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La magie de l’écriture invente un pays que nous ne connaissons pas encore. L’histoire ne s’impose pas de limites dans ses allers-retours entre une réalité en achèvement et un imaginaire à négocier. Des cailloux, semés par l’écrivain, permettent au lecteur de se retrouver dans une énigme à la fois fantaisiste, particulière et personnelle. L’Inconnu s’est donné un nom qui a fait passer cette famille du reflet, du parallèle au réel...
À PROPOS DE L'AUTEUR
Robert Tremblay se sert des mots pour construire un univers artistique fort et particulier meublé par ses aventures littéraires. Avec
L’Illustre Inconnu, dans les brumes nordiques de la Scandinavie, il met en avant un bout de son imaginaire.
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Seitenzahl: 476
Veröffentlichungsjahr: 2022
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Robert Tremblay
L’Illustre Inconnu
Roman
© Lys Bleu Éditions – Robert Tremblay
ISBN : 979-10-377-6597-0
Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.
À l’humble Percheron Pierre Tremblay, (1626, Randonnai, France –1687, Baie-Saint-Paul, Québec, Canada)
L’ancêtre commun de tous les Tremblay d’Amérique (+ ou - 200 000)
Surnommé le Père d’un Peuple
Être ou ne pas être, telle est la question
Être autrement, telle est une réponse…
La culture nordique est immensément riche en mythes et légendes fantastiques qui racontent une vision cosmogonique et théogonique d’une grande simplicité dans la marche du monde, de la vie et des humains.
Yggdrasil, « le sanctuaire des Dieux », est représenté par un arbre aux larges racines qui émanent des profondeurs de la terre (naissance), à une tige robuste qui, en s’élevant, surmontant les adversités (de la vie), se divise en de multiples branches et feuilles qui se fraient un chemin vers le ciel jusqu’à atteindre la divinité (mort). Il est source superbe de tout, du savoir, du destin et de toute vie.
Svertāfaheim, le royaume des Alfes
Niflheim, le royaume de la neige et du froid intense, de la désolation, y vit le dragon Niöhogg.
Jötunheim, le monde des Géants.
Midgard, le royaume des hommes.
Vanaheim, le royaume des dieux inférieurs.
Alfheim, le royaume des Alfes de Lumière.
Asgard, le royaume des Dieux.
Mulpelheim, le royaume du feu vorace qui symbolise la violence et la destruction
***
De sa racine jaillit la fontaine où déborde le puits de la connaissance.
Aux pieds du Frêne se tient Wothan qui veille et protège l’Arbre-monde.
Dans les profondeurs, sous l’Arbre de vie se tient le serpent Nidhögg « celui qui frappe férocement » dont il ronge ses racines.
Selon la mythologie nordique, cet équilibre est condamné, Ragnarök, une sorte de fin du monde.
Mais, en attendant ce jour funeste, continuons à chanter histoires de Dieux et de Héros.
Présentation
Odyssée : un récit de voyage plus ou moins mouvementé et rempli d’aventures plus ou moins singulières.
La saga d’Ysden est homérique à plusieurs points de vue. Elle est, comme son modèle, une quête qui s’imprègne du symbolisme d’une aventure profane qui transmute en aventure sacrée. Au-delà des frontières réelles, si mystérieuses soient-elles, un environnement singulier donnera une réponse mystique d’où émergera une nouvelle naissance. Ce qui est vrai pour Ysden le sera également pour les descendants des deux branches de l’Embre, tout comme le territoire reçu en héritage.
Les sagas nordiques sont un théâtre magnifique. La scène se déplace sur la Terre du Nord, tantôt dans ses fjords, tantôt sur le chapelet d’îles et la mer autour. Les scaldes nous ont transmis ces poèmes anonymes de bouche en bouche, par des générations de conteurs, depuis des temps immémoriaux.
De tous les hommes de la terre, les aèdes
Méritent les honneurs et le respect, car c’est la muse,
Aimant la race des chanteurs, qui les inspire.1
Dans un style flattant le goût du merveilleux et riche en symboles, ils relatent des actions humaines et des rencontres chevauchant tout autant le sacré et le profane, dans une nature impitoyable qui ne pardonne pas la faiblesse.
Ce terreau fertile a enrichi cette épopée familiale sur les thèmes de l’exploration, de l’aventure, de l’émigration dans une terre du bout de l’horizon, de l’adaptation, jusqu’à l’épanouissement d’une Nation.
Moi avec mon bateau et mes seuls compagnons
J’irai sonder ces gens, apprendre qui ils sont
Si ce sont des violents et des sauvages sans justice
Ou des hommes hospitaliers, craignant les Dieux 2
Et ce sont les outils modernes de l’investigation qui m’ont permis cet échafaudage.
La majeure partie des renseignements que j’ai reproduits dans ce récit provient de sources archéologiques utilisant les techniques modernes d’investigation. Cette approche de l’Histoire est similaire à la quête du policier sur la scène de crime : examen du sol pour trouver des indices, photographies aériennes, fouilles et observation des ruines, données environnementales, etc.
S’ajoutent des techniques médico-légales provenant de plusieurs autres sciences : géoradars et autres appareils techniques, datation au carbone 14 et dendrochronologie, instruments géophysiques, appareils électromagnétiques, cartographie au phosphate, et j’en passe.
C’est dire jusqu’à quel point plusieurs groupes de recherche s’activent pour trouver une probable vérité sur la vie et les mœurs de cette époque.
La savoureuse mythologie des peuples nordiques et leur passionnante littérature sont à la mode. Et nombreuses sont les sources pour décrire cette période de l’Ère Viking, autant dans les pays scandinaves qui revisitent leur éloquent passé que dans tout l’Occident. Grands voyageurs, ces intrépides guerriers ont envahi, puis habité, à peu près toutes les contrées d’Europe. Ils ont même poussé leurs explorations en Amérique du Nord, plus de cinq siècles avant Christophe Colomb.
Pour présenter une histoire épurée des influences chrétiennes, nous nous sommes appuyés sur des bases archéologiques et historiques d’auteurs spécialisés respectant une réalité de façon impartiale. Ce sont les vainqueurs qui écrivent l’Histoire.
En l’occurrence, ce sont les moines et religieux chrétiens qui ont attribué aux Vikings une multitude de clichés et d’épithètes qui ont encore la peau dure : des gens « plains de félonie… de malices plains… de Dieu anemis. »
Ceci explique cela : compte tenu des richesses accumulées dans les églises et les abbayes, souvent aux dépens d’une pauvre population, elles furent des proies privilégiées des pillards venus des Pays d’en Haut.
Internet déploie plusieurs sites historiques et culturels qui se penchent sur les anciennes croyances du nord de l’Europe. L’âme et l’histoire de l’ancien peuple scandinave ont été en partie occultées par nombre de scientifiques que ces sites vulgarisent et organisent. Mes recherches sur le Web se sont avérées indispensables pour donner à cette saga un air d’authenticité. Cependant, dans de nombreux cas, je n’ai eu accès qu’à la traduction de traductions de textes anciens eux-mêmes écrits par des clercs plusieurs siècles après le déroulement des faits racontés de bouche à oreille par des scaldes, ces poètes de cour. Mon constant défi a été d’introduire et documenter une saga familiale dans une fresque nationale d’avant l’écriture et lui donner un plausible environnement humain à l’époque pré-viking qu’on nomme l’Âge de Fer, tout en m’appuyant sur des faits scientifiquement discutables. La littérature a souvent officialisé, dans l’imaginaire populaire, le mythe de l’homme scandinave d’il y a un millier d’années comme un robuste guerrier, querelleur, féroce et redoutable marin pilleur de biens.
Cependant, en histoire, on ne travaille pas sur le passé mais sur ses traces dissimulées dans des indices. Cette nature brute fut comblée par l’œuvre romancée. L’Histoire officielle, souvent snobinarde, aime bien s’habiller du costume d’apparat, habillement militaire ou redingote civile de grands personnages, mais juge sans histoire le récit d’une population anonyme, bien que ce soit bien souvent cette même population qui a permis cette célébrité et ces performances.
J’ai plutôt voulu donner vie et véracité à une biographie familiale introduite dans le réel et le plausible, un voyage dans des « espaces-autres » remplis de rêves et d’espérance : d’autres lieux, d’autres temps, d’autres règnes comme celui des Dieux, un monde des symboles et archétypes. L’Emble choisira la parole plutôt que l’épée, à contre-courant de l’époque, et ce pacifisme politique traversera les siècles jusqu’à son aboutissement.
P.S. Plusieurs sites sur le Web ont été mis à contribution. Toutefois, une mention spéciale s’adresse à idavoll.e-monsite.com, site interactif et portail de ressources sur l’Âge des Vikings. Il réunit avec passion des informations sur l’art, la culture et l’histoire de ces hommes du Nord. Il s’est avéré une source indispensable pour aiguillonner cette recherche et tisser les fils pour la rendre crédible et vraisemblable.
Prologue
À l’aurore des siècles, dit la Voluspa,
Il n’y avait ni terre en bas ni ciel en haut.
N’étaient que le froid et le chaud.
Et entre les deux : le néant, un abîme sans fond :
Ginungagap : l’Abîme-Béant,
C’est là, à mi-chemin entre ténèbres et lumière,
Que la vie allait apparaître
Dans la rencontre entre glace et fournaise.
Théogonie norroise
Le grand rythme peut commencer. À la rencontre de la glace et du feu correspond la succession de l’obscurité et de la lumière, de la nuit et du jour.
La Scandya (Terre de brumes), dont fait partie prenante la Norvège (Norōrvegr : route du Nord) a, jusqu’à une époque relativement récente, été considérée comme égarée quelque part dans le froid nordique, difficile à connaître et documenter et pleine d’indicibles dangers. Si bien qu’elle est restée, aux temps de l’Empire romain, une île lointaine, « Ultima Thulé » perdue dans les brumes du Nord, au-delà du monde connu.
Ce gigantesque caillou granitique, érupté des profondeurs abyssales par les forces telluriques d’origine, s’est détaché, à une époque relativement récente en mesure de temps géologique, du continent et de la Grande-Bretagne, pour migrer vers le nord de l’Europe et dériver jusqu’au cercle polaire pour sa plus grande partie.
Le rocher, et le chapelet d’îles qui le cernent comme autant de pierres enfilées en collier, fut pendant des millénaires habillé d’une épaisse cape glaciale et inhospitalière de 3000 mètres d’épaisseur.
Et même si la banquise s’est depuis longtemps retirée de ces contrées, la dernière glaciation s’y est prolongée plus longtemps qu’ailleurs. Les glaciers et la neige, les ruisseaux et les fleuves, les rapides et les chutes d’eau ont avec énergie et patience façonné le paysage norvégien. Une topographie surdimensionnée s’y est ouvragée, riche et variée d’un éventail de forêts verdoyantes, de toundra arctique, de montagnes vertigineuses coiffées de glaciers éternels et de plus de deux cents fjords rocailleux qui sculptent plus de trois mille kilomètres de côtes aux parois abruptes.
À petits flocons de neige, la nuit hivernale est descendue, silencieuse,
Hiver après hiver, nuit bleue après nuit bleue.
Les glaciers ont enserré les sommets de leurs griffes,
Le soleil printanier a libéré leurs gouttes de glace.
De goutte en goutte, de ruisseau en ruisseau, les torrents se sont précipités, ont dévalé les pentes.
Arraché ici et là, rongé et creusé la montagne et la terre.
Ils ont créé la vallée profonde, et enfin, l’étincelant fjord vert émeraude.3
Cette terre, aux limites du monde connu, ne se découvrit que tardivement au regard d’intrépides navigateurs qui osèrent affronter les mers tourmentées des alentours. Avec prudence et de peur d’éveiller d’étranges créatures qui devaient bien habiter ces terres surgies de l’océan Glacial, les rares audacieux d’avant le premier millénaire n’effleurèrent qu’à distance tant de merveilles insolites qu’ils en firent parfois des récits quelque peu déformés par une imagination fertile, y ajoutant même quelques créatures fantastiques. Le Grec Pythias au IVe siècle av. J.-C. décrit ce Nord mythique comme un lieu où les lois de la Nature ne semblent plus avoir cours, où l’eau, l’air et la terre se confondent et où tout semble suspendu dans les airs.
Tacite confond la neige à des plumes de volatiles flottant dans l’air et qui bouchent tout l’horizon. L’historien Hérodote se plaint de ne pouvoir conter quoi que ce soit de ces terres septentrionales, car il y fait si sombre qu’il est impossible d’y voir, ne serait-ce que sa propre main.
À mesure que la Scandya se dégage de sa calotte glaciaire, surgissent de la Préhistoire les premiers peuples, chasseurs-pêcheurs-cueilleurs. Ils disposent de grossiers instruments fabriqués de silex, mais surtout, de petites barques fabriquées de peau avec armature de bois. L’eau omniprésente tout autour dicte déjà et pour toutes les générations futures la conduite de l’existence des Nordes.
Dans cette « Ultima Thulé » où les montagnes s’épaulent mutuellement pour former des panoramas à couper le souffle s’est forgée une race d’hommes et de femmes qui ont su dompter ces paysages contrastants et vertigineux à force d’entêtement. Le « Nord du Nord », situé en grande partie au nord du cercle polaire, où les nuits comme les jours durent des semaines et des mois, a façonné aux confins de l’Europe un peuple imbu d’un caractère particulier, trempé dans le pratique, volontaire et résiliant, têtu, batailleur voire fantasque, d’une solidarité forte, d’une vision commune de l’univers, ainsi que d’une conception spécifique de la famille, du droit et de la justice. Cette terre et ce climat ont donné à l’homme nordique un tracé tenace dans sa perception des espaces et du temps.
Au pays du froid et des brumes, dans le vent furieux qui arrache la neige des sommets et hurle sur les plaines, le galop fantastique d’un cheval emplit soudain le ciel et crevant les nuages. Au rythme fou des huit sabots de sa monture, ce cavalier c’est le Dieu Odhinn (Othan), le plus grand et le plus noble de tous, héritier du courage des Géants et de la sagesse divine, fondateur de la race des hommes.4
Peut-on seulement imaginer, dans ce Grand Théâtre céleste, l’éclairage particulier de nordlys, la lumière dansante du Nord dont les formes, la couleur et l’intensité varient à l’infini, passant du bleu foncé au vert et au jaune, voir jusqu’au rouge et à l’orange. Sous ce jeu de lumière époustouflant, les trois coups du Dieu - Tonnerre annoncent maintenant le jeu de l’acte premier de l’aurore du monde de la nordicité. Il prit à Wothan et à ses deux frères, Ve et Vili, lors d’une promenade d’exploration, de sculpter sous forme humaine, deux troncs d’arbres échoués sur une grève.
Celui d’un frêne prit forme d’homme et celui d’un orme celui de femme. Wothan leur donna le souffle de la vie, Vé leur donna la vue, l’ouïe et la parole, Vili, l’intelligence et les émotions. Le premier homme fut nommé Ask(frêne : bois dur) et sa conjointe Embla (orme : bois tendre). Pour elle et lui, les trois créateurs bâtirent un Royaume : Midgard (la Terre du Milieu), avec charge de le peupler et de s’y occuper des animaux, des plantes et de tous les êtres vivants.
Entièrement satisfaits de leur expérience créatrice, ils poussèrent leur joyeuse extravagance à planter un décor fabuleux dans ce Mindland, un décor à couper le souffle, offrant des panoramas saisissants, émergeant d’une mer omniprésente : crêtes dénudées qui se perdent dans la brume, pics coiffés d’un chapeau blanc de neige qui ruissellent en milliers de cascades et de chutes vers des abîmes. Celles-ci bondissent par sauts de géants et déballent par les moindres sillons jusqu’à gorger des rivières fougueuses qui transportent une eau pure et cristalline jusqu’à des milliers de fjords profonds.
L’horloge du temps de l’Homme pouvait commencer à battre ses tics et ses tacs.
L’histoire des hommes du Nord ne s’est pas codifiée à mesure des faits, mais s’est transmise dans une société essentiellement orale par le biais d’histoires, de contes, de mythes : la poésie eddique et la poésie scaldique. On y découvre un sacré différent de la conception judéo-chrétienne de l’univers. Wothan, Pórr, Freya, Loki, le grand arbre Yggdrasil, le marteau Mjöllner, Nighögg, le serpent monstrueux, les Ases, les Géants, les Nains, les Alfes, les vierges Valkyries, le Ragnarôk, comme fin du monde des Dieux, autant de matières à raconter passionnantes, aussi déroutantes qu’embrouillées et parfois contradictoires. La frontière entre les mondes des Dieux, des héros et des hommes s’estompe dans un imaginaire cosmologique fortement structuré et porteur d’une cosmogonie et une théogonie complexes et originales, mais si terre-à-terre qu’elles présentent les Dieux mortels et capables de souffrance.
Remontant à des temps très anciens, cette mythologie est peuplée de personnages et de légendes riches de sens qui constituent un outil crucial pour comprendre ces humains incrustés dans une nature hors du commun. Ainsi, le vivant comme le non-vivant, hommes, animaux, pierres et phénomènes naturels possédaient leurs gardiens naturels et leurs dieux. Ces derniers influençaient la vie quotidienne des hommes et leur conception de l’au-delà. Ces croyances étaient fortement ancrées dans les communautés et entretenues par des initiés, capables d’interpréter des phénomènes qui dépassent l’entendement des simples mortels.
Mais on peut supposer que les Eddas ne constituent que des fragments d’une immense littérature égarée dans les méandres de l’Histoire et enrichie de l’imagination débordante des scaldes, conteurs d’imaginaires.
Quelques récits ont été compilés dans l’Edda poétique, recueil de poèmes anonymes, mythologiques et héroïques, écrits en vieux Norrois, et composés pour la plupart entre le VIIIe et le XIIIe siècle.
Cette poésie primitive, par ailleurs incohérente à cause d’enrichissements nombreux porteurs de contradictions insolites d’ajouts fantastiques et surnaturels, s’est transmise, de bouche à oreille, défiant des générations de conteurs, depuis des temps immémoriaux.
Elle a inspiré d’innombrables récits de veillées à l’ombre fantomatique des feux de l’âtre central des maisons longues. Des scaldes expérimentés y déclenchaient chez ces simples paysans, tour à tour, rires et craintes, peines, joies et peurs, sachant habilement mélanger le quotidien tangible et bien réel avec le surnaturel, le caché. Alors surgissait de ce terreau la magie, la prophétie, l’apparition des morts et autres effets divinatoires. Cet amalgame formait la trame de leur vie et les accompagnait dans leur environnement souvent inhospitalier et imprévisible.
L’Edda compile des récits, riches en symboles qui présentent des divinités mortelles, si humaines, parfois jusqu’à la caricature, épousant des agissements parfois vertueux mais aussi ses bassesses : orgueil, effronterie, rouerie, violence, médiocrité, vulgarité, grossièreté posée jusqu’à l’obscénité.
Et cela ne va pas sans horreurs et trivialité. Les Dieux naviguent allègrement « tour à tour du merveilleux au grotesque, de l’épouvante à la farce, de la tragédie la plus grave à la comédie la plus folle. »5
Silence, je demande à tous
Grands et tous les humbles
Silence, parents de Heimdall
Selon l’ordre du père des héros tombés au combat,
Je vais raconter les anciens récits des hommes les plus anciens que
je me rappelle.6
Année 651, 21 juin, solstice d’été
Solmanudr misér (mois des semailles)
Ce chapitre est une traduction libre et imaginative des sagas dites Völuspa et Valpruomismal écrites en protonorrois et reconstituées à partir des Eddà’s poétiques du XIIe siècle.
La Völuspa (völv-s-spa : prophétie de la voyante) est un poème cosmogonique et eschatologique composé de 66 strophes. Les strophes citées sont identifiées entre parenthèses. Ce long monologue est la pièce centrale et la clé de voûte qui domine le vaste ensemble des poèmes qui composent l’Edda poétique. Le poème expose en une série de visions riches en détail l’histoire et le destin du monde des Dieux et des hommes jusqu’au Crépuscule des Puissances, le Ragmarok qui verra l’événement de la Terre nouvelle.
Elle est considérée comme une des plus importantes sources primaires de la mythologie nordique. L’auteur en est anonyme, mais plusieurs strophes controversées et la technique de versification suggèrent qu’elle daterait plus ou moins de l’an 1000 (selon Régis Boyer7), à une époque où le christianisme est en train de remplacer les anciennes croyances païennes.
Cette énigmatique prophétie imaginaire se dévoilera par pans entiers tout au long de l’aventure humaine des Emble, sur plus d’un millier d’années.
Aux premières lueurs de ce jour, sacrifice (blodom) fut accompli en la plaine de Gulokr par le Grand Prêtre Remplorg, par égorgement de Heldrun, la Chèvre sacrée, et celle de deux corbeaux, gardiens de la Pensée (Huginn) et de la Mémoire (Munun).
Puis la prophétie de la sage prêtresse völva, entendant la voix de l’ancêtre Mosheh, s’est fait paroles et poésie :
« “Heidi hana héto hvars er tel heisa kom Völo velspà. Vitti hon gauda seidr hon hug leikinn.”– Ils l’appellent Heîdr quand elle visite leurs maisons, une völva aux bonnes prophéties, sage en charmes, façonneuse d’incantations, connaisseuse en magie.
“Hlióòs blò ec allar kendir.” – Silence, je demande, de tous les grands, les humbles.
À toi, Eskarl Emble (orme), les Dieux ont parlé en cette fête du Sumarblot (solstice d’été).
Écoute bien et que tous entendent pour que les runes gravées dans la Pierre sacrée du Temple d’Asgard racontent la parole de Wothan, créateur de la race des hommes, et aussi les dires de ses frères Vi et Ve, résidents du Vanakin, le Royaume des Cieux.
Ainsi se rappelleront toutes les générations jusqu’à un lointain futur et jusqu’aux confins des terres et des mers, par le chant des scaldes, ces poètes qui auront goûté du pis de Heldrun, le limpide hydromel, source de sagesse et qui donne rythme aux chants et musiques.
Il est dit que dans les neuf Mondes des règles immuables ont été fixées. Alors, jusqu’au Ramarok (fin d’un cycle du temps) vont se déchirer l’Aigle (Veõrjölnir) et le Serpent (Nedhögg), celui qui plane et celui qui rampe, l’Oiseau de Lumière et la Bête des Ténèbres. Ainsi s’opposent la Force et la Ruse en une lutte qui ne laisse ni gagnant ni vaincu : l’épée trempée selon, de vaillance ou d’infamie, tout autant que la ruse armée de droiture ou d’imposture.
Et les corbeaux qui ce matin encore croassaient dans l’Arbre de Vie (Yggdrasil) ont chuchoté à Wothan ce qu’ils ont vu et entendu lors de leurs longs voyages à travers les mondes. Les Normes, gardiennes du destin : Urd (le passé accompli), Verdandi (le présent) et Skiuld (le destin à venir), de sous Yggdrasil où elles ont élu domicile, ont aussi entendu et tissé la toile du destin (wigrd), le décompte du temps et la fatalité de la guerre et de la mort.
“[…] paer lög lögdo, paer lif kufo, alda bönom, orlög seggia” – Elles ont fait les lois, elles ont fixé les vies, au fil des temps, elles annoncent les destins (Strophe 20).
Et les entrailles de la Chèvre ont confié les mystères et le destin de la lignée royale de ce dernier fils de ton épouse Mardsi Ros. Car le sacrifice de la Chèvre est aussi offert à Freyr, Dieu de la Fécondité.
Le géant Pórr lui-même a aussi entendu. Penché sur le berceau, il a brûlé de son marteau, continuellement marqué au fer rouge, la chevelure roussie de l’Enfant. Ce qui fait de ce dernier un asbjorn (l’ours [le guerrier] des Dieux).
“Hittuz aesir á Idavelli” – Les Ases retourneront à Idavoli (Strophe 7).
C’est là que siégeront Wothan, Pórr et ses fils Modi et Magni, demi-frères de l’Enfant.
C’est là encore que se rendront Freya et tous les autres Dieux.
“Pá gengo ragin oll a röestóla ginnheilog god” – Les Dieux ont assemblé un Conseil dans la salle du Jugement. (Strophe 9)
Tous ensemble ils prendront place et converseront, ils évoqueront leurs antiques secrets et s’entretiendront de tous les événements qui autrefois se déroulèrent, du serpent Midgard et du loup Fenrir.
Ils trouveront dans l’herbe les tablettes d’hier qui avaient appartenu aux Ases :
Je me souviens de l’avenir, dira l’un
Je vis ce qui sera, dira un autre
Je vivrai ce qui fut, ajoutera un troisième.
Ainsi, hier et demain seront tenues aux mêmes racines : ce qui fut sera et ce qui sera est déjà su des Dieux.
“Unz prir qvómo or privi hoi lidi oflgir oc astgir
Aesir, at húsi fundo at landi
Litt megandi asc se Emblo orlóglausa” –
Jusqu’à ce que trois quittèrent le groupe
Puissant, aimants, Ases de la demeure des Dieux
Ils ont trouvé Frêne et Orme sur terre
Sans force, sans destinée.
(Strophe 17)
Par trois fois l’Orme dans sa lignée s’essaiera à prendre racine et s’enfeuiller en neuve terre.
“Vit sò ér enn, coâ hvat ?” – Désirez-vous en savoir plus ?
En ces temps a jailli Bifrost (le pont arc-en-ciel) qui relie Asgard et Midgard, la terre des Dieux à celle des hommes.
“Au-delà de nos jours, moi fille de Wothan, j’aperçois le crépuscule des Dieux.
Yggdrasil frisonne, le frêne vertical, le vieux tronc gémit […]
L’Arbre du monde craque et se fend.” (Strophe 47)
Le grand Serpent qui entoure la terre se roule furieux.
Je vois aussi la Rivière ténébreuse comme un chemin qui marche et s’essouffle,
Qui transporte les fils de l’Emble et les jette pêle-mêle dans des régions inconnues. »
Puis la völva, après un long silence, reprend en ces termes :
« Je vois, je vois, je vois, par trois fois je vois l’arrivée des vingt-et-un de Nidaros dans un fjord tout semblable, vingt-et-un vaillants chefs de famille endurants et solides comme la forêt qui entoure.
La terre entre dans la mer… mais aussitôt, une nouvelle création commence. »
La völva voit la terre admirablement verte sortir une fois encore du sein des flots. (Strophes 57 et 59)
Tout malheur est détruit.
Elle voit les cascades se précipiter, et, au-dessus d’elles, planer l’Aigle qui guette le poisson du haut des rochers.
Un palais s’élève, plus beau que le Soleil ; là vivront, à jamais heureuses, les bonnes générations.
Les dieux Wothan (souffle de vie), Vili (intelligence et mouvement), et Ve (les cinq sens) ont apportés leurs offrandes à l’Emble naissant qui sera Père d’un peuple des confins, au-delà des brumes qui enveloppent les mers. Tel l’arbre géant, né d’une graine menue, suit sa racine, la sève qui monte en contient la plénitude. Aussi, plus de dix mille oiseaux pourront s’y loger sous les rameaux et les feuilles. Mais les épées célestes, à lui offertes, lui seront utiles pour combattre la Bête, Nidhögg, le dragon qui frappe haineusement. Il se cache sous Yggdrasil, le frêne sacré dont il ronge les racines.
De sous l’Arbre sacré, la Bête qui y vit en profondeur a aussi entendu.
Elle se tord de rage.
Il est dit qu’à tous les temps et à tous les confins le Dragon des morts boira le sang et dévorera les cadavres.
Le Serpent hérisse les vagues, l’aigle glatit. (Strophe 50)
« Je vois la tempête effroyable de la bouilloire d’Aegir (mer du Nord) et deux filles du “brasseur” Hefring, la déferlante et Kolga, la mer déchaînée, vouloir engloutir le naufragé.
Mais Fleyr, fils de Pórr, protecteur de l’enfant, lui offrira le Bateau magique, à la fois capable de traverser ciel, terre et mer.
Les Nains Nordri, Sudri, Austri et Westri lui enseigneront dans un autre temps le mystère de la Pierre brillante de la mer (solarsteinn), que les Dieux appellent Marsali.
Sur cette chair de ta chair, semée aux quatre coins de l’univers, plusieurs petits dieux viendront imposer leur propre “Ver” éphémère aux nombreux fils de l’Emble.
Les runes racontent que s’érigeront de ce lieu-ci, dit le Jari de Lade, les errances de nombreux jarls, au-delà des terres et mers du grand Ver, de sous les quatre colonnes tenues par les quatre Nains.
Il est dit aussi que quand sonnera la Grande Trompette, seront envoyés les Alfes clairs du pays d’Alfhein, aux quatre coins des terres pour rassembler toutes les descendances de l’Emble.
Comme sont attirées les abeilles à la ruche, les fils de l’Héritier s’achemineront vers le lointain royaume des Quatre Saisons, où se trouve la maison des fjalltfras8. L’Emble prodigue de sa sève y érigera son nid de milliers de milliers de feuilles.
Pórr, le Dieu Tonnant, protecteur de la lignée, affrontera Nedhögg, par deux fois, affrontera le Dragon en ces lieux d’outre-mer. Provoquant entaille d’immense profondeur en milieu de neuve terre, il aura voulu lui couper tête. En un autre temps, dans son dernier combat, il lancera son marteau Mjöllinr (concasseur) vers l’ignoble Serpent qui frappe haineusement. Desserrant ses anneaux qui entourent ce lieu, cela engendrera chaos qui provoquera avalanche.
“Sol salvata, griotbjòrg gnata” – Les rochers s’écroulent, les monstres bougent. (Strophe 52)
Alors, seulement, des ténèbres surgira ce que doit.
Les Ases se rassemblent dans la plaine d’Idi. Ils parlent du puissant Serpent, se rappellent les grands événements et les antiques runes du Dieu suprême. (Strophe 60)
Il en fut ainsi que cessera la grande interdiction proclamée à l’Asthing des Dieux. Tant grande espérance et bonne attente des heureuses suites qu’adviendra ce qui n’est pas advenu.
La grande Charte (Edikt) des Halvblods (Sangs Mêlés) y sera dévoilée qui confondra ces gens de robe (jurists) de l’Astuce, habitants du Danelagh.9
Alors seulement, l’ignoble Bête étant terrassée, les Terres Rompues de Gimle reprendront vie et prospérité dans le Royaume uni, l’uni ver de tous les vers du passé. »
Année 650
Hameau de Lade
Vallée du Nidaros
Scandya
Le Havamal est un poème didactique. Son titre peut se traduire par Dits du Très-Haut. C’est une pièce fondamentale (165 strophes) et majeure de la tradition païenne nordique, probablement d’origine norvégienne. L’ensemble est une compilation de conseils de sagesse qui présente une philosophie de vie et une leçon de conduite que doit appliquer le bondi, ce paysan-pêcheur, propriétaire libre et fier de son lignage, autarcique et faiseur. Les strophes citées tout au long du texte jusqu’à la fin sont identifiées entre parenthèses.
La traduction est de Régis Boyer.
En cette journée du solstice d’été, Eskarl est satisfait. Assis confortablement sur de grands coussins de peaux de chèvre, il regarde les invités qu’il a conviés à une célébration et qui se gavent de fruits et de bière.
Que l’hôte prenne en garde
Qui vient au festin
Ouïe fine et silencieux
Ses oreilles écoutent
Et ses yeux examinent
C’est ainsi que tout sage s’enquiert.
(Strophe 9)
Tout a débuté, la veille, par l’arrivée remarquée de la völva R Minn, une énigmatique et fantomatique ermite qui rôde depuis toujours dans les forêts et marécages du comté de Storhel, où un émissaire a pu la rejoindre. Elle a impressionné les gens du lieu tant par la mystérieuse majesté de son port altier que par ses vêtements. On a senti de suite son autorité par la froide maîtrise de ses émotions devant l’effet que représente sa présence devant les curieux impressionnés qui se tiennent prudemment à distance. Vêtue d’un ample manteau bleu à fermoir, elle impressionne car elle est de même habillée que Wothan quand ce dernier visite incognito les autres mondes.
En compagnie du maître des lieux Eskarl, elle a un peu marché autour des bâtiments, balayant de son regard gens et bêtes pour s’imprégner de l’esprit du clan et de ses ressources.
Puis, Eskarl l’a conduite vers une petite pièce fermée, aidé de l’émissaire qui y a porté un large sac de cuir. On lui a servi, à sa demande, un ragoût préparé avec des cœurs d’animaux.
Elle n’en est ressortie qu’à l’aube marchant au-devant d’Eskarl et de ses invités réunis dans la maison longue. Aussitôt se sont tus les chuchotements tant elle inspire crainte mêlée d’admiration auprès de ces gens, à la grande satisfaction du maître des lieux qui affiche ainsi sa puissance.
Son manteau légèrement entrouvert, orné de pierreries et fermé par une épinglette sculptée à tête de la Déesse Frya, laisse voir à son cou un collier de perles de verre qui pend sur sa poitrine. Le capuchon qui coiffe ses cheveux blonds est fait d’une peau noire d’agneau et d’une peau blanche de chat, double symbole de sa maîtrise d’aspects de la loi cyclique : le jour et la nuit, la lumière et l’obscurité, la rigueur et l’intuition. À sa main, un long bâton avec pommeau en laiton lui confère une démarche de voyageuse de lointaines terres. Sous le manteau, un ceinturon retient une bourse dans laquelle elle conserve les objets nécessaires aux rites divinatoires de magie et de sacrifice. Des souliers fabriqués de cuir de vachette avec lacets aux bouts cuivrés et des gants à poils longs faits de peau de chat blanc à l’intérieur agrémentent cet habillement. La grâce et l’élégance vestimentaire qui se dégage de cet accoutrement ajoutent à l’étrangeté et confèrent à la völva une respectueuse crainte chez ces gens qui quotidiennement mélangent le quotidien tangible avec le surnaturel et le caché.
Par la suite, Mardsi et les femmes du clan des Emble, autant les filles que les servantes, se sont regroupées autour du long siège d’Eskarl que ce dernier lui a cédé. À partir de cet instant, elle devient maîtresse des lieux, comme au centre d’une forteresse impénétrable autour de la prophétesse.10
Le décor est mis pour les rituels sacrés. Tout commence par le sacrifice (blôt) de Sleipnir, représentant le cheval sacré de Wothan. Comme chef de famille et de clan, Eskarl lui-même a procédé, comme le veut la coutume, avec l’aide de la prêtresse. La chamane a pratiqué le bouillonnement (sejor), une transe effervescente qui vise à échanger son harm (la substance qui donne sa forme au corps) avec celui d’un animal par la force et la concentration.
R Minn peut maintenant entendre le murmure de la nature (les runes), parler aux forces élémentaires (hugr), voir par les yeux de l’animal investi et consulter les ancêtres et esprits tutélaires en vue d’influer sur les éléments.
Tous les paysans propriétaires (baendr) sont venus assister à cette fête sacrificielle. Ainsi que le veut le rituel des anciens ; plusieurs petits animaux ont aussi été égorgés. Le sang sacré (haunt) fut recueilli dans de grands bols de céramique cordée (haultbollar) avec un rameau (haultteinn) utilisé comme goupillon.
L’autel en fut aspergé, ainsi que les murs et les invités. La coupe (full) a été consacrée par Eskarl et un premier toast a été bu dans les cornes de buffle en l’honneur de Wothan, les suivants l’ont été en l’honneur de Nord et Freyr, pour obtenir une bonne récolte et la paix.
Puis vinrent de nombreux toasts portés à la mémoire des défunts, accompagnés des meilleurs morceaux de viande du cheval, réservés aux repas rituels des Dieux et des hommes.
Une partie de la chair des animaux sacrifiés a été réservée à Wothan. Elle sera versée dans le puits sacrificiel situé au centre de la cour communautaire et tout près de l’autel et du chêne centenaire qui représente Yggdrasil.
Tous ces actes primitifs mythiques qui constituent un blôt (fortifier la divinité), Eskarl en connaît tous les rites. Il les a appris de ses parents qui les avaient pratiqués avec leurs propres parents, et cela, depuis les anciens de tout temps respectueux de l’Asatru.
Comme ses aïeux Eskarl est polythéiste. Il a fait siennes les anciennes croyances (form sidr) en une énergie divine prégnante et immanente qui nous est cachée et qui est au-delà de notre compréhension immédiate. Il vénère des dieux et déesses qui sont interdépendants avec les hommes : nous influons sur eux, ils influent sur nous. Sous l’ascendant de sa vertueuse mère, il reste convaincu que les circonstances de sa naissance et de sa survie reposent sur un rapport particulier avec Wothan, le plus puissant des Dieux. Par ses implorations à Freya, la compagne du Dieu, Yggep aurait obtenu de son compagnon qu’il insuffle le souffle de vie pour permettre à Eskarl de respirer et de vivre. Très tôt dans sa vie, il s’est imprégné du vighurg (esprit de lutte), considéré comme une règle du sacré et de la vie, une fureur de vivre qui peut changer un destin prédestiné. C’est tout le contraire de la fatalité, mais un savant calcul de toutes les actions qui deviennent significatives.
C’est ainsi qu’il s’est associé à Remplorg, grand prêtre sacrificateur, considéré comme interprète privilégié entre les hommes du clan et les Dieux. De cette considération, l’un pour l’autre est née l’idée d’une association entre le Pouvoir divin et l’autre matériel, dont la mission sera d’assurer aux sujets de la harde, fécondité et fertilité : « tel ras ok fridar ».
Ces deux êtres vertueux et dotés d’une vive intelligence ont grandi ensemble, fuyant les jeux futiles de leurs compagnons, et se sont imprégnés des mêmes récits d’origine racontant une cosmogonie fabuleuse. Cette terre compartimentée par ses fjords et ses fiels abrite neuf mondes représentés par l’arbre d’Yggdrasil, soit : le monde des Ases, des Alfes lumineux, des Géants, du Milieu (la terre), du Feu, des Brumes, des Alfes sombres, de la Mort.
Tantôt, en quelques mots, car il abhorre les longs discours, il devra remercier tous ceux qu’il a réunis pour célébrer la réussite de longues discussions qui ont mené à ce Conseil :
« Fais ça court, quelques mots seulement, dit-il à son fils Roparz (hrod, gloire et lérot, illustre).
— Oui père, je connais ton humilité ! lui répond-il avec une pointe d’impertinence. Toi qu’on surnomme rifr (rusé renard) pour tes réussites en tête-à-tête, tu deviens avare de sentiments et de mots devant public. Mais quand même, n’oubliez pas de saluer la présence de Krokr (le bourru), le plus réticent et adversaire potentiel dans un futur qui viendra bien assez vite tant est son courroux. N’oubliez surtout pas un mot chaleureux à toutes les dames, car vous l’avez constaté vous-même bien souvent, grattez derrière la parade de ces chefs de clans vous trouverez qu’une femme y a mis discrètement son grain de sel dans l’intimité de sa langhûs (maison).
— Bien ça va, ça va, fils, merci de tes conseils, mais je sais tout cela. »
Un geste d’impatience pour indiquer la leçon terminée libère Roparz qui a une idée bien en tête, et combien plus intéressante pour passer le temps, comme se faire remarquer par dame Gunhill, brillante conseillère de Froward, maître puissant du clan des Bjorn et des Torfi qui ont une fille exquise, pleine de rondeurs et de charme pour ses treize ans. Il a bien essayé de la courtiser discrètement, mais la fille est farouche et craint par-dessus tout le courroux de son paternel reconnu pour être un puissant batailleur. Mais le deuxième fils d’Eskarl, s’il n’a pas le côté touche-à-tout de l’aîné Gearhard (gar : pique et hard : fort), a une arme plus subtile qu’il manipule avec aisance : la parole. Et, par Bragi, il s’en sert, tout comme il se sert de sa lyre pour composer des épopées fabuleuses sur la lignée plus ou moins fantastique des rudes hommes du clan, tous orgueilleux et susceptibles comme des loups mais aimables et complaisants quand on sait vanter leurs exploits plus ou moins réels.
Et les pensées d’Eskarl, comme des pétales de la potentille aux quatre vents des montagnes avoisinantes, vagabondent dans les temps et les lieux qui ont forgé sa destinée et cette heure de gloire.
Il se revoit, petit malingre souffreteux, sauvé du rejet de la caste des refr (renard) par, Yggep, sa mère qui a mis tout le poids de ses résistances sur le débonnaire Ernst pour le sauver, lui, le frêle fruit non attendu d’une femme déjà avancée en âge. Ne l’a-t-elle pas appelé de ce nom (karl : viril) pour conjurer le destin du petit ?
Heureusement protégé par ses frères, mais surtout par Linx, l’aîné, un colosse batailleur et belliqueux, il a pu grandir et développer ses talents de créatif à l’ombre d’Yggep et des fidèles serviteurs et esclaves du Clan, attachés aux tâches familiales de la ferme et de la maisonnée. Sérieux et taciturne, il a toujours fait du travail son unique passion et rien n’a coûté pour arriver à une fonction honorable et assurer un avenir agréable à sa famille. Ses efforts si patients et si obstinés ont été couronnés de succès. Il n’a jamais donné son amitié à quiconque, sauf à Mardsi et la solidité de ce lien en est d’autant inséparable. Mais ce comportement du garçon, si près de sa mère et si fuyant des gens de son âge intriguait au plus haut point. Certains doutaient même de sa virilité et chuchotaient les insultes argr (non masculin) et elergiest qui désignent un comportement efféminé ou bien encore embla (tremble) pour souligner son manque de robustesse.11
Il se revoit encore, sous les ailes maternelle et fraternelle, diriger le chantier de fabrication de meubles et d’accessoires si prisés par les habitants de la région. Dans la forêt toute proche, ses paysans affranchis et les esclaves du clan ont abattu des milliers d’arbres pour les besoins domestiques de la communauté : des chênes pour les embarcations, des frênes pour les boucliers, des ormes pour les fondations des maisons, des bouleaux et des trembles pour les mobiliers. Il a gardé les meilleurs troncs pour faire construire cette grande habitation qui remplace celle plutôt modeste de son père. Cette dernière sert maintenant de dortoir pour les femmes, domestiques et esclaves du clan.
De son haut siège à piliers, il observe Mardsi Ros, cette mince rouquine qui, il y a une multitude de lunes, a bousculé ses esprits et sa chair, jusque-là sous contrôle absolu. Bien qu’elle soit aujourd’hui plus boulotte, il constate tout son charme et sa façon de sauter d’un invité à l’autre, glissant un gentil mot à l’un, une friandise sucrée à sa compagne.
Jamais il n’a même pensé jeter son dévolu sur une autre femme du clan, même si de tels agissements sont tolérés et même acceptés comme coutumiers par de nombreux hommes libres de la kommuner, car les limites de la conduite sexuelle appropriée sont très larges dans l’ancienne Scandya. Selon les us et coutumes, la jeune fille à marier est, telle une marchandise négociable qui peut apporter richesse à sa famille via la dot et aider à former des alliances avec d’autres familles influentes. C’est d’ailleurs ainsi qu’il a marié à ce jour, sa fille aînée Nelchen, espérant que l’amour, sinon une certaine complicité, naisse par la suite dans le couple.
Mais beaucoup de fermiers et leur progéniture mâle considèrent les jeunes femelles esclaves comme une proie facile à acheter. Les maîtresses de certaines maisons, mariées sans amour et indifférentes sinon hostiles aux avances de leur époux, acceptent plus facilement l’esclave au lit puisque sans danger pour leur position dans une classe supérieure.12
Il suit des yeux également les huit garçons et filles de sa chair qui servent jambons, fruits et légumes, bières et ales, à cette centaine de goinfres venus s’empiffrer allègrement à ce banquet.
Tout l’après-midi, le sumbl, ce rite d’inspiration traditionnelle nommé drekka mini, (boire à la mémoire de) assure de nombreuses libations rituelles aux festivités.
La boisson la plus prisée reste le mungat, une bière forte à laquelle on a ajouté du miel. Le rite consiste à faire circuler dans la salle une corne à boire en prenant chacun une gorgée (sveitardrykkja : une gorgée à tour de rôle). Les invités s’assoient en couple, souvent homme et femme, selon un tirage au sort. Toasts après toasts, les invités s’enivrent, et il en est ainsi voulu.
Tous ces hommes et femmes n’ont pas cette retenue qui caractérise leur hôte de cette journée unique. Sur cette terre les éléments incléments exigent de chacun une lutte de tous les instants et une rigueur à la tâche : un besoin d’ordre dans lequel chaque personne du clan s’occupe de sa besogne sans renicher, où la liste des fonctions est immuable selon les saisons et où chaque objet se place à l’endroit convenu. Ces fêtes du solstice d’été deviennent un exutoire parfait pour des débordements frénétiques et des explosions lyriques d’autant plus vives qu’elles sont normalement contenues.
Qu’on ne se cramponne pas à la corne à boire
Qu’en outre on boive modérément l’hydromel
Qu’on parle si c’est besoin, sinon qu’on se tait
De manque de bon sens
Nul ne te reprochera.
(Strophe 19)
Mais tout cela est bienvenu car c’est un jour faste qui mérite cette fête : la réussite de ses plus intimes ambitions. Le fin renard savoure ce moment de grâce. Lui, le perdant des jeux de lames et de luttes a triomphé dans ceux de la joute politique. Les harceleurs d’hier : Ulfgar (bras d’acier), Dovalklin (fils de dragon), Analrik (fort au combat), Larkmirr (grande gueule), Warkjo (le tueur) et les Roland Kassburn, Thoreh, Walgroth et tous les autres sont en face de lui, apparemment soumis. Comme ils se sont moqués de lui durant toutes ces années en l’affûtant du nom d’Embla (frémissant au moindre vent) Tous ces fiers-en-bras bâtis comme chênes en forêt plient comme roseaux aux pieds d’Emble. Et, ironie du sort, c’est sous ce nom qu’il impose être reconnu pour son avenir. Le presque avorton, maladif et asthmatique, risée des jeunes hommes vigoureux et suffisants du clan, a su s’imposer par ses qualités d’esprit, accompagnées souvent de ruses, de promesses, d’avantages matériels et parfois de chantages, au rang tant convoité de Jarl du comté. (Ladejarl) Cette vaste prairie protégée et encerclée, qui la rend presque inaccessible aux hordes de pilleurs de tout acabit qui ravagent les terres et les côtes de la Scandya est maintenant sous sa gouverne. Il en a imaginé le premier Conseil et ses lois, en a choisi presque tous les élus, en influençant parfois le vote par argumentation, faveurs et ruses. Et les chefs des grandes familles, ici réunis, viennent prêter serment de fidélité à Eskarl Emble, dit le renard futé, en sa trente-huitième année de vie :
« Mes bons et dévoués amis.
Je jure par Forseti, dieu de la Justice, de toujours respecter vos nobles besoins à l’intérieur du mandat que vous me donnez en ce jour et que j’accepte avec humilité. Nos anciennes familles se sont querellées entr'elles jusqu’à épuisement pour ensuite s’unir par pactes afin de combattre les envahisseurs qui fondaient sur nos terres pour y piller nos biens et asservir nos femmes. Grâce à ces arrangements formels entre nos familles, ces hommes libres ont pu repousser puis porter notre courroux jusqu’aux lointaines Terres des Rus et des Celtiques.
Les pères de nos pères ont érigé dans ces forteresses rasées des comptoirs qui nous apportent par commerce, richesse et opulence. Nos pères nous ont légué une ère de paix et la jouissance d’une richesse de cœur comme de biens. Nous léguerons à nos fils et filles une terre d’aisance et de paix, régie par une charte fondée sur l’égalité et la fraternité. »
« Pórr Aie » (Que Thor me vienne en aide) sera la devise du Jarl.13 Les deux mains jointes au niveau de leur poitrail en guise d’approbation pour tout ce qui avait été dit avec conviction, c’est une assemblée joyeuse d’invités bien repus de fines denrées et d’hydromel qui se leva d’un bond vers ce petit homme pourvu d’une autre force, celle d’une certaine sagesse.
Puis, au comble de la fierté, Eskarl, le premier Jarl de Lade, reçut de chacun des hommes libres du hameau le serment de fidélité tant convoité : « Je jure par tous mes ancêtres qui ont façonné cette terre d’être fidèle au Clan de Nidaros. Tous pour un, un pour tous, ainsi le veut Wothan. »
Puis tous les hommes libres ont bu dans la corne à boire sur laquelle sept runes ont été tracées en guise de talisman et qui forment le mot adhoririr qui signifie « l’excitant de l’inspiration ».
La halle se remplit des habitants du clan et la fête dura deux longues journées. Il s’y entendit de nombreux toasts accompagnés de grandes quantités d’hydromel. Esclaves et serviteurs eurent fort à faire pour servir à ces affamés nombreux fårikå (ragoût de mouton ou d’agneau mitonné avec du chou accompagné de pommes de terre). Dans les jours précédents avait été prévue la cuisson de grandes quantités de pains pour la pälegg (dégustation d’un fromage brun à base de petit lait de chèvre geitost).
Trondheim, autrefois Nidaros, est géographiquement située au milieu de la Norvège et borde le fjord du même nom. Cette région est occupée depuis des milliers d’années comme en témoignent les nombreux pétroglyphes trouvés dans le centre du pays. Lade, maintenant un quartier de la ville, représente un marché et un port au sens ancien : endroit où l’on peut tirer les bateaux au sec.
Six rois et trois reines de Norvège furent couronnés dans sa cathédrale gothique, dont le souverain actuel Hérald V qui y fut sacré le 23 juin 1991. Dix souverains y sont inhumés parmi lesquels les artisans de l’unité nationale : Olav 1er, Saint Olav, Magnus le Bon, Olav Kyrre. (Norvège : Guide Bleu, page 343)
Les Jarls de Lade (jarls de Hladir, en vieux norrois) étaient une dynastie de seigneurs norvégiens. Leur influence se fera sentir du IXe jusqu’au XIe siècle dans l’édification du Royaume de Norvège. Ils étaient implantés dans la localité de Lade, dans la ville de Nidaros, sur les rives du Trondheimsfjord. Leur domaine d’influence couvrait les royaumes du Trondelag et de Hålogaland, le plus septentrional des royaumes norvégiens dans les sagas nordiques et composé de grandes côtes découpées en nombreux fjords montagneux et parsemés de presqu’îles. On suppose qu’un commerce florissant dut s’établir très tôt entre les deux contrées et enrichir Lade et la future Trondheim.
L’orbe du monde où vit la race des hommes est déchiré de nombreuses baies, de telle sorte que de vastes mers se répandent dans les terres depuis l’océan extérieur.
Saga Heimskringh. L’orbe du monde
Des hauteurs de la colline de Lade, Eskarl a une vue imbattable sur le village de Nidaros, à l’embouchure du fleuve Nidelva qui se jette dans le Trondhaejem fjorden. Ce coin de terre offre une composition de montagnes majestueuses, de fjords magnifiques et de baies mystérieuses, à mi-chemin entre le Nord, pays des Saami et le Sud, habité par des Sueves. Ces terres se présentent comme une dépression ouverte à la fois sur l’océan Atlantique par le fjord et vers la Scandya par le Jantlard.
Ici, la nature est omniprésente. Contrairement aux autres lieux explorés en vue d’une implantation par les ancêtres, le sol en ce lieu est exceptionnellement fertile. Et, avantage indéniable, il s’entoure d’obstacles formant un environnement hostile qui isole la communauté autant du côté des terres que de l’eau. Tout autour on n’y voit que rochers lisses, côtes endentées et interminables qui forment des fjords nombreux et profonds, fijells, hautes terres tourbeuses, et forêts sans fin trouées de lacs, et riches d’une faune et flore profuses.
L’eau y est aussi omniprésente, celle de la mer, bien sûr, mais aussi des innombrables lacs, des marécages, des torrents, de la pluie et de la neige.
Les anciens ont choisi le site en raison de ces conditions favorables, tant pour l’installation d’un port que pour la défense des lieux. Plus est, le long du fleuve fertilise une terre tant pour l’agriculture et la sylviculture que pour la pêche et la chasse. L’isolement du pays devenait une protection supplémentaire : nul besoin d’une réelle organisation militaire défensive. Tout au plus, la petite île en face du village, sommairement fortifiée d’une muraille d’amoncellements de pierres, aménagée par les premiers arrivants, pouvait servir de refuge temporaire.
C’est ici, sur le territoire qui l’a vu naître, et que ses ancêtres ont apprivoisé à force de bras, qu’il a réussi à implanter une oetinget, la première Assemblée des hommes libres du bourg. Du jamais vu ou entendu selon la tradition orale qui se perpétue de génération en génération grâce aux nombreux scaldes. Ces poètes troubadours ont mémorisé tous les faits et gestes importants de la communauté depuis ses modestes débuts, Roparz, son second fils, curieux de tous les dits faits et gestes de ces gens, sonde minutieusement la mémoire des anciens, surtout celle encore si vive du vieux père Kokkr, surnommé le coq du village à cause de sa couardise, le plus âgé de la communauté. Il les récite et les chante, y mêlant des sons et des rythmes de sa lyre, durant les longues et froides soirées d’hiver, quand le soleil n’ose se lever à l’horizon et ne brille que quelques heures pendant près de six lunes. Ces longs hivers qui gèlent toute vie apparente sont l’occasion pour les habitants de se coller autour d’un feu de bois. Ils racontent, grossissant parfois la réalité d’anecdotes familiales, l’arrivée des vingt-et-une familles sur des knôors, ces barques rallongées destinées au grand large, construites pour accepter une lourde cargaison au détriment de la vitesse ; une pénible traversée de la mer Baltique qui a duré vingt-six jours, malgré les vents favorables en ce printemps de l’an 422 du nouveau millénaire. Ils ont embarqué avec leurs familles, leurs descendants et leurs esclaves, quelques animaux domestiques ainsi que des outils et peu de biens personnels. Cette population fermière fuyait les guerres et querelles à répétition d’un voisinage hostile au pays des Hérules, un peuple pratiquant les rapines, les rançons et les pillages.14
Ils ont négocié leur départ, en laissant derrière, les fermes qu’ils avaient mis près d’un siècle à embellir. Vingt-et-une familles avec autant d’histoires personnelles et de luttes pour la survie et autant de métiers qui assurent aujourd’hui l’aisance et l’autonomie de la communauté.
Les familles colonisatrices (landnamasmenn), une société exclusivement rurale, se sont installées le long du fleuve et tout autour dans les vallées fluviales, sur des fermes isolées et autosuffisantes, disposant de vastes pâturages alentour, dans l’anarchie et sans l’ombre d’un gouvernement.
Chaque ferme, regroupant famille et domesticité, y vit pratiquement en autarcie, se divisant les travaux pour subvenir aux nécessités. L’un tourne le bois, un autre forge le fer et l’étain, celui-ci travaille le cuir des harnais, celle-là bat le grain des moissons et soigne les animaux. Chaque habitation a sa quenouille, son rouet et son métier à tisser pour carder la laine et le lin qui deviendront habillement.
De la hauteur de ses terres, il peut compter les halles, ces solides maisons communes de vaste taille qui ont formé l’origine du hameau. Sitôt arrivés, les clans familiaux se sont octroyé de vastes territoires, plus ou moins limités par des frontières floues et changeantes selon le gré de leurs habitants, et sous la loi du plus malin ou du plus fort. Isolés les uns des autres, ils ont pratiqué une agriculture semi-sédentaire et exploité le terroir après avoir essarté la forêt. Leur économie reposait principalement sur l’agro-pastoralisme. Dans un climat difficile, le principal défi de ces colons était de récolter suffisamment de fourrage pour nourrir les troupeaux durant toute l’année. Ils ont procédé au brûlage des boisés tout autour pour favoriser la pousse d’herbage nécessaire à garder vivants quelques moutons et bovins. Ce chacun pour soi ne pouvait conduire qu’à des affrontements continuels entre les chefferies. Cette période noire de la méfiance aurait pu conduire à l’extinction de la jeune colonie. Heureusement, ces terres se sont depuis subdivisées, au cours des ans. Par le jeu des alliances, des échanges, des héritages et des unions matrimoniales, à l’encontre de l’antagonisme d’hier, se sont créées plusieurs fermes familiales regroupées autour du bâtiment ancestral et souvent accessibles par des chemins et sentiers entre elles. Chaque maison de ferme et les pâturages communs sont clairement délimités par des murs de pierres et des treillis de troncs et racines. Ces ensembles sont maintenant autant de oetl, des regroupements de parentés (kisdreds) élargies de fermiers libres et indépendants (husband) sous le protectorat d’un chef de clan. La famille et son lignage sont de bout en bout le cadre obligé de tout.
Mais la saison d’été est souvent courte. Quand Sol quitte le feu des collines avoisinantes, l’autre moitié de l’an installe à gros flocons de neige un long hiver et sa nuit omniprésente. Alors le rideau se lève sur les aurores boréales. Voilà une occasion qu’il faut saisir pour chasser dans les montagnes environnantes. En plus de nourriture fraîche facile à conserver longtemps, la chasse procure vêtements chauds et secs.
Les contacts privilégiés de certains avec les Saami vivant plus au nord leur avaient permis de développer des habiletés remarquables dans l’utilisation de skis (skrit : glisser) taillés à même le bois de pin ou de bouleau.
Ils peuvent ainsi couvrir de grands espaces sur ces longues planches par-dessus les montagnes de l’arrière-pays couvertes d’épaisse neige. Certains grimpent même les sommets en faisant des lacets et utilisant des peaux comme anti recul. Ils s’y font accompagner souvent par des chiens forts habiles à déceler la moindre odeur de passage.15
Sur ces assises d’une nature à dompter, d’une lutte incessante contre les éléments, d’un effort constant et persistant dans l’isolement se sont forgés le dynamisme et le culte de l’action s’appuyant sur un goût indispensable de l’ordre et de l’individualité (livsraft).
Habitué à lutter contre les éléments, le Norrois refuse toutes sortes de contraintes et de soumissions.
Eskarl peut apercevoir au loin, près du port, la centaine de petites maisons regroupées par îlots autour de trois enceintes circulaires ceinturées par une barrière de gros cailloux et de terre. Le cercle central, avec en son centre un frêne plus que centenaire, représentant Yggdrasil, au pied duquel est érigé un autel, sert de point de rencontre pour les cérémonies officielles. Tout à côté, un puits s’enfonce dans les profondeurs. Selon la croyance y dort le serpent Nighodd