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Condamné à perpétuité pour un acte terroriste, Adam entreprend une quête intérieure pour comprendre son cheminement et son identité. À travers un journal mêlant humour, philosophie et poésie, il raconte son évolution. Guidé par un sage aumônier, il s’engage sur une voie initiatique qui le transforme profondément. Adam n’est pas un simple fanatique, mais un être complexe, conscient et en perpétuel changement. Une rédemption totale est-elle envisageable même pour le pire des hommes ? Pourquoi ne pas croire en cette improbable possibilité quand l’humain reste si imprévisible et mystérieux ?
À PROPOS DE L'AUTEUR
Alexandre Ginoyer a mené une vie plurielle : architecte, comédien, coach, auteur en sciences sociales et président d’une ONG internationale œuvrant pour l’accès de tous aux apprentissages tout au long de la vie, notamment auprès des migrants et détenus. Cette expérience multidimensionnelle se dessine dans son premier roman de fiction où il affirme que tout être humain, même marqué par l’ombre, a le pouvoir et le devoir de s’élever jusqu’à la transcendance.
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Seitenzahl: 263
Veröffentlichungsjahr: 2025
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Alexandre Ginoyer
L’impermanent
Confessions d’un terroriste
en quête de lumière
Roman
© Lys Bleu Éditions – Alexandre Ginoyer
ISBN : 979-10-422-5831-3
Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.
L’auteur s’est très librement inspiré d’une histoire réelle. Il ne faut chercher dans ce roman aucune vraisemblance historique, ni sur la propre histoire de l’auteur ni sur celle des personnages. Cette œuvre est une fiction.
À ceux qui me sont chers. Ils le savent
Tenter l’écriture. Jon m’a dit. Manière de combler les heures et de s’évader par la tête. Pour ça, du temps, il y en a. Ce n’est pas ce qui manque. Pourquoi pas ? On va tenter.
C’est tout pour aujourd’hui. Déjà, prendre la décision et commencer, c’est pas mal. Faudra que je m’accroche. Rien de spécial à dire. Ou alors trop. De toute façon, c’est pour moi, pour me vider la tête, m’évader par la tronche. Bonne nuit.
***
Décrire. Ce bout de mur marronasse en face de moi : il m’obsède. À un endroit, là, juste en face, il y a comme un enfoncement. Comme la trace d’une tête qui serait rentrée. Oui, exactement. Un arrondi parfait. Un mec n’aurait pas pu faire ça tout seul. Pas assez de recul, c’est forcément un autre qui l’a projeté. Ou alors le mec tout seul il a vraiment voulu se faire mal. Un grand coup pour en finir. De toute sa force pour compenser le manque d’élan. Je comprends. Il y a de quoi. Je ne juge pas. Coup fatal ?
***
Je ne finirai pas comme ça. Peut-être, si, je n’en sais rien. Pas maintenant. Je m’accroche, cette putain d’écriture va m’aider. Pas facile. Parler de moi, pas l’habitude. Constipé des idées depuis des plombes. Écrire, plus aisé que parler ? Jon, au secours ! Lecture et écriture ont tellement bercé ma jeunesse, les rappeler devrait être réalisable. Allez, faut y aller. Peu importe, faut livrer, délivrer, sortir, gerber, dégueuler, évacuer, raconter, même si c’est insignifiant, de toute façon ce n’est que pour moi. Jon m’a donné ce cahier fermé à clé. La clé ne me quitte pas. Déjà le troisième jour et je n’ai presque rien écrit. Mon bras est ankylosé. Comme retenu par une force… je dois me battre. Promis, demain je m’y mets. C’est déjà bien d’avoir commencé. C’était pas joué. Je me prends l’engagement, de moi envers moi, d’écrire un peu tous les jours. Jon m’a dit qu’après ça vient tout seul. Pour l’heure, c’est dur. Je ne suis pas Proust. Tout juste un mauvais rappeur. Un minable rimeur. Un footballeur, un amateur. Un dribbleur de balles et de mots. Un raton laveur. Un petit joueur, un solitaire trappeur, un ami trompeur, un perfide farceur. Un ex-tombeur…
Tombé bien bas ! Malheur à moi ! Tombeur tombé, raton raté, rappeur rappé… trappeur attrapé. Dribbleur dribblé. Joueur joué… Perdu ! Éperdu. De solitude. Épervier taciturne. Enfermé dans sa turne. Sous le signe de Saturne. Ciel à jamais sans étoiles.
***
Soleil, dehors. Ce matin, je n’existe pas. Reste allongé sur la couche. Vague bruit de fond. Enfants dans une cour de récréation ? Un marché ? Dehors une ville qui grouille et moi qui suis là, seul, immobile, retenu, détenu, privé de ma possibilité d’aller et venir dans ces rues, dans ce marché, sous le soleil de cette place banale au commun des mortels. Le mec qui accompagne son gosse à l’école a-t-il seulement idée de sa chance ? Ne pas exister pour ne pas endurer : une chimère. Mon corps est bien là ! Par le mental, je me retire du monde, je ne sens plus rien. Si je me pince, c’est comme une caresse. Je m’anesthésie. Allez, plus fort, tu ne sens rien !
C’est génial d’avoir cette faculté : chez le dentiste, c’est très pratique. Il peut me faire ce qu’il veut, je n’ai pas mal. Enfin, presque. Je ressens ce qu’il me fait, je perçois la douleur, mais elle ne m’ébranle pas, je l’isole. Je m’isole. Camisole. Désole. Désopilant. Poilant. Poignant.
Poigne, poignet. À la force du poignet. Bras de fer qui terrasse la douleur. C’est un autre moi qui souffre. Moi, mon vrai moi ne ressent rien. Mon corps est inerte, je suis ailleurs, au dehors du corps souffrant.
Dans les bagarres, aussi, c’est pratique. C’était pratique, quel temps employer ? Ça me permet de poursuivre un combat jusqu’à son terme. Y aura-t-il jamais d’autres combats ? Et puis dans d’autres circonstances, que je ne raconterai sans doute pas, ou alors bien plus tard, c’était vital de ne rien ressentir. Permet de résister aux coups de fourche du démon. Aux étreintes du gorille. Être capable de s’anéantir le temps que passe l’orage. Ça vient d’où ? D’aussi loin que je me souvienne. Cadeau du père. Les gosses ont une facilité déconcertante pour résister, évacuer, s’évader dans des mondes imaginaires, féériques, pendant qu’on les maltraite. Un don du ciel. Merci mon géniteur. Tu m’as rendu très fort, très résistant. Ma fiancée me trouvait carrément insensible. « Ton regard de faucon me pétrifie. On ne sait jamais ce que tu penses ni ce que tu ressens ». Elle ajoutait : « tu me trouves belle ? Tu m’aimes ? Qu’est-ce que tu éprouves pour moi ? » Et toutes ces petites minauderies. Je la trouvais belle. Elle était belle. Lui ai-je dit ? Peut-être pas. Sans doute pas. Ou je l’ai dit pour le dire. On peut penser quelque chose et ne pas arriver à le dire simplement. Sincèrement. Parce qu’on est maladroit, qu’on est mal à l’aise avec les sentiments. Ma façon de l’aimer le lui disait au-delà des mots. Je pense. J’espère. Non j’en suis sûr. « Tu es un bon amant. Tu es bel homme. J’aime ta peau douce ». Elle me flattait. Elle en rajoutait pour que j’aille sur son terrain, celui de la mièvrerie. Je résistais passivement. En fait, j’aimais ça. C’était un jeu : le macho taciturne et la séduisante dompteuse. Peau de bête et cheminée. Amours de braise et rires déployés. Peau brunâtre et peau dorée. Suavement entremêlées.
Putain c’est vrai que ça revient, les mots ! Chaque jour, j’écrirai quelque chose. Chaque jour, je passerai à la ligne. En sautant une ligne. À la pêche à la ligne. J’irai titiller la muse maligne. J’allongerai le temps par les mots qui s’alignent.
***
Je veux être sincère dans ce journal qui n’est que pour moi. Tout en sachant qu’il peut tomber dans les mains de mes geôliers si jamais ils m’arrachent la clé. Peu de chances, je suis surveillé. Je prends le risque. J’y déposerai mon quotidien et mes pensées, mes rêveries, mes phantasmes, mes poèmes… peut-être mes souvenirs, au besoin. Si je cite des personnes, leur nom sera changé, à commencer par moi, indispensable précaution. Et façon de prendre du recul. Même ceux qui sont morts seront renommés et préservés dans leur dignité. Comment ne pas les évoquer ? Ils me hantent. Ils me manquent. Certains me manquent. Dans un coin de ma tête, ils se planquent.
Mesdames et messieurs les censeurs, inutile de chercher des révélations, ce serait en vain. Passez votre chemin. Fanfare et tambourin, c’est tintin. Le peu que l’ennemi public N°1 avait à dire il l’a dit, et tout ce qu’il a tu à jamais resteras secret. Droit au silence. Devoir de patience, telle est ma sentence. Abstinence !
Silence et abstinence
Sont les mamelles de ma défense
Tempérance et patience
Conduisent mon existence.
Comme Aristote le prétend
La poésie est supérieure à l’histoire.
Dans l’inexorable marche du temps
Les faits du passé sont dérisoires.
Jaillissant à mon écritoire
Les mots sont ma fierté
Leur seule utilité
Sera libératoire
Car j’ai la liberté
De laisser gambader ma mémoire
Et de jeter des fleurs sur les trottoirs
Pour tous ceux qui savent les voir
Éclore au soleil de leur beauté
***
Sarah possédait ce quelque chose en plus qui me plaisait tellement… Sa voix. Grave, chaude, enveloppante. Son corps de féline, à la fois fin et musclé, sa peau dorée comme pain grillé. On en a eu des bons moments. C’est loin. C’est ainsi. C’est toujours ça de pris. Je vis avec. C’est mon secret jardin. Une des plantes de mon carré intime qui m’aident à survivre. Je m’y promène, longuement, je tombe souvent sur les mêmes bosquets et Sarah, c’est l’un des plus beaux. Le plus beau. Il sent bon, il est luisant, bien taillé… Sarah, ma Vénus de bronze au jardin paradisiaque. Corps voluptueux intact en mon souvenir. Creux où je me blottis, chaleur et protection. S’éloignant des vallées, s’élèvent de douces collines que mes mains gravissent avec ravissement. Certains moments ont été nuageux, bien sûr, comme dans toutes les relations, mais au fil des saisons on traficote, on rabote, on retaille, on retravaille, on chiquenaille…
Non, mais c’était bien quand même. Le passage le plus stable de ma vie, finalement. La belle a eu bien du mérite. Me supporter ! Miracle que ça ait tenu tant de temps. Ados, on se bécote, on se pelote, on s’emberlificote, on se chipote, on se ravigote. Puis, plus grands, on s’encanaille, on s’entre-baille, on parle fiançailles, c’est Versailles. Mais un jour, je me sens pris en tenaille. Je me taille : coup de cisaille. Duraille !
***
Un aumônier m’a rendu visite hier après-midi, suite à une demande que j’avais formulée. Voulait de mes nouvelles après ces quelques semaines ici. Lui ai parlé de mon présent, comment j’occupe mes journées. M’a posé des questions : comment je vis tout ça, quand est-ce que c’est le plus difficile, s’il peut m’aider… Je lui ai confié que j’ai commencé à coucher mes états d’âme sur le papier, il a trouvé ça très bien. A osé me demander si je souhaitais lui lire des passages. Refus. C’est intime, descriptif, juste un passe-temps, comme quand, enfant, j’écrivais des poèmes, c’était pour moi. Et pour ma sœur, à la rigueur. Il m’a demandé si je priais. Répondu : « à ma façon ». Alors il m’a expliqué comment il faut prier conformément à la règle, à des heures régulières, dans des postures particulières, physiques et mentales, en récitant des textes appris par cœur… Il me regardait fixement, sûr de détenir la Vérité. Voulait-il m’impressionner ? Gagner ma confiance ? Me soumettre ? Je l’ai engagé à poursuivre et laissé, poliment, se répandre. Puis je l’ai challengé sur le sens des paroles et des gestes, comme un néophyte avide de connaissances. Il avait réponse à tout. À chaque fois, il ouvrait le bon tiroir pour sortir le bon outil. Très sûr de lui. Bien préparé ! Pour me montrer qu’ils ne mettent pas n’importe qui dans ce type d’endroit, face à des gens comme moi. Me taisais en croisant les bras. J’observais les glandes de son cou qui se gonflaient bizarrement. En mode crapaud. Je lisais dans cet être une volonté de perfection. Le genre de personne qui fait tout pour qu’on dise d’elle qu’elle est bonne, généreuse, savante, formidable… Alors, soudain, je l’ai mitraillétté de nombreuses questions. À chaque fois qu’il allait commencer à répondre, je passais à la suivante. « Vous êtes d’accord pour que je vous pose quelques questions, j’en ai pas mal ? Les voici. Pourquoi avez-vous choisi d’être aumônier, qu’est-ce que cela vous apporte, quelles études avez-vous faites pour vous légitimer à cette fonction ? Qui vous a nommé, êtes-vous suivi, contrôlé, par qui ? Où avez-vous grandi ? Qui sont vos modèles ? Que vous a-t-on dit de moi, quelle image avez-vous de moi, que pensez-vous de la peine qu’on m’a infligée, quels conseils me donneriez-vous pour faire face à cette situation ? Vous pensez que je suis récupérable ? Est-ce qu’on vous fouille à chaque fois que vous venez dans ce bâtiment ? Il y a quoi dans vos poches ? Vous êtes marié ? Est-ce que vous avez déjà été incarcéré ? Pourquoi vous voulez tout savoir sur moi ? ». Puis je me suis brusquement arrêté et j’ai attendu. Dérouté, le type ! Il balbutiait des bribes de réponses, passant d’une question à l’autre, revenant en arrière, mélangeant le passé et le futur, gêné de parler de lui, glissant sur des leçons de morale, cherchant ses repères dans sa trousse mentale sans vraiment les trouver… J’observais fixement la jugulaire qui menaçait de s’échapper de son cou. Il me faisait penser à un poisson agonisant sur un quai brûlant. Pathétique. Après un lourd silence, il m’a déclaré : « Je suis juste là pour vous aider. À vous de me dire comment ». En guise de réponse, je me suis levé pour aller racler les barreaux de la fenêtre de mes ongles un peu trop longs. Le crissement a épaissi la tension, déjà bien palpable. Ambiance de polar. Il a susurré que si je voulais parler de mon enfance, de ma vie d’avant les événements, de n’importe quoi, je pouvais lui faire confiance, qu’il était « astreint au secret ». Je l’ai remercié, j’ai dit que j’allais y réfléchir et que cela suffisait pour aujourd’hui.
La solitude a parfois du bon. Non, mais sans blague ! Les manants m’ont envoyé un sachant, un barbant, un bredouillant, un dupant, un éléphant qui trompe énormément… un manipulant. Du vent !
***
Dans des champs de blé presque orange
Caressés par les vents désertiques
Circulent des sentences étranges
Aux allures prophétiques.
Mais le corbeau plumes d’ébène
Qui plane dans les airs
Ne les entend qu’à peine,
Il regarde la mer.
Son esprit s’en va loin
De ce tumulte ignoble
Écouter les refrains
D’une âme bien plus noble.
Noir de jais, épis dorés,
Le contraste est frappant.
Paroles profanées
S’égrènent dans le vent.
***
Jon est content que je me sois mis à écrire. « Au bout de quelques semaines, on passe tous par une phase dépressive. Il faut trouver une activité à laquelle se raccrocher et oublier tout le reste, sinon on est foutu. Moi j’ai lu comme un malade. Je ne comprends pas toujours tout, mais ça m’évade. À tel point qu’ils m’ont proposé de faire “auxi-bibliothécaire”. Ça fait déjà cinq ou six ans et franchement j’ai bien fait. Alors, tu écris quoi ? » Je lui ai dit que je raconte ma vie carcérale, mais que c’est dur à venir, parfois. J’ai l’impression que le jeune homme qui a tant lu et écrit dans sa jeunesse m’a tourné le dos, s’est désolidarisé de moi. Jon m’a passé quelques bouquins pour m’inspirer. Le journal d’Anne Franck, l’Écume des jours, Candide… C’est bien, mais ce n’est pas cela qui va m’aider. Enfin, je ne sais pas. On va voir. Les deux derniers, je les avais lus il y a longtemps. Ils figuraient en bonne place dans la bibliothèque familiale. Retour vers l’enfance en perspective. Peut-être faut-il repasser par là. À deux âges différents, on ne lit pas tout à fait le même livre.
***
Sartre m’avait touché, adolescent. Son rayon était planqué, j’avais dû braver des obstacles pour atteindre les bouquins. Revêtus du délicieux goût de l’interdit ! Le Mur, avec ce Pablo condamné à mort. À plus brève échéance que moi, il n’a qu’une nuit pour faire le bilan ! L’enfance d’un chef, avec Lucien, conduit à exercer le pouvoir malgré lui. Comme mon ami Mousse ! La Nausée, aussi, mon préféré. Le mec, il a tout pour être heureux et tout finit par le dégoûter. À quoi ça sert de continuer si on n’est plus important pour personne, il se demande ? Question d’actualité s’il en est !
***
Vian, aussi barjo que moi. Ici aussi, dans cet espace clos et hors du temps, les objets se transforment. J’ai des heures pour les fixer et ils finissent par s’animer. Ils me parlent. Dans cet univers restreint, les limites de la réalité sont sujettes à une distorsion conséquente. Je veux qu’ils me parlent. Qu’ils me répondent. Qu’ils me surprennent. Moi je leur parle. Avec ou sans mots. Prononcés ou pas. Ils sont mes interlocuteurs, ils m’empêchent de sombrer dans l’ennui. Cette tasse, par exemple. Elle me sourit largement, ça m’amuse. Je discute avec elle longuement parfois, c’est ma copine. Quand je la porte à mes lèvres, c’est comme si on s’embrassait. Elle est docile, elle vient à ma bouche aussitôt que je le veux. Je bois son contenu goutte à goutte, goulûment, suavement. Je la traite comme si elle était en porcelaine blanche. Tu es en porcelaine blanche, luisante, étincelante. Tu brilles, prête à danser, dans ta robe de dentelle blanche. Tu t’appelles Bianca, tu es luminosa, tu danses le flamenco, tu illumines cette cellule, ton rire m’inonde, je suis à Grenade, dans une taverne, c’est de la téquila que je bois, et de la sangria, forte comme du sang de toro, devant ce feu de bois, ces cuivres, ces guitares, c’est la fiesta, Tan, tan tan tan, olé !
Nausée. Ivre de rêveries. Trêve de conneries. On n’est pas au paradis. Tasse tu es, tasse tu resteras. Calmos, Boris, lâche-moi !
Résister à l’instinct qui pousserait à faire du mal à son corps pour surpasser la douleur intérieure. Tesson de tasse, cuillère en fer blanc, vêtement… comment ne pas imaginer ces objets qui, sortis de leur usage naturel, deviendraient des outils d’échappatoire pour s’évader… momentanément… ou définitivement ?
Oui, se calmer, se maîtriser, retomber sur terre sans se faire trop mal.
Dormir. Le plus possible. Rêver, méditer. Ce qu’il y a de mieux à faire.
***
Adam. Tel est le prénom que je me donne pour ce journal. Le premier des humains ! L’homme chassé du paradis, condamné à vie pour ne pas avoir empêché le crime. C’est moi, c’est tout moi. Le complice survivant qui paye la note. Le premier qui sera le dernier. Le dernier qui redevient premier ? Oui, c’est parfait, va pour Adam !
Je prends pour nom Adam
J’ai cédé au serpent
J’incarne le complice
Qu’on accuse de vice.
Tel est le beau prénom
Que l’on donne au démon.
Adam expie les fautes
Adam paye la note.
Adam est enfermé
Jusqu’à l’éternité.
Adam est la victime
Qui porte tous les crimes.
Adam fut le premier
Sera-t-il le dernier ?
Adam que l’on offense
Adam souffre en silence.
***
Maton, vicieux par excellence, véritable caricature, Pavard est ignoble. L’œil torve, rictus au coin de la bouche, nez rouge d’un ivrogne. Parle lentement, la voix cassée. Se prend pour le Parrain, peut-être. En maigre. Je l’intéresse assurément, car moi, il ne m’impressionne pas. Alors il en rajoute. Cligne des yeux et me provoque : « Adam, qu’est-ce que tu mijotes ? Tu es bien calme, depuis quelques jours ! Baisse les yeux quand je te parle ! Arrête de me fixer, je te dis ! Les gars comme toi on les connaît. On sait les mater.C’est pas pour rien qu’ils sont à l’isolement. » Moi je ne bronche pas. Il continue, il n’a que ça à faire, le chacal. « Adam, t’as des regrets, parfois ? Tu sais que tu es un monstre ? Si ce n’était que de moi la peine de mort existerait encore et tu ne serais pas là devant moi avec tes yeux de merlan frit ». C’est un pauvre type, un raté, un frustré. Il a bien trouvé sa voie. Maton, il était fait pour ça. « Adam, la honte de l’humanité, qui se prend pour une vedette ! Petite frappe, petite salope, vermine… ». Moi, pendant qu’il crache son venin, je l’observe comme un aigle sur son perchoir, au sommet de sa puissance. Mon regard est immobile et implacable. J’ai l’éternité, je gagnerai. J’ai la jeunesse, la patience et la santé. Assieds-toi au bord du fleuve et tu verras passer le cadavre de ton ennemi. Lao-Tseu. Une devise à bien mémoriser, je la souligne.
Adosse-toi au phare du Havre
Lorsque t’as des ennuis,
Tu verras passer le cadavre
Allongé de ton enn’mi
Baigné de rouge sang
Surgissant des abysses
Les pieds flottant devant
Rongés des écrevisses.
Tu ris de tout’ tes dents
Ta vengeance est totale
Et il replonge en l’océan
Ta victoire est magistrale.
***
On retrouve en prison des échantillons du monde ouvert. Jon est aussi une caricature, semblant tout droit sorti d’un tableau flamand du Moyen-Age : grassouillet, rougeaud, un peu benêt. Naïf. Pas étonnant qu’on lui ait confié une charge, il inspire confiance. Ce qu’il a fait avant, c’est par naïveté, pas par méchanceté. Une brebis égarée. Ici, il a trouvé sa place, sa meilleure place. Il aime les livres, tient bien à jour ses fiches. Besogneux. Serviable. Cherchant les ouvrages qui correspondent à chacun. Même quand il ne les a pas lus, ou pas compris, il sait de quoi ils traitent, à quoi et à qui ils peuvent servir. Jon a un bon sens heureux. Aurait fait un bon libraire. Ç’eut été mieux que plongeur. Plongeur, passeur de serpillière et occasionnellement préparateur de sandwiches aux heures de pointe, transporteur de cocaïne, puis mercenaire occasionnel, nettoyeur de carrelages comme de vermines. Acceptant tout ce qu’on lui demande. Jon ne sait pas dire non. Et comme il manque de jugeote, il a été trop loin. Trop de fois. A payé pour les autres. A pris vingt ans. En est à la moitié. N’ira pas au bout. Le sait. Ne devrait pas être ici et pourtant c’est ici qu’il est le mieux : protégé, respecté, utile… comme quoi !
***
Pourquoi tant de souffrance, en ce lieu convoquée ?
Même dans l’atmosphère on ressent la violence
Même au fond de la nuit, même dans le silence
Ton âme est menacée, ta patience est rongée.
Silence qui se vide en pelote infinie
Interminable puits aux heures d’insomnie
Rien ne retient son vol quand le silence choit
Et la tête en mes mains j’implore Qui je crois.
En maison d’arrêt, au matin c’est l’inverse, souviens-toi, Adam. Enfle un bourdonnement qui devient assourdissant : grincements de portes, paroles indistinctes d’autres détenus qui s’interpellent en toutes langues, coups de gueule inopinés, cliquetis de clés, claquements de pas sur le sol dur et froid, crissement de carrioles des repas, et toutes ces musiques qui s’entremêlent, cacophoniques et métalliques, car s’envolant de radios plus pourries les unes que les autres. Symphonie insupportable aux premiers jours de détention et totalement intégrée ensuite, ni pire ni meilleure que le silence. Plus agressive, mais plus réconfortante, car si on l’entend au petit matin c’est qu’on est encore vivant.
***
La violence n’est pas qu’audible et observable.
Dans l’air de la prison, elle est même palpable.
La privation de liberté est une violence.
Le manque d’espace exacerbe la violence.
La surpopulation fait triompher la violence.
Violence, souffrance… vengeance.
La société prétend qu’elle se protège, mais en fait elle se venge.
En nous jetant dans la fange.
Devant ses yeux, elle met une frange,
On la dérange,
Ça l’arrange.
Comme on n’est pas des anges,
Elle préfère ici nous porter des oranges.
Mauvais calcul : on est obligés de se surblinder pour ne plus ressentir la souffrance. Alors la violence devient de plus en plus forte, elle fait de la surenchère, elle veut nous soumettre, et nous, nous, on devient de plus en plus résistants. Et on a le temps. Tout le temps de ruminer tout ça, d’analyser, de disséquer, de faire naître les bonnes questions. Où est la justice ?
Où est l’humanité ?
Ne sommes-nous pas, ne suis-je pas un élément de cette société, quoi que je fasse ? Ne se condamne-t-elle pas en me condamnant ?
N’a-t-elle pas d’autres choix que de me jeter aux oubliettes ?
Notre père Adam, fautif ancêtre de tous les hommes, ta descendance est-elle condamnée à te condamner indéfiniment ?
Je condamne les condamnateurs, moi le damné, le condamné, le con… définitivement damné !
***
Ici, c’est calme. J’apprécie. En maison d’arrêt, omniprésente est la violence des rapports humains. Promiscuité, rivalité, meute de loups, chacun doit sans cesse combattre pour trouver et garder sa place. Tout s’achète et tout se vend. Tu demandes une cigarette, tu devras rendre un joint. Tu demandes protection, tu devras la soumission. Dominant dominé, tout est rapport de force. Tous les jours, tu dois faire tes preuves. Et être sur tes gardes H24. Épuisant. Tu te bats, tu combats, tu abats ou tu es mis à bas. Influencé deviendra influenceur, consommateur revendeur. Offensé offenseur, violé violeur, possédé possesseur. Jungle, combat de survie, grand théâtre dramatique, arène de gladiateurs, chaque jour passé est une victoire. Chaque nouveau jour est à franchir. Sûr que là tu te sens exister ! Une belle école. J’ai fait mieux que survivre. L’enfance d’un roi. La métamorphose du cloporte. La transmutation en rhinocéros. Je suis à toute épreuve. Tu peux faire tout ce que tu veux, je ne bronche pas si j’en décide ainsi. Mais si ça ne me plaît pas je peux t’envoyer ad patres sans le moindre état d’âme. Je suis un scorpion. Hé, grenouille, tu veux bien me prendre sur ton dos pour me faire traverser le fleuve ? Un scorpion qui a su nager, surnager, s’en tirer. La nique au passeur, la nique aux passés qui se sont noyés. Les trépassés. Regarde le fleuve, ils vont passer. Écoute le pote Lao ! Regarde-les de là-haut. Dis-leur ciao.
***
Ici, on t’inflige la solitude comme une torture. Pourtant, elle a du bon.
Finie la récréation. Plus de munitions. Nouvelle situation. Faut que je trouve la solution. Je ne demande pas l’absolution. Ni la sollicitude. Je vais me débrouiller. Comme j’ai toujours fait. Seul. Comme d’habitude. Pied de nez. Ce dernier fleuve, je le franchirai.
***
L’aumônier est revenu. Pour la troisième et dernière fois. Un final magistral !
Il m’a bassiné avec ses récitations, ses questions insidieuses et ses leçons de morale. Je lui ai suggéré de s’économiser, j’ai tout ce qu’il me faut. Il a encore voulu s’intéresser à ma personne. Il m’a demandé comment j’avais pu « quitter ce qu’il faut bien appeler le droit chemin ». Là, j’ai commencé à m’échauffer grave. Je lui ai fait le cadeau de lui expliquer que ce n’était pas la peine d’essayer de jouer au confesseur ni au psychologue avec moi. Il s’en est âprement défendu et m’a vivement reproché de ne pas lui faire confiance et de ne pas l’écouter, à l’instar des autres détenus. Alors je me suis dit qu’il comprendrait peut-être mieux ma position si je le gratifiais d’un petit rap improvisé :
« Désolé de ne pas être agneau docile,
Une proie facile,
Un imbécile,
Un patient futile,
Un interlocuteur utile…
Les prêcheurs de ta sorte
Ne m’impressionnent pas
Et le vent qu’ils transportent
Jamais ne m’atteindra
Jamais tu ne seras à ma putain de place !
Je ne sais qui sont les rapaces
Qui te missionnent auprès de moi
Mais sois bien sûr, Monsieur Mondoigt
Que tu n’auras plus rien de moi
Et que j’ai pas besoin de toi ».
Il a eu droit à une petite chorégraphie en même temps : je monte sur le lit, je me penche au-dessus de lui les bras très largement ouverts comme un grand rapace, j’avance et je recule la tête comme une chouette, je cours à la fenêtre m’accrocher aux barreaux et je finis par m’allonger sur le lit les jambes au plafond (c’est bon pour le dos). À « Monsieur Mondoigt », j’ai levé le majeur. Et pour le final, je me suis remis d’un coup bien en face de lui et lui ai balancé le « et que j’ai pas besoin de toi » distinctement, très fort, très près de son visage, en lui faisant les gros yeux. J’étais assez content de moi. Genre clip de Freddie Mercury. J’aurais peut-être pu faire du cabaret ? Lol.
Je ne sais pas ce qui m’a pris. Ce n’est pas du tout, du tout moi. Mais il est tellement n’importe quoi que moi aussi j’ai fait n’importe quoi. Un besoin de défoulement, aussi, sûrement. La fougue de la jeunesse !
Dépité, qu’il était. Puis il est remonté au filet. Au lieu de me féliciter, il a susurré que j’avais tout à fait le droit d’être à fleur de peau, dans ma situation, mais que je n’étais pas obligé d’employer des mots grossiers et de le tutoyer, que c’était irrespectueux pour lui « homme de foi » comme pour moi-même. Que de contrôler mon langage et mon comportement, cela pouvait être ma « première marche sur le chemin de la rédemption ». Que je ferais mieux de prier comme il me l’avait enseigné plutôt que de faire « le zouave ». Là, je me suis pincé le nez en fermant les yeux pour m’aider à garder mon calme, puis je lui ai aimablement montré la porte et signifié, dans mon meilleur français, que l’entretien était terminé et que je ne souhaitais plus qu’il m’honore de ses visites, jamais, puisqu’il n’avait pas apprécié mon spectacle.
J’ai demandé aux surveillants s’il pouvait être remplacé dorénavant par un aumônier bouddhiste. Ils ont cru que je rigolais. Est-ce que j’ai l’air de rigoler ? Pourquoi Bouddhiste ? ils ont demandé. Parce que je veux pratiquer la méditation en bonne et due forme, j’ai répondu. Ils m’ont dit qu’il faut faire une demande écrite. Ils pensaient que ça allait me rebuter ! S’ils savaient !
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J’ai demandé à Jon de me passer des Astérix. Marre des bouquins intellos. Ces braves gens qui défendent leur village, qui résistent face à la grande cavalerie romaine, ils me plaisent bien. Je suis futé comme Astérix et fort comme Obélix. N’ai-je pas transporté des menhirs d’est en ouest ? Des symboles sacrificiels de la plus haute portée mystique ? Je suis un passeur. Comme la grenouille. Je n’avais pas la trouille. C’est moi qui fais traverser le fleuve sacré. Un livreur. Un transporteur, un pont transbordeur… un emmerdeur ? Et un éclectique lecteur : « Jon, trouve-moi des Astérix, je te dis, sérieux ! ».
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Sarah, je te demande pardon. Tu es sans doute le seul être vivant à qui je demanderai pardon, à personne d’autre. Tu ne liras jamais ces lignes, peut-être percevras-tu ma demande par les voies de l’esprit. J’implore ton pardon pour t’avoir tant fait souffrir. Je ne pouvais rien te dire. J’étais de plus en plus absent, absorbé par mes démons et mes projets foireux. Je ne pouvais ni t’associer ni t’expliquer. Je me suis éloigné pour te préserver. Je m’empêtrais dans mes tourbières. Et puis un jour, tu m’as écrit que tu rompais toute relation, notre projet de fiançailles, que tu ne voulais plus entendre parler de moi, que tu allais complètement réorienter ta vie. Je n’ai pas réagi. C’était mieux comme ça. Tu as pris la juste, la bonne décision. J’espère aujourd’hui que tu m’as oublié, zappé, rayé, que tu as retrouvé quelqu’un et que tu es heureuse. Ne demande jamais de mes nouvelles, ne m’écris pas, je t’ai trop fait souffrir, je ne te méritais pas. On était ensemble car on se connaissait depuis l’école et qu’on s’était toujours bien aimés, mais cette parenthèse soyeuse est une anomalie dans mon parcours. Toi, tu es saine. Moi j’ai mes démons, qui se querellent et m’empoisonnent. Pardon.
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Un paragraphe par jour, c’était le but, mais certains jours je n’y arrive pas, je dois l’avouer. Rien ne vient. Ou alors je suis ailleurs. Là, je suis resté plusieurs jours sans pouvoir m’y mettre. Pas grave : je dois écrire quand je le sens. Il n’y a plus d’urgence, ceci est une donnée que je dois totalement intégrer. Je la souligne pour bien m’en souvenir.
Pour moi qui suis mutique et secret, quelle thérapie, ce journal ! Une saine violence, car volontaire. Le mutisme, je ne m’y force pas, il est dans ma nature. Combien de gens feraient mieux de se taire au lieu de dire des conneries !
Je peux dire : « je ne dis rien ».