L’horloger de Notre-Dame - Alain Ozanne - E-Book

L’horloger de Notre-Dame E-Book

Alain Ozanne

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Quand le cœur de l’horloge astronomique de la cathédrale de Strasbourg cesse de battre après 200 ans de bons services, le Maître du temps, horloger du vénérable monument, se doit de consulter un ancien manuel détaillant chacun de ses rouages. Que signifie le message hermétique qu’il y découvre et qui en est l’auteur ? Le déchiffrement de cette énigme entraîne trois amis dans une enquête à travers les rues de Strasbourg, talonnés par d’inquiétants individus en noir, un chanoine fanatique et la cheffe Hélène Maillard sur les traces d’un illustre enfant du pays…

 À PROPOS DE L'AUTEUR

Alain Ozanne a suivi un cursus en histoire et histoire de l’art à la faculté de Strasbourg avant d’embrasser le monde de l’informatique bancaire. Helléniste enthousiaste, membre de l’association des Amis de la cathédrale de Strasbourg, amateur de romans historiques et polars régionaux, sa passion pour l’histoire de sa ville l’a amené à en découvrir certains secrets qu’il aime à partager en y instillant un sens philosophique ou spirituel.

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Seitenzahl: 217

Veröffentlichungsjahr: 2025

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Alain Ozanne

L’horloger de Notre-Dame

La mécanique des âmes

Roman

© Lys Bleu Éditions – Alain Ozanne

ISBN : 979-10-422-5487-2

Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

À ma famille et aux anciens

à qui on aurait souhaité présenter cet ouvrage…

Chapitre 1

La grande muette

Samedi 30 octobre 2021

Il n’est nul monument comparable à elle. Symbole par excellence de la ville de Strasbourg, couronnée de son unique tour de dentelles de grès rose, Notre-Dame de Strasbourg se dresse depuis plus de mille ans, tel un phare reconnaissable de loin, dans la plaine alsacienne.

En ce début d’automne, la douceur du climat strasbourgeois attirait une foule clairsemée de touristes, heureuse de pouvoir découvrir paisiblement la riche histoire de cette ville avant le déferlement frénétique provoqué par les festivités de Noël.

Devant le croisillon sud de la cathédrale, un groupe discipliné de touristes attendait avec impatience l’ouverture de la porte, signal du début de la visite guidée de l’horloge astronomique.

Le soleil était à son zénith quand un homme, débouchant du presbytère de la rue de Rohan, traversa l’esplanade du château et fendit les attroupements de têtes levées devant les portails du massif ouest. Il portait une simple soutane noire à longues manches. Une mosette de même couleur lui couvrait les épaules et faisait ressortir ses cheveux argentés. D’un pas encore leste pour son âge, le chanoine Bernard avançait en considérant d’un œil bienveillant cette gentille cohue venue tout exprès pour contempler sa cathédrale. Lui n’avait pas besoin de lever les yeux. Comme beaucoup de strasbourgeois qui la croisent chaque matin sur le chemin de leur travail, il savait qu’elle se tenait là, à ses côtés depuis l’aube de sa vie et qu’elle lui survivrait bien des années encore. Elle était comme un gigantesque vaisseau de pierre échoué là, un vaisseau immobile dont le voyage se situait bien en dehors des limites de l’espace et du temps. Ce navire était celui de l’esprit et des âmes.

La vieille Roumaine était à sa place comme à son habitude devant le portail sud de la façade de la cathédrale, quêtant la main levée vers le ciel, et semblant réciter sans cesse une rengaine bien lasse. Les visiteurs quittant la cathédrale feignaient de l’ignorer ou la dévisageaient telle une bête de foire surgie du fond d’un Moyen Âge obscur. De rares âmes charitables offraient une obole à cette lointaine descendante d’Esmeralda, sans se rendre compte de la scène les dominant, sculptée quelques mètres au-dessus de leur tête sur les trois registres du tympan : le jugement dernier.

Parvenu à la hauteur du portail central qui n’est plus ouvert qu’en de rares grandes occasions, le religieux tourna le regard, presque par automatisme, en direction de la Dame des lieux à qui il adressa, les paupières closes une seconde, un salut de la tête empreint de respect et d’amour.

Encore quelques foulées, trois marches et il ralentit le pas, sentant déjà le tumulte s’effacer derrière lui en franchissant le portail. Le battant de la lourde porte en bois se referma après son passage dans un bruit sourd, étouffé par le gros coussin de cuir épais placé là comme amortisseur. Il fit un arrêt, comme pour savourer le silence et la sérénité du lieu, comme si le poursuivant invisible qui avait pressé son pas avait renoncé à le suivre dans cet endroit protégé, son sanctuaire.

***

— Nous voici donc devant la célèbre horloge astronomique de la cathédrale de Strasbourg ! Telle que vous la voyez actuellement, c’est en réalité la troisième horloge qui a été construite entre 1838 et 1842 par le génial Jean-Baptiste Schwilgué.

François, guide conférencier depuis bientôt dix ans, venait d’entrer avec un petit groupe avide d’en savoir plus sur la principale attraction de la cathédrale. Une fois par jour en effet avait lieu un événement singulier qui enflammait, depuis des générations, l’esprit des visiteurs qui le découvraient et s’émerveillaient autant par son aspect ludique que par l’incompréhension du fonctionnement d’un tel prodige : l’horloge prenait vie. « Ne manquez pas cela ! » Les guides de voyage à Strasbourg étaient unanimes. Michel avait son billet. Accompagné par son ami Gabriel, ils allaient tout apprendre sur l’horloge.

***

Un visage familier reconnaissant le chanoine lui adressa un bonjour du menton alors qu’il invitait les visiteurs à se diriger vers la sortie de la cathédrale. Un couple de retraités examinait encore la vitrine de la petite boutique située sous la grande rosace, à la recherche d’une babiole religieuse en souvenir de leur passage. En face, la nef était plongée dans une chaude lumière filtrant à travers les vitraux multicolores plusieurs fois centenaires. Le grand orgue polychrome Kern1 à tuyaux Silbermann2, accroché à la deuxième travée nord de la nef comme un nid d’hirondelle, semblait prendre vie en renvoyant des reflets mordorés. Il flottait dans l’air une odeur de sainteté, mélange d’effluves d’encens et de cire chaude des centaines de bougies allumées sur les présentoirs par des fidèles en manque d’inspiration pour une prière. Au plafond, sur le mur séparant la nef de la croisée du transept, anges, chérubins et séraphins voletaient en silence comme sortant d’une ruche céleste. Au loin, quelques voix dénotaient dans le silence qui avait maintenant envahi l’édifice.

Le chanoine savourait cet instant propice au recueillement de l’âme. Il aimait ces petits moments où le temps semble s’arrêter. Il resta là, près de l’immense pilier qui supporte la tour, les yeux mi-clos, la respiration apaisée. Rien de tel pour bien commencer sa journée, pensa-t-il. Vider son esprit, laisser derrière soi tous les petits tracas qui vous encombrent la tête. Il rechargeait ses batteries à l’énergie de la pierre rose de sa cathédrale. Ah ! S’il n’y avait pas ce murmure dans le fond de l’édifice. Tous les touristes n’étaient-ils pas encore sortis ? La cathédrale est pourtant fermée juste avant les visites de l’horloge astronomique. Peut-être un de ces photographes qui traînait et que le gardien n’arrivait pas à convaincre de sortir. Qu’importe, il sentait un fluide invisible le traverser et lui faire du bien. Une énergie verticale montait le long du pilier monumental sous lequel il se trouvait. Ce gigantesque pilier soutenant la flèche de la cathédrale était comme une épine dorsale dont les racines-fondations puisaient la force de la terre noire alsacienne et la faisaient monter dans la fleur-flèche en direction du ciel. À le voir si colossalement ancré, bien peu de touristes peuvent s’imaginer qu’il n’est pas d’origine.

***

Ah ces touristes ! Que ne peuvent-ils respecter ces lieux et faire moins de bruit. À peine l’esprit du chanoine s’était-il élevé quelques instants vers les cieux que la bruyante activité humaine l’avait rattrapé et ramené à la réalité terrestre. Le gardien avait décidément affaire à un énergumène récalcitrant. Longeant le chemin de croix dans le bas-côté nord, il prit la direction de la chapelle Saint-Jean-Baptiste où les préparatifs d’une cérémonie l’attendaient. En passant devant la Vierge aux bras étendus3, statue de bois polychrome représentant la protectrice de la ville de Strasbourg, le chanoine eut l’impression qu’elle aussi se demandait ce que signifiait cette effervescence. Il arrivait à peine à la hauteur de la chapelle Saint-Laurent lorsque le tapage le dérangea à nouveau. Il décida d’aller prêter assistance au gardien et, bifurquant vers la droite, il coupa par la nef.

Le bruit venait du croisillon sud, et ce n’étaient certainement pas les anges musiciens du jugement dernier, sculptés sur leur célèbre pilier du croisillon sud, qui faisaient tout ce tintamarre. À mesure qu’il approchait, il distingua mieux ce qui le troublait depuis plusieurs minutes maintenant. Ce n’était pas deux voix s’affrontant mais plutôt un murmure constant d’où émergeaient quelques voix plus fortes. La visite de l’horloge avait-elle déjà commencé ? D’habitude, le guide était plus discret. Il semblait qu’une agitation bien inopportune régnait là. Des voix émergeaient de ce brouhaha, tantôt interrogatives, tantôt très affirmatives, voire agressives.

***

— Monsieur le chanoine !

Voyant le chanoine déboucher dans le croisillon sud, le gardien qui se tenait à côté du guide conférencier tendit le bras dans sa direction pour l’inviter à le rejoindre promptement. Sa mine était défaite. François, le guide conférencier, n’avait pas l’air dans son assiette non plus. Et les touristes, massés jusque dans le coin devant les portes du portail de la Vierge, n’en finissaient pas de se commenter l’un à l’autre une information apparemment très surprenante.

Le chanoine parvenu en face du gardien, ce dernier laissa enfin s’échapper un « elle est arrêtée ! ».

— Mais de quoi parlez-vous, Thomas ? Et que signifie tout ce tumulte ?

La main de Thomas s’étant soudain dressée ; elle pointait une direction. Les yeux du chanoine suivirent cette indication en s’écarquillant à mesure qu’ils approchaient de la cible. En effet, dans le même temps, le vieil homme réalisa qu’il connaissait bien l’endroit vers lequel il était en train de se tourner : le buffet imposant de l’horloge astronomique de la cathédrale. Il resta là quelques instants, l’air hébété, se remémorant les mots de Thomas : « Elle est arrêtée ! »

— Mais non, ce n’est pas possible ! dit-il la voix rauque, en s’étouffant presque. Incrédule, il s’avança vers l’horloge, approcha sa tête et colla son oreille au bois du buffet. Pas un claquement, pas un bruit de métal si caractéristique du mouvement d’horlogerie. Il constata les mécanismes immobiles, les automates figés. Il fallait se rendre à l’évidence : elle était arrêtée. Le cœur de l’horloge astronomique avait cessé de battre.

Chapitre 2

L’Œuvre

Ce n’était pas la première fois que l’horloge s’arrêtait.

En effet, l’ouvrage que nous connaissons actuellement n’est pas l’horloge originelle de la cathédrale. Achevée en 1354, la première horloge, dite des Trois Rois, qui avait été désirée dès le projet de la cathédrale commencé, était située non loin de l’actuelle, mais sur le mur opposé. Elle était de dimension plus modeste et ne bénéficiait pas de tous les automates de sa successeur. Toutefois, bien que moins sophistiqué, son mécanisme finit par se gripper et malgré des réparations successives dont celle de son coq en 1450, elle se figea définitivement vers 1500.

En 1540, il fut décidé de construire une nouvelle horloge et c’est Chrétien Herlin4, professeur de mathématiques à l’université de Strasbourg, qui débuta la tâche jusqu’à sa mort. Ce n’est qu’en 1571 que Conrad Dasypodius5, qui avait repris la chaire de mathématiques, lui succéda sur ce chantier jusqu’à l’inauguration en 1574, à la Saint-Jean-Baptiste6.

Cependant, tout comme la première horloge, l’œuvre de Dasypodius connut des pannes devant lesquelles les horlogers affectés à son entretien ne furent pas à la hauteur. Ainsi, à mesure que les éléments de son mécanisme se bloquaient, on se contenta de les débrayer. Dès 1740, le chant du coq était actionné manuellement et en 1788 l’horloge retomba dans l’immobilisme sous l’accumulation d’années de crasse d’huile mêlée de poussière.

***

— François, dit le chanoine Bernard, pourriez-vous procéder malgré tout à la visite et donner vos explications habituelles à ce groupe de touristes ? Il ne faut pas donner l’impression d’un événement alarmant, mais faire comme si la chose relevait d’une défaillance si ce n’est habituelle, du moins anodine.

Le guide conférencier ayant rassemblé et rassuré ses ouailles, il commença finalement à improviser une visite avec force détails et grands gestes pour décrire le mouvement des automates, comme l’avaient fait des siècles avant lui ses prédécesseurs devant la seconde horloge arrêtée :

— Tous les quarts d’heure, les automates se mettent en mouvement. Cependant le jeu complet des personnages animés n’a lieu chaque jour qu’à midi, heure de Strasbourg, ce qui correspond à 12 h 30 en France !

Montrant un petit gamin bien en chair assis au-dessus du cadran principal, François décrivit la séquence qui donne vie habituellement à l’horloge :

— L’angelot de gauche s’anime et sonne deux coups sur sa petite cloche tandis que son compère, non loin, retourne son sablier au deuxième temps. Au même instant, sur le registre médian quelques mètres plus haut, quatre personnages représentant les âges de la vie – l’enfant, le jeune homme, l’homme mûr et le vieillard – défilent devant la personnification de la Mort. Sitôt le vieillard passé, la Mort sonne l’heure. Ensuite, au dernier étage de l’horloge, les douze Apôtres se succèdent devant le Christ en le saluant. Ce dernier les bénit à leur passage tandis que le coq, perché au sommet de la tour de gauche, remue ses ailes et lance son cocorico au quatrième, huitième et douzième Apôtre.

Resté un peu à l’écart du groupe, le chanoine Bernard sortit un téléphone portable d’une poche cachée par sa soutane et composa un numéro. Il se retourna et fit quelques pas en direction de la boutique de souvenirs pour parler plus discrètement :

— Ludovic, pouvez-vous venir rapidement ? questionna-t-il en circonvoluant. Oui, nous avons un souci avec l’horloge, pouvez-vous nous rejoindre aussi vite que possible devant le buffet ? Je vous remercie.

Revenu près du groupe, le chanoine releva la tête vers l’horloge désespérément immobile et silencieuse.

— Qui avez-vous appelé ? Si ce n’est pas indiscret, osa demander Michel, un des visiteurs qui avait observé le manège du chanoine. La police ?
— Non, j’ai convoqué le maître du temps… Mais je ferais bien d’appeler la police aussi, pour signaler la chose. Peut-être s’agit-il d’une dégradation volontaire ? murmura-t-il à Michel.
— Le maître du temps, reprit Michel interloqué ?
— Oui, c’est l’horloger en charge de notre merveille, expliqua le vieil ecclésiastique. Puis, levant sa main en tenant le téléphone portable face tournée vers Michel : excusez-moi, je vais prévenir la police également, on ne sait jamais.

Et il s’en retourna vers la boutique de souvenirs devant laquelle il fit une nouvelle fois la danse de la pluie. Il resta ainsi quelques minutes au téléphone, s’exprimant à grand renfort de gestes qui ne bénéficièrent pas à son interlocuteur, puis revint à côté de Michel.

— Vous semblez intéressés par cette histoire, lui dit-il, accepteriez-vous de rester une fois la présentation de l’horloge terminée et de raconter votre version. La police aura besoin de témoignages mais il n’est pas nécessaire que tout le groupe reste.

Un peu surpris par la requête du chanoine, Michel tenta d’esquiver :

— C’est que nous avons prévu tout un programme de visites à Strasbourg, mon ami et moi, bredouilla-t-il en désignant Gab.
— Je me permets d’insister, messieurs, vous nous rendriez service. Et par ailleurs, cela serait pour vous l’occasion d’en savoir plus sur notre horloge quand le maître du temps sera arrivé !

Gab et Michel se regardèrent pour se consulter et finirent par acquiescer.

— D’accord, mon père, si cela peut aider, nous restons avec vous.

Ses explications terminées, François répondit aux nombreuses questions des visiteurs, puis le groupe se dirigea dans le calme vers la sortie.

Gab et Michel restèrent avec le chanoine près du pilier des anges.

— Que diriez-vous d’aller boire un café en attendant l’arrivée de Ludovic, s’enquit le chanoine ? Je vous invite.
— Bien sûr, merci beaucoup, répondit Gab.
— Allons chez Christian, c’est à deux pas d’ici. Nous serons de retour en quelques minutes sitôt notre horloger arrivé ! Il n’habite pas la ville, vous savez.

***

— Où vas-tu comme ça ?
— Je vais me promener, maman, dit le gamin en ouvrant la grande porte de l’appartement.
— Ne te salis pas en sautant dans les flaques, et ne chaparde rien sur les étals, le Seigneur te regarde, ne l’oublie jamais !

Mais déjà la lourde porte s’était refermée sur le môme qu’on entendit à peine répondre « oui, oui ! » en descendant les escaliers à toutes jambes. Le bruit de ses petits souliers de cuir usés frappant sur le bois des marches s’éloigna progressivement pour disparaître dans le claquement sourd de la porte de l’immeuble.

Parvenu dans la rue, il se dirigea vers le Sud en sautillant à cloche-pied dans la rue des Charpentiers. Arrivé au croisement avec la rue des Juifs, il s’arrêta un instant pour regarder passer le tombereau du livreur de charbon qui laissa un sillage noir sur son passage. Le gaillard bien bâti qui tirait la charrette à bras passa lentement en criant « chaaaaaaar-bon » de sa voix devenue rocailleuse à cause des fines particules qu’il respirait quotidiennement. Le gamin traversa alors la rue, sautant de pavé en pavé comme on traverse une rivière, afin d’épargner ses chaussures et également ses oreilles.

Il continua tout droit dans la rue du Faisan puis tourna à droite pour couper par la place nouvelle du Marché-Gayot7. Là, sur des étals couverts, se tenait le marché aux herbes et à la volaille. L’odeur qui régnait ici mêlait les senteurs épicées aux relents des cages à volatiles. La place fourmillait encore de monde à l’approche de midi et les discussions allaient bon train. Le garçon se faufila donc entre vendeurs et acheteuses, prenant soin au passage de titiller quelques poulets effrayés.

Il passa ensuite à côté du collège royal qui jouxte le grand séminaire et déboucha sur la place de la Responsabilité8 devant le portail sud de la cathédrale.

Il admira, avant de poursuivre, les trois cadrans solaires aux lettres dorées que Dasypodius avait installés sur la façade pour régler son horloge et gravit les marches du perron en quelques bonds.

Il était temps. Déjà le géant garde suisse pénétrait dans la cathédrale par la porte latérale, suivi d’un petit groupe de curieux qu’il avait habilement convaincus d’entrer en les étonnant par ses anecdotes originales et pittoresques sur l’histoire de l’horloge astronomique. En le voyant débarquer sur le perron, le géant qui refermait la porte lui fit un clin d’œil suivi d’un signe de la tête pour l’inviter à entrer prestement. Le gamin, tout sourire, se faufila tel un chat par l’étroit entrebâillement et alla se cacher dans l’angle à droite de l’horloge. Le Suisse avait l’habitude de voir le petit traîner autour de l’horloge car il est vrai qu’habitant à deux pas de là, le garçon avait tout loisir de venir encore et encore écouter les explications du géant. Il était en quelque sorte son plus fidèle auditeur mais aussi le plus avide d’explications. Et il est un fait que l’enfant s’intéressait vraiment à l’horloge et que la mécanique le passionnait, car il faut bien se remémorer qu’à l’époque évoquée, c’est une œuvre monumentale entièrement figée, à l’exception des aiguilles donnant l’heure, qui s’offrait au visiteur. De la merveille de mécanique du XVIe siècle ne subsistait que le corps momifié. Il n’y avait que les descriptions imagées du Suisse et ses mimes qui redonnaient vie aux automates grippés, et de la voix au coq grisonnant de poussière.

Pour terminer sa visite de façon sensationnelle, le Suisse racontait toujours que le premier magistrat de la ville, de peur que Dasypodius qui avait conçu le mécanisme ne fasse ailleurs une plus belle merveille, ordonna de lui crever les yeux.

Pour se venger, le malheureux désormais aveugle abîma le moteur principal de l’horloge si bien que personne ne put le réparer et que depuis elle ne fonctionnait plus.

Le géant suisse avait à peine terminé sa phrase et s’attendait à récolter le fruit de son éloquence quand une petite voix haut-perchée déchira le silence et s’exclama :

— Eh bien ! Moi, je la ferai marcher ! lança le jeune garçon du haut de ses trois pommes, les yeux fixés sur l’horloge, semblant obéir à une volonté surnaturelle.

Incrédule devant la soudaine et inopportune intervention du môme, le géant lui envoya du :

— Mon petit ami, vous feriez mieux d’aller à l’école ! sur un ton grave et autoritaire, au lieu de lancer des affirmations aussi prétentieuses.

Mais le môme qui n’avait pas bougé d’un pouce enchaîna, toujours possédé :

— Monsieur, je jure ici devant Dieu qui m’entend, qu’avec le secours de sa divine protection, je ferai marcher cette horloge et chanter le coq.

Cette déclaration faite, le jeune Jean-Baptiste Schwilgué quitta la cathédrale en courant, n’offrant pas au géant l’occasion de lui répondre, et laissant l’assistance abasourdie par ce qu’elle venait de voir et d’entendre. C’était l’année 1786.

***

Quelques instants plus tard, Michel, Gab et le chanoine Bernard étaient attablés devant un café.

— Ce maître du temps, c’est l’unique personne à s’occuper de l’horloge, interrogea Michel ?
— En effet, répondit le chanoine, il fait partie d’une longue lignée d’horlogers qui a la charge de cette vénérable mécanique depuis des années. Vous comprenez, il faut des gens compétents et surtout de confiance. Tout le monde n’approche pas une si vieille dame sans montrer patte blanche ! Mais si vous me parliez plutôt de vos projets ? Vous resterez plusieurs jours dans notre belle capitale ?
— Nous avons planifié quelques visites dans le top 10 de Strasbourg et des restaurants très bien notés aussi, annonça Gab, l’organisateur en chef. Strasbourg fait partie des premières villes européennes que nous avons prévu de découvrir.
— Il faut préciser, ajouta Michel, que nous projetons de faire un Grand Tour à l’image des jeunes hommes aux siècles précédents.
— Ah, c’est intéressant, vous connaissez cette coutume qui brassait l’élite de la jeunesse européenne à une époque où on ne parlait pas encore d’Europe ?
— Oui, nous avons lu des articles à ce sujet. L’idée nous a beaucoup plu, avoua Gab.

C’est bien, c’est bien ! approuva le chanoine. Je suis heureux de constater qu’il y a encore de jeunes gens qui s’intéressent à notre histoire, notre culture et notre patrimoine. Nous avons la chance sur notre vieux continent d’avoir une histoire très ancienne et riche, qui remonte presque aussi loin que l’humanité. Ce n’est pas comme ces… mais passons. Où avez-vous établi votre quartier général pour vos escapades strasbourgeoises ?

— Nous avons pris des chambres à l’hôtel Sofitel, près de la place Kléber, indiqua Gab.
— Sofitel, un choix bien sage, dit le vieil ecclésiastique, un œil à demi fermé. Vous êtes idéalement placés pour vous rendre à pied partout dans le centre historique. À pied ou avec ces petites machines électriques qu’utilisaient auparavant les enfants et que les jeunes adultes branchés s’arrachent.
— Vous parlez des trottinettes, mon père ? dit Michel amusé.
— Oui, c’est cela, on en voit partout depuis quelque temps. Apparemment, c’est très pratique pour se déplacer rapidement en ville et éviter la circulation. Plus encore que le vélo, à les entendre.
— Je veux bien le croire, dit Michel, c’est un moyen de déplacement très maniable et vif…

Un petit air de Bach se fit soudain entendre sous la soutane du chanoine.

— Oui, Bernard, j’écoute ? dit-il après avoir slidé du pouce avec dextérité pour déverrouiller l’écran de son téléphone. Oui, nous sommes tout près. Nous arrivons de suite, chef.
— Chef ? questionna Michel.
— Le brigadier-chef Maillard envoyé par le commissariat de police vient d’arriver ; il nous attend devant le portail sud de la cathédrale. Je n’ai pas bien entendu tout ce qu’il me disait avec le bruit ambiant, mais si vous le voulez bien, nous allons le rejoindre. Il n’a pas l’air patient.

***

Dès sa plus tendre enfance, le jeune Jean-Baptiste était un mordu d’horlogerie. Les sempiternelles questions dont il assommait le garde suisse pour comprendre le fonctionnement des rouages dépassèrent rapidement les connaissances du géant. Cependant, sa soif d’en savoir toujours plus sur l’horloge et son mécanisme fut mise à rude épreuve quand son père, devenu veuf en 1785, décida de quitter Strasbourg pour s’installer à Sélestat en 1787.

En 1788 il apprit l’arrêt total de sa chère horloge. À partir de ce moment, son désir de ressusciter la mécanique fantastique ne le quitta plus. Il alla même en grandissant, orientant sa vie, monopolisant ses nuits…

***

— Messieurs, je vous souhaite bien le bonjour, dit le chef Hélène Maillard en entamant une tournée de poignées de mains énergiques.

Le chanoine Bernard n’en croyait pas ses yeux ; au téléphone il n’avait pas relevé qu’il avait affaire à une voix féminine. Il s’était fait piéger par le ton déterminé de la voix de cette femme de caractère. Et c’est un fait que pour une femme évoluant dans la sphère demeurée très macho de la police, la poigne était de mise. Tout mollissement pouvant être interprété par ses collègues et subordonnés comme un aveu de faiblesse, elle avait pris l’habitude de toujours revêtir sa carapace de dame de fer lorsqu’elle était à son travail.

Elle s’était fait connaître lors de l’affaire du tueur de joggeuses qui avait défrayé la chronique en 2008. D’un coup, elle avait été propulsée devant les projecteurs lorsque les journalistes avaient découvert son gracieux visage photogénique et son franc-parler qui plaisait beaucoup lors des conférences avec les médias. La presse misogyne en avait fait ses choux gras en anticipant une enquête désastreuse parce qu’une femme ne pouvait être jolie et efficace à la fois. Mais finalement, par de fines et audacieuses déductions qui prouvaient qu’elle connaissait mieux les hommes que ces derniers la cernaient, et aussi grâce à d’habiles méthodes de gestion de l’enquête, elle avait géré la crise et résolu le mystère, allant jusqu’à obtenir du meurtrier des aveux complets ainsi que des explications, précieuses pour les profileurs, sur ses motivations. Le ministre lui-même avait reconnu et cité son travail exemplaire lors de son déplacement dans la capitale alsacienne et avait tenu à la saluer.