L’homme qui n’avait pas vécu sa vie - Alain Girodet - E-Book

L’homme qui n’avait pas vécu sa vie E-Book

Alain Girodet

0,0

  • Herausgeber: Publishroom
  • Kategorie: Krimi
  • Sprache: Französisch
  • Veröffentlichungsjahr: 2020
Beschreibung

Dans les années 80, un certain Régis Cévin se produit comme chanteur sous le pseudonyme de Vince Royal. Son chemin croise celui de Romuald Bensimon, un touche-à-tout, qui va s’improviser producteur et lui faire enregistrer un disque. C’est un échec commercial en France mais, par un pur hasard, le disque parvient en Côte d’Ivoire où il est utilisé comme arme de propagande par le candidat aux élections, Laurent Gbagbo. À l’insu du chanteur comme du producteur, le succès est flamboyant et produit des royalties confortables qui vont mystérieusement disparaître. Des années plus tard, un journaliste ivoirien vient en France sur les traces du chanteur qu'on prétend mort depuis longtemps : il rencontre successivement Romuald Bensimon puis Régis Cévin, mais ils vont tous être mystérieusement assassinés. La découverte de leurs corps va provoquer une enquête criminelle qui sera confiée au lieutenant Bardame de la police judiciaire et son adjoint Ferdi.

À PROPOS DE L'AUTEUR

Alain Girodet est né en 1956, à Lyon, ville qu’il quittera à l’âge de vingt-quatre ans pour ne plus y revenir. L’écriture, commencée dès l’âge de quinze ans, n’a longtemps été qu’une forme de thérapie personnelle. Après des études de lettres, il fait carrière dans l’enseignement mais se tourne très vite vers l’univers du théâtre. Sa première pièce est saluée par Laurent Terzieff et Sylvia Montfort.

Sie lesen das E-Book in den Legimi-Apps auf:

Android
iOS
von Legimi
zertifizierten E-Readern
Kindle™-E-Readern
(für ausgewählte Pakete)

Seitenzahl: 224

Das E-Book (TTS) können Sie hören im Abo „Legimi Premium” in Legimi-Apps auf:

Android
iOS
Bewertungen
0,0
0
0
0
0
0
Mehr Informationen
Mehr Informationen
Legimi prüft nicht, ob Rezensionen von Nutzern stammen, die den betreffenden Titel tatsächlich gekauft oder gelesen/gehört haben. Wir entfernen aber gefälschte Rezensionen.


Ähnliche


Alain Girodet

L’homme qui n’avait pas vécu sa vie

Roman

© Lys Bleu Éditions – Alain Girodet

ISBN : 979-10-377-1482-4

Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

À Myriam S., adorable et charmante coiffeuse de l’avenue Daumesnil, férue de musique et qui m’a, la première, placé sur la piste de Sixto Rodriguez

À la mémoire de Jose-Luis R.

Bibliographie

Chez Alna

Tout amour qui meurt est un cheval cabré

(théâtre, janvier 2008)

Chez Durand Peyroles

L’odieux silence des pianos qui se noient

(théâtre, septembre 2009)

Les leçons des ténèbres

(théâtre mai 2010)

L’écorché vif

. Roman policier (roman, avril 2013)

Chez Les éditions de la rue Nantaise

Venus on the Moon

(nouveau titre de : Il faut des trous pour faire un monde, théâtre, 2011)

Le rubis n’est pas rouge

(théâtre, 2015)

Chez Digobar

Bora bora ou madame en a soupé

(théâtre, 2018)

Poézique

, (poèmes, 2019)

Au fond, je n’aime plus au monde que quelques églises, deux ou trois livres, à peine davantage de tableaux, et le clair de lune quand la brise de votre jeunesse apporte jusqu’à moi l’odeur des parterres que mes vieilles prunelles ne distinguent plus.

M. Proust Combray

Nous travaillons, à tout moment, à donner sa forme à notre vie mais en copiant malgré nous comme un dessin les traits de la personne que nous sommes et non de celle qu’il nous serait agréable d’être.

M. Proust

Du côté de Guermantes

Quand on sera au bord du trou, faudra pas faire les malins nous autres, mais faudra pas oublier non plus, faudra raconter tout sans changer un mot, de ce qu’on a vu de plus vicieux chez les hommes et puis poser sa chique et puis descendre. Ça suffit comme boulot pour une vie tout entière.

L.F.Céline

Voyage au bout de la nuit

Ah ! camarade ! ce monde n’est, je vous l’assure, qu’une immense entreprise à se foutre du monde !

L.F.Céline

Voyage au bout de la nuit

Ce roman est très lointainement inspiré par la vie du chanteur américain Sixto Rodriguez mais il s’en éloigne par bien des aspects. J’ai adapté l’histoire dans la France contemporaine et toute ressemblance proche ou lointaine avec la réalité ne saurait être que pure coïncidence. On ne donne pas de leçon quand on raconte des histoires.

A.G.

1

Il est rare de savoir avec précision à quel moment bascule le destin d’un homme. À quel instant une existence abandonne-t-elle la linéarité stricte pour devenir une sorte de perpétuelle compensation, sans but et sans fin ? Au fond, et pour résumer, il est rare de savoir à quel moment l’existence devient une vie.

Le destin de Régis Cévin bascula le douze juillet 1958, à onze heures et douze minutes, très précisément ; il avait à peine un peu plus de douze ans et se trouvait à la pointe est de l’île d’Houat, au lieu-dit la Fontaine, juste après le grand virage et l’à pic de la falaise où l’avait mené une excursion avec ses parents, Colette et Maxime.

Le destin. Il ne faut pas entendre par ce terme quelque mystérieuse entreprise menée par un dieu farfelu et barbu, mais plutôt le petit pas qu’on décide de faire et qui, à lui seul, va nous mener ailleurs. Ailleurs que dans la routine, ailleurs que dans les habitudes, ailleurs que dans le confort. Pour le meilleur et pour le pire.

Ce petit pas diffère pour chacun d’entre nous. Cela peut être une rupture amoureuse, ou, au contraire, un mariage, la décision de faire un enfant, celle de ne pas en faire, celle de changer de métier, celle de déménager. Cela peut être se mettre au sport, ou renoncer à la gloire. Aller enfin visiter les îles Marquises, ou bien jeter les souvenirs familiaux qui encombraient le grenier. Peu importe. Chaque fois, pour chacun de nous, l’important est que ce petit pas s’avère décisif. Notre vie n’est, au mieux, qu’une succession de détails notoires. Notoires ou pas.

On peut supposer que, pour Eichmann, le petit pas consista à apposer sa signature au bas du document définissant clairement la solution finale, le vingt janvier 1942. Pour Paul Claudel, le petit pas fut celui qui le mena vers la foi et derrière le second pilier à l’entrée du chœur à droite du côté de la sacristie, dans Notre-Dame de Paris, un soir de Noël 1886. Pour un autre, le petit pas, c’était celui qui le fit se diriger vers les toilettes, en plein milieu du concert, le treize novembre 2015, et échapper ainsi miraculeusement au massacre du Bataclan.

Et pour Régis Cévin, donc, le douze juillet 1958, le petit pas le fit basculer du sommet de la falaise de l’espérance, à onze heures et douze minutes, très précisément. La physique et l’anatomie possèdent des lois que, certes, nous ne maîtrisons pas totalement mais qui, en l’occurrence, établissaient que Régis Cévin était mort : on a, en théorie, un peu de mal à réchapper à une chute de quinze mètres.

Lorsqu’au bout de deux heures d’efforts, les pompiers réussirent à hisser le petit corps, ils l’emmenèrent aussitôt à l’hôpital de Quiberon. Les premières analyses révélèrent une fracture des deux poignets, le bras droit cassé en plusieurs endroits, une fracture ouverte du fémur gauche, le genou droit totalement déboîté, une plaie à la rotule et un double traumatisme facial et crânien. Et surtout, surtout, l’enfant était plongé dans un coma de stade trois sur l’échelle de Glasgow dont il n’y avait aucune raison de penser qu’il puisse émerger un jour.

À douze ans à peine révolus, Régis Cévin ne pouvait plus vivre sa vie.

C’était la pensée qui hantait Colette Cévin, la mère de Régis, durant les trois jours et trois nuits qu’elle passa assise, prostrée, brisée, au chevet de son enfant, sans dormir, sans boire, sans manger, sans parler.

Colette Cévin avait quarante-huit ans, son mari, Maxime, en avait soixante-trois. Régis était, définitivement, leur seul et unique enfant et, ils avaient beau s’en être occupés avec la plus méticuleuse des attentions, cet enfant, désormais, ils l’avaient perdu.

Cet enfant de douze ans que Colette et Maxime avaient tant désiré, tant chéri, tant choyé, avait été conduit par ces mêmes Colette et Maxime au bord d’une falaise de quinze mètres de haut dont il était fatal qu’il chutât. Tant il est vrai que d’embrasser à blesser il y a peu de distance et que, parfois, sans même y penser, on tue ce qu’on aime.

Il faut dire que, dès le début, Colette s’en souvenait, tout était compliqué. Elle avait arrêté de travailler dès le quatrième mois de sa grossesse, pour éviter tout incident et complication possible. Mais, malgré ça, l’enfant était né prématuré. Il avait le cordon entouré autour du cou et il n’avait dû sa survie qu’à une césarienne, pratiquée, de façon un peu précaire, par un interne un peu niais et totalement dépassé par la situation.

Dès le lendemain matin, Maxime, le père, s’était rendu à la mairie du deuxième arrondissement de Marseille, place de la Major, pour déclarer l’enfant sous le nom de Rex Cévin. L’officier d’état civil refusa en bloc tant le nom que le prénom : le nom car, d’après lui, il était incomplet, le père étant encore officiellement affublé du nom arménien complet de Cévinian, et le prénom, car, estimait le fonctionnaire, il ne pouvait guère convenir qu’à un chien.

Et c’est ainsi que Colette et Maxime se trouvèrent parents d’un Régis, né au septième mois et non encore digne de porter un nom français.

À l’hôpital de Quiberon, Colette avait veillé son enfant jusqu’à l’épuisement de ses forces : le quatrième jour, elle s’effondra sur le sol de la chambre, et il fallut l’hospitaliser elle aussi. Maxime le père allait ainsi de la chambre de son épouse à la chambre de son enfant, hagard et sombre, rendu muet par le chagrin.

Pourtant, Colette se remit de son épuisement, et Régis, au bout de vingt-six mois de coma, se réveilla. Seulement, il ne parlait plus. Aucun médecin n’était en mesure d’expliquer le phénomène ni, surtout, de diagnostiquer son évolution.

Colette Cévin avait été élevée chez les sœurs de la Sainte Providence bien qu’elle ne soit pas particulièrement croyante. Cette éducation explique, peut-être, qu’elle se soit mise à prier, et, en tout cas, ce regain inattendu de piété lui donna ce qu’il fallait de force et de patience pour s’occuper de Régis.

Durant plus d’un an, elle passa de longues heures au chevet de Régis, pour lui réapprendre à parler. Elle avait fait acheter par Maxime plusieurs abécédaires pour les tout petits et, munie de ce matériel et de son infatigable compassion, elle rendit la vie et la parole à son fils.

À l’âge de quinze ans, Régis était redevenu un adolescent parfaitement normal, exception faite du gardénal qu’il devrait continuer à absorber régulièrement pour éviter les crises d’épilepsie. Il marchait, bougeait, courait, bref, il vivait. Du moins à peu près.

Au fond, c’est quoi ta vie

Quand tu y réfléchis

Au fond, c’est quoi tes jours

Quand tu n’as pas d’amour

Pour te faire du bien

Pour te tenir la main

Le jour de ta naissance

La sage-femme balance

Y passera pas la nuit

Vaudrait mieux qu’elle a dit

Penser à l’achever

Avant de s’attacher

A

Ça commence comme ça : « Bordel, Bardame ! z’êtes où ? ». Fort, très fort, pas à dire. Et cette douce voix mélodieuse, pas du tout enrouée par quarante années de gitanes sans filtre et de whisky frelaté, c’est celle du commandant Des Entrayes. Et moi, je suis dans les bras d’Albertine. Pas ma faute, pas totalement, si je m’efforce de consoler la veuve éplorée d’un brave et sympathique gardien de la paix. J’aide Albertine à la garder, elle aussi, la paix, celle de l’âme et du corps.

Donc, je m’extirpe du plumard de la veuve et je me propulse sur mon nouveau, mais provisoire, lieu de travail : l’hôtel Chopin, passage Jouffroy, dans le dixième, à côté du musée Grévin. Pas banal, mais plutôt chicos, pour une scène de crime. M’étais même jamais douté qu’on trouve des hôtels dans un passage. Par définition, il me semble, un passage, on y passe, on y dort pas. Bref…

Entre les deux, entre Albertine et le lieu du crime, je prends le temps d’avertir Ferdi. Normal. Lui aussi était au pieu, avec sa légitime, mais il rapplique fissa, le devoir étant le devoir, comme il le dirait lui-même, Ferdi.

Heureusement que j’ai pas eu envie de petit déjeuner avant de partir, parce qu’à mon avis, je ne l’aurais pas gardé bien longtemps dans l’estomac, le café croissant. Sur les marches d’escalier, entre l’entresol et le premier étage, s’étalent encore les vomissures du taulier : c’est lui, le taulier, qui a découvert les corps, au petit matin, et ça n’a pas réussi, précisément, à sa digestion. Il est arrivé à huit heures tapantes, qu’il me dit, l’heure à laquelle le gardien de nuit, un petit jeune, études de théâtre dans le dix-neuvième, faudra prendre la déposition juste pour vérifier, termine son service. Tournée d’inspection banale des lieux, comme tous les matins, et le taulier a senti une drôle d’odeur, sur le palier du premier, puis carrément il a vu du sang qui passait sous la porte du numéro douze. Bonne raison d’utiliser son passé…

Ils sont deux dans la chambre, un blanc, pas loin de la porte, jean et tee-shirt, et un noir au fond de la chambre, à côté du lit, et presque nu, lui, si ce n’est une vague serviette nouée autour de la taille. Le blanc n’a plus de tête, au sens propre du terme : elle se trouve à environ un mètre du corps, avec une expression presque drôle de celui qui n’aurait pas apprécié une blague par ailleurs innocente. Le noir a encore sa tête, peut-être qu’il y tenait davantage, mais elle n’est plus reliée au buste que par quelques vagues lambeaux de chair. Et le sang a giclé de partout dans la chambre, il y en a plein la moquette, c’est foutu pour la ravoir, et même sur les murs, autant tout repeindre en rouge.

Ferdi, qui vient juste d’arriver, et à qui je n’ai rien demandé, me donne quand même son avis : le blanc a la cinquantaine, à la louche, et le noir est beaucoup plus jeune, donc, d’après Ferdi, le blanc est un vieux pédé célibataire et le jeune une pute qui a voulu lui tirer son portefeuille, ils se sont entretués.

« Et ensuite, ils ont tiré à pierre-feuille-ciseaux pour savoir lequel des deux allait jeter l’arme du crime dans la Seine, mon petit Ferdi ? »

Je l’aime bien, Ferdi, bon bougre sympathique et cordial, mais parfois je me dis que le bon Dieu aurait pu lui accorder un peu moins de graisse et un peu plus de cervelle.

Le seul qui a l’air tout à fait à son aise dans l’étroite chambre numéro douze, c’est le légiste Charlus. Autrefois généraliste, mais il s’emmerdait ferme entre les rhumatismes des vieux et les coqueluches des gosses, il a repris ses études pour devenir légiste, parce que les morts sont plus polis que les vivants, ils ne se plaignent pas, eux au moins.

« Le blanc a bien autour de la cinquantaine, c’est le seul point qu’on peut accorder à l’analyse du lieutenant Touches, marmonne Charlus en regardant Ferdi, et le noir n’a pas trente ans. La mort est intervenue entre vingt heures et vingt-deux heures. Quant à l’arme du crime, je n’en sais rien : il s’agit d’un instrument contondant, une arme très aiguisée, extrêmement maniable, munie d’un manche suffisamment lourd et solide pour occasionner des blessures profondes, radicales et mortelles. Dans les deux cas, il n’y a qu’un seul coup de porté, un seul. Il ne peut pas s’agir d’une machette, il y aurait des traces de contusion à l’entrée des plaies, c’est plutôt quelque chose comme une très grande lame de rasoir, une maxi lame montée sur un maxi manche de couteau. C’est je ne sais pas quoi, à vous de voir, messieurs les enquêteurs. »

Sur ma demande impérative, on a expédié deux agents pour réveiller le gardien de nuit, c’est pas de bol pour lui, désolé. Il n’a rien entendu à cette heure-là, il était devant le match du P.S.G., Eh oui il est supporteur de foot, on peut bien être étudiant en école de théâtre et aimer le foot. Sont arrivés, l’avant-veille dans l’après-midi, les clients. C’est le noir qu’a payé la chambre. Une semaine réglée d’avance. Rien à signaler, clients discrets, pas de bruits, peu d’aller-retour, aucune demande particulière, ni renseignement ni où se trouve le Sacré Chœur, rien. Aucune visite depuis leur arrivée, et, n’en déplaise à Ferdi, pas de grincements de sommier ni de couinements de folle qu’on encule.

La chambre a été passée au peigne fin mais on n’a trouvé aucune trace de l’identité des deux macchabées, et ça fait lurette qu’on ne demande plus rien à la réception des hôtels. Seul élément : une clé de voiture, une Ford, pas neuve avec ça, nous voilà bien avancés.

Il ne me reste plus rien à faire dans cette piaule, je peux sortir de l’hôtel et j’en suis pas fâché. Ça sentait de tout là-dedans, et surtout la mort, la morve et la merde. On s’imagine pas comme les morts sont sales : sous prétexte que c’est pas eux qui seront de corvée, ils se répandent en veux-tu en voilà. Me vengerai quand ça sera mon tour, tiens.

Dehors, fait juste un peu frisquet, genre seize ou dix-sept degrés, mais déjà du soleil à pas même huit heures. On est fin octobre, vingt-six ou vingt-sept, je tiens pas bien les comptes. Faut dire que la semaine dernière encore j’étais en congé. À Paname certes, mais sur mon canapé, devant ma bière, et en congés. Beaucoup trop tôt pour aller au Bastion, et de toute façon le quartier me fout le bourdon. Quant aux rades, ils ne sont pas encore ouverts, sauf le Rigodon’s d’ici une demi-heure, Rapière étant ponctuel.

Je propose à Ferdi d’aller se jeter le premier demi de la journée mais ça le branche pas. Il préfère aller retrouver Céline. J’ai un peu de mal à saisir. Faut dire, c’est vrai, que je suis allergique au mariage et à la vie conjugale, mais alors, en plus, mariage et vie conjugale avec une espèce de grosse baleine qui doit bien faire dans les cent vingt ou cent trente kilos, définitivement ça me troue le cul. D’accord, le Ferdi, il est loin d’être un chippendale, c’est vrai, mais de là à se taper Céline : j’ai connu des épouvantails plus sexy.

Ils se sont rencontrés au collège Jean Bullant, à Ecouen. Ils étaient en sixième. Elle était d’Ezanville et lui de Domont. Et ils avaient onze ans. En 86, quatre ans plus tard, ils avaient leur premier mouflet. La mère, pourtant, voyant que sa fille et le Ferdi se fréquentaient assidûment, lui avait dit, à sa pétasse de fille : « Si tu veux, je te prends rendez-vous chez le gynéco, pour qu’il te prescrive la pilule. » Mais Céline n’avait pas voulu en entendre parler. D’après ce qu’elle disait, il ne se passait rien de compromettant entre eux. Peut-être qu’elle avait pas tout compris, la Céline ? Qu’elle était pas bien finie, et tout ? Bref, toujours est-il qu’à quinze ans la voilà mère d’un chiard. C’était en 86. Céline, du coup, a arrêté ses études. Ils ont eu leur deuxième en 90, puis le troisième en 91. Cela étant, j’ai arrêté de compter. Ferdi, lui, il a poursuivi ses études, mais il les a jamais rattrapées. Il a eu son bac à l’épuisement, à la troisième ou quatrième fois. Ou alors il a menacé le jury. Et ensuite, en guise de fac de droit, il a fait fac de courbes, et il est entré à l’École de Police, faute de mieux. Et puis, avec Céline, ils ont grossi ensemble. Ils ont joué au premier des deux qui passerait plus par la porte d’entrée.

Font partie des mystères de la nature, ces deux-là. Paraît qu’il en faut…

2

Jean-Baptiste s’était garé rue des Mèches, pas très loin de l’intersection qu’il rejoignit en marchant dans la direction du métro Créteil Université. Non pas qu’il ne connût pas les lieux : trente-cinq années dans la gendarmerie dont douze à la brigade du chemin de Mesly, à peine à deux kilomètres. Non pas qu’il craignît de ne pas trouver de place libre sur l’avenue Jean-Baptiste Champeval : le genre de voie que l’on n’emprunte qu’à l’unique raison d’y résider. Mais plutôt par une sorte de respect, vaguement superstitieux, pour la mission qui lui était impartie. Et puis aussi pour prendre l’air, se rafraîchir un peu, s’abstraire des mille et une petites tracasseries qui constituent l’ordinaire d’un gendarme, et se mettre en condition, justement, d’accomplir ladite mission. Se concentrer, en quelques sortes, sur celle-ci.

On était en avril, le douze avril 1982, et il y avait dans l’air cette douceur suave, presque exotique, des premiers soirs de vrai printemps. Jean-Baptiste aurait d’ailleurs nettement préféré profiter de cette douceur suave en sirotant une bière à la terrasse du Bar des Sports, en bas de son H.L.M. de Maison Alfort. Mais il était chargé de mission, et d’une mission parmi les pires qu’on puisse confier à un gendarme : l’annonce d’un décès.

Le département avait décidé, depuis l’année précédente, que les informations concernant le décès d’un proche ou un accident grave se feraient désormais de visu et non plus par téléphone. Sage et humaine décision, qui démontrait bien que, même dans la gendarmerie, on avait pris bonne note de l’arrivée de la gauche au pouvoir depuis un an et qu’on s’efforçait d’un tirer les conséquences. Mais, sur le terrain, quand il s’agissait d’aller annoncer la sinistre nouvelle, les deux seuls pressentis étaient invariablement Marie-Laure et Jean-Baptiste. Marie-Laure parce que c’était une femme, et on aura beau dire, une femme, ça sait mieux s’y prendre pour parler de choses douloureuses qu’un bonhomme. Et Jean-Baptiste parce qu’il était vieux, et on aura beau dire, un vieux, ça sait faire preuve de la juste compassion au juste moment.

C’était ainsi que le douze avril 1982, à vingt heures cinquante-trois, le maréchal des logis-chef Jean-Baptiste Treima se dirigeait vers l’avenue Champeval. Il obliqua vers la droite et remonta l’artère jusqu’au numéro quatre-vingt.

C’était un pavillon de banlieue en pierres meulières, un garage en contrebas et deux niveaux, dont le premier seul paraissait éclairé, indiquant peut-être une présence humaine, et en tous points conforme à des milliers de pavillons de banlieue en pierre meulière.

Cette réflexion ne vint pas précisément au cerveau du maréchal des logis-chef Jean-Baptiste Treima qui se contenta plutôt d’appuyer l’index de sa main droite sur la sonnette de l’entrée. Comme aucun bruit ne se faisait entendre, Jean-Baptiste renouvela l’opération. Il élimina assez vite l’hypothèse d’une sonnette trop lointainement située dans le pavillon et trop faible pour être entendue de l’extérieur, et il remarqua, au même moment, que la grille d’entrée n’était pas fermée à clé. Il pénétra dans le parc.

La porte du pavillon n’était même pas totalement fermée et, après avoir tout de même donné quelques coups réglementaires sur la porte pour signaler sa présence, Jean-Baptiste entra. La pièce principale était un salon d’une quinzaine de mètres carrés, au fond duquel un écran de télévision diffusait ce qui lui parut être un dessin animé de Walt Disney. En face de l’écran, sur un vieux canapé de cuir en très mauvais état, étaient allongées deux petites filles qui ne pouvaient avoir plus de dix ans.

Jean-Baptiste s’avança pour que les fillettes s’aperçoivent de sa présence sans être effrayées. Seule la plus grande des deux se tourna vers lui et lui adressa un sonore et surprenant « Bonjour, Monsieur ! ». Comme si la présence de Jean-Baptiste n’était rien de plus que parfaitement naturelle. L’autre petite fille, en revanche, n’avait pas quitté l’écran des yeux.

Des trois personnes présentes, incontestablement, Jean-Baptiste était le plus décontenancé. Il avait beau chercher des yeux une présence adulte dans la pièce, c’était en vain, et, durant ce silence prolongé, la petite fille n’avait cessé de le fixer.

« Tu t’appelles comment ? finit-il par demander

— Narcisse, répondit la gamine. Et ma petite sœur, c’est Violette.
— Narcisse ? s’étonna le gendarme. Tu t’appelles Narcisse ? »

Jean-Baptiste éprouva un curieux sentiment de trouble. En fait, il était bêtement en train d’essayer de se souvenir si, oui ou non, Narcisse était un prénom féminin. Et cette interrogation obsédante donnait à la perception qu’il avait de la scène une étrange allure onirique.

« Oui, je m’appelle Narcisse, confirma la petite fille.

— Mais Narcisse, c’est pas plutôt un prénom de garçon ?
— C’est une fleur. Comme Violette. Et mon papa, il dit que les fleurs, ce sont des filles. »

Le gendarme ne voyait rien à objecter à cette intéressante théorie, même si elle bousculait quelque peu ses principes personnels de rationalité, et il préféra contenir ses doutes.

— Et il est où, ton papa ? demanda-t-il à la fillette.
— Ce soir, il chante, il est au Rigodon’s, à Paris.

Jean-Baptiste eut l’impression de continuer à perdre pied, dans une sorte de précipice qui se serait ouvert sous ses pieds, et dont les parois, au fur et à mesure de sa chute, se seraient recouvertes d’inscriptions étranges et sibyllines, évoquant des noms de fleurs, et l’image d’un père chantant dans un bar parisien, et abandonnant ses filles devant la télévision.

Comment, dans ces conditions, accomplir la mission qui lui était impartie ? Allait-il devoir attendre indéfiniment, en compagnie des fillettes, le retour d’un hypothétique père ? Allait-il devoir revenir une autre fois à une meilleure heure ? À qui donc annoncer que la mère des fillettes avait été retrouvée morte, deux heures auparavant, sur une bretelle de l’autoroute A 86, à la hauteur de Maison Alfort, fauchée, d’après les témoins, par une Ford Escort MK III de couleur rouge ? Auprès de qui donc s’étonner que la jeune sage-femme à la maternité de l’hôpital Henri Mondor ait pu descendre à pied sur une autoroute, comme si elle avait voulu y trouver la mort ? À qui faire part des questions que se posaient inévitablement les enquêteurs sur cette mort si brutale ?

La fillette continuait à fixer Jean-Baptiste qui se taisait. Puis, au bout d’un temps qui lui parut interminable, comme s’il revenait à la surface après avoir plongé dans un gouffre particulièrement profond, il demanda :

« Ton papa, il s’appelle bien Régis Cévin ? »

Seul à nouveau je suis

Sur le chemin de ronde

Égrenant les secondes

Comme on fait de l’ennui

N’étais-je pas royal

Si tu étais princesse

Mais l’amour qui vous laisse

Est-ce tout à fait loyal

Les douves de ma vie

Vides encore une fois

Pendant que je me noie

Dans un verre d’eau croupie

C’est la vie de château

Mais la Reine est partie

Elle m’a laissé la vie

Elle m’a laissé les maux.

3

Le Rigodon’s bar, plus long que large, se subdivisait en deux espaces distincts. Sur le côté gauche, côté comptoir, s’étendait un couloir à peine moins étroit que celui dans lequel, de l’autre côté du zinc, officiait le personnel, comme si, du strict point de vue spatial, dans cette partie de la salle, clients et serveurs eussent été sur un pied parfait d’égalité : derrière le comptoir, patron et loufiats parvenaient à peine à se croiser, devant le comptoir, les clients avaient tout juste la place de se hisser sur les tabourets hauts.

Sur la droite s’alignaient une vingtaine de banquettes tapissées de velours bleu et des tables en bois verni, le tout surélevé par une façon d’estrade à laquelle on parvenait par un unique escalier de trois marches face au comptoir.

À cette subdivision de l’espace correspondait une subdivision de la clientèle : à gauche, côté comptoir, on buvait généralement de la bière pression ou du vin ordinaire au ballon, parfois un café, alors qu’à droite, côté banquettes, c’étaient des bières bouteilles, souvent belges, du Chinon ou du Côte en pichets, du thé, et même, parfois, des cocktails.