L'ibis bleu - Jean Aicard - E-Book

L'ibis bleu E-Book

Jean Aicard

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Beschreibung

Paris, sale et froid. A peine assis, les pieds sur la chaude bouillotte, dans un coupé du rapide de huit heures du matin, gare de Lyon, entre sa jeune femme convalescente à qui les médecins ordonnaient un brusque départ pour le Midi, et son fils, le petit Georges, âgé de sept ans, bien portant mais svelte et frêle, M. Denis Marcant, chef de division au ministère de l'intérieur, ouvrit son vaste portefeuille, lourdement gonflé, en tira une épaisse liasse de dossiers, et, inattentif à tout le reste, un long crayon carré entre ses doigts courts, il se mit à consteller les marges de petits signes brefs, tantôt rouges, tantôt bleus.

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L'IBIS BLEU

... Puis, par saccades, le repoussait en criant: «Non! non!» (Page 91.)

JEAN AICARD

L'IBIS BLEU

© 2023 Librorium Editions

ISBN : 9782385743147

L'IBIS BLEU

PREMIÈRE PARTIE

I

Paris, sale et froid. A peine assis, les pieds sur la chaude bouillotte, dans un coupé du rapide de huit heures du matin, gare de Lyon, entre sa jeune femme convalescente à qui les médecins ordonnaient un brusque départ pour le Midi, et son fils, le petit Georges, âgé de sept ans, bien portant mais svelte et frêle, M. Denis Marcant, chef de division au ministère de l'intérieur, ouvrit son vaste portefeuille, lourdement gonflé, en tira une épaisse liasse de dossiers, et, inattentif à tout le reste, un long crayon carré entre ses doigts courts, il se mit à consteller les marges de petits signes brefs, tantôt rouges, tantôt bleus.

M. le chef de gare se présenta à la portière:

—Etes-vous bien installés, cher ami?

—Merci, parfaitement.

—Avez-vous prévenu le wagon-restaurant?

—Oui, parfaitement. Nous sommes de la fournée qui monte à Laroche.

—Avez-vous des coussins, madame?

—Nous avons les nôtres... un, deux et trois... fit la jolie voix douce, un peu traînante, de Mme Marcant.

Elle comptait les jolis coussins de soie, brodés par elle-même, qu'elle avait emportés pour le voyage.

—Et moi, je n'en use pas, fit Marcant.

—Comment! vous ne dormirez pas un moment, avant Marseille?

Le chef de division eut le sourire un peu grimaçant d'un athlète qui porte cent kilos à bras tendu, et souleva à deux mains le portefeuille magistral ouvert sur ses genoux.

—J'ai dans mon sac une excellente lanterne de wagon, dit-il, c'est très commode.

—Bien du plaisir, mon cher! Et c'est cela que vous allez faire dans le Midi?

—Oh! j'y vais pour ma femme. J'installe Mme Marcant et son fils, et avant la fin de la semaine, je serai de retour.

—Allons, bon voyage.

—Adieu.

Madame Marcant eut l'inclination de tête, à peine indiquée et pourtant souple, jolie, d'une grande dame, ce que ne put s'empêcher de se dire M. le chef de la gare de Lyon, l'homme de France qui connaît le plus de femmes du monde... puisqu'il connaît celles du monde entier...

—Georges, prends garde!

Le petit Georges, impatient, se penchait à la portière pour «voir partir» le train.

—C'est l'heure, maman!

Marcant s'était remis à sa besogne, mécaniquement, dans le demi-jour triste, jaunâtre, de cette voiture enfermée sous la toiture vitrée de la gare. Il régnait là-dessous une lumière maladive de serre froide, de galerie d'Exposition, obscurcie, diminuée encore dans la chambre resserrée du coupé. Et l'odeur du wagon (poussière de charbon, mouillure d'air venu du dehors et pénétrant les tapis, le drap des banquettes, relent de parfums composites laissés là par les voyageurs de la veille et des avant-veilles), cette atmosphère très spéciale, vulgaire, écœurait un peu, montait au cerveau en tristesse obscurcissante. Ici, Paris sentait la banlieue industrielle, la fabrique graisseuse, mal entretenue, l'usine noire et salissante. Et au cœur de tous les voyageurs, l'envie redoublait de se mettre en marche, d'agiter l'air, qui par les vitres laissées ouvertes un moment, traverse les voitures, et de s'éloigner de cela, de courir chacun vers son désir, son espérance ou sa douleur, d'aller à l'inconnu qui attend,—fût-il triste,—mais qui du moins est ailleurs.

Marcant ne voyait que ses dossiers, et, d'un geste menu, il couvrait de signes rouges et bleus les marges de ses grands papiers à en-tête imprimés: Préfecture du Var. Objet: Erection en commune de la section du Pradet, Commune de La Garde.—Commune de Z: De l'application déplorable, dans la commune de Z, des justes arrêtés concernant les chiens... Pétition d'un groupe de contribuables.

Madame Marcant avait quitté son coin et tenait d'une main inquiète son petit Georges par la ceinture. Il était vêtu d'un complet de velours noir,—veste à grand col et culotte courte,—taillé et cousu entièrement par sa mère,—auquel sa sveltesse, sa grâce naturelle, donnaient un cachet de distinction rare.

Il ressemblait à sa mère.

Il battit des mains et sauta sur place:

—Nous partons! nous partons, maman!

Rarement, il disait: «Papa».

Cette agitation dérangea Marcant dans son honnête besogne. Il grogna, machinal. Le crayon, sur les papiers poussés brusquement, avait tracé un zigzag antiadministratif:

—Fais attention, Georges, tu m'ennuies!

Et à sa femme:

—Il ne va pas m'ennuyer tout le temps, j'espère!... Il faut que je trime, moi!... occupe-toi de lui!

L'enfant regarda son père avec cet œil des bons chiens qu'on repousse, et qui semble mesurer avec désespoir la distance infranchissable qui les sépare de ce qu'ils aiment. Dans ce doux œil bleu d'enfant, il y avait surtout, très visible, le sentiment de l'impuissance à s'exprimer mieux. Marcant adorait son fils, comme il adorait sa femme, persuadé que, travaillant pour eux du matin au soir, et souvent du soir au matin, il était en règle avec sa conscience—lorsque ses dossiers étaient au courant.

La fine nature nerveuse de l'enfant n'acceptait pas sans souffrance ce point de vue rationnel. Il éprouvait plus que de la peine, une angoisse, une sorte de désespoir profond, d'autant plus pénible qu'il était muet, à ne pas être assez souvent caressé par son père, surtout à être rebuté par lui, pour des raisons au-dessus de son intelligence, peut-être au-dessous de sa nature.

Le premier malentendu entre le père et le petit garçon avait commencé depuis deux ans déjà.

Le chef de division, en temps ordinaire, déjeunait seul chez lui, à dix heures exactement, puis il courait à son ministère. Sa femme et son fils déjeunaient deux heures plus tard. C'était l'ordre de la maison, et rien de ce que réglait le méticuleux fonctionnaire ne pouvait être dérangé aisément. Il étudiait les plus simples questions domestiques comme «affaires d'Etat» et son coup de crayon rouge ou bleu, approbation ou improbation, était moralement ineffaçable.

C'est à cet esprit d'ordre, à cette rigueur de méthode, à cette inflexibilité dans l'énergie, que Denis Marcant, étudiant en droit, fils et héritier d'un libraire aisé de Mâcon, avait dû son avancement rapide. En vérité, il n'avait jamais eu d'autre protection que les sympathies conquises par sa loyauté. On disait: l'intègre Marcant. Il apportait, dans sa façon de juger toutes les affaires et de prendre un parti, quelque chose de la solennité du magistrat. Il ne rendait pas le devoir aimable, n'ayant pas plus de souplesse et de grâce dans l'esprit qu'au physique, mais il imposait l'estime.

Un jour donc, deux années auparavant, Marcant s'était mis à table à dix heures du matin, avec un appétit féroce. Il avait travaillé toute la nuit.

—Si monsieur veut... dit la bonne, le voyant attaquer sa seconde côtelette d'un air emporté, si monsieur veut, j'en mettrai une autre.

—Merci, il faudrait attendre.

Et comme il se versait à boire, il aperçut son Georges qui, pas plus haut que la table, le regardait faire, avec une attention de chiennot familier et gourmand.

Marcant, affamé, reprit sa fourchette, et le petit, avec un joli mouvement de tête inclinée, accompagnait d'un regard de mendiant chacun des bons morceaux dans le trajet qu'ils faisaient de l'assiette aux dents du maître. Georges aimait beaucoup «le gras doré» des côtelettes. Sa maman, si elle avait été là, même pressée, même préoccupée, même ayant très faim, lui en aurait donné gros comme un pois chiche, et Georges eût été le plus heureux des petits garçons gourmands. Le chef de division, affamé, préoccupé, pressé, s'aperçut tardivement du manège de l'enfant, du va-et-vient de ses yeux écarquillés pour mieux suivre l'objet de sa convoitise, apparu, disparu...

—Vois-tu, mon mignon, dit-il de sa voix forte, j'ai besoin de manger parce que j'ai besoin de travailler, et j'ai besoin de travailler parce qu'il faut que je gagne ta vie et celle de ta maman. Elle te fera déjeuner tout à l'heure. Moi, il me faut toute ma côtelette.

Et le dernier morceau convoité par l'enfant fut englouti par le brave homme. On lui demandait une tendresse. Il avait donné une leçon. Il était même assez content, le digne Marcant, de commencer si bien l'éducation de son fils... «C'est en les prenant tout jeunes qu'on en fait quelque chose.»

Hélas! le petit cœur du pauvre mignon, pendant ce discours, s'était gonflé, gonflé... puis, gonflées aussi ses paupières. Et quand les grosses jambes du père et le pan flottant de son éternelle redingote trop longue eurent disparu derrière la porte refermée, Georges, aussitôt, s'était élancé dans la chambre de sa maman, afin de sentir, en pleurant, la chère robe sur ses yeux, sur sa figure: «Oh! ma maman!»

—Qu'as-tu?...

Pourquoi n'avait-il pas voulu répondre, l'enfant?

Le père, interrogé, s'expliqua, le soir.

—Tu n'avais pas tort, lui dit la mère, mais comment veux-tu qu'il comprenne? Il vaut bien mieux le contenter en pareil cas; c'est si facile. Tu sais qu'il est sensible comme une fillette. Je m'explique à présent pourquoi il n'a pas voulu de côtelette, à déjeuner! C'est parce qu'il avait gros cœur, en pensant à cette histoire... Il ne pouvait pas... Les morceaux l'étranglaient.

—Mais aussi comment imaginer pareille sensiblerie! grommelait le bon Marcant.

Et tandis qu'on disait: «Comment veux-tu qu'il comprenne?» il comprenait très bien tout le principal de l'aventure, le petit garçon. Son coude s'était oublié sur la table... Les quatre piquants de sa fourchette lui retroussaient sa lèvre rouge. Il ne bougeait pas. Il écoutait avec tous ses yeux. Il épelait la vie, et la vie lui entrait au cœur, pénible et douce. «Maman me défend... Elle m'aime bien plus. C'est papa qui ne comprend pas... Moi je comprends très bien...»

—Mange ta viande ce soir, au moins!

Il se leva et courut à sa maman. Elle le couvrit de baisers passionnés.

—Et moi? dit Marcant en riant. Il ne voyait rien du drame formidable qui venait de passer sur le cœur de l'enfant, de l'impressionner pour la vie, formant et déformant quelque chose en lui—pour toujours peut-être.

Georges alla à son père et se laissa embrasser.

Et entre ce père et ce fils âgé de sept ans, il y avait, depuis deux années, ce drame oublié de l'homme et qui, au cœur du tout petit, tenait une grande place.

II

Comme madame Marcant attirait à elle son Georges pour mettre hors de sa portée, dans l'étroit coupé, les précieux manuscrits du chef de division, le train en marche sortait de la gare, au fracas cadencé des plaques tournantes traversées successivement...

Madame Marcant soupira.

Elle prit son enfant sur ses genoux, et tous deux, elle et lui, regardèrent le triste ciel de Paris mouillé, sous une neige qui fondait en l'air. A travers cette brume apparaissaient de jaunes bâtisses rectangulaires, des cheminées d'usine, de hautes murailles nues, les devantures chocolat des marchands de vin, les vitres rouges d'une lanterne de commissariat de police, et plus loin le lourd Panthéon sur sa montagne Sainte-Geneviève;—et tout près la Seine grise, morne, où semblaient se résoudre en eau, lamentablement, se traîner à terre toutes les tristesses du ciel...

Madame Marcant soupirait. Pourquoi?

Ce n'était pas une romanesque. C'était une simple femme, bonne, loyale, tendre, avec—chose plus rare que ne le croient les malins eux-mêmes—un esprit juste, une vue tranquille et nette de la vie, une exacte appréciation de ce qu'elle peut donner à l'ordinaire, et de ce qu'on doit lui demander.

Que pensait-elle de Marcant? Eh! mon Dieu, ce que pensait de lui-même, au fond, le digne employé. Elle vénérait sa patience, son activité régulière et féconde, son esprit d'ordre, sa volonté établie, toutes ses vertus domestiques et sociales. Elle voyait très bien qu'il avait le cou, les jambes et les doigts trop courts,—et ne l'en aimait pas moins. Elle s'était attachée à lui, à cause de toutes ses bonnes qualités, et une fois conquise, elle avait cessé de songer à ses défauts. Elle s'apercevait bien que l'esprit, chez lui, pour excellent qu'il fût, était, comme ses doigts et son cou, un peu court, ou plutôt trapu; sans élégance, comme sa personne. C'était en effet un esprit tassé, qui tenait plus de place en largeur sur la terre solide qu'en élévation dans l'espace libre. Mais elle le sentait bon, foncièrement, et surtout de bonne volonté, capable de s'élever enfin, par la seule force d'un raisonnement moral, aux plus hauts désintéressements. En un mot, le trouvant supérieur en quelque manière, elle lui avait pardonné, une fois pour toutes, de n'être pas en tout homme de distinction.

Fille d'un officier de marine mort aux colonies, elle était venue, toute petite fille, vivre à Mâcon, avec sa mère qui y était née.

La veuve, modestement, rue de la Barre, vécut avec sa fille, d'une petite pension de retraite obtenue à grand'peine, le mari étant mort quelques mois avant l'époque exacte où sa veuve y aurait eu des droits réglementaires.

Et à mesure que la vitesse du train s'accélérait, et que, sous le gribouillis morne de la brume, fondait l'image de Paris, il semblait à la douce madame Marcant que le train, en la ramenant, à travers l'espace, vers le pays de Mâcon, où s'était écoulée son enfance, la ramenait, dans le temps, vers son passé.

Marcant crayonnait toujours. Le petit maintenant, sans quitter des yeux la vitre, s'était renversé sur la poitrine de sa mère... Elle revoyait les pentes de la rue de la Barre pavées en galets pointus, descendant vers la Saône; elle entendait ce bruit particulier de l'hiver dans les villes sans charroi: le roulement sans fin des galoches de bois qui battent le galet sonore... Le départ excitant son cerveau, elle s'oubliait—pour se mieux ressouvenir... Voici sa mère avec ses bandeaux plats et blancs, collés sur le front en ondes paisibles. La chère dame travaille à quelque ouvrage de broderie qui ajoutera aux ressources du petit ménage. Pourtant, par fidélité aux idées de son mari l'officier de marine, qui méprisait un peu tout commerçant ayant boutique sur rue, elle s'est refusée à l'achat d'un magasin de papeterie, le plus fréquenté de la ville, que lui conseillait le libraire Marcant. Madame Lefraîne rêve pour sa fille Elise, non pas un officier de marine qui la laisserait veuve de deux ans en deux ans—ni un officier de terre, grand Dieu, quelle horreur!—mais un avocat, un médecin... qui pourrait devenir ministre!

La petite Elise grandit, douce, bien élevée par sa mère qui lui apprend tout ce qu'elle sait, c'est-à-dire beaucoup de choses, y compris l'anglais et la cuisine... La petite Elise a seize ans. Le fils du libraire en a vingt. Il étudie le droit à Paris. Il a fait à Mâcon des études brillantes. Il est sorti du lycée Lamartine en triomphateur. Toute la ville en a parlé. Il deviendra un avocat hors ligne. Il paraît qu'il est très sage, à Paris, le petit Denis Marcant. Tout le monde en félicite l'heureux père. Elise et Denis se sont connus tout enfants. On va quelquefois à la promenade, le dimanche, le long de la Saône, au printemps et l'été. Denis Marcant, dans les saulaies, prend pour sa petite amie des capricornes musqués, qu'on nourrit d'un peu de poire, d'un peu de cerise. Un jour, à son premier retour de Paris, Denis a proposé une promenade en bande, sous les ombrages de Monceaux, domaine de Lamartine.

—C'est drôle, de toute la compagnie, disait-il en route, personne n'y est jamais allé, à Monceaux!

—Pas même vous, madame?

On s'adressait à la mère d'Elise, qui se piquait de littérature. Mais elle avait un principe: «Les auteurs, les plus beaux parleurs du monde, c'est comme les prêtres qu'il ne faut voir qu'à la messe et à confesse. Les auteurs, disait-elle, il faut les voir dans leurs livres, voyez-vous! En dehors de leurs ouvrages, ce sont des hommes,—pires parfois que les autres.» Elle ne s'expliquait pas davantage, et tout le monde approuvait. Elle était pieuse, pourtant sans excès,—et elle aimait Lamartine comme au temps où tout le monde l'aimait.

Arrivés à Monceaux, on se fit ouvrir le château.

—Ç'a n'a rien d'extraordinaire, disait-on à l'envi.

Dans le salon pourtant,—où tout était encore à sa place,—les vieux fauteuils aux étoffes fanées, la vieille table, le papier de tenture même, avaient je ne sais quel air de noblesse fière, sans pose, bien simple.

Et sous les vieux arbres du parc, Denis se mit à lire tout haut des vers, dans le deuxième volume des Méditations qu'il avait apporté.

Denis lisait d'une bonne voix. Quand il allait au café, à Paris, ce qui arrivait rarement, il y rencontrait parfois des poètes, des jeunes, qui d'ailleurs méprisaient Lamartine et qui passaient leurs soirées à se réciter leurs propres ouvrages...

Elle prit son enfant sur ses genoux... (Page 7.)

Il répétait involontairement leurs intonations chantantes, et pour qui n'avait pas entendu mieux dire, il «disait bien». Il avait vingt ans, des gaucheries que rend jolies la jeunesse: il n'avait pas découvert encore sa théorie un peu rêche du devoir. Il avait de beaux yeux intelligents. Le printemps ajoutait à sa jeunesse le charme de l'éternel rajeunissement... La petite Elise le regardait... Très gentiment, il avait choisi la première pièce du livre, à cause du nom propre qui commence le dernier vers. Il comptait sur «un effet»...

semble qu'en ces nuits la nature respire

Et se plaint, comme nous, de sa félicité!

Mortel, ouvre ton âme à ces torrents de vie,

Reçois par tous les sens les charmes de la nuit...

Sous ce ciel où la vie, où le bonheur abonde,

Sur ces rives que l'œil se plaît à parcourir,

Nous avons respiré cet air d'un autre monde,

Elise!...

Il sembla à la jeune fille qu'il lui parlait à elle, à elle-même, puisqu'il la nommait. Elle prêta au lecteur toutes les grâces de parole du poète. Denis Marcant soupirait son amour. C'était lui l'inspiré! que dis-je, il était l'amour lui-même! Jamais elle n'avait rien entendu de pareil...

Elise!... et cependant on dit qu'il faut mourir!

Elle n'écouta même point la fin du vers. Au mot d'Elise, prolongé savamment par le lecteur, elle sentit son jeune sein doucement gonflé. Il lui sembla que quelque chose dans sa poitrine, au plus profond de son cœur, frémissait, quelque chose comme un oiseau, captif dans la main fermée, qui veut ouvrir l'aile et fait un doux effort pour s'élancer à l'espace, s'envoler au loin, se perdre au ciel... Et tout bas, dans le secret même, elle prononça, en réponse à ce nom d'Elise, le nom de Denis!

Cette journée était restée unique dans la vie d'Elise. Sensation, émotion, poésie,—tout avait été vécu pour elle ce jour-là.

Au retour, le soir, sur la grand'route, dans l'ombre commençante, Denis avait répété plusieurs fois le vers charmeur:

Elise!... et cependant on dit qu'il faut mourir!

Et elle avait gardé, dans l'exemplaire des Méditations qu'il lui avait offert en souvenir, un brin de lilas cueilli par lui ce même jour: «Je vois bien que je vous aime!... Et vous, m'aimez-vous?»—Il avait compris: oui!—à la manière dont elle n'avait pas répondu. C'est ainsi qu'ils s'étaient fiancés.

Quand le brave garçon avait conté cela à son père le libraire,—qui pourtant était arrivé à Mâcon, vingt-cinq ans auparavant, en colporteur, la balle au dos,—le bonhomme fit la grimace. Il se considérait comme une espèce de riche. La petite n'avait rien. Pourtant il ne fut pas insensible.

—Voilà, dit-il, mon garçon, tu attendras sept ans,—et puis, si tu n'as pas changé d'avis, eh bien, ça ira,—foi de Marcant!

Pourquoi sept ans? C'est le chiffre fatidique des amours bibliques et des amours de contes et de chansons populaires. Le colporteur, qui vendait des Bibles et des Contes de Perrault, avait prononcé sept ans, sans réflexion. Sept ans pour lui, c'était le Nombre, et sa cabalistique était bien inconsciente.

Il comptait sans son hôte.

Le jeune homme avait d'abord travaillé ses examens de licence et, une fois licencié, redemandé à son père de lui laisser épouser sa petite amie.

—Tarare! dit le bonhomme, il n'y a que trois ans d'écoulés. J'ai fixé sept ans... Pas un trimestre de moins! «Avant quatre ans, songeait-il, le roi, l'âne ou moi—nous mourrons.»—Il faut d'abord, ajouta-t-il, que nous soyons docteur à toutes boules blanches.

Deux ans plus tard, Denis Marcant réalisait le vœu de son père.

—Et maintenant? lui dit-il.

Le père Marcant, laconique, répondit:

—Trois et deux font cinq.

Denis entra dans l'administration avec un tel sérieux au travail qu'il fut remarqué tout de suite, parmi tant d'employés que le métier désole ou même exaspère. Un grand chef, frappé de ses facultés spéciales et de son zèle, le poussa fortement, le chargea de lui débrouiller des affaires très compliquées, s'engagea à l'aider de tout son pouvoir et tint parole plus tard.

Pendant ce temps, Marcant père, comprenant enfin que M. Denis serait exact à l'échéance, étudiait «la petite».

La petite devenait, auprès de sa mère, un modèle de femme de ménage.

Denis eut un jour vingt-sept ans et c'était un homme fait. Elle en eut vingt-deux, et n'était toujours qu'une petite fille...

—Tu penses encore à ça, mon garçon? Sais-tu que la mère Lefraîne est très malade?

—Alors, dépêchons-nous, mon père.

—Et sais-tu bien qu'elle emportera avec elle sa pension de veuve?

—Alors, allons-y tout de suite, papa.

Le vieux libraire, qui aurait préféré que mamzelle Elise eût cinquante mille livres de rente, se mit à rire:—Il faut convenir tout de même que tu es un brave garçon, mais bigrement entêté! Tiens, embrasse-moi... et vas-y tout seul! Quand ça sera convenu, vois-tu, je n'aurai plus rien à dire. Pour ce qui est de bâcler ça moi-même, ça m'ennuie trop. Tu ne comprends pas? Je vais t'expliquer. Comme commerçant, ça m'ennuie: c'est une affaire noire. Comme papa, eh! eh! je me dis que, peut-être bien, c'est une affaire blanche... Tu me désoles et tu me fais plaisir... Vas-y tout seul, polisson!... A ta place, c'est moi qui aurais couru, sans écouter si longtemps ma vieille bête de père!

Cent fois, Denis avait raconté ça à Elise.

—Est-il bon, hein?... Est-il assez bon!

En résumé, Denis, riche des six ou sept mille livres de rente que devait lui laisser son père,—et que son travail pouvait tripler un jour,—avait épousé une fille sans dot. Denis Marcant avait perdu son père peu de semaines après son mariage, et on avait quitté depuis lors et pour toujours la bonne ville de Mâcon. La mère d'Elise était venue mourir à Paris deux ans plus tard, heureuse d'avoir connu le petit Georges.

Elise n'avait pas d'autre histoire.

Ses cheveux châtains étaient foncés, mêlés de quelques coulées blondes, trop lourds pour sa tête mignonne qui pliait avec grâce sous cette massive coiffure. Mince et bien prise, point maigre, nullement grasse, elle était jolie. Le cou un peu long. La poitrine jeune. Une distinction innée lui donnait un peu de hauteur. Elle ne semblait pas la femme de son mari. Une qualité les rapprochait: tous deux étaient bons. Mais elle était de plus infiniment délicate. Peut-être n'en savait-il rien, tant il était occupé.

III

—Laroche! cinq minutes d'arrêt!

—Ah! s'écria Marcant. Laroche! Je n'en suis pas fâché. J'ai bien gagné mon repos: j'ai griffonné au moins dix brouillons de lettres! je déjeunerai avec plaisir.

Son portefeuille bouclé, il le jeta sur le filet, sauta à bas du wagon et tendit les bras à Georges qui s'y précipita, comme si c'eût été là un geste de réconciliation. Il y avait beau temps que le père avait oublié son: «Tu m'ennuies, Georges», mais le petit homme avait dans le cœur une mémoire profonde.

En posant son enfant à terre, il l'embrassa; et Georges se mit à être heureux.

Marcant aida sa femme à descendre, à s'emmitoufler de fourrures, fit fermer le coupé à clef par le chef de train,—et ils gagnèrent le wagon-restaurant.

—Quel sale temps! Quel chien de temps! grommelaient les gens autour d'eux... On courait en frappant les pieds à chaque pas, fortement, sur les trottoirs d'asphalte gluante. Les hommes avaient les mains dans les poches, des bonnets et des casquettes qui leur couvraient les oreilles.

Des gens se heurtaient, parce qu'à force de relever jusqu'aux yeux les cols de fourrure et les cache-nez, on n'y voyait plus... Et c'étaient des demi-glissades, dans des viscosités fangeuses.

—Il faut avouer, dit Marcant, qu'il fait bien sale! Brr!... Tiens! Edouard!

Il serrait la main d'un député.

—Un camarade de l'Ecole de droit, dit-il à sa femme, dès qu'ils furent installés à leur table, dans le wagon-restaurant.

—Mais tu m'as présenté monsieur, dit-elle.

—Où cela, donc?

—Au dernier bal des Affaires étrangères, dit le député.

Les deux hommes aussitôt se mirent à causer, sans s'occuper davantage de la mère et de l'enfant—qui, de nouveau, se prirent à suivre des yeux le paysage monotone, les longues lignes d'horizon, mornes dans la bruine, indifférentes, sur lesquelles s'élevait çà et là la perpendiculaire d'un tronc de peuplier. Et le roulement saccadé des voitures, auquel se mêlaient des grincements, semblait la musique savamment appropriée à ce genre de tableau.

—Beau pays tout de même! fit Marcant. Il désignait des armées d'échalas grimpant à l'assaut d'un mamelon.

—Il y a mieux! fit le député. Vous allez dans le Midi, madame?... Est-ce pour la première fois?

—Pour la première fois.

—Alors, je vous en laisse la surprise... C'est dommage que vous ne soyez pas partis par le rapide du soir. Vous auriez eu la magique arrivée au bord de la mer, à neuf ou dix heures du matin:—la vue de Marseille au soleil... si toutefois vous trouvez le soleil...

—Ce sera pour demain.

—Allez voir la Corniche... au bout du Prado.

—Certainement, si nous passons la nuit à Marseille; mais peut-être, si ma femme n'est pas trop fatiguée, pousserai-je tout droit, cette nuit même, jusqu'à Saint-Raphaël.

On était au café. Marcant avait coutume, après le déjeuner, de fumer un cigare «bien gagné».

—Passons dans l'estaminet. Ma femme attendra ici. Quand elle a son Georges, elle ne s'ennuie jamais...

C'était vrai.

—Je ne t'ai pas demandé ce qu'a ta femme, pour mériter d'être emmenée dans le Midi? Rien de grave? C'est un prétexte, j'espère, sa maladie.

Marcant expliqua les choses. Elle avait pris un gros rhume et l'avait négligé. Maintenant le médecin craignait que l'extrémité d'un poumon ne fût légèrement atteinte. On ne l'avait même pas avertie, elle, pour ne pas l'effrayer. Ce voyage était un acte de prudence. On faisait de la médecine préventive. Il n'avait pas hésité. Leur fortune ne leur permettait aucune fantaisie. Jamais ils n'avaient voyagé pour leur plaisir. Ils s'étaient privés même d'un voyage à Dieppe ou à Trouville. Depuis leur mariage, ils n'avaient plus quitté Paris ni l'un ni l'autre. Elle ne connaissait même pas Fontainebleau. Le bois, c'était toute leur «nature» et Versailles l'extrême limite de leurs courses rustiques du dimanche. Mais vraiment les sites de Meudon et de Saint-Cloud étaient bien assez beaux pour suffire aux besoins de campagne d'un «rond de cuir», comme il s'appelait en riant. Pourtant, il se faisait une joie de la surprise qu'ils auraient, sa femme et lui-même, dans ce Midi dont on parlait tant, dans la patrie du «grand Tartarin, troun de l'air!» Et les clichés s'échangeaient à plaisir.

Marcant aurait pu ajouter, s'il eût jugé convenable de faire une confidence, qu'un frère de son père, enrichi dans les soieries, veuf sans enfant, lui avait depuis quelque temps montré de l'affection. Flatté d'avoir un neveu dans les affaires d'Etat, il s'était pris d'une belle passion pour le petit Georges, et, depuis un an, lui promettait son héritage trois fois par jour. En attendant, pour preuve décisive de sa sincérité, le bonhomme, après être allé voir le médecin d'Elise, les avait décidés au départ par son insistance appuyée d'une offre de six bons billets de mille francs à dépenser là-bas...—«La santé avant tout, vois-tu, avait dit l'oncle. Emmène ta femme. Ça fera du bien au petit. J'irai vous rendre visite un de ces matins... Avec tes six mille francs, vous avez pour six mois là-bas de bonne vie facile. Je n'ai plus de famille, moi... je ne veux pas vous perdre. S'il y a des oncles avares, chacun son vice. Moi, je suis gourmand. Vous me ferez des plats doux, Elise. Vous êtes remarquable dans le pudding...»

Marcant, de son oncle, ne soufflait mot, mais sur la santé de sa femme, il ne tarissait pas.

Le député, accoudé au chêne lisse des tables de l'estaminet roulant, écoutait à peine... Il rencontrait par hasard cet ancien condisciple avec qui il n'entretiendrait jamais aucune relation suivie; il allait descendre à Lyon; il l'avait interrogé par politesse sur la santé de madame Marcant... Il ne tarda pas à l'interrompre pour lui parler de tout autre chose. Il avait notamment une demande à faire aboutir à l'Intérieur: Marcant pouvait le servir, mieux que le ministre en personne... Et comme le moment était venu de quitter le wagon-restaurant, il demanda la permission de monter un instant dans le coupé de Marcant... On y serait donc quatre, mais l'enfant tenait si peu de place!... Il fut, avec madame Marcant, d'une politesse empressée, dans le trajet d'un wagon à l'autre.—C'étaient de banals «Prenez garde... oh! pardon! Par ici, madame». Marcant suivait, donnant la main à l'enfant...

Ils étaient quatre maintenant, dans l'étroit coupé. Mais madame Marcant n'avait point l'air nerveuse, ni même impatiente... Elle tiendrait son Georges à côté d'elle, tout contre elle. Il aimait tant cela! Et elle reprit sa rêverie calme, les yeux sur le paysage toujours plus morne et plus froid. Elle tenait Georges enveloppé dans son manteau de fourrure. Les hommes l'oublièrent. Le député se mit à assommer le chef de division en l'entretenant avec minutie des intérêts de la commune de Z, divisée en deux sections... La section B, qu'il soutenait, voulait s'ériger en commune indépendante. La section A y résistait de toutes ses forces.

—Ces questions-là ne sont pas toujours des plus simples, disait Marcant. La condition sine qua non, c'est que la section B puisse présenter un budget suffisant pour «voler de ses propres ailes». Le conseil d'Etat n'accueillera ses prétentions que si la condition est remplie. L'est-elle?

—La section séparatiste le croit.

—Mais l'autre conteste?

—Oui, car tout est dans la façon dont le partage sera fait, l'unique propriété territoriale de la commune étant tout entière sur le territoire de la section séparatiste.

—Heu! c'est tout à fait le cas d'une commune dont je viens d'examiner le dossier, répondait Marcant... La commune de La Garde-près-Toulon est composée de deux sections... Il y a bien vingt-cinq ans que la section du Pradet postule pour être érigée en commune. Elle finira par y réussir, sans doute, mais dans les conditions que j'ai dites. Ce sont des questions, je vous le répète, qui ne vont jamais sans difficultés. Un riche armateur de Marseille, M. Dauphin, s'est rendu acquéreur, dans la commune de La Garde, section du Pradet, d'une propriété sise au bord de la mer,—et depuis plus de trois ans, intéressé aux affaires de sa section, il m'accable de notes, de rapports et d'explications. Je la connais, votre question! La section du Pradet propose une soulte. Et votre section B?

—Ma section B offre une soulte, également.

—Mais la section A n'en voudra pas, si les avantages du bien territorial commun—droit par exemple pour les habitants pauvres de ramasser du bois mort—ne peuvent, à ses yeux, ce que je conçois, être remplacés par aucune somme une fois donnée?

—C'est bien cela. Ma section A refuse la soulte, affirma le député.

—Voyez-vous!... C'est point par point l'affaire que je viens d'examiner, répondit Marcant. Je conclus dans mon rapport au partage équitable du bien territorial commun,—à condition, toujours, que le budget de la commune séparatiste soit suffisant...

Elle entendait tout cela, et, sur le même inépuisable sujet, bien d'autres choses encore. C'était là les ordinaires conversations de Denis avec les uns, avec les autres. Elle voyait la vie à travers une poussière de dossiers remués. Doucement elle regarda son petit Georges, et comme il avait fermé les yeux, tout blotti dans le pan de son manteau ramené contre elle, elle s'endormit à son tour, paisiblement.

IV

Elise!... et cependant on dit qu'il faut mourir!

L'oiseau mystérieux qui, en son cœur, avait tenté de soulever ses ailes lorsqu'elle avait seize ans, les avait reployées pour ne plus les rouvrir jamais. Elle avait cru épouser le jeune homme qui lui avait donné cette émotion première. Elle en avait épousé, en réalité, un autre. Le Denis de vingt-sept ans n'était plus le Denis de la vingtième année. Il avait la même probité, il est vrai. Socialement, moralement même, il valait mieux sans doute, mais il avait perdu, au regard physique de l'amour, cet inexprimable attrait que la nature prête aux êtres vraiment jeunes, en des heures diverses, et qu'elle retire quand elle veut. Celui qu'Elise avait aimé était un adolescent que n'étaient pas parvenues à déprimer complètement huit ou neuf années d'internat universitaire. Celui qu'elle avait épousé était un jeune homme que cinq ans de ministère «pris au grand sérieux» avaient voûté et vieilli, assagi peut-être, mais beaucoup trop, et bien avant l'âge.

Elle ne s'en était pas aperçue!

—Elle est, grâce à Dieu, très province, disait Marcant, qui l'épousait à cause de cela, avec le dessein bien arrêté de la maintenir telle. J'épouse, disait-il, une femme pour moi!

Toujours aux côtés de sa mère attentive et tendre, n'ayant autour d'elle aucun terme de comparaison, point de confidences de petites amies, elle ne savait littéralement rien de l'amour; à peine ce que lui en avait appris l'émotion sourde et voilée d'un jour de promenade à Monceaux. Que la suite n'eût pas répondu à ce souvenir, que le bonheur n'eût pas grandi en elle avec les ans, cela ne l'étonnait point. Tant de gens répétaient si souvent autour d'elle: «La vie est triste, ma chère! Quand on se porte bien, voyez-vous, c'est le bonheur; il n'y en a pas d'autre: seulement, on ne s'en doute pas!»

Elle cousait, brodait, aux côtés de sa mère, l'aidait au petit ménage, allait avec elle à la promenade, pas trop loin, la bonne dame étant vite lasse. On voisinait avec une vieille demoiselle,—qui, à l'église, le dimanche, s'asseyait près d'elles,—chez qui on allait le soir de temps en temps passer une heure. C'était tout. Couchée à neuf heures et demie, levée à six ou à cinq, selon la saison, Elise croissait dans l'ombre comme un lis pâle mais plein de grâce. Longtemps sa mère l'avait vêtue de noir comme elle. Cela permettait des économies. D'une robe déchirée de la mère, on tirait aisément une robe intacte pour la petite.

Et dans cette ombre, obscurcie, par la veuve, d'un éternel souvenir de deuil, Elise était heureuse, d'abord par l'absence de maux, et puis par l'affection grave et tendre, un peu réservée dans l'expression, dont sa mère l'enveloppait. Si Elise n'avait pas eu son petit Georges quand mourut sa mère, elle n'eût pu se consoler sans doute. Un vide immense se serait fait dans son cœur, mais ce cœur chaste, profond, son amour maternel avait suffi à le combler, comme y avait suffi jadis l'amour filial, et elle aimait, de plus, son excellent mari. Pour lui, elle éprouvait une tendresse peut-être un peu trop tranquille. Elle l'aimait comme un bienfaiteur. Fiancé, elle l'avait aimé en bon parent. Il n'avait éveillé en elle aucune passion. Il avait laissé dormir le lac paisible et pur de cette âme de jeune fille... Jeune fille, en vérité, elle l'était encore! Elle ignorait encore qu'il y eût une volupté, noble et sacrée, mais impérieuse et souveraine. Le rêve qu'elle en formait parfois devant une œuvre d'art, une peinture, ou au théâtre, ou en écoutant de la musique, demeurait voilé... comme une révélation commencée, aussitôt reprise.

Pour qui regardait attentivement, cette froide jeune femme de trente ans avait, au coin des lèvres, une ombre, un rien inexprimable que la jeunesse ne pouvait voir sans ressentir la jeunesse. Il y avait là du sourire involontaire, de la passion qui s'ignore, du charme insaisissable et impérieux, de la perfidie qui n'est pas possible et qui pourrait bien devenir, un monde enfin, on ne sait quoi d'infini et de subtil, comme le parfum de désir enfermé dans le bouton clos d'une fleur et qui se révèle sans s'exhaler: le songe d'un rêve!

Ce qui se lisait au coin de cette bouche, c'était la toute-puissance virtuelle de la vie, enfermée dans l'admirable créature qui n'en savait rien encore.

V

Comment cela se faisait-il? C'est qu'il n'y avait eu entre eux que des affinités de jeunesse, non point de nature personnelle. Les bons sentiments avaient rendu ce ménage très convenablement heureux. Un jeune homme avait désiré une jeune fille... voilà quelle était leur histoire... Denis n'avait pas aimé Elise.—Mais alors, cette fidélité à la promesse de mariage?

Eh, mon Dieu! M. Denis s'était établi avec l'idée d'épouser une honnête fille qu'il connaissait bien, dont il se sentait sûr. Sa vue pratique, son goût pour la vie régulière, son respect pour la probité, l'aidaient à tenir la parole du fils Marcant. Son sentiment était honorable, sage, ému même dans la cordialité franche. Mais l'amour? l'amour qui fait réciter aux apprentis notaires des vers de Lamartine et leur donne un air inspiré, le grand élan du cœur vers tout un infini; ce remuement, au fond de soi, de tous les éléments de la vie mis en tumulte; l'oppression mystérieuse? De tout cela l'heure sans doute était passée. La jeune fille attendait un Denis qui ne revint pas. M. Denis, en sept ans, avait jeté par-dessus les Moulins rouges sa fleur de jeunesse. Une ferme volonté de travailler et de s'établir honnêtement le préservait des excès, des exagérations—mais il ne crut pas devoir garder, à une fiancée si lointaine dans l'avenir, une fidélité angélique. Aucun sentimentalisme ne l'y inclinait. Il fit comme les camarades, sans aucun remords et sans grande joie. Il en vint même, par mesure d'hygiène, à consacrer un jour, qui était le samedi, de huit heures à minuit, à des plaisirs raisonnés et méthodiques. L'essentiel avait été d'abord de passer de bons examens,—puis, une fois dans l'administration, d'avancer le plus vite possible, à force d'assiduité, de zèle, d'intelligence prouvée, de travail effectif.

En résumé, Denis Marcant était un modèle d'honnête homme moderne, le pendant au rebours de ceux qui oublient tout devoir pour ne se donner que du bon temps.

Il les connaissait bien, ceux-là, et les tenait en horreur. Il en avait autour de lui, dans ses bureaux... Albert des Lys, par exemple, qui écrivait en deux mots et avec un y son nom de Délis, le type du bureaucrate moderne, fignolé, pomponné, en habit tous les soirs, le gardénia à la boutonnière, grand metteur à mal de femmes du monde. Oh! ces femmes du monde! En parlait-il assez, ce Délis!—«Alors, lui disait Marcant avec son gros bon rire de roturier, nous ne sommes pas tous du monde? Moi, par exemple, je suis hors du monde? Je m'y suis égaré quelquefois, dans votre monde! On y est pour le moins aussi bête qu'ailleurs, et souvent beaucoup moins honnête!»

Il disait cela avant son mariage et sincèrement il s'indignait, Marcant, de la facilité de langage et de mœurs qu'il voyait tout autour de lui.

Denis se mit à lire tout haut des vers... (Page 8.)

Le rude gaillard était un bourgeois de ce matin. Le fils du colporteur n'avait pas encore affiné, autant dire corrompu, sa nature de paysan. L'amour, selon lui, c'était de travailler pour sa femme et d'avoir des enfants. Mais aussi, toute la légitime folie d'aimer, le bonheur d'en avoir conscience et de s'y arrêter un temps, il les confondait avec cette préoccupation maladive des raffinés qui ne pensent qu'au féminin et à ce qui s'ensuit, ne parlent que par allusion, spirituelle ou non, toujours suspecte, au même éternel sujet. Cette vibration perpétuelle de la corde sensible, pincée d'un mot à tout bout de champ, mettait cet équilibré hors de lui et il répétait souvent un proverbe populaire:

Brave qui le fait

Coquin qui le dit!

Il avait assisté, en des recoins de salons mondains, à tant de fleurts qui lui semblaient des indécences, que le monde lui paraissait moins aimable que son cabinet vert-olive du ministère. «—Et tous ces pauvres maris, disait-il souvent, qui s'imaginent qu'on ne leur a rien pris quand on à fleurté trois heures avec leur femme!... En voilà des endroits où je ne conduirai pas la mienne!» Ces endroits, c'était partout. Et, en vérité, sans les soirées officielles où il était convenable qu'elle parût, pour saluer les ministres et leurs femmes, madame Marcant ne se serait montrée nulle part.

Marcant, physiquement très fort, autoritaire, entêté, brutal, était, au fond, un passionné et un jaloux. Derrière ses théories morales et dans ses charges à fond de train contre la corruption du jour, il y avait une âpre passion de mari calme et conservateur,—mais sa passion ne se trahissait que par la violence de l'attaque contre l'Ennemi, jamais par l'expression ardente envers l'aimée. L'Ennemi, c'était le bal, la licence de langage, la grossièreté des hommes provoquée par l'accueil riant que lui font les femmes. Oh! la toilette! les raffinements de la toilette, l'impudicité subtile qui joue dans les moindres colifichets féminins, tout ce je ne sais quoi qui est le suprême du «genre» et qui ne vise qu'à appeler, qu'à irriter, à agacer le désir des hommes, l'imagination lasse des vieux, celle déjà blasée des jeunes, tout le moderne artifice de l'habillement féminin, dont l'essayeur à la mode éprouve d'abord sur lui-même l'effet aphrodisiaque, cela mettait Marcant dans des colères de chien de garde, risibles et touchantes à voir.

—Ça n'est pas ça, la distinction! hurlait-il parfois au fumoir, où on aimait à le lancer sur ce sujet «pour voir». Ça n'est pas ça, bien sûr. J'en ai connu, des femmes distinguées. J'en ai connu... deux ou trois! Elles sont mortes. Elles avaient entre soixante-dix et quatre-vingts ans. Elles n'avaient donc plus d'âge. Elles n'étaient plus des femmes et elles étaient encore la Femme, par un étonnant prodige de distinction. Mais le diable n'y était pour rien;—et des jeunes filles qui auraient aujourd'hui ce qu'avaient ces délicieuses grand'mères seraient l'honneur de la France, tout simplement!

Et l'on riait:

—Courage, Marcant!

—Riez, riez, mes amis, et traitez-moi, si cela vous plaît, de paysan du Danube! Il n'en est pas moins vrai que la robe fendue du Directoire vous a donné Bonaparte. Elle vous le rendra, soyez tranquille!

—Eh! va donc, Marcant! J'aime ton boutoir!

Alors il chargeait:

—La femme honnête rivalise avec la cocotte. Mais qui donc payera la robe fendue des deux rivales? La petite épargne, messieurs, que le financier s'approprie avec la permission de tout le monde. S'il n'y avait pas tant de robes fendues, il n'y aurait pas tant d'agio... Vous embêtez le peuple, et vous le provoquez. Gare la vraie fin,—messieurs les «fin de siècle»!

—Oh! oh!

—Je ne suis pas suspect de socialisme, moi, n'est-ce pas?

—Eh! eh!

—Eh bien! je vous déclare que si j'étais forcé d'opter entre la corruption de tout en haut et la colère furieuse de tout en bas,—je trouverais honorable de descendre!...

—Ah! ah!

—Et quand le pétard éclatera, pendant que vous accuserez le gueux qui aura allumé la mèche, j'accuserai, moi, tous ceux qui auront allumé le gueux! En fin de compte, une société n'exerce légitimement le droit de répression que quand elle a su se discipliner elle-même...

—Il est superbe! Bravo, Marcant!... Si tu disais ça à Fourmies, tu serais député du coup!...

—Fichez-moi la paix, tas de blagueurs!

Il sortait, furieux, un peu bourru avec sa femme, qu'il emmenait à l'heure où l'on arrive.

Après des sorties pareilles, il s'obstinait pendant des semaines à ne plus aller nulle part. Elle ne s'en plaignait pas. Elle s'était refait à Paris une vie de province, recevait quelques femmes d'employés et de chefs de bureau, au choix de Marcant,—et se contentait sur sa toilette des éloges de ces Parisiennes modestes, mais qui, pour porter joliment une robe bien troussée et bien moderne, valent des princesses. C'est là,—on le sait dans le monde entier,—le triomphe de toutes les Parisiennes. L'essayeuse des grands costumiers féminins n'est qu'une ouvrière qui donne aux reines des leçons de maintien, et qui pourrait dire: «... Voilà, Majesté, comme on porte une couronne...