L'imparfait du genre - Nicolas Amiot - E-Book

L'imparfait du genre E-Book

Nicolas Amiot

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Beschreibung

Région lyonnaise. Pierrot et Nono ont l'insouciance de leur jeune âge. Graziella est une belle femme arrivée du Brésil. Luce Riffard, commandante au SRPJ de Lyon, est chargée avec son groupe d'élucider plusieurs meurtres que seule une certaine similitude dans le mode opératoire semble relier entre eux. Les enquêteurs se demandent s'ils sont face à un seul tueur aux motivations obscures ou à plusieurs crimes isolés. Une jeune psychiatre spécialisée dans le suivi psychologique des transgenres détient-elle la réponse ? Un lien existe-t-il avec d'anciennes affaires ? L'origine de cette folie meurtrière n'est-elle pas enfouie dans un plus lointain passé ? Avant d'aboutir à un dénouement qui semble un temps se jouer de leurs efforts et échapper à leur sagacité, Luce et ses collègues de la Crim' seront amenés à parcourir la capitale des Gaules et ses environs, découvrant quelques lieux qui auraient pu leur sembler pittoresques en d'autres circonstances.

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Veröffentlichungsjahr: 2022

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« Dors mon enfant, c’est déjà l’heure,

ça ne sert à rien que tu pleures

Dans tes yeux couleur d’arc-en-ciel,

il y a des larmes de sel »

–Guy Béart –

Sommaire

Prologue

Chapitre 1

Chapitre 2

Chapitre 3

Chapitre 4

Chapitre 5

Chapitre 6

Chapitre 7

Chapitre 8

Chapitre 9

Chapitre 10

Chapitre 11

Chapitre 12

Chapitre 13

Chapitre 14

Chapitre 15

Chapitre 16

Chapitre 17

Chapitre 18

Chapitre 19

Chapitre 20

Chapitre 21

Chapitre 22

Chapitre 23

Chapitre 24

Chapitre 25

Chapitre 26

Chapitre 27

Chapitre 28

Chapitre 29

Chapitre 30

Chapitre 31

Chapitre 32

Chapitre 33

Chapitre 34

Chapitre 35

Chapitre 36

Épilogue

Prologue

« Dors mon enfant, c’est déjà l’heure… »

Alors que la lumière du jour commençait à décliner et que le soleil disparaissait derrière les collines de l’Ouest Lyonnais, un jeune homme se dirigeait vers les serres pour profiter des derniers instants avant la fermeture.

Avec plus de quinze-mille espèces de plantes, le jardin botanique du parc de la Tête d’Or représentait l’une des plus riches collections d’Europe et était un des lieux de promenade privilégié pour cet étudiant en biologie. Il avait décidé d’achever sa visite par la grande serre, véritable cathédrale de verre et d’acier avec son pavillon central s’élevant à vingt-et-un mètres de hauteur.

Passionné par les orchidées, il se faisait une joie d’admirer les magnifiques exemplaires cultivés ici. Pourtant, il n’était pas vraiment serein, encore perturbé par l’altercation qu’il venait d’avoir avec une personne agressive, qui lui avait tenu des propos d’une totale incohérence et semblait en savoir bizarrement long sur lui. Une personne qui ne lui avait pas paru totalement inconnue et dont il avait eu du mal à se défaire, ne comprenant pas ce qu’elle lui voulait.

Qu’avait-il fait pour attirer ainsi ses foudres et la haine qu’il avait ressentie dans son comportement ? Peut-être valait-il mieux ne pas s’attarder. L’idée de se rendre dans un commissariat pour déposer plainte le tentait, même si les flics n’étaient pas vraiment sa tasse de thé.

Les allées désertes que la nuit tombante transformait peu à peu lui apparurent soudain comme d’inquiétants sentiers. Dans une sorte d’état second, à la limite de la terreur, il se dirigea vers la sortie, dans l’idée de retrouver une présence humaine sécurisante.

L’impression d’entendre marcher derrière lui fit encore monter son taux d’adrénaline de plusieurs degrés. Il essaya de se détendre en se disant qu’il était en train d’exagérer ce qui n’avait été qu’une mauvaise rencontre, avec quelqu’un d’un peu fou qui s’était certainement calmé et l’avait oublié. Il ne devait malheureusement se rendre compte qu’un peu tard qu’il se trompait, que l’ombre qui le suivait n’était pas le fruit de son esprit effrayé et que sa dernière vision agréable de ce monde cruel allait être celle de ses fleurs préférées… Alors qu’une voix fredonnait : « …ça ne sert à rien que tu pleures… ».

1

La neige qui menaçait depuis quelques jours avait fait son apparition dans la nuit, à la plus grande joie de Pierrot et Nono qui n’en demandaient pas plus en ce début de vacances de Noël. Ils regardaient par la fenêtre donnant sur le jardin depuis leur réveil, attendant avec impatience l’autorisation de leur mère pour s’équiper et s’élancer dans cette poudreuse pleine de promesses.

— Vous pouvez aller dehors les enfants, il fait un peu moins froid. Mais on s’habille chaudement, on met son anorak, ses moufles et son écharpe en laine, je ne veux pas avoir à le répéter.

À peine sorti, Nono, le plus petit du haut de ses neuf ans, commença à lancer de la neige sur son frère de trois ans son aîné, qui mit vite le holà à cette attaque anarchique.

— Si tu veux faire une bataille de boules de neige, il faut fixer des règles comme dans l’armée. Chacun prépare son camp et un stock de munitions pour le défendre. Je fais le mien près du bosquet et tu te places derrière le petit muret. Quand on est prêts, on donne le signal. T’es d’ac ?

— D’acco d’ac, répliqua Nono, sans avoir vraiment saisi si la répartition était en sa faveur ou pas, pressé qu’il était de passer à la bataille elle-même, le reste n’étant que blabla pour son jeune âge.

En bon stratège, Pierrot entreprit de creuser une sorte d’abri, pour ne laisser dépasser une fois accroupi que le minimum de surface de son corps, créant avec la neige récupérée un rempart de protection et une réserve pour fabriquer ses boules.

— Qu’est-ce que tu fais ? demanda Nono très intrigué.

— Je vais pas te dire pour que tu fasses pareil !

— Non, promis !

Mais Nono avait déjà fait le tour du jardin pour venir espionner son frère et le copier.

— Dégage, tu triches à peine le jeu commencé. Va t’occuper de ton camp.

— Oui, t’énerve pas.

Nono, à court d’idées, essaya d’imiter Pierrot en creusant également son abri, mais se rendit compte que c’était plus difficile où il se trouvait. Il commença à soupçonner son frère d’avoir bien choisi son endroit, là où la couche était plus épaisse. Le voyant tasser la neige entre les branches du bosquet pour délimiter l’espace de son camp et ne laisser qu’un petit accès pouvant aisément être protégé, il trouva que cela devenait un peu trop complexe à son goût, alors qu’il suffisait de faire une boule dans ses mains et de se courir après. Dans le doute, il fit encore comme le grand. Il ajouta de la neige sur le muret et tapa dessus de toutes ses forces avec ses moufles.

Au bout d’un moment, Pierrot, satisfait de son camp retranché, proposa à Nono qui n’attendait que ça d’engager les hostilités.

— Allez, go ! Chacun pour soi ! Et pas de quartier !

— Comme tu dis, pas de prisonniers.

Pierrot, avec l’avantage de l’expérience indispensable dans ce type de bagarre, avait pris le temps de constituer une importante réserve de boules toutes prêtes, afin d’assurer une puissance de feu supérieure à celle de Nono. Il submergea littéralement son frère qui n’arrivait plus à riposter, tant la cadence de tir de son adversaire le coinçait derrière son muret.

— C’est pas du jeu, tu avais fait tout un stock à l’avance !

— J’ai préparé mes munitions, comme tu aurais dû le faire si t’étais moins bête.

— J’suis pas bête. Tu profites que t’es plus grand et plus fort, c’est de la triche !

— C’est pas de la triche, c’est de la stratégie militaire.

— Ouais ! ben moi je joue plus à ce compte-là.

Le pauvre Nono, qui ne savait plus comment échapper au feu nourri de son frère, préféra lui foncer dessus.

— Tu veux la jouer comme ça. J’vais t’éclater à la ninja !

Le terrain n’étant pas très large, Nono eut vite fait d’arriver sur son frère surpris de cette contre-attaque désespérée. La bagarre tourna au lancer de neige fraîche ramassée à la hâte et jetée à pleines poignées, devenant rapidement du grand n’importe quoi, au grand dam de l’aîné et à la joie du plus jeune.

— Tu prends des risques avec tes petits bras, tu préfères pas qu’on fasse une trêve ? dit Pierrot qui avait bloqué les mains de son petit frère et lui glissait de la neige dans le cou, provoquant des cris stridents.

— C’est bon, c’est bon !

— Tu te rends ?

— Oui, oui !

— Je te lâche. Mais pas d’entourloupe, sinon tu bouffes de la neige jusqu’à ce soir.

— C’est bon j’te dis !

Pierrot relâcha son frère qui partit en courant vers la maison en rigolant.

— Match nul !

Trempés, les gamins n’eurent de toute façon d’autre choix que de réintégrer la chaleur de la maison, avec dans l’idée de réclamer un bon chocolat chaud, réconfort idéal des valeureux guerriers. La neige, c’est bien un moment, mais c’est froid et ça mouille.

— Vous avez vu dans quel état vous êtes les enfants ! Vous buvez votre chocolat et vous allez dans votre chambre. Vous avez des devoirs à faire pendant les vacances. Un peu tous les jours, et le mieux c’est de commencer tout de suite pour ne pas prendre de retard. Vous savez que votre père ne va pas aimer si vous passez tout votre temps dehors à jouer.

— Bien, maman. Alors Nono, tu ramènes ta fraise ?

— Oui lâche-moi ! J’suis pas ta bonne.

— Tu sais même pas ce que ça veut dire. J’suis pas ta bonne, c’est quand je te demande de faire quelque chose. Pas quand je t’appelle. Là, faut dire : j’suis pas à ta botte.

— Ouais, ben c’est presque pareil alors c’est bon. Faut toujours que tu chipotes et que tu montres ta science.

— Va dans ta chambre, sinon maman va crier. Si elle le dit à papa, ça va être encore notre fête à tous les deux de ta faute. Et comme je suis le plus grand, c’est toujours moi qui ramasse le plus. Bon, je voudrais lire tranquille. Ok ?

— Je vais avec toi, j’ai pas envie de rester dans ma chambre, je m’ennuie.

— Tu t’ennuies toujours de toute façon, on dirait que tu sais pas lire. Allez ! Dégage, t’es vraiment casse-burnes.

— J’aime pas lire.

Nono, accroché aux basques de son grand frère, le suivit tout de même jusqu’à sa chambre. Il entra en essayant de ne pas se faire remarquer et fonça vers la commode pour faire comme s’il était très intéressé par ce qui se trouvait dessus, tout en jetant un oeil par-dessus son épaule de temps à autre pour voir ce que faisait Pierrot. Le grand n’était pas dupe de ce petit jeu, habitué qu’il était à devoir toujours se battre pour avoir un peu de solitude, sans braquer son cadet qui risquait d’aller pleurnicher et créer encore des problèmes, surtout les jours où ils avaient un peu abusé de la patience de leur mère.

— T’es vraiment collant quand tu t’y mets, c’est pas croyable, qu’est-ce que j’ai fait pour mériter un emmerdeur pareil ?

— On dirait maman là, « Qu’est-ce que j’ai fait au bon Dieu pour avoir des gamins pareils ? »

Nono s’était rapproché discrètement, il se coucha à côté de son grand frère et tenta de lire avec lui. Le grand le poussa, prenant l’air agacé de celui qui veut rester seul. Le petit, insistant, passa sa tête sous celle de son frère. Pierrot savait parfaitement où voulait en venir Nono. Il ne pourrait pas être tranquille tant que celui-ci n’aurait pas atteint son but, tête de mule comme il était, faire la bagarre selon son expression favorite. Le plus petit de la famille était un éternel excité monté sur ressorts ne trouvant son bonheur que dans l’action, laissant la réflexion à Pierrot dont le calme créait un contraste impressionnant entre les deux frères.

Le rapport de forces étant par trop déséquilibré, Pierrot devait réussir à donner satisfaction au petit en lui laissant prendre le dessus de temps en temps, pour ne pas l’humilier et respecter sa fierté, tout en contrôlant son impulsivité pour éviter que le jeu ne dégénère et que des coups malencontreux aboutissent à des pleurs qui auraient pour conséquence l’intervention de leur mère.

— Tu as encore perdu, deux fois dans la même journée, tu commences bien les vacances.

— C’est pas vrai, tout à l’heure j’ai pas perdu.

— Oui, y avait match nul, j’avais oublié. C’est quand même toi qui as fui comme un déserteur.

— J’avais froid aux mains.

— La neige est plus froide pour certains, c’est bien connu.

Ne comprenant pas l’ironie de Pierrot, Nono se renfrogna.

— Fais pas la gueule, je plaisante.

La voix de leur mère sonna comme un rappel à l’ordre, les invitant à cesser tout chahut et à se mettre au travail avant le retour de son mari, afin d’éviter la colère paternelle.

Bon, maintenant file dans ta chambre. Tu prends un Mickey et tu lis ou tu fais semblant. Il faut que maman pense qu’on fait nos devoirs. Tu l’as entendue comme moi, il va falloir s’y mettre avant l’arrivée de papa si on ne veut pas que ce soit la crise ce soir. Je n’ai pas envie d’être encore puni.

— Oui, je sais. Avec lui, il faut filer droit.

Voyant que son frère avait réellement l’intention de commencer ses devoirs et qu’il n’y avait cette fois plus moyen d’y échapper, Nono se résigna à rejoindre sa chambre. Mais, craignant beaucoup moins les foudres parentales, il ne se décida pas vraiment à ouvrir un livre ou un cahier et continua à jouer en solitaire, mais au moins en silence pour ne pas déranger ce consciencieux de Pierrot.

D’en bas montait une chanson que les enfants entendaient quotidiennement, qui parlait de couleur d’arc-en-ciel et de larmes de sel.

2

Émilie repéra l’endroit à l’oreille. Le bar était situé à la sortie de Tignieu, sur la route de Crémieu. La jeune femme ne sortait pas souvent de Lyon, étant d’un tempérament plutôt casanier avec un boulot aux horaires élastiques et un loisir qui lui bouffait le reste de son temps. Mais son collègue avait insisté pour qu’elle vienne l’écouter jouer. Le niveau sonore monta de plusieurs crans lorsqu’elle pénétra dans un de ces lieux de rencontre ouverts à tous les musicos amateurs ou semi-pros en mal de scène, qui pouvaient laisser libre cours à leur passion.

Elle aperçut Maxime qui lui indiqua d’un signe que c’était à son tour de jouer. Bassiste accompli, il était ce soir en trio avec Zep à la batterie, un pote de toujours qui accompagnait de nombreux groupes régionaux, son talent derrière les fûts – et pas que ceux ayant des peaux de frappe et de résonance – étant mondialement reconnu dans le coin. Patrick, surnommé Gitanos en raison de son inclination pour la musique manouche bien qu’il ne le soit pas lui-même, tenait ce soir la guitare.

Ce dernier, n’ayant jamais les yeux dans sa poche pour repérer les jolis minois, avait vu à qui s’adressait le geste de sympathie de son pote.

— Ouah, Mec, super mimi la petite.

— Tu crois pas si bien dire ! rétorqua Maxime.

— Pourquoi ?

— Private joke.

— En tout cas, franchement mignonne, on dirait une poupée, je retomberais bien en enfance tout d’un coup.

— Tu jouais à la poupée toi ?

— Dans la salle de bains. Et au docteur aussi.

— Bonjour les souvenirs clichés.

Zep, qui se marrait doucement dans son coin en chauffant ses baguettes, décida d’intervenir dans la conversation.

— Méfie-toi des poupées, elles cachent parfois des surprises aux types un peu trop lourds dans ton style.

— Qu’est-ce qu’il a mon style ? s’étonna Patrick.

— Un chouille beauf, quoi.

— Je sais me tenir, tu me prends pour qui ?

— Je dis ça pour toi, si tu veux pas être du mauvais côté de la ferraille au jeu des menottes, ajouta Zep.

— Me dis pas qu’avec son mètre soixante et ses cinquante kilos elle est une collègue de Maxime ?

— Si mon pote, je te le dis.

— Elle ne paye pas de mine, je peux quand même lui passer les menottes… non je déconne.

— Krav-maga, ça te parle ?

— Le truc de combat ?

— Ceinture noire la petite brunette.

— Ouais, ça change tout, le mode gentleman s’impose… Super mignonne quand même.

— Fais gaffe, qu’elle t’arrache pas un bras… ou autre chose, conclut le batteur avant de se diriger vers une superbe Ludwig vintage noire.

Les trois musiciens s’installèrent, un peu serrés, sur ce qui faisait office de scène, et sur un signe de son bassiste, Zep donna le tempo.

Durant quarante-cinq minutes, le temps imparti à chaque groupe, le trio d’un soir fit résonner un blues dans lequel Émilie reconnut un peu de Clapton et de Mayall, l’emmenant loin de son quotidien pas toujours aussi relaxant.

« Somewhere in the world

Are friends I’ve missed from long ago… »

Elle se surprit à fermer les yeux sur cette chanson qu’elle aimait particulièrement, bercée par le rythme hypnotique, la voix de Maxime, le son aérien de la Stratocaster surfant sur la gamme pentatonique. Seules lui manquaient dans cette version les sublimes notes cristallines du piano de l’enregistrement original qu’elle écoutait habituellement.

Puis, le temps un instant ralenti retrouva un battement normal, un ultime coup de cymbale ayant conclu l’instant magique, sortant Émilie d’une douce rêverie qu’elle aurait bien envisagée sans fin. La jeune femme, encore sous le charme, se joignit tout naturellement aux applaudissements parfaitement mérités.

Une mousse pression à la main, Maxime vint la retrouver accompagné de ses deux compères.

— Salut Mimi !

— Mimi ? Je comprends mieux, ironisa Patrick.

Maxime, ignorant la remarque, fit les présentations.

— Émilie, je te présente Zep, le batteur. Le gratteux c’est Patrick Gitanos.

— Manouche ? demanda Émilie à Patrick.

— De coeur. Et de musique. Je fais du Gipsy avec un pote gitan au clavier et au chant. Je troque alors la Strato contre une Alhambra électro-acoustique.

— Tu as surtout une tchatche d’enfer, fit remarquer Maxime qui voulait protéger la jeune femme de l’impressionnante logorrhée de son ami.

— Et ça va ! On peut parler tout de même !

— En tout cas, bravo les mecs, vous assurez tous grave. Du bon blues, il n’y a que ça de vrai. J’adore le dernier morceau de John Mayall que vous avez joué.

— The mists of time. C’est pour moi parmi ce qui s’est fait de mieux dans le genre, précisa Maxime.

— C’est surtout cool pour Zep, il peut roupiller tranquille pendant sept minutes. Il faut même le réveiller pour les breaks, lança Patrick.

— Envieux ! C’est sûr que toi, tu risques pas de pouvoir jouer en dormant. C’est réservé aux vrais pros, pas aux guitaristes de caravane.

Ne voulant pas être en reste, Patrick sortit sa blague fétiche en s’adressant à Émilie

— Vous savez comment on appelle quelqu’un qui traîne tout le temps avec des musiciens ?

— Oui, un batteur, répondit la jeune femme. Et on peut se tutoyer.

— C’est pas du jeu, tu la connaissais.

Alors que Maxime et Zep se tordaient de rire devant la bouille dépitée de leur pote, celui-ci préféra annoncer qu’il allait refaire le plein au bar. Mimi, bien curieuse, en profita pour s’enquérir de l’origine du surnom du batteur.

— Zep, comme Led Zep ?

— Cela aurait pu être ça. Mais n’est pas Bonham qui veut. Non, c’est tout bêtement Zep comme Zeponi. Emiliano Zeponi. On est un groupe d’une grande mixité : un pseudo-manouche, un flic polak et un rital. Mais si tu demandes à Patrick, tu auras sa version à lui sur mon surnom.

— Qui est ?

— Z’ai perdu le tempo.

— C’est con, mais drôle, reconnut la jeune femme.

Sur le coup de minuit, Émilie Loiseau et Maxime Michalik, tous deux officiers de police judiciaire, quittèrent les lieux avec une pensée émue pour leur collègue Ludo, qui allait bien se « cailler les meules » au moment où eux retrouveraient la douceur de leurs pénates respectifs et la chaleur d’une bonne couette.

***

Ludovic Terrier, brigadier dans le groupe d’Émilie et Maxime, ne pensait pas à son lit dans l’immédiat. Dans la froideur de la nuit, déjà bien gelé malgré un équipement adéquat, il piaffait avec quelques milliers d’autres personnes, lampe frontale prête à l’emploi, attendant le signal du départ de la SaintéLyon. Il était le grand sportif de l’équipe, spécialiste des efforts de longue durée, que ce soit sur marathon ou triathlon, toutes ces courses que le commun des mortels n’ose même pas imaginer, se demandant bien ce qui peut pousser un individu sain d’esprit à s’infliger de telles épreuves. D’autant plus que les organisateurs, non contents de prévoir un itinéraire de près de soixante-dix kilomètres entre Saint-Étienne et Lyon, l’agrémentaient chaque année de portions dans les bois, sur des sentiers bourbeux et pentus qui se révélaient comme autant de « casse-pattes » pour les courageux concurrents. Lorsque la pluie, la neige ou comme cette année un brouillard à couper au couteau s’invitait à la fête, la balade s’annonçait des plus réjouissantes.

Ludo se trouvait pourtant dans son élément. Il savait que dès la course entamée, il ne penserait plus qu’à surveiller sa fréquence cardiaque et conserver la vitesse la plus régulière, pour éviter de se retrouver en surrégime et se donner toutes les chances d’arriver avant la fin de la matinée au parc de Gerland après, si son défi était réussi, un peu moins de onze heures de course.

La patience était de mise avant de s’élancer en milieu de peloton, les cadors de ce type d’épreuve caracolant en tête pour arriver quelques heures avant tout le monde. Puis ce fut son tour. Après quelques hectomètres tranquilles, l’itinéraire empruntait déjà les chemins de traverse.

La brume, qui nimbait les arbres squelettiques blancs de givre de ses volutes épaisses, créait un décor fantomatique que les lumières en provenance de la masse mouvante progressant lentement rendaient encore plus irréel.

Comme prévu, la première partie prit la forme d’un véritable parcours du combattant tenant beaucoup du cross-country, la course ayant été encore durcie pour faire partie des épreuves qualifiantes au niveau mondial. Les compétiteurs devaient éviter les pièges d’un terrain miné, semé d’embûches. Surtout de nuit, avec une météo à ne pas mettre un marathonien non masochiste dehors. Ne pas se tordre une cheville, ne pas se vautrer en glissant sur une flaque de boue traîtresse. Franchement, pour corser encore la difficulté, il ne manquait plus aux gentils organisateurs que l’idée de les faire grimper aux arbres. Avant de retrouver un macadam synonyme de soulagement, la prudence était de rigueur dans cette galère, digne de ce qu’affrontent chaque année les cyclistes dans l’enfer du nord sur les pavés de la trouée d’Arenberg,

Ludo arriva, sans vraiment savoir à quoi s’attendre, sur l’un des terribles tronçons rajoutés pour la difficulté : deux kilomètres dont la moitié en descente abrupte entre les arbres. Le sol, raviné par d’innombrables pieds, s’était vite transformé en une gadoue dans laquelle les chaussures s’enfonçaient dangereusement, alors que la pente impressionnante ressemblait de plus en plus à une vertigineuse patinoire, le côté ludique en moins. Pour négocier au mieux cette partie dantesque, il dut faire comme les autres, s’accrocher aux branches, aux racines apparentes, presque à quatre pattes. Ce qui ne l’empêcha pas de se trouver emmêlé à d’autres compagnons d’infortune, pour former une sorte d’amas humain qui tentait désespérément de descendre ce petit bout de chemin, dans la faible visibilité de cette belle nuit de SaintéLyon.

À la moitié de ce passage infernal, Ludo se surprit à imaginer ce que pouvait réserver la suite. La sortie de la ravine s’avéra pourtant plus aisée qu’il ne le pensait et il put rapidement trouver un semblant de terrain praticable lui permettant de continuer – voire débuter – une course qui ne demandait qu’à reprendre un aspect civilisé.

Quelques heures plus tard, un timide soleil réchauffait les muscles et le moral des « forçats du bitume ». La route ayant retrouvé le droit de cité depuis longtemps, plus aucune surprise n’était censée s’inviter au programme. La stratégie avait repris le dessus sur l’improvisation dans cette partie « roulante », Ludo pouvait gérer ses efforts. À une vingtaine de kilomètres du but, aucun problème n’étant à signaler, le moral était quasiment au beau fixe et l’allure s’en ressentait. Ludo en profita pour effectuer son dernier ravitaillement, le succès se trouvant souvent dans des détails logistiques indispensables à respecter pour envisager une fin de course optimale.

À ce stade de la course, il n’y avait aucune raison qu’il n’atteigne pas l’arrivée. La différence au niveau chrono pouvait cependant se jouer là. Tout devenait question de moral, chaque pas comptant, les derniers plus que les autres, le suivant plus que le précédent. Les heures d’entraînement jouaient alors pleinement, sur le physique évidemment, mais aussi sur le psychique, à un moment où la maîtrise mentale de ses capacités devient primordiale pour l’athlète, pour lui éviter de succomber à l’euphorie d’être parmi les « finishers ». Il fallait à tout prix garder le rythme. Chacun son truc. Pour Ludo, une petite mélodie chantonnée intérieurement pour caler sa foulée et avancer, encore et encore.

Dans les derniers kilomètres, il sut que c’était gagné pour cette année, le parc de Gerland lui tendait les bras. Savourant cet instant à sa juste valeur, il leva les yeux vers un ciel qui devenait de plus en plus bleu, ne ressentant qu’une brise légère lui caresser le visage. Ses pensées allèrent vers Luce, également de sortie ce dimanche pour une petite balade certainement plus confortable que la sienne.

***

— Foxtrot India Tango en finale 34.

— Foxtrot India Tango. Autorisé atterrissage, rappelez piste

dégagée.

— Autorisé atterrissage, rappelle piste dégagée. Foxtrot

India Tango.

Luce Riffard se concentra sur la phase finale de son approche sur la piste 34 de l’aérodrome de Lyon-Bron, surveillant son axe, son plan et sa vitesse comme le lui avait appris Thierry, son instructeur préféré qui lui avait donné dès leur première rencontre l’envie de piloter. Elle contra d’une légère action sur le palonnier droit le petit vent de travers, puis remit le nez de l’avion face à la piste pour débuter son arrondi. Après avoir réduit les gaz et bien tenu son Cessna 152, elle le posa gentiment un peu après le seuil de piste.

C’était toujours la même joie intense de sentir les roues toucher le sol. Instant magique procurant une grande sensation de plénitude dont les pilotes ne se lassent pas, toujours à la recherche du kiss-landing, cet atterrissage quasi imperceptible qui clôt ce moment privilégié que représente une balade dans les airs, pendant lequel les membres de cette grande famille à laquelle Luce était fière d’appartenir se démarquaient de la masse des « rampants ».

— Foxtrot India Tango, piste 34 dégagée.

— Foxtrot India Tango, roulez parking et quittez.

— Je roule parking et quitte la fréquence, au revoir et merci. Foxtrot India Tango.

Luce mettait un point d’honneur à toujours remercier le contrôleur qui l’avait accompagnée, « la voix », à la fois intimidante et rassurante.

Après avoir consciencieusement procédé aux dernières phases indispensables pour assurer la sécurité et le confort du vol suivant, Luce se dirigea, légèrement euphorique comme à chaque fois, vers le local de l’aéro-club du Rhône et du Sud-Est.

Celui-ci avait l’avantage d’être le plus spacieux du bâtiment hébergeant l’aviation de loisir de l’aérodrome de Bron. Luce y avait posé les pieds quelques années auparavant et s’y sentait toujours comme chez elle, tant la convivialité était présente dans ce lieu entre des personnes partageant la même passion, certes dévoreuse de temps et d’argent, mais à laquelle elle ne renoncerait pour rien au monde.

La pièce était superbement agencée, avec sur la droite en entrant le coin réservé à l’administration et à la gestion des vols, et sur la gauche celui occupé par les instructeurs chargés de la formation des futurs pilotes. Le reste de l’espace était aménagé pour permettre aux aéronautes de passer un bon moment entre amis et de disserter à l’infini sur leur sujet de prédilection. Aux murs, la décoration était forcément entièrement dédiée à l’aviation en général et aux avions en particulier.

Le premier à lui faire la bise fut Yann. Elle était tout de suite tombée sous le charme de ce contrôleur aérien à la retraite, de son accent inimitable en provenance directe de Carcassonne, de son bagout inépuisable qui égayait les soirées organisées tout au long de l’année pour fêter les succès des nouveaux brevetés.

À une table, Thierry préparait un vol d’instruction avec l’un de ses élèves, ce qui rappela à Luce un passé pas si lointain où elle se trouvait à cette place, plongée dans ses cartes. Pendant plusieurs dizaines d’heures de cours, elle avait apprécié chaque instant passé avec cet homme venu sur le tard à l’aviation, qui en avait fait son métier et transmettait ses connaissances avec passion et patience.

— Alors ma belle, une petite balade sympa ? demanda

Thierry.

— Un local nord. Je n’ai pas trop de temps en ce moment. J’essaie de maintenir mes compétences au mieux, mais avec mes horaires de dingue, c’est pas toujours facile de caser des vols. Je te solliciterai d’ailleurs très prochainement pour le contrôle annuel.

— Pas de problème, tu me fais sauter mes contraventions en échange, comme d’hab.

— T’es con !

— Vous êtes sortie par Novembre Alpha ? voulut savoir l’élève.

— Oui, pour un décollage en 34 et un vol sur la Dombes, c’est le plus logique. Et vous ?

— Tours de piste au programme d’aujourd’hui, avec peut-être quelques surprises, répondit Thierry.

— Ça sent le lâcher tout ça, ajouta discrètement Luce à l’intention du formateur.

Elle s’imagina la joie immense qu’éprouverait prochainement le jeune homme lors de son premier vol en solo, moment inoubliable qui marquait tel un rite initiatique la véritable entrée dans la grande famille des pilotes. Son premier tour de piste seule à bord, bien que datant de quelques années, elle pouvait se le repasser seconde par seconde. Un mélange d’appréhension, d’excitation et de pur bonheur, d’une rare intensité, qui avait été au final bien trop court.

Après avoir rempli le carnet de l’avion, celui de l’aéro-club et son carnet de vol, Luce salua tout le monde, se dirigea vers sa voiture et ralluma son portable, ce qui la ramena définitivement sur terre, les appels en absence lui rappelant qu’elle faisait partie d’une autre grande famille, celle de la police nationale.

D’ailleurs l’intro de Child in Time de Deep Purple se fit entendre.

— Salut Luce.

— Salut Beau Bo.

— Alors cheffe, toujours plus belle vue d’en haut la misère humaine ?

— Toujours plus que pour toi la tronche dans le gazon.

— Ça m’évite d’avoir le vertige.

— Pas de vertige en avion, ça rentrera peut-être un jour dans ta tête de pilier !

— Troisième ligne.

— Sur le terrain, mais ensuite t’hésites pas à monter en première ligne.

— Ouais, tu sais bien que bobonne veille au grain.

— Heureusement. Quelque chose de particulier justifie que tu me fasses l’honneur de cet appel dominical ?

— Pour te conserver encore dans l’ambiance messages radio, on a un Delta Charlie Delta.

— Style ?

— Style, tu es attendue sur place par le proc pour faire le point. Je pensais prévenir Max pour qu’il t’accompagne.

— Ok, j’arrive. Envoie Maxime directement sur les lieux. Tu me briefes et je le rejoins. On verra si on prévient Émilie ou si ça attend demain. On laisse Ludo tranquille, le pauvre doit être encore à en baver sur la route.

— On l’a pas obligé non plus. Si tu apportes les croissants, je fournis le café.

Après ce court échange avec le capitaine Daniel Bomond, qui tournait rarement à l’avantage de ce dernier au niveau blagues en raison du grand respect qu’il portait, comme toute l’équipe, à sa commandante, Luce mit le cap sur son lieu de travail : l’Hôtel de police rue Marius Berliet, le siège du SRPJ de Lyon.

Au moment où Luce posait les croissants sous le nez d’un Daniel ravi à l’idée d’agrémenter sa permanence d’un copieux petit déjeuner, Émilie émergeait doucement, bercée par la suite n°1 de Peer Gynt d’Edvard Grieg. Maxime, plus matinal, se préparait suite au coup de fil de son supérieur, après avoir tout de même eu le temps de faire un peu de rangement et la lessive du dimanche matin. Ludovic, quant à lui, oubliant d’un coup la fatigue, voyait la ligne d’arrivée se profiler à l’horizon avec la perspective d’un superbe chrono.

Un adage populaire dit que le hasard fait parfois bien les choses. Cela s’est plutôt révélé exact en ce qui me concerne. Je n’aurais pas dû avoir connaissance aussi rapidement de la seconde possibilité. Autant j’avais tout naturellement repéré l’étudiant qui semblait correspondre à ma recherche, autant pour l’habitué des bars et des lieux de vie nocturne un petit coup de pouce du destin m’avait bien aidé, corsant en plus le travail de la police par la suite. Mais ce sont ses hésitations quant à ses choix qui m’ont incité à faire de lui l’objet de ma première tentative.

J’avoue avoir caressé l’espoir que ce soit le bon sujet, mais ce fut de courte durée. Ce n’était qu’un parfait abruti dont la subite réaction agressive, tout en me prenant de cours, ne m’a pas laissé d’alternative, me faisant même prendre un risque inconsidéré. L’étudiant, plus jeune, m’a alors paru être plus en adéquation avec le profil idéal. Mais j’ai rapidement compris avec ce passionné des plantes que j’étais dans l’erreur et qu’aucune issue positive n’était envisageable.

Deux déceptions, qui me laissent un goût amer et la nette sensation que le chemin pourrait être long pour accomplir la mission qui est devenue la mienne il y a quelques mois. Mais qu’importe le temps que cela prendra, je serai patient, et persisterai jusqu’à atteindre mon but.

3

Le brigadier Ludovic Terrier accéléra un peu l’allure pour ne pas être à la bourre au traditionnel briefing du lundi matin. Il ne tenait pas à se faire charrier après sa longue course de la veille. Il était simplement surnommé Ludo ou fort logiquement Marathon Man. À son entrée dans la salle de réunion, les regards convergèrent vers lui. Il crut y voir comme une curiosité un peu malsaine de la part de ses coéquipiers qui s’attendaient peut-être à le voir marcher avec difficulté. Il eut envie de leur dire « même pas mal », ce qui n’était pas tout à fait vrai.

Avec Ludo, l’équipe se trouvait au complet. La commandante Luce Riffard, la quarantaine, était une ravissante blonde aux cheveux longs. À la tête d’un groupe de la section criminelle, elle était secondée par le capitaine Daniel Bomond, un vétéran avec ses presque cinquante ans, bourru mais bon coeur, remarquable homme de terrain, passionné de rugby et à l’origine des surnoms de ses collaborateurs. L’autre élément féminin, la brigadière Émilie Loiseau, Mimi ou Mimi Pinson en clin d’oeil à son nom et à une vieille chanson, était physiquement à l’opposé de sa cheffe, petite brune aux cheveux courts, le style androgyne, limite gothique. En comparaison avec Ludovic, que son physique sportif et sa blondeur auraient pu faire qualifier à une autre époque et selon l’humour particulier de Daniel de bon Aryen, le tout nouveau promu au grade de major Maxime Michalik, parfois appelé Gibson, était moins costaud, moins blond, mais meilleur musicien.

À ce groupe très soudé, Marc Antoine Chabert du service régional de documentation criminelle, naturellement surnommé Mac, apportait à l’occasion ses précieuses compétences informatiques.

Après avoir consacré quelques minutes à la sacro-sainte cérémonie du café, Luce signifia le début de la séance.

— Daniel est déjà au courant, puisque c’est lui qui a eu la primeur de l’info transmise par le Centre d’Information et de Commandement, Maxime et moi nous sommes déplacés hier dans la matinée pour faire les constatations sur une scène de crime au parc de la Tête d’Or. Le commissariat du sixième avait sécurisé le secteur avant notre arrivée et Paul Béranger, le légiste de service, était là également. J’oubliais, Prozac avait fait le déplacement en personne.

Luce avait pris un air contrit pour leur annoncer cette dernière bonne nouvelle. Mathieu Prozzi, le procureur du parquet de Lyon, devait son surnom peu flatteur à l’air déprimé qu’il affichait en toutes circonstances, ce qui finissait par déteindre sur son entourage comme par mimétisme.

— Ne faites pas ces têtes, l’avantage, c’est qu’il connaît bien son boulot et qu’il nous fout, en principe, une paix royale tant que la pression sur ses petites épaules reste supportable. Il vaut parfois mieux avoir affaire à Dieu qu’à un de ses Saints. Luce parlait bien entendu des substituts.

— De toute façon, il faut faire avec, reprit Daniel. Suite à quelques recherches sur les récentes affaires pouvant présenter quelques ressemblances, Mac a fait remonter celle de Gerland.

— Elle n’est pas considérée comme bouclée ? demanda Émilie.

— C’est ce que l’on pouvait penser jusqu’à hier. Mais je vais laisser Luce vous en dire plus sur le nouveau meurtre avant de continuer.

— La victime a reçu un violent coup à la tête du côté droit qui, à confirmer par le légiste après l’autopsie, semble être la cause de la mort. Le corps a été découvert dimanche matin dans la grande serre du jardin botanique par un employé qui procédait à des vérifications matinales avant l’ouverture au public. D’après les premières constatations la mort remonte à la veille, certainement peu avant la fermeture, ce qui explique la découverte tardive.

— Personne ne s’en est aperçu avant de fermer la serre ? s’étonna Ludovic.

— Le corps était peu visible pour quelqu’un juste chargé de vérifier que les allées étaient désertes, expliqua Luce. C’est donc le lendemain matin, lorsque le personnel s’est activé pour tout remettre en ordre, que la découverte a eu lieu. Le portefeuille de la victime a parlé. Martial Montel, vingt-et-un ans, domicilié chez ses parents à Saint-Cyr-au-Mont-d’Or, étudiant à l’université Lyon 1.

Daniel reprit la parole pour rappeler les détails de l’autre crime.

— Pour vous rafraîchir la mémoire sur l’affaire de Gerland. Un corps découvert dans une ruelle à proximité du Ninkasi, il y a déjà trois semaines. La victime a reçu plusieurs coups violents à la tête qui sont la cause du décès. Des traces d’étranglement indiquent que l’homme, plutôt costaud, a lutté avec son agresseur. Les collègues en charge du dossier ont rapidement conclu à un règlement de comptes entre petits truands, Julien Parret, la victime, étant connu des services de police pour quelques délits liés à des trafics divers. Qu’il ait été seulement dépouillé d’une montre de luxe, peut-être dans un deuxième temps par un ou plusieurs opportunistes, les a confortés dans cette voie. En accord avec le commissaire Berthier, l’enquête est reprise par la brigade criminelle et confiée à notre groupe pour des compléments d’investigation.

— Je reconnais avoir pris cette décision à partir d’éléments peu évidents, enchaîna la commandante. Néanmoins, quelques similitudes m’ont semblé suffisantes pour reprendre le dossier Julien Parret en parallèle de celui de Martial Montel.

— Le mode opératoire ? suggéra Maxime.

— Absolument. Des coups portés à la tête ayant entraîné le décès, sans que ne soit démontrée pour autant une intention initiale de tuer.

— Par rapport aux armes utilisées ? intervint de nouveau le major.

— Oui. C’est la plus importante des concordances évoquées par Daniel. Dans les deux cas l’objet employé a été retrouvé à proximité et se trouvait déjà sur place. Un outil de jardinage au Parc et un outil oublié sur un chantier à Gerland. Aucun élément exploitable dessus. Cet aspect improvisé nous oriente donc plutôt sur une non-préméditation, surtout que pour le mort de Gerland, la lutte semble avérée, d’où l’idée de départ qu’il s’agit d’une discussion ayant très mal tourné.

— Pas pour celui du Parc ? questionna Ludovic.

— Non. Cela ressemble plus à une agression que Martial Montel n’aurait pas vue venir. Côté physique, il ne jouait pas non plus dans la même catégorie que Julien Parret. Croisant le regard et le sourire d’Émilie, Luce se dit qu’il ne fallait pas toujours se fier au physique. Mais Mimi, c’était Mimi.

— On a donc une semi-similitude au niveau des modes opératoires, fit remarquer Daniel. Des coups à la tête ayant entraîné la mort, avec une arme improvisée dans les deux meurtres, mais avec affrontement à Gerland et pas au parc.

— Parfaitement résumé, confirma Luce. Mais si on rajoute que le vol est quasiment exclu, la décision prise avec le commissaire de traiter ces deux affaires de front me paraît justifiée. L’idée étant d’augmenter les chances d’aboutir à une résolution si elles sont liées.

Chacun apprécia le fait que Luce ne parle pas de tueur en série, terme qui fait peur, mais n’est en principe d’actualité qu’à partir du troisième crime clairement établi. Ce qui n’empêcha pas Émilie de mettre les pieds dans le plat.

— Mac pourra peut-être en trouver d’autres similaires, avança-t-elle, jetant comme un froid autour d’elle.

— Il s’en occupe, affirma Daniel sans s’étendre sur le sujet. Je vous ai fait un récap sur fiches de ce que l’on a à l’heure actuelle, juste pour que vous ayez les éléments de base.

Fiche 1

« Meurtre de la ruelle »

Lieu : Rue Prosper Chappet, quartier de Gerland.

Date : Jeudi 4 novembre 2021.

Heure présumée : Entre 23 h 00 et 24 h 00.

Victime : Julien Parret – 25 ans.

Profession : Agent de sécurité.

Cause de la mort : Coups à la tête.

Rapport d’autopsie : Hématomes importants sur la zone pariétale droite consécutifs à plusieurs coups portés par un objet contondant. Traces d’étranglement. Présence importante d’alcool dans le sang.

Antécédents : Délits liés à trafic de stupéfiants. Recel.

Fiche 2

« Meurtre du parc de la tête d’or »

Lieu : Grande serre du jardin botanique.

Date : Samedi 27 novembre 2021.

Heure présumée : Entre 17 h 00 et 18 h 00.

Victime : Martial Montel – 21 ans.

Profession : Étudiant.

Cause présumée de la mort : Violent coup à la tête.

Rapport d’autopsie : En cours.

Pas d’antécédents connus.

Daniel laissa à chacun le temps de prendre connaissance de ces documents, relativement concis, avant de redonner la parole à sa commandante pour organiser la suite des évènements et clore le briefing.

— Je propose pour l’instant qu’Émilie et Maxime commencent les investigations auprès des proches et connaissances de Martial Montel, en commençant par la famille qui a été prévenue. Ludovic et Daniel, vous reprenez le dossier Julien Parret, vous épluchez les comptes-rendus existants pour définir les personnes à interroger de nouveau. On n’hésite pas à tout reprendre à zéro avec une autre vision, n’écartez que ce qui vous paraît sans intérêt. Je me tiens à la disposition des deux équipes pour faire la coordination et vous apporter toute l’aide dont vous aurez besoin. Je vais contacter Majid aux Stups pour avoir plus d’informations sur les activités de Julien Parret et sur l’importance des casseroles qu’il traînait chez eux.

4

Maxime et Émilie prirent la direction de Saint-Cyr-au-Mont-d’Or, lieu de résidence des parents de Martial Montel qui les attendaient en fin de matinée. Émilie, comme souvent, avait tenu à conduire. Ce n’est pas qu’elle aimait particulièrement ça, mais cela correspondait à son besoin de ne pas rester inactive. Elle faisait partie de ces gens persuadés qu’ils réfléchissent mieux s’ils sont occupés. Cela convenait bien au major qui au contraire appréciait le calme pour faire travailler ses cellules grises, adepte qu’il était de la théorie de la concentration maximale. Dans l’immédiat, il avait plutôt envie de taquiner sa collègue sur un sujet n’ayant aucun rapport avec le but de leur déplacement.

— Tu sais que tu as fait forte impression sur mon pote Patrick ? Pour une touche, c’est une sacrée touche.

— Tu ne m’apprends rien.

— Ah bon ! Je vois. Il t’a raccompagnée en fait.

— Non, mais il m’a laissé sa carte, celle avec le nom de son groupe, « Los je sais pas quoi gypsi ».

— Et alors ?