’œuvre d’Annie Ernaux ?, actes du colloque international de Tunis (7-10 mars 2012), Tunis, décembre 2013

Le mythe des Sept Dormants, « Le Journal » et « Les Nourritures terrestres » d'André Gide : une approche du sommeil dans l'autofiction médicale, revue Alkemie n°13, éditions Classiques Garnier, Paris, juillet 2014

Les gravures retrouvées de Jean-Paul Harivel ou la situation du mystère (illisibilité et peinture), revue Alkemie n°14, éditions Classiques Garnier, Paris, janvier 2015

Approche par l'intuitisme, l'illisibilité et l'interartialité de l’œuvre romanesque de Michel Butor, revue Alkemie n°16, éditions Classiques Garnier, décembre 2015

Un aspect de l'exil du président Habib Bourguiba, revue Horizons maghrébins, numéro 73, Presses Universitaires du Midi, mars 2016

Naceur Kasraoui, une mémoire en partage (Othman Ben Taleb, Sylvie Bourgouin), traduction de la pièce de théâtre Le phénix et le bourreau in "Expressions maghrébines", Traduire le Maghreb, été 2016

Les femmes dans les nouvelles de Paul Bowles, (janvier 2016), ActuaLitte, revue en ligne, 2 mai 2017 https://www.actualitte.com/t/piTusfhx

Jean-Paul Harivel, un peintre dans le delta beat des lumières de Matisse et de Picasso, ActuaLitté, revue en ligne, 24 septembre 2017, https://www.actualitte.com/article/patrimoine-education/jean-paul-harivel-un-peintre-dans-le-delta-beat-des-lumieres-de-matisse-et-de-picasso/84953

Conférence à l'université de Martil-Tétouan à l'invitation de Monsieur le Pr Abdelilah El Khalifi, Intuitisme, illisibilité et pluralité des interprétations de la nouvelle de Paul Bowles, «Paroles malvenues », Quai Voltaire, Paris, 1989. Proposition d'une retraduction de la nouvelle Lesmots malvenus, jeudi 30 novembre 2017.

Proposition de soutenance de thèse, La réception critique de l’œuvre de Marguerite Duras pendant le premier septennat de François Mitterrand, université de Martil, décembre 2017

Le Triptyque de Tanger, éditions Mille Plumes, L'Escarène, 4 juin 2018

Le corps mort est recouvert d’un jeté de lit beige en laine travaillée en crochet qu’on a vulgairement descendu de cinquante centimètres. Rien ne transparaît, rien ne se voit, rien ne dépasse de ce faux drap mortuaire qu’une masse informe semblable à un sanglier abattu, un tas de sable, un amoncellement d’ordures éparses, un silence poignant enveloppe la pièce.

Une femme au regard sévère, chaussée de fines lunettes d’acier carrées, les cheveux courts et bruns terriblement, un chapeau bleu marine petit pour son tour de tête inspecte la chambre. Elle scrute un étain, renifle une idée, une rose, un flacon de parfum, soulève une hypothèse, un presse-papiers, écarte les objets, les indices de manière professionnelle, elle cherche les acariens, un animal de compagnie tapi sous le lit atterré par la perte de son maître et l’identification réelle du corps. Elle avance avec fierté, hautaine, sûre de sa mission, de chef de service, de l’adresse de son bureau au centre de Nice qu’elle retrouvera ouvert, en toutes circonstances même les jours fériés, en dehors des heures de travail des employés du secteur privé. Sa dignité se lit dans sa concentration, la façon particulière qu’ont les fonctionnaires de croire au statut de leur travail, de rendre une inspection et d’effectuer une tâche importante, sa réalisation unique, singulière. Elle adore son métier, sa passion de la découverte, sa volonté d’intervenir en premier lieu, d’être appelée, de suppléer le procureur, le magistrat, de remplacer les pompiers, les policiers en service aussi. Elle aime l’astreinte, la consigne, la soumission, l’armée, l’ordre quand Emmanuel Louys, le grand pianiste gisant cultivait leurs effacements. Elle approche de la masse inerte, soulève le drap avec précision, minutie, maniaquerie, son sang-froid de rigueur comme sa tenue dans la même disposition d’esprit, convaincue à cet instant extrême de tension et de nervosité, de pouvoir mener à terme cette fonction, cette dissection du passé, ce travail d’historienne active, intuitive, cette épreuve de remémoration, de reconstitution de la vie d’un être, de la découverte de son agonie, de sa souffrance pour mourir ou de son génie à l’éviter.

Jean-Thibaud Malaurine, l’ami d’enfance habite le centre de Nice de toujours, il connaît la ville comme les Parisiens leur quartier, il sait les secrets, les recoins, les impasses, les raccourcis, les marches, les rampes, les escaliers, il court dans les ruelles de la ville vieille, les voies piétonnes, les issues pour rejoindre la plage. Sa vie la baie berce, il se baigne dès avril et s’assied à l’endroit qu’affectionnaient ses grands-parents. Il s’adosse à son fauteuil crapaud de style Louis XV rehaussé de velours grenat près du lit d’Emmanuel, les jambes croisées nonchalamment dans une position d’attente somnolente, il tire sur une cigarette électronique au parfum de vanille et d’ambre embêtant. Ses yeux mi-clos évitent le corps, ses mains refusent de découvrir le regard fermé, son amour d’Emmanuel Louys, son intimité, sa proximité encore proche, sa musique grande empêche la mort d’exister. Jean-Thibaud connaissait le pianiste depuis l’école élémentaire, les premiers cours de piano et de solfège au conservatoire municipal de l’avenue de Brancolar, la réussite sociale éloignait sans séparer, les écarts grandissaient, les oublis s’accentuaient, les excès se partageaient, les vexations s’éteignaient, les femmes, les mariages, les enfants, les aventures, les amours fous se racontaient mais ils se retrouvaient à la plage, autour d’un whisky ou d’un thé sur une terrasse de la promenade des Anglais longue, lors du vernissage d’une exposition au Musée d’art moderne et d’art contemporain ou à la villa Thiole, dans une trattoria des quartiers vieillis, puis la nuit dans le piano-bar d’un grand hôtel où ils portaient le smoking défait, les beaux souliers, se trouvaient beaux et bronzés devant les miroirs sous les lambris déformants qui étiraient leurs silhouettes, se frappaient dans les mains comme les joueurs de football après un but marqué ou un match gagné, se tapaient sur l’épaule et riaient sans se parler dans la complicité évidente des enfances mélangées, des retours dans la ville natale heureux, des amitiés prolongées, nouées, scellées, dans les aléas des bas, les passages à vide, les traversées du désert, les absences, les pertes de vue, les refus, les regrets, les échecs et les succès, les pannes financières et les renflouements, les départs et les déménagements, les éloignements et les errances, ils se ressourçaient dans le dédale de leur ville contée, son labyrinthe, sa couleur particulière chaude et froide à la fois, quand l’ocre, soleil d’or, rejoint le ciel et la terre, quand ses collines adoucissent le front de mer, son histoire s’enferme dans ses remparts mais les fils de famille du sud se reconnaissent, s’étreignent, se souviennent, se retrouvent dans un verre de vin rosé de Provence, un poisson grillé que parfument le thym et le romarin, un concert de rue de cuivres jazzy, un marché couvert où de fraîcheur les produits rivalisent, dans l’amour immodéré, bronzés et pulpeux des seins des femmes, des décolletés des robes, des bijoux de pacotille pour illuminer les soirées d’été dans l’esbroufe des rencontres artificielles, des mauvaises affaires et des vrais découverts.

Julia perdait Emmanuel Louys de vue depuis un trimestre quand elle reçut l’appel téléphonique de Jean-Thibaud qui annonçait son décès. Les larmes sans couler remplirent ses yeux, sa voix s’étrangla, elle écouta raconter factuellement sa mort, son constat, son épreuve sans qu’il exposât les causes. Il demanda de se rendre au domicile du pianiste où le corps découvert par le gardien jeudi reposait, les formalités administratives lui incombaient, l’appartement occupé par le musicien lui appartenait, au 38 avenue Malausséna à côté d’un square public et du musée Marc Chagall, un studio meublé, le courage manquait pour affronter les autorités, les médecins, la famille qu’il connaissait bien, les amis éloignés, les artistes, les maîtresses qui reviendraient pour partager les biens meubles, les mauvais souvenirs, les dettes peut-être. Il parlait de sa peur, de sa sœur, de son amitié puissante pour Emmanuel, longue, sans ombre mais il n’exprimait pas pourquoi il ne supportait pas le corps mort, « que révélait la mort ? Elle me paralyse. » Son injustice formait un barrage, une barrière, un mur infranchissable. Emmanuel n’intimidait plus ni n’effrayait, l’admiration pour son talent, sa virtuosité, sa science de la musique se figeaient mais Jean-Thibaud appréhendait le retour des familiers oubliés, les membres de son entourage trouble, menteurs, tueurs et avares, il ne surmontait pas l’annonce du décès, le gardien brutal.

Si Élodie, disait-il, dans la chambre siégeait, il aurait la force multipliée, sa présence ouvrirait le sens concret, les dossiers matériels. Il saurait les faits vrais, les causes, il s’appuierait pour questionner sur la mort d’Emmanuel de façon tendre, familiale, affectueuse et il éviterait le rapport plat, glacial de la police, des médecins légistes, des résultats d’autopsie. Julia proposa de venir devant son domicile à quinze heures, le temps de descendre de Lyon en TGV, confia qu’à deux amis en effet, la mort tolérable paraîtrait, que la chaleur communicative sauverait de la torpeur et de la prostration. L’homme d’affaires ne bougeait pas de son fauteuil, ne s’approchait pas du corps inerte, il repoussait le plus loin possible la mort évoquée, la vue d’Emmanuel sans vie, il attendait encore un souffle, une rémission, un miracle, une issue qui l’empêchassent d’affronter la fin, l’inéluctable. Il fumait assis et la femme en uniforme austère le rappela à son devoir, à son travail de reconnaissance comme les panneaux électoraux demandent aux citoyens travailleurs de voter. Il rechigna, maugréa, pleura au fond de lui-même puis dans un élan, un demi-tour brutal, il fit deux enjambées jusqu’au corps allongé de son meilleur ami. Il ne regarda pas, tourna la tête et éclata en sanglots dans ses bras, la vision du virtuose mort il ne supporta pas. Quand la tête fut découverte par la fonctionnaire zélée qui ne montrait pas la distinction entre les petits et les grands magistrats majeurs mais qui exécutait sa mission avec la puissance d’un altiste, elle lisait la dernière page, l’ultime note sur ce visage froid, au teint blafard, gris, les cils rabattus, Jean-Thibaud se pencha et s’inclina naturellement devant la dépouille de son ami. Il le reconnut comme s’il ne l’avait pas quitté le week-end précédent quand il le chercha à la gare de Nice-Ville et qu’il lui remit les clés de son appartement. Il crut le voir la veille, déambuler, errer dans une fugue éphémère.

Sa proximité frappe, grave dans la mémoire une image inoubliable, marque, élève, transcende, elle supplante les êtres, les naissances des enfants, les baptêmes, les mariages, elle annule les quelques traces par sa puissance de bonheur. Contrairement à Jean-Thibaud Malaurine, l’officier de police prit le temps d’identifier avec respect, docilité et servitude le visage du pianiste trouvé sans vie par le gardien de façon inconnue, étonné de cet hébergement gracieux. La hauteur de son front, le dessin bombé de son crâne, l’implantation particulière de ses cheveux blonds qui partait loin du sommet du front marquait son intelligence mais surtout le nez aquilin, allongé, parfait rendait son profil hautain, grave, honorable. L’affairiste ne revoyait plus la couleur des yeux qui oscillaient entre le vert et en fonction de l’intensité de la luminosité, le gris, il ne remettait pas sa corpulence dissimulée sous le drap de la police judiciaire, tenu par la fonctionnaire à un angle en place d’un accompagnement psychologique. Les images d’Emmanuel Louys sur scène défilèrent et lui revinrent en un temps record, il reconnut un col de chemise bleu Oxford déboutonné comme si le pianiste mettait en scène sa mort, il conservait les règles de bienséance, unies dans le lieu, le temps et l’action. Son cou plissé sous le menton laissait apparaître un début de duvet de barbe claire, parsemée qui présageait que le décès remontait à moins d’une journée ou que le pianiste se rasa avant le dîner. Il avait trente-neuf ans, cinq ans de plus qu’elle, deux de moins que Jean-Thibaud, son visage hâlé, intact évitait les marques grossières des taches brunes ou des grains de beauté vilains, révélateurs d’une vie dissolue ou malhonnête parfois, d’un usage immodéré des drogues ou du vin. Ses traits placides, sereins révélaient le calme et la maîtrise mais les policiers puis les pompiers, les infirmiers et enfin cette fonctionnaire minutieuse préparaient, transformaient, nettoyaient, soignaient, lavaient la mort, comme le bain du nouveau-né à la maternité.

Jean-Thibaud n’embrassa pas le visage d’Emmanuel Louys tant son faciès inspirait le respect, la musique, la partition résonnaient en lui, transpiraient, passaient par les pores de sa peau dans un voile mystérieux et sacré. L’art dépassait les sentiments, leur amitié, ils n’avaient pas fait l’amour mais il confondait l’ami et l’amour à ce moment délicat, particulier où les questions s’étalaient, jaillissaient comme un pare-brise éclaté sur le visage après la minute qui suit l’accident de voiture. Il l’aimait et il ne parvenait pas à oublier ce coin maudit de drap sur son corps pour que disparaisse son beau sourire ensorceleur qui ne s’exprimait pas. Jean-Thibaud taisait les propos convenus, d’usage à la fonctionnaire qu’il retenait autant comme une langue tournée dans la bouche. Il connaissait son corps allongé, botté sur le cuir, quand il se détendait avant et après les concerts, il croisait ses jambes sur l’accoudoir des sofas, fermait les yeux et se reposait. Il partageait l’effort du concertiste immense, sa dépense d’énergie, il paraissait emporter, à plusieurs reprises le retenait, lui prenait la main dans un semi-sommeil, lui disait je t’aimeje t’aime mais tous ces mots aujourd’hui il taisait, laissait de côté, il voulait l’entendre aimer sa musique, jouer, communier et se livrer pleinement.

L’exigence d’Emmanuel se lisait dans la dernière expression de son visage, son sourire moqueur, ravageur, ironique, sarcastique se déformait, son expression nette, maquillée, équilibrée, sans froideur ni chaleur justifiait le retrait, le détour de son regard. Jean-Thibaud l’enlaçait en d’autres circonstances, le décès de son parrain, une soirée d’ivresse de fin de concert inachevée où il le ramassait, il soulageait sa dèche à Paris quand il économisait un paquet de spaghettis ou se contentait d’une baguette quotidienne. Il exécrait ce faciès propre, lisse qui modifiait, transfigurait l’artiste aimé, gommait son âme romantique, ses sautes d’humeur, ses excès, ses problèmes d’argent perpétuels inhérents à son statut. Grand professionnel, pianiste soliste et virtuose, les associations de musique, ses formations ne recevaient pas les subventions, les virements dus à temps, ses cotisations prenaient du retard et se majoraient, il gardait de vieux tee-shirts noirs élimés qui flattaient son torse, sa peau hâlée et Jean-Thibaud rejetait la vue de cette chemise bleu ciel officielle, banale, rajoutée, apprêtée sans que le défunt ne la portât au moment de sa chute. Il se releva, se redressa, abattu par la mort vue, transporté vers les bas-fonds de son esprit, l’inspectrice recouvrit enfin le visage sans que Jean-Thibaud ne s’approchât, il faisait confiance, son ami gisait sans vie dans son appartement et ne reviendrait pas à lui, il admettait sa fin. Il ne comprenait pas les raisons, les comment, les pourquoi, se posait les questions, les sens, les réflexions, subissait la force de la douleur, l’incompréhension du mal, de la séparation fatale. Il restait dans le fond de la pièce à regarder la fonctionnaire froide, à l’interroger sans parler, à lui demander en silence le passé expliqué, les causes du décès. Elle ne dérangeait plus Jean-Thibaud happé par le chagrin, le flot des souvenirs amers harponnait, arrimait à l’inquiétude de recevoir la famille, le gardien à l’opposé s’activait à la recherche d’objets à récupérer puis d’indices sur les raisons de la mort.

L’entrepreneur parla d’Élodie par diversion dans une volonté de changement, elle connaissait Emmanuel mieux que lui et la première devait être prévenue, elle l’aimait, elle lui manquait, le serrait dans ses bras, comprenait sa folie tyrannique, elle reflétait et portait sa désolation d’enseigner le sport dans un lycée de banlieue plutôt que d’exercer la danse à l’opéra de Côte d’Azur. Ils se séparèrent pourtant depuis peu, sans se revoir probablement, il ne savait pas, la réflexion l’ennuyait, l’intelligence aussi, le développement du raisonnement s’éloignaient quand les émotions submergeaient son cerveau usé par les veilles, les cigarettes, les tasses de thé et de café entremêlées, les jus d’oranges pressées, les comprimés vitaminés. Jean-Thibaud regarda la fonctionnaire intimidée, « je ne sais rien », il dit, ne comprit pas, Emmanuel Louys était seul, isolé a priori lors de sa mort, sa mère vint le visiter la veille, il voyageait beaucoup dès que ses cours au conservatoire ou au collège s’interrompaient, mais il vieillissait et n’aimait plus les donner, il avouait, il cherchait une formation de concert symphonique, un quatuor avec un pianiste mais il parlait de ce projet depuis dix ans et se plaignait de l’indifférence des pouvoirs publics, de l’inexistence des subventions et de l’absence de mécènes. Sa solution dans ses classes laborieuses de premier cycle à supporter des cohortes d’élèves jusqu’à la fin des semaines, dans l’obligation d’organiser de piteux concerts pour la fête parentale annuelle sous la pression de mères exigeantes et de pères fatigués qui se délestent des enfants sur le professeur de musique pour éviter les soirées enfumées où circulent le crack et la méthadone, échapper aux invitations régulières d’un cercle d’amis devenus ennemis, aux parties de bridge où la vodka entraîne jusqu’aux filles de mauvaise vie qui jalonnent les fins de nuits quand les poches sont vides des mises perdues ou engagées.

Jean-Thibaud Malaurine déroula le menu contact de son téléphone portable et cliqua. Il appela Élodie, « je suis en Suisse, pour une semaine de repos et un stage de fitness offert par ma nouvelle société de Puteaux » annonça-t-elle, mais elle revenait à Nice pour assister et accompagner dans les formalités à accomplir et la reconnaissance de l’identité de leur ami. Il la remercia, haussa la voix sur l’objet fétiche, essaya d’expliquer les circonstances du décès inconnu, le corps d’Emmanuel tombé au pied de son lit. La sonnerie et la mire de la batterie indiquèrent l’absence de charge électrique et la conversation s’interrompit dans un croisement énigmatique de leurs vies. La coupure sauvait de la trivialité, des bêtes questions, des parcours, des comptes bancaires à prendre ou à laisser, des objets précieux à conserver, des albums de photographies jaunies à effeuiller pour se remémorer. Les yeux de larmes Jean-Thibaud se chargèrent, l’émotion rejaillit de revoir le couple s’enlacer, beau, gracieux, envié, la danseuse svelte et ambitieuse et le pianiste racé, ravi, rayonnant sur son art, le transport de son instrument, la force de son pouvoir magnétique. Il n’avait pas revu Élodie depuis l’été, l’annonce du mariage, elle n’enseignait pas le fitness, il n’imaginait pas les enfants d’Emmanuel mais peut-être un autre amant. Il connaissait son domicile familial niçois, ils se quittèrent sur le trottoir face au Negresco un samedi soir dans une scène de rupture théâtrale que le pianiste montait, Élodie en larmes sortit de la voiture, l’étoile rencontra une jeune fille de dix-huit ans, fuselée d’or dont il tomba amoureux, une flûtiste amenée pour égayer la pesanteur de ses concerts patronaux de fin de semaine au conservatoire municipal de l’avenue de Brancolar. Il hurlait, criait, demandait de partir, de fuir, de quitter le couple, de rompre la liaison, de rester chez sa mère, devant sa violence enivrée elle s’exécuta le dimanche soir.

Il buvait des gins, des mélanges d’alcools forts, inventait des cocktails, des mixtures imbuvables, agressives, quand les conventions lâchaient, les repères s’étiolaient, l’éducation disparaissait, le soldat, le guerrier apparaissaient, la virilité brutale et sauvage attendait le moment fatidique où Emmanuel se tournait vers son ami affairiste, l’enlaçait, s’effondrait sur ses épaules quand les nerfs lâchaient sur un agenda surchargé, des élèves faibles qui ralentissaient son développement, sa créativité, des passages de concours qui imposaient des meurtriers ou des corrompus, des compromissions avec des diplômes donnés, achetés pour un service rendu ou un crime maquillé. L’absence de composition frustrait Emmanuel, l’entrave d’enregistrer, de laisser libre cours à son talent, à sa science du rythme, à sa connaissance inépuisable de la musicologie rejaillissaient sur Élodie qu’il menaça de frapper si Jean-Thibaud n’opposait pas son coude ou sa jambe tendue pour empêcher de s’approcher.

L’affairiste déposa sa cigarette électronique dans sa poche, quitta les limbes vaporeux dans lesquels il s’enfonçait, inhibé, prostré devant le corps de son ami, hébété quand la réalité affrontait une forme superficielle de vérité. Il retarda le passage ultime, l’instant décisif de regarder l’arrivée d’Élodie, il regardera plutôt les yeux inexpressifs et passifs d’Emmanuel qu’il fuyait. Il demanda à la fonctionnaire de prendre congé, proposa de revenir l’après-midi en présence d’une amie du pianiste, elle le connaissait aussi même si Emmanuel cachait d’autres femmes, des relations, des familiers, des parents, des enfants de ses maîtresses ou de son cœur. Il souhaitait que la famille fût présente pour constater le décès et dans un espoir vain osa demander si elle concluait sur les raisons. Elle répondit placidement que le corps ne présentait pas de blessures, de marques ou de meurtrissures suspectes et qu’en conséquence elle penchait vers un incident cardiaque, qu’une crise avait terrassé Emmanuel Louys la nuit et entraîné de son lit la chute mais qu’elle n’écartait pas l’hypothèse d’un suicide.

Toutefois, le rapport du médecin légiste ou d’une autopsie si la famille demandait confirmerait et officialiserait les causes de la mort. Il rétorqua naïvement devant la sûreté et l’assurance de ses propos qu’il subît peut-être un empoisonnement, une perte de connaissance suite à un choc psychologique, un coma éthylique ou médicamenteux, indolore et invisible. Elle considéra cette thèse improbable mais redit sévère « seules les conclusions du médecin importent », Emmanuel vivait seul dans son appartement et les secours n’intervinrent pas. Jean-Thibaud ne remontait pas de sa plongée, partit sans reprendre la voiture abandonnée dans le parking souterrain municipal, promit de repasser vers seize heures, elle proposa de le reconduire chez lui avec son véhicule de service tant elle estimait que la noirceur et l’abîme enfoncés ne lui permettaient pas de rentrer. Il déclina l’invitation et oublia la présence de l’inspectrice.

Les hommes ont changé, pensa-t-elle, les responsabilités mutées, les femmes remplacent et en de telles circonstances dramatiques, Jean-Thibaud Malaurine se montra lâche et pleutre. Elle se ressaisit devant ses propos absurdes, regretta ses pensées, prôna l’égalité, il se déchargeait de cette tâche ingrate et insatisfaisante, inutile et inachevée et se contentait de regarder le travail déroulé mais seule elle ne pouvait déterminer la cause de la mort du pianiste. À pied, rentra Jean-Thibaud, il fouilla pour revivre leur dernière fois, son concert final ou l’écoute de ses morceaux favoris. Il aimait Emmanuel répéter dans le grand salon de Pierre et Marie-Sophie Louys, ils continuaient de bavarder, de coudre, de lire sans s’occuper de lui, sans mépris ni admiration excessive, dans un respect et une estime mutuels des travaux de tous. Quand il mettait son smoking au revers de soie brillante noire, agrafait son nœud papillon, le chef d’orchestre arrivait sous les applaudissements nourris, nous mesurions l’écart qui séparait nos professions, nos savoirs, nos valeurs, nos efforts aussi. Jean-Thibaud Malaurine après des hautes études commerciales réussies créait une société à responsabilités limitées, en événementiel et communication, il animait la ville de Nice, organisait des spectacles, sponsorisait des chaînes de télévision régionale, participait à la production de films ou de pièces de théâtre. La publicité composait l’essentiel de son activité et Emmanuel admirait la capacité à générer des bénéfices, à entreprendre, à protéger les talents, les artistes, les savoirs débutants et fragiles. Il respectait son niveau de vie, l’embourgeoisement, la science à emmagasiner de l’argent, à le fructifier, à savoir acheter des biens immobiliers à la Baule, à Montpellier, à Grenoble, à usage locatif ce qu’Emmanuel ne savait pas faire ou oubliait de réaliser.

Le virtuose dépensait, ne savait pas épargner, gérer, comptabiliser, il haïssait les banques et s’estimait lésé, perdant, floué, il réclamait un crédit, une avance à ses amis, se plaignait de ses revenus insuffisants au conservatoire, de l’exploitation de son génie, de l’utilisation de son travail de manière abusive, les artistes sont maintenus volontairement dans la déchéance sociale et la misère à titre d’exemplarité, pensait-il. Le commercial aimait voir l’argent aller à l’argent, les banques mesuraient son savoir en études financières, ouvrait, confiait, prêtait à bas prix des sommes à rentabiliser par son courage d’entreprendre des travaux, des réalisations, par la prise de risques dans les parts de marché et appréciaient sa science de la spéculation boursière où il excellait à faire doubler son capital en moins de cinq ans. Il profitait d’héritages et se différenciait d’Emmanuel par sa capacité d’épargne érigée en savoir-vivre, en obligations, il ne paya jamais de locations.

Attrapé en chemin un bus le déposa devant chez lui, le chauffeur constata sa faiblesse, s’inquiéta de sa descente, de la marche à sauter. Jean-Thibaud s’allongea devant son poste de télévision, regarda les informations et se sentit inapte à retourner les formalités, affronter les obligations religieuses, policières, familiales, il voulut réserver un billet de train pour Rome le temps d’un congé d’un mois pour ne pas assister aux questions, aux retrouvailles contraintes, aux aigreurs, aux rancœurs, aux diseurs, aux beaux parleurs. Ses yeux gris-bleu se nappèrent de larmes transparentes, il perdit le sens de l’émission, jugea un début de dépression, une déroute, une dérive, un désœuvrement, un désenchantement, un égarement vers un ailleurs intérieur, un no man’s land du moi qu’il ne connaissait pas. Il aimait son appartement spacieux du 42 boulevard Gambetta, cet écrin précieux, cette bulle argentée, ce toit luxueux, il gardait la tête basse, affichait une honte innommée, il culpabilisait sur la mort d’Emmanuel, sur son impossibilité à voir son visage final, inexpressif et livide, sa face mortuaire, son cadavre. Le message d’Élodie reçu, elle s’annonçait pour la soirée à la gare de Nice-Ville, accompagnée de Christophe son beau-fils qui la soutiendrait jusqu’au terme fixe du service funéraire. La vie superficielle, artificielle, mondaine, communicative en surface virtuelle conduisait à des inconnues, des indifférences, des lassitudes, des abandons, de grands écarts, il ignorait l’enfant de l’homme avec lequel elle vivait. Ils ne correspondaient plus depuis l’annonce de la rupture de son mariage avec le pianiste et il pensait naïvement qu’elle ne l’avait pas remplacé.

Le prêtre près d’Élodie et Christophe, le fils de son ami Daniel Mengre qu’elle connaissait peu s’avança. Le train s’était attardé et à dix-huit heures la tombée de la nuit posait un voile gris, sombre, sur l’avenue Thiers, qui sombrait sur le corps recouvert d’Emmanuel Louys. Jean-Thibaud Malaurine, prévenu de son arrivée se rendit à son domicile, accueillit la dernière compagne connue du pianiste sans évoquer l’enchaînement des actes officiels, les questionnements, les quêtes de documents indiscrets et curieux qu’empêchait ou que provoquait l’église. Il considéra que les formalités et les conclusions médicales restaient secrètes et que son amante obtiendrait seule la version du décès. Inconstant et distrait, il semblait par ailleurs énergique, dynamique, courageux dans ses affaires commerciales. Il s’éloigna comme le matin du corps et encouragea Élodie à connaître une vérité, établir une preuve, utiliser la science, Emmanuel aimerait. Les deux amis se turent, doutaient, subissaient la sombre ignorance et le mystère, Christophe et le prêtre furent à peine présentés. Jean-Thibaud sa mémoire erra, fouilla les arrivées de train à la gare de Nice-Ville lors des départs en vacances, les entrées dans les locations, les gîtes pour les week-ends prolongés, les bribes de conversations glanées, les soirées au cinéma d’art et d’essai, les classes de conservatoire, les balais de danse ou de gymnastique rythmique, il oublia l’identité du beau-fils, ignora la nouvelle liaison ou le remariage d’Élodie, l’éventualité d’affronter les femmes d’Emmanuel, ses enfants ou ses beaux-enfants et entreprendre les rouages de l’héritage, de transmission, de donation l’effrayait.

Il reprit son égarement, sa précipitation, son absence de réflexion, l’émotion rapide de la découverte surprenante de ce bel adolescent qu’Emmanuel ignorait également agissait. Élodie tenait son bras, son épaule, embrassait, caressait Christophe, elle craignait de perdre son affection, elle exprimait l’amour par un contact physique. Elle portait une capeline verte, couramment achetée en Suisse, un pantalon bleu marine et de belles bottines italiennes. Son aisance vestimentaire présumait qu’un homme aisé accompagnait car ses cours de gymnastique à Nice déjà désespéraient Emmanuel dix ans auparavant, il haïssait la médiocrité de la fonction et sa faible rémunération, il geignait et entraînait sa compagne à danser bénévolement pour que l’art classique, rigoureux ou académique ne quittât pas la sphère de ses ondes, son espace vital. Christophe ne portait aucun signe de deuil, son blue-jean de grande marque l’habillait totalement, il gardait une casquette rouge vissée sur la tête et un sweat-shirt à capuche assortie. Le prêtre les pria d’approcher et de reconnaître le corps et de manifester s’ils le souhaitaient un signe religieux d’amitié ou d’amour ou religieux. Élodie semblable à Jean-Thibaud et devant l’inconvenance de la situation où les présentations se taisaient, où les êtres se côtoyaient sans se nommer, le prêtre détenait la vérité muette, l’argent, l’accès aux propriétés, aux contrats, ne s’avança pas, elle regarda Christophe se pencher près du drap soulevé par le prélat mais il ne connaissait pas Emmanuel, il resta stoïque près de sa belle-mère agrippée à lui. Jean-Thibaud ne s’entretint pas sur leur séjour à Genève, la raison de leur résidence, lâcha prise, empêché, bloqué, paralysé à la vue de la soutane noire au col blanc rigide, se détourna de l’espace de la chambre et scruta l’horizon. Il temporisa, réfléchit sur l’incongruité de la scène, son incertitude, son aspect forcé et contraint, l’épreuve, l’urgence, l’importance d’une situation, l’enchaînement malsain et incontrôlé, les décisions opérées sur la fausseté d’un raisonnement, la véracité approximative. Jean-Thibaud fuyait Christophe qui ne reconnut pas le corps et Élodie la femme aimée n’était plus. Les principes moraux, humains, sacrés, bafoués, il attendit pour statuer l’entrée d’un autre ecclésiastique, un pasteur évangéliste rencontré par Emmanuel lors d’un concert à Vichy un été brûlant.

L’incertitude grandissait Jean-Thibaud refusa, après la reconnaissance du corps tardive, les hésitations, de préparer les obsèques avec le prêtre catholique ou avec le pasteur protestant. Il demanda de se retirer, ne comprit pas les circonstances du décès, considéra que les deux représentants de l’Église mentaient et ne participa pas. Il choisit de se recueillir sur la tombe quand les cérémonies dans deux semaines achevées, il craignait les rebondissements malvenus, les conclusions hâtives qui contrarieraient et fâcheraient Emmanuel, le musicien aimait la rigueur, la maestria et cultivait le classicisme. Il se méfia d’Élodie et les autorités, dans l’incertitude de son amour pour le pianiste, il imaginait qu’elle ruminait les rancœurs, les reproches sur son mépris de la gymnastique triviale, banale, sur ses gains dans l’Éducation nationale. Les prêtres ne jugeaient pas le comportement de Jean-Thibaud, il omettait ses devoirs et ses responsabilités mais un ami sans filiation directe avec le défunt n’avait pas de nécessité d’enterrer ou de respecter les volontés testamentaires, il préférait s’adresser frontalement à Élodie et Christophe pour éviter le fourvoiement ou l’erreur impardonnable. Le prélat catholique s’attendrit, il se montra attentif, affectueux avec Jean-Thibaud, il anticipa ses fuites, ses mutismes et ses errances, une douleur l’abattait forte. La danseuse ne se défaussait pas et communiait à ses sentiments. Elle refusa aussi d’assister à l’enterrement d’une tante en province, elle se sentait écrasée récemment, dominée à tort, le faire part absent, l’annonce de la mort par la famille tut, elle supposa que sa parente ne l’aimait pas, que sa présence n’était ni sollicitée ni désirée, éloignée.

L’affront de la famille, l’affrontement hiérarchique restaient tolérables à Jean-Thibaud et Élodie tant que la réussite s’affichait, l’espoir et l’idéal de justice rendaient la vie acceptable, avouable. Dès que l’échec s’inscrivit, systématique et acheté, ils renoncèrent aux sacrements, les tristesses les recouvraient, les puissances du mal écrasaient, étouffaient et le jeu financier s’instaura, la méfiance réciproque, les conseils se portèrent sur une voie fausse, un destin modifié pour arranger les dirigeants ou les ambitions établies, décidées sans leur consentement par un démon ou le culte du mauvais œil. Jean-Thibaud s’esquiva sans attendre Julia qui, versatile, proposa de retrouver Élodie à Nice dans les adresses favorites qu’elles partageaient, les magasins du centre commercial, la Fnac, les bars des grands hôtels après vingt-deux heures pour quitter la danse macabre, « je connais peu le pianiste, le mariage a changé aussi », dit-elle. Jean-Thibaud vérifia la fréquence de leurs relations avec Emmanuel, il douta des contacts fréquents avec sa sœur, sa mère et son père dans leur maison du Belvédère, belle comme un hôtel de balnéothérapie. Élodie tenait la main de Christophe comme si elle faillait, devant la brutalité des questions dérangeantes, elle tombait. Elle sortit un superbe téléphone portable rose, brillant de son sac et tapota avec frénésie un message sans parler. Le mystère s’épaissit et la communication resta muette. Christophe s’agita et elle se contenta d’un signe de la tête qui s’interprétait comme un non. Elle avoua l’égalité de leurs sentiments pour Emmanuel, elle ne vivait plus avec le pianiste de façon amoureuse mais amicale. Christophe adoré, le beau-fils accaparait ses sentiments et le défunt l’importait moins, le jugement initial changeait. Jean-Thibaud s’effaçait, s’écartait, se retirait, l’incompréhension l’emportait sur la raison et il privilégia l’adresse à la famille plutôt qu’à ses dernières maîtresses, instables, volages, comme les circonstances modifiées. L’éloignement de cinq ans en Russie obscurcissait l’émission d’un jugement clair et précis sur les causes du décès et il échouait dans l’initiative de l’organisation d’une cérémonie funéraire qu’il ne dirigeait pas. Élodie s’adoucit quand il s’évinça, ses interrogatoires abrupts à la recherche d’une vérité tranchée cessaient et elle proposa à Marie-Sophie Louys de se rendre au studio prêté près de son fils décédé et de contacter Thérèse dont les coordonnées furent confirmées par le prêtre évangéliste et, le médecin qui l’autorisait à annoncer la mort de son frère célèbre.

Élodie appela la sœur d’Emmanuel le soir, écarta l’euphémisme même et dit platement que son frère trouvé mort au bas de son lit reposait dans l’appartement de son ami. Elle demanda à la hâte si elle venait la conduire auprès de lui puis si elle connaissait les raisons du décès, enfin la date fixée des obsèques. « Mardi matin prochain à dix heures » dit le prêtre et Élodie accepta en présence de Christophe, Jean-Thibaud ne souhaitait pas participer à la cérémonie. Thérèse ressemblait à son frère, sa voix, haut perchée par son éducation, engageait le respect et les convenances. Élodie aimait Emmanuel depuis six ans, se souvint-elle environ, mais elle se désintéressa de cette ancienne maîtresse, elle se centrait sur son père et sa mère isolés dans leur belle maison de ville, sur certaines cousines éloignées qu’affectionnait Emmanuel et elle raccrocha, elle gardait un souvenir mitigé de la danseuse reformée, de leur première rupture qui conduisit Emmanuel à la dépression, à la consommation excessive de whisky et de cocaïne et à son exil à Saint-Pétersbourg. Il désirait un enfant, fonder un foyer, construire une relation durable, acheter une maison de Provence sur les hauteurs de Saint-Paul-de-Vence, dans l’arrière-pays où les prix chutaient plus loin du bord de mer. Effondrée, déconstruite sa vie, Emmanuel tenu en partie responsable. Élodie écoutait, pleurait, sombrait aussi, rejetait l’expectative, le doute, l’incertitude, souhaitait avancer mais elle trouvait les bras ouverts de la mort, la pompe, la fermeture du cercueil, la finitude, la rose lâchée dans le caveau, les attitudes convenues et attristées, systématisées.

Thérèse attendit au bas du Belvédère, devant un portail en fer forgé désuet, rouillé, elle tenait une fleur blanche à la main, son petit sac à main gris dans l’autre, Élodie reconnut à son allure étudiée, embourgeoisée, à ses vêtements indémodables, aux choix des coupes intemporelles, un camaïeu de vert sombre et de bleu marine, de carreaux écossais et de chemises bleu pâle, de collant clair et de talons plats qui donnaient l’allure d’une jeune fille sortie du pensionnat. Un foulard mauve en soie signifiait le deuil, elle affrontait avec l’aplomb nécessaire quand la force s’amenuisait et disparaissait chez Jean-Thibaud. Elle se préparait comme une actrice passée chez le coiffeur avant le clap de tournage. Élodie enviait et admirait son tact, son expérience, sa sagesse, son pragmatisme, son dévouement, l’intelligence des femmes appelées pour accompagner un malade en fin de vie, pour soulager une souffrance, la perte accidentelle d’un enfant, consoler une veuve ou rester deux nuits près de la femme suicidaire qui apprend que son mari part avec sa secrétaire.