L’inconnu de Redondo - Anne Clément - E-Book

L’inconnu de Redondo E-Book

Anne Clément

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Beschreibung

Dans la paisible station balnéaire de Redondo Beach en Californie, un cadavre en décomposition est découvert dans le jardin de David Norton, un homme au chômage s’occupant de sa mère atteinte d’Alzheimer. Qui a commis ce meurtre ? Pourquoi cacher la victime chez un individu sans histoire ? L’agent spécial Kesia Palmer mène une enquête sans relâche et ce qu’elle va découvrir ébranlera la tranquillité de la ville…


À PROPOS DE L'AUTRICE


Auteure primée de nouvelles et de poésies, Anne Clément s’épanouit dans le domaine romanesque. Ses séjours en Californie ont inspiré "L’inconnu de Redondo".

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Couverture

Page de titre

Anne Clément

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

L’inconnu de Redondo

Roman

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Copyright

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

© Lys Bleu Éditions – Anne Clément

ISBN : 979-10-422-2186-7

Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

À mon mari Laurent qui m’a fait redécouvrir la Californie

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

De la même auteure

 

 

 

– Les Maux Témoins, recueil, Le Lys Bleu Éditions, février 2024.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Les opinions politiques des personnages de ce roman sont utilisées dans un contexte de fiction et ne représentent pas celles de l’auteure. Certaines descriptions sont choisies dans un but narratif et servent l’intrigue. Elles ne visent à offenser personne dans un souci du respect de la diversité.

 

 

 

 

 

Prologue

 

 

 

Sam F. Da Cruz considérait la mort comme l’insipide accessoire des séries policières. Elle allait pourtant le défier alors que le soleil matinal dardait ses premiers rayons sur la devanture de sa joaillerie.

 

Comme tous les jours à la même heure, le bijoutier établi à Lakewood, Californie retourna le panneau nous sommes ouverts et regagna l’intérieur tout en faisant mentalement l’inventaire des tâches à accomplir dans la journée.

Le quinquagénaire tirait grande fierté d’être devenu le fournisseur confidentiel de la jet-set hollywoodienne en quête de discrétion. Acteurs connus, producteurs, jusqu’à la femme du gouverneur, appréciaient cette petite bijouterie dont la devanture ordinaire ne laissait en rien présager les trésors qu’elle renfermait.

Neuf heures. Le carillon de la porte d’entrée retentit. Sam appuya sur le bouton d’ouverture, avisant sur son écran de contrôle le couple qui scrutait l’œilleton de la caméra du sas d’entrée. Une fois à l’intérieur, le bijoutier constata avec satisfaction que ces clients potentiels étaient élégamment vêtus, leur prestance laissant deviner qu’ils étaient issus d’un milieu huppé. La femme, à son sourire épanoui, semblait très amoureuse de son partenaire. « Futurs mariés, budget illimité, noces dans la plus pure tradition de Beverly Hills », se rengorgea Da Cruz.

Le couple s’avança nonchalamment vers le comptoir. Leurs yeux abrités de lunettes de soleil balayèrent consciencieusement les vitrines. Le visage de l’homme dénotait toutefois d’une dureté qu’appuyaient des traits symétriques traversés d’un sourire figé. Il demanda alors à voir les bagues en diamant. Sam en conçut un léger malaise immédiatement balayé par l’opportunité d’une belle vente.

Il remarqua alors le léger tremblement qui parcourut la jeune femme. L’émotion, l’anxiété de toute future mariée, pensa-t-il en gagnant son arrière-boutique. Il en ressortit presque aussitôt avec un plateau de velours bleu qu’il posa précautionneusement sur le comptoir. S’y alignaient d’impressionnantes pièces de joaillerie qu’il gardait à l’année dans un coffre. Vingt diamants, tous taillés différemment sur des montures tantôt classiques, tantôt contemporaines. Le tout formant une caverne d’Ali Baba horizontale parfaitement organisée.

D’un geste lent, la future épouse avança une main gantée de blanc puis, se ravisant, jeta un regard interrogateur à son compagnon, tout en rajustant machinalement ses lunettes de soleil qu’elle n’avait pas quittées. L’homme lui fit un imperceptible signe de la tête. Immédiatement, comme revigorée par cet assentiment tacite, elle tendit au bijoutier une feuille de papier soigneusement pliée en quatre.

Ce dernier observa alors un changement radical dans l’attitude de la jolie rousse : aucune émotion ne s’échappait plus du sourire qui mourut sur ses lèvres closes. Il parut soudain émaner de tout son être une détermination froide qui déconcerta Sam un court instant. Il déplia le papier, mû par un mauvais pressentiment. Le couple le fixait maintenant tout en jetant de rapides coups d’œil alentour.

« Mon ami a sur lui un glock 26 chargé. S’il vous prenait l’envie de déclencher le système d’alarme, sachez alors que vous êtes en train de vivre la dernière minute de votre vie. Dans votre intérêt, Sam, veuillez remettre les bagues dans le petit sac devant vous et faites un pas en arrière ».

L’homme entr’ouvrit légèrement un pan de sa veste, assez pour laisser entrevoir la crosse de son arme. Stupéfait, Sam avisa une petite bourse en toile sur le présentoir et se plia aux instructions des malfaiteurs. « Les caméras de surveillance enregistreront leur visage. Ils n’iront pas bien loin », pensa-t-il dans un éclair de lucidité avant de se raviser, considérant que les lunettes de soleil des braqueurs entraveraient leur identification. Il suivit des yeux la jeune femme alors qu’elle tendait le butin à son compagnon. Ils quittèrent enfin le magasin à reculons, non sans avoir jeté un coup d’œil à la caméra fixée à l’angle de la porte d’entrée. Dehors, la rue déjà animée les engloutit aussitôt. Alors qu’ils pressaient le pas, deux motos s’arrêtèrent à leur hauteur. Ils montèrent à l’arrière des véhicules puis leurs complices démarrèrent et ils disparurent l’instant d’après.

Sam s’appuya dos au mur. Le couple avait eu la présence d’esprit de récupérer le papier accusateur. Il se prit la tête entre les mains, essayant vainement de contenir les battements de son cœur qui bondissaient dans sa gorge. Il composa fébrilement le numéro du shérif. Deux heures plus tard, une fois terminé le récit de sa mésaventure à une dizaine de policiers précipités sur les lieux, Sam ferma la bijouterie et gagna l’arrière-boutique.

Il s’assit sur un tabouret, alluma une cigarette d’un geste mal assuré. Il n’avait plus fumé depuis le jour où son médecin l’avait mis en garde contre sa consommation excessive, brandissant le spectre d’une fin de vie douloureuse. Désormais, s’il ne pouvait choisir sa mort, il la conduirait sur un chemin familier. Dans les volutes de fumées qui montaient vers le plafonnier éteint, il ferma les yeux, chassant sans succès l’image des diamants qu’il glissait un à un dans le petit sac.

Treize heures. Sur le tronçon Est de la route 66 qui sillonne l’État de Californie, gisant sur l’asphalte échauffé, deux perruques furent emportées par le vent du désert, effaçant les dernières traces du délit dans un tourbillon de poussière.

 

 

 

 

 

Chapitre I

 

 

 

David Norton sortit de sa salle de bain enveloppé dans une épaisse serviette éponge et regagna sa chambre.

Lentement, il choisit ses vêtements, les posa sur son lit puis les enfila devant son miroir en pied.

Chaque jour, il sacrifiait à ce rituel sans grand plaisir. La vue de son corps le rebutait. Trop gras, trop difforme. Son reflet lui renvoyait une image peu flatteuse et il lui arrivait de rester de longues minutes à s’examiner avec une fascination malsaine. Sa silhouette empâtée contrastait avec celle en vogue sur la côte californienne. Pour ne rien arranger, ses fins cheveux blonds qui encadraient un visage pointu tranchaient avec un double menton disgracieux. Cependant, à y regarder de plus près, l’intensité de ses yeux bleus soutenait les regards et les femmes n’y étaient pas insensibles.

Huit heures. David descendit l’escalier après s’être extrait de sa léthargie avec fatalisme. Bien qu’il ait perdu son travail huit mois auparavant, cette situation ne l’empêchait pas de se lever tôt et il ne dérogeait jamais à cette règle.

Il gagna sa cuisine et déballa mollement un paquet de Blueberry muffins. Il eut tôt fait d’en engloutir une bouchée que son chien Chester galopa jusqu’à lui, langue pendante et oreilles dressées. Chester était au chien ce que les citrouilles sont à Halloween : indispensable et encombrant. Il arpentait nuit et jour son territoire en maître des lieux magnanime tant qu’il ne s’agissait pas du livreur de lait ou de tout autre intrus en uniforme.

Une tasse de café à la main, David sortit sur le perron ramasser l’exemplaire du LA Daily News qu’il recevait chaque matin. Il leva les yeux vers le ciel bleu de Redondo Beach puis fit quelques pas en suivant la bande de terre retournée qui longeait la façade de sa maison sur toute sa longueur. Il évalua d’un rapide coup d’œil l’avancée des travaux de sa terrasse en construction. Un labour superficiel délimitait déjà l’angle nord du jardin en un rectangle parfait qui rejoignait le bord d’une clôture condamnée durant toute la durée des travaux. David soupira devant les mottes jonchées de râteaux, pelles et divers instruments que son ouvrier avait négligé de ranger à la fin de sa journée de travail la veille au soir.

Le Californien avait passé toute son enfance à Long Beach, dans un studio loué par ses parents adoptifs. Abandonné à l’âge d’un an, il avait été rapidement recueilli par Sean et Maddie Norton qui le chérirent comme leur propre enfant. Après de nombreuses années d’un bonheur sans nuages, Sean perdit brutalement la vie après un accident de travail qui fit monter au créneau l’avocat de Maddie, trop heureux de mettre à genoux l’entreprise incriminée. La veuve obtint de substantiels dommages et intérêts dont elle fit profiter son fils dès ses vingt et un ans. Depuis lors, David gérait son bas de laine dont il prélevait depuis son licenciement de quoi vivre correctement, mais sans excès. Sa seule dépense un peu substantielle consistait en la construction d’une terrasse dont il caressait le projet depuis longtemps. Sa vacuité passagère lui permettait d’en superviser les travaux effectués par un mexicain jovial et travailleur.

La sonnerie de son portable le fit sursauter.

— Norton ! s’annonça-t-il sans aménité.

— Monsieur Norton, Ici Carly Green. Pouvez-vous venir, votre mère est très agitée, elle…

David tressaillit, comme à chaque fois que l’infirmière à domicile de sa mère téléphonait. Lorsqu’il entendait le son de sa voix à l’autre bout de la ligne, un flux acide remontait de ses entrailles. Il se décomposait et quelques secondes étaient nécessaires pour reprendre ses esprits.

Il imagina la jeune femme serrant le combiné de toutes ses forces, luttant contre l’envie de fuir les trop lourdes responsabilités qu’elle s’était infligées.

La plantureuse fille du sud avait fui les bayous de sa Louisiane natale, considérant la Californie comme un Eden qui verrait son rêve accompli de devenir actrice. Elle avait écumé les castings avant de voir ses aspirations hollywoodiennes rétrécir comme une peau de chagrin. Après quelques semaines d’errance à ressasser ses échecs, elle s’était recomposé une existence et s’était tournée vers les autres comme on se tourne vers la religion. Chaque soir, elle s’était abîmée dans l’étude de cours en ligne afin d’obtenir son diplôme d’infirmière. Après quelques stages au Los Angeles Hospital, elle était parvenue à expier son passé par une totale dévotion à son travail. Ses prières se résumaient à exhorter les malades à la docilité quand elle-même s’abandonnait à une vie sans couleurs.

Depuis deux ans, elle s’occupait à domicile de la mère de David dont la mémoire s’était un jour déchirée. Doucement d’abord, comme un filet d’eau s’écoule le long d’un barrage fissuré, ses souvenirs avaient fui sans faire de bruit. Perte de clefs, de noms, de repères. Agacée, la vieille dame incriminait la fatigue, l’étourderie et finissait par en rire. « Un jour, je perdrai ma tête ! » C’est ce qui se produisit. Le filet d’eau se fit ruisseau qui se fit torrent et emporta tout sur son passage : Le jour de son mariage, le nom des pères fondateurs, la recette du carrot cake. Alzheimer lui prit finalement son nom et insatiable, lui subtilisa celui de son fils, de son mari, puis leur existence même bascula dans les nimbes.

David eut un mouvement d’humeur. Mademoiselle Green manquait de sang-froid. Il prit sur lui de cacher son exaspération et assura à son interlocutrice qu’il viendrait dès que possible, mais qu’elle devait d’ici là « gérer la situation ».

Un ronronnement de moteur s’amplifia dans un bruit de graviers et abrégea la conversation. David vit son ouvrier fouler la terrasse en chantier et s’approcher de son patron. Le mexicain devait peser dans les cent kilos, mais le muscle le disputait à une graisse rare et compacte. Carré, coulé dans un seul bloc, il balançait ses longs cheveux noirs retenus par un catogan au rythme de sa démarche de Bullmastiff.

À la vue de David, il afficha un large sourire ouvert sur une rangée de dents en perdition et comme à son habitude, salua d’un laconique Holà. Le mexicain sauta à pieds joints dans la fosse et commença à creuser la terre meuble.

Manolo s’essuya le front avec les pans de sa chemise ouverte et reprit son souffle. Il n’était que huit heures trente du matin et la chaleur était à son comble. Le fog1 de Los Angeles étendait déjà ses longues écharpes empoisonnées sur les pourtours de toute la côte, emprisonnant la gorge d’une humidité factice, résolument persistante. Il s’activa de plus belle sous cette canicule oppressante, interrompant parfois son travail pour lever la tête et croiser le regard de David qui l’encourageait mollement d’un mouvement de tête tout en lisant son journal.

Soudain, une odeur âcre s’insinua lentement. L’ouvrier se redressa, fronça le nez, en proie à une étrange nausée.

Comment aurait-il pu deviner que les travaux commandés par ce gringo allaient bousculer le quotidien paisible de la ville, créant un raz-de-marée médiatique sans précédent ? Comment aurait-il pu deviner qu’il serait assis sur le marchepied d’une ambulance quelques jours plus tard, en état de choc ? Comment aurait-il pu savoir que rien ne serait plus jamais comme avant ? La machine était en marche, inéluctable et destructrice, et rien ne pourrait désormais l’arrêter.

David lui tourna le dos et regagna la maison.

 

 

 

 

 

Chapitre II

 

 

 

Joe Torrello se rongeait les ongles depuis qu’il était en âge de le faire. Enfant, sa mère s’épuisa en vaines protestations lorsqu’il les rognait convulsivement, tête baissée, le regard fuyant. Elle se lamentait silencieusement d’avoir enfanté un être ombrageux, essayait de comprendre d’où lui venait cette angoisse, où était la faille. Elle ignorait que Joe prenait plaisir à ciseler, arracher, denteler cette partie de son corps. Il aimait le claquement sec des dents qui déchirent, l’ongle qui tombe, le sang qui gicle. Cette mini apocalypse le réjouissait. Il s’infligeait cette torture anodine pour mieux la maîtriser. Non, Joe Torello n’avait rien d’un enfant perturbé. Il s’amusait à détruire, condamnait tel ongle, épargnait tel autre. À l’âge adulte, il gardait cette habitude comme pour mieux se convaincre qu’il exerçait un pouvoir sur les autres, avait droit de vie ou de mort sur son prochain.

C’est dans cette attitude que Paige le trouva dans le patio de la petite maison de bois clair. Tendu par l’impatience, le regard égaré vers l’horizon crépusculaire du désert du Mojave, il s’adonnait cette fois-ci à son habitude moins par plaisir que pour canaliser une rage sourde. La jeune femme avança prudemment. Il importait d’approcher Joe comme on le ferait d’un fauve : avec lenteur, sans gestes brusques, en signalant sa présence. Il pouvait alors bondir en paroles blessantes ou vous accepter comme l’un des siens. Une chevelure fournie et une voix de ténor renforçaient cette impression animale. Elle déconcertait, fascinait et entretenait la légende de ce petit italien fils d’immigrés de Brooklyn.

— Six mois aujourd’hui, grogna-t-il sans se retourner.

Paige soupira et s’assit dans un large fauteuil à bascule. À cette heure du jour, le soleil abandonnait le désert à la nuit. En quelques minutes, une fraîcheur bienfaitrice tomba en longues écharpes rouges.

— Il m’a pris au dépourvu… continua le molosse. Paige, est-ce que tu as constaté chez Ed un comportement anormal pendant le braquage de la bijouterie ? Est-ce qu’il a dit quelque chose qui t’aurait paru suspect ?

Paige se renfrogna, tritura nerveusement l’une de ses courtes boucles brunes.

— Joe, je n’ai rien de nouveau à vous apprendre. Je me suis repassé cent fois le film de cette journée et je n’ai rien observé qui puisse nous mettre sur une piste. Nous sommes entrés dans la bijouterie, avons joué notre saynète et sommes repartis sur les motos de Dimitri et Frankie avec les diamants. Il n’y a malheureusement rien à ajouter.

Joe Torello hocha imperceptiblement la tête et se retourna brusquement. Il planta ses yeux dans ceux de Paige qui s’était levée, bien décidée à retourner à l’intérieur de la bicoque afin d’échapper à son emprise. Elle s’arrêta net et attendit. Il n’était pas bon de contrarier le chef du groupe ou de lui donner tort. Il fallait pourtant se rendre à l’évidence : Ed s’était enfui avec les diamants et depuis lors, aucune recherche n’avait abouti. Joe ne l’admettait pas et refusait d’abandonner. Jamais personne ne l’avait doublé et, devant ses partenaires médusés, il ressassait chaque jour sa vengeance comme on élabore une recette de cuisine : une pincée de torture diluée dans une bonne dose de souffrance. Plus récemment, lassé d’imaginer une punition plus élaborée à l’encontre du traître, fatigué des scénarios compliqués au service de sa vengeance, il se jura simplement de lui loger une balle dans la tête.

— Il faut recontacter le receleur de diamants dit Joe. Qui sait s’il n’est pas complice, si lui et Ed ne se connaissaient pas et ont tout manigancé. Cet homme sait forcément quelque chose. Ed devait se rendre chez lui avec la camelote et revenir avec l’argent. Deux solutions : Soit il s’est fait voler les brillants et je comprends qu’il n’ait plus envie de reparaître devant moi, soit les deux sont de mèche.

— Tu sais que Dimitri est allé le voir en personne et a utilisé ses… méthodes, rétorqua Paige. Il m’a affirmé que l’homme ne savait rien. Il n’a pas mis bien longtemps à craquer, d’ailleurs. D’après Dimitri, refourguer des bijoux est la seule chose que le bougre soit capable de faire. Implorer sa mère aussi… Non, Joe, croyez-moi, il n’y a plus rien à tenter de ce côté-là…

— Et la voiture qu’Ed a utilisée pour se faire la malle ?

Paige haussa les épaules.

— Je m’y suis collée, introuvable. Il est parti avec le pick-up et a dû l’abandonner quelque part pour changer de véhicule. Joe, je ne sais même pas où chercher.

Joe s’humecta les lèvres, secoua longuement la tête.

— Je suis persuadé qu’il a eu un, voire plusieurs complices. Il connaît du monde, petits dealers, braqueurs, il a même fourré son nez dans les arcanes du grand banditisme.

— Frankie a ratissé large, répondit Paige. Il a sillonné le pays, fait jouer ses connaissances. Pas mal de malfrats lui doivent des services, mais il n’a rien appris non plus. On aurait vu Ed dans le Grand Nord canadien, mais après vérification, l’info était bancale. Baratineur et charmeur comme il est, cela ne lui aura pas été difficile de se mettre un ou deux complices dans la poche…

— Facile quand tu as plusieurs milliers de Dollars en diamants comme monnaie d’échange, marmonna Joe, excédé.

Ils en étaient là de leurs allégations lorsque la vieille Chevrolet de Dimitri Roskoff apparut au loin, dans un nuage de poussière. La nuit était maintenant tombée et les phares trouaient l’horizon comme deux yeux fous, chahutés par la vitesse excessive. Dimitri pila à quelques mètres de la cabane en bois. D’une enjambée, il était déjà à l’intérieur, ruisselant d’une sueur nauséabonde. Il ne prit pas la peine de se défaire de sa veste canadienne et alla se remplir un godet d’une mauvaise vodka de contrebande. Il s’assit dans un souffle et déplia ses jambes interminables. Dimitri était à la Russie ce que Christophe Colomb était à la découverte de l’Amérique : à la fois indissociable et terriblement étranger, Amerigo Vespucci ayant le premier foulé le sol du Nouveau Monde. De Russe, Dimitri en avait l’accent, la culture, les goûts. Il parlait russe, mangeait russe, dormait russe et surtout buvait russe. Il était pourtant né dans un quartier chaud du Bronx et n’avait jamais mis les pieds en Russie. Flanqué de parents immigrés de la dernière heure, grands adorateurs de Gorbatchev et épris de liberté yankee, il se gorgea dès l’enfance de leurs récits patriotiques. « L’Amérique est notre grande sœur, elle nous protège, disaient-ils, mais la Russie est notre mère. Un jour, elle reviendra nous chercher et nous construirons l’avenir main dans la main ». Dimitri finit par quitter le giron familial. Un an plus tard, il braquait sa première banque, mais ne s’arrêta pas là. Il échoua dans la plupart des Police Departments de la Côte Est et répondait aux interrogatoires dans un dialecte qu’aucun traducteur n’avait pu déchiffrer. Il opérait ainsi sa propre révolution russe entre deux arrestations et finissait toujours par être relâché, au grand soulagement de ses geôliers.

Une fois rentrés à l’intérieur, Joe et Paige s’assirent autour de la longue table en bois où était déjà installé le cadet de la bande, Frankie Adams. Le jeune homme rajusta sa casquette des Dodgers dont il ne se séparait jamais et enfourna nerveusement un cookie rassis.

— Quelles sont les nouvelles ? demanda Joe à Dimitri.

Le pseudo-russe se tourna immédiatement vers leur chef.

— Je reviens de chez mon pote Jamie Callaway. Efficace le bougre. Un des plus actifs dans votre réseau de contacts. Il est formel : il a aperçu Ed dans une station-service sur la route 66. Autant retrouver une aiguille dans une botte de foin. Il est sûrement loin à l’heure qu’il est.

— On a déjà la confirmation qu’il était bien en voiture et qu’il n’a pas pris l’Amtrak2, interrompit Joe. Il se souvient du numéro du véhicule ?

— Que dalle…

— De la marque ?

— Niet. Je me suis rendu sur place. Quand j’ai posé la question au pompiste, il s’est fichu de moi. « Comme si je devais me souvenir de toutes les voitures qui passent dans ma boutique » qu’il a dit. J’ai bien failli lui faire avaler une bouteille d’huile de moteur…

Avant que Joe puisse répondre, Paige se leva, approcha son visage de celui de Dimitri.

— Et c’est tout ? Tu n’as rien de plus… consistant ?

Dimitri s’ébroua.

— Peut-être… Jaimie m’a dit que pendant qu’il était en train de payer son plein à la caisse, il a entendu Ed parler sur son portable. La porte d’entrée était ouverte et il a tout entendu. Il pense qu’il s’agissait d’une femme au bout du fil, car il a capté le mot « chérie ». Il était malheureusement trop loin pour en entendre davantage, mais ça avait l’air de chauffer. C’est pour ça qu’il s’en souvient. D’après lui, ils avaient l’air de bien se connaître. Il hurlait dans son téléphone à en réveiller la moitié de l’armée rouge…

— Bizarre, murmura Frankie, je n’ai jamais vu Ed perdre son sang-froid.

— Bon, je continue, dit Dimitri après une nouvelle gorgée de vodka. Le pompiste m’a montré ses registres. Ed a payé en cash. Pas fou, l’animal. Apparemment, il était pas mal échauffé après le coup de fil…

— Qui est cette fille… Ed avait-il une liaison ? demanda Joe.

— Pas que je sache… Lança Frankie qui s’était levé à son tour. Depuis la petite Mingmei, rien de sérieux.

— Ils sont peut-être restés en bons termes, hasarda Joe. Chinatown regorge de recoins où l’on peut se terrer quand on est recherché…

— Mingmei ne se serait jamais rendue complice de quoi que ce soit, elle est peureuse comme une chatte. Ed s’est bel et bien évaporé dans la nature, martela Dimitri déjà grisé.

Frankie fit quelques pas dans l’obscurité presque totale et sortit une lampe tempête d’un buffet en bois brut. Son jeune âge précipitait ses gestes saccadés. Il dut s’y reprendre à deux fois avant qu’une lumière orangée baigne la pièce exiguë.

— OK, pas de panique. Il nous reste une petite visite à faire côté familial, décréta Joe.

— Ed n’a aucune famille ! s’écria Dimitri.

— D’après mes renseignements, il a encore un demi-frère avec qui il n’avait plus trop de contacts ces dernières années, expliqua Torello. Paige, tu accompagnes Frankie. Allez-y en finesse pour qu’il ne se méfie pas parce que si c’était le cas et qu’il veuille protéger le frangin, on ne tirera rien de bon de lui.

Joe se tourna lentement vers Frankie.

— Tu as entendu le gosse, tu rentres tes griffes et tu mets en avant ta gueule d’ange. Si le bougre ne coopère pas, dans ce cas seulement…

— J’utilise les grands moyens, comme d’habitude, Joe. S’il sait quelque chose, croyez-moi, il me le dira.

Un lourd silence retomba dans la pièce.

 

 

 

 

 

Chapitre III

 

 

 

La maison de Maddie Norton ressemblait à une maison témoin. Soigneusement alignée dans une rue verdoyante, elle s’affichait comme l’illustration de la réussite de tout WASP banlieusard. Jardin coloré, volets verts, porte blanche à buttoir doré, boîte aux lettres un rien ostentatoire. Des palmiers nains donnaient à l’ensemble la touche californienne indispensable à ce quartier respectable. Oui, la maison de Maddie Norton s’intégrait parfaitement dans ce décor de carte postale.

À y regarder de plus près, il n’en était rien. Chardons, longues tiges insolentes et brouillonnes souillaient une pelouse jadis impeccable. La peinture de la façade était défraîchie, mais plus encore, il semblait que le temps s’était brutalement arrêté : un chapeau de paille et des gants de jardinage pendaient à un clou comme s’ils avaient été utilisés la veille, mais il était manifeste qu’ils étaient là depuis longtemps, sans que personne ne les ait utilisés. Sur la véranda, un verre reposait sur un guéridon à côté d’une chaise à bascule. Un jour, quelqu’un avait bu et l’avait reposé sans jamais le reprendre. À présent, il semblait faire corps avec la table, de nombreuses moisissures parcourant ses parois rongées par le sel de l’océan. C’est ainsi que se présentait la maison du 2451 Ocean Drive à Hawthorne, Californie.

D’aucuns disaient qu’un drame s’y était déroulé. D’autres se demandaient avec mépris pourquoi Maddie Norton avait laissé les choses aller à vau-l’eau. « Une bien jolie maison, jasaient les commères, elle serait mieux vendue ! ». Malheureusement, il aurait été impossible à Maddie de prendre une telle décision, car dans son esprit, elle était encore une jeune mariée et venait de l’acquérir. Parfois aussi, recroquevillée sur son fauteuil roulant, elle se penchait vers Carly Green, un éclair d’inquiétude voilant son regard : « Quand papa rentre-t-il du travail ? ». La jeune infirmière s’efforçait de sourire et de la rassurer. « Bientôt, Maddie, bientôt… » Et la malade de se redresser, satisfaite de la réponse.

Parfois, la vieille femme pouvait rester plusieurs heures plongée dans un mutisme mélancolique. Elle fredonnait des chansons connues d’elle seule et son monde se résumait alors à une simple mélodie.

Aujourd’hui, Carly était joviale. Elle s’était levée tôt, avait fait des pancakes et parlait à la malade, consciente qu’elle ne l’entendait peut-être pas. Elle virevoltait autour de la vieille dame, se regardait rapidement dans le miroir, rectifiait sa coiffure : elle attendait David. Il allait venir, il l’avait rappelée, s’était même excusé de son attitude cavalière au téléphone. Il était en route.

« Ce n’est pas qu’il soit beau, votre fils, mais quel charme ! Quelques kilos de moins et il serait parfait. Quand il me regarde, j’ai l’impression qu’il voit en moi. Il n’est pourtant pas à prendre avec des pincettes en ce moment. Étant donné votre situation, je peux le comprendre. Ne le prenez pas mal, Maddie, mais ça le perturbe tout ça ». La jeune femme s’arrêta net, soudain consciente de son attitude par trop désinvolte. Embrasser la carrière d’infirmière l’enjoignait à adopter un comportement plus posé, elle le savait que trop.

Le carillon de la porte égrena enfin ses notes familières. Carly s’élança.

David portait un pantalon beige assorti d’une fine chemise de lin. Sa barbe blonde était soigneusement taillée et ses chaussures convenablement cirées. Il semblait tout droit sorti du Country Club. Carly le fit entrer d’un ample geste et l’invita à rejoindre le salon où se reposait Maddie. La pièce était plongée dans une semi-pénombre et des rideaux tirés ne filtraient que de pâles rayons d’un soleil oblique qui inondaient le fauteuil roulant d’un doux halo. La vieille femme tournait le dos à la porte et David prit toutes les précautions pour la contourner afin de ne pas l’effrayer. Après une courte hésitation, il s’accroupit devant elle et lui prit les mains.

— Maman…

Maddie ouvrit des yeux qui ne trahirent aucune émotion. David insista doucement :

— Maman c’est moi. Je suis venu…

— Bonjour monsieur… hoqueta la malade.

David se redressa, livide. Ses mains agrippèrent alors les poignées du fauteuil roulant jusqu’à ce que ses jointures blanchissent. Carly s’approcha et les recouvrit des siennes. Lentement, elle décrispa les doigts gourds, lui fit lâcher prise et, le guidant comme un enfant, l’emmena dans la cuisine attenante. Elle le fit asseoir. Sans prononcer un mot, la jeune femme alla chercher le pot de café et lui versa un mug. David reprit immédiatement ses esprits sous l’effet apaisant du liquide brûlant. Carly le dévisagea avec compassion.

— Vous ne vous y habituerez jamais. On essaye de donner un sens à cette maladie, mais on n’y parvient pas… souffla la jeune infirmière.

— Je sais tout cela, Carly, l’interrompit brutalement David. Elle était calme à mon arrivée, vous m’avez encore une fois appelé pour rien… !

Assise sur son fauteuil, la vieille femme dodelinait lentement de la tête. La jeune infirmière voulut la rejoindre, mais David la retint dans un geste de résignation. Carly s’assit à contrecœur et alluma machinalement la télévision. La grande finale annuelle de la MLB y était retransmise en direct. David prit aussitôt la télécommande et éteint le poste non sans avoir pesté contre la futilité de ce sport idolâtré par des millions d’Américains.

Carly se tourna vers son employeur. Elle l’observa à la dérobée alors qu’il dégustait maintenant son breuvage en silence. Elle espérait depuis toujours un regard, une attention de la part de cet homme dans les bras desquels elle rêvait de se blottir. Sa pitoyable tentative de le voir en prétextant une crise de démence de madame Norton la rendit honteuse. Elle s’ébroua et considéra avec tendresse son employeur qui s’était pris la tête entre les mains.

— Il faut réagir, le bouscula-t-elle gentiment. Vous devriez vous mettre en quête d’un autre travail. Faites-le dès maintenant, cela vous changera les idées. Reconnaissez que vous êtes à bout de nerfs à force de ressasser toute la journée. Vous ne pourrez pas vivre indéfiniment sur l’héritage de votre père…

Carly s’interrompit brusquement sous l’œil noir de David. Elle tira nerveusement sur sa jupe trop courte et haussa les épaules.

— Je suis indiscrète… Après tout, je n’ai aucun conseil à vous donner. Je me demandais seulement si vous aviez des projets…

— Je vous présente mes excuses, vous faites un travail remarquable avec ma mère, dit David, soudain radouci. Ne vous en faites pas pour moi, je… Sa phrase resta en suspens.

Carly opina, flattée du compliment. David décela une étincelle de reconnaissance dans les prunelles vertes de la jeune femme, ce qui l’agaça. Il masqua son irritation en se servant un autre café sans quitter son mug des yeux.

— Je n’oublierai jamais le jour où je me suis présentée pour l’annonce, minauda la jeune femme, vous n’avez pas été long à m’embaucher, ajouta-t-elle, ragaillardie. Vous avez ce jour-là…

— Voyager, interrompit David.

— Je vous demande pardon ?

— Vous m’avez demandé quels étaient mes projets, je vous réponds : faire un petit voyage. Peut-être. Rien n’est encore certain…

L’infirmière se leva. Tout en préparant un en-cas pour Maddie, elle continua sur un ton qui se voulait désinvolte.

— Cela vous ferait le plus grand bien, mais…

La jeune femme reposa le couteau qu’elle avait en main, considéra David avec intérêt.

— Ce n’est pas la meilleure façon de structurer votre existence… Ne prenez pas mal ce que je m’apprête à vous dire, mais j’y vois plutôt une fuite.

— J’ai la chance de pouvoir faire une pause grâce à l’argent de mon père. Si je choisis de voyager, de faire du yoga ou de dormir jusque midi, cela ne regarde que moi. Écoutez, ce n’est pas simple…

— Immédiatement après avoir perdu votre travail, vous avez décidé de vivre chez votre mère pour vous occuper d’elle. C’est tout en votre honneur, mais c’était prévisible que vous fassiez tôt ou tard appel à moi. Maintenant que je prends soin d’elle, vous avez tout le loisir de vous reconstruire, d’avoir à nouveau une vie sociale. Vous vous renfermez sur vous-même, monsieur Norton. Oh et puis cela ne me regarde pas, excusez-moi d’être une fois de plus intrusive. Je vous apprécie et je n’aime pas vous voir dans cet état.

— Ma mère passe bien avant une fiche de paie. Je dois être disponible jour et nuit pour elle, rétorqua David d’une voix tranchante.

— Vous tournez en rond toute la journée, vous avez perdu votre joie de vivre. Lorsque vous rendez visite à Maddie, vous vous détruisez à force de voir celle qu’elle est devenue. Vous attendez quelque chose qui ne reviendra plus. Prenez-vous en main, c’est ce qu’elle voudrait.

David regagna le salon où Maddie dormait maintenant profondément. Carly le suivit et le vit tendrement penché sur le corps avachi.

— Je pars maman… je reviendrai te voir.

Maddie ne bougea pas. Ses yeux balayèrent la pièce avant de redevenir fixes, sans éclat. Elle était repartie. David se détourna et gagna la porte. Un grognement le fit se retourner : la vieille femme s’était levée. D’un bond, David fut près d’elle. Les dents serrées, il posa ses deux mains sur les frêles épaules et la fit rasseoir brutalement sur son fauteuil roulant. Carly accourut, stupéfaite de la brutalité du geste.

— Monsieur Norton !

— Je ne le permets pas ! Des veines violacées striaient maintenant les tempes de David.

Le ton sans équivoque fit taire la jeune infirmière sans autre forme de procès. D’un geste, il lui enserra le poignet. Carly grimaça de douleur en tentant de se libérer.

— Jamais… Continua-t-il, jamais ma mère ne doit quitter son fauteuil roulant, sauf pendant la nuit. Est-ce bien clair ? Imaginez qu’elle perde l’équilibre et qu’elle tombe ! Elle est si faible que ses jambes la portent à peine, je ne vous apprends rien !

Carly se dégagea enfin et recula sous la dureté de l’invective. Elle le considéra, choquée, incapable de prononcer le moindre mot. David sursauta, parut réintégrer la réalité en une fraction de seconde. La jeune femme songea avec effroi qu’il avait fait montre d’une certaine brutalité envers elle et sa mère.

— Je deviens fou, capitula David qui sembla soudain reprendre ses esprits. Cette maladie me rend fou, vous comprenez ? Je n’ai aucune excuse, Carly. Pardon, pardon.

— Non, je ne comprends pas, asséna l’infirmière d’une voix blanche. Peut-être devriez-vous placer votre mère en institution spécialisée.

— Il en est hors de question, souffla David en secouant la tête. J’ai perdu mon sang-froid. Cela ne se reproduira pas.

Il se dirigea précipitamment vers la porte, soudain gêné par son coup d’éclat. Carly le raccompagna jusqu’au seuil.

Elle vit alors qu’il tremblait. Elle considéra son employeur avec gravité et se morigéna intérieurement de ne pas être capable de lui en vouloir. Il était perdu, voilà tout.

— Essayez de repenser à ce que je vous ai dit pour le travail, murmura-t-elle avec une pointe d’hésitation dans la voix.

— Carly, vous m’avez appelé pour me faire venir car ma mère était sujette à une crise et je suis là. Voulez-vous vraiment que je vous réponde de vous débrouiller, car je suis occupé avec un client ? Je crois simplement que nous sommes assez de deux pour Maddie. Elle le mérite.

— Bien sûr que oui, mais l’argent n’est pas éternel…

— Cela ne vous regarde pas tant que j’ai de quoi vous payer.

Carly capitula. Au bord des larmes, elle laissa partir David qui regagna sa voiture le dos légèrement voûté.

Carly se rendit compte qu’elle ne pouvait rien pour cet homme dévasté qui sombrait maintenant dans la plus profonde détresse. Elle devait se cantonner à son rôle d’infirmière, elle le savait et ne pas se placer en confidente de cet individu complexe et tourmenté. Cependant, Carly n’écouta pas sa petite voix intérieure. Comment l’aurait-elle pu alors que David lui envoyait un petit signe de la main par sa vitre ouverte avant de démarrer ? Comment, alors qu’il s’était montré vulnérable devant elle un instant auparavant ? « Je dois respecter son jardin secret. S’il a besoin de moi, il sait que je suis là ». Sur ces pensées réconfortantes, elle regagna l’intérieur de la maison.

David regarda dans le rétroviseur. Au moment de quitter Ocean Drive, il arrêta son moteur et se tourna vers la maison en contrebas. Il la contempla longuement, les yeux plissés sous l’assaut du soleil. Son regard s’arrêta brusquement sur le chapeau de paille accroché à son clou.

Moins de cinq minutes plus tard, il roulait à tombeau ouvert sur la Pacific Coast Highway.

 

 

 

 

 

Chapitre IV

 

 

 

La vieille Chevrolet roulait depuis plus d’une heure. Elle avait depuis longtemps quitté l’inconfort des routes poussiéreuses du sud de la Californie pour s’aventurer vers le nord, traversant des paysages plus verdoyants. Du vieux poste de radio s’échappait une ballade mexicaine qui grésillait dans l’habitacle surchauffé. Frankie retira sa casquette et s’épongea le front.

— Tu veux que je prenne le relais gringo ? proposa Paige, affalée sur le siège passager.

Frankie ajusta son couvre-chef et affermit ses mains sur le volant. Devant lui, l’asphalte gondolait dans les brumes de chaleur, faisant miroiter les calandres des trucks qui remontaient leur chargement vers la Cité des Anges. Le concessionnaire automobile pour lequel travaillait le frère d’Ed Holt était situé dans la ville de Torrance, entre Crenshaw Boulevard et la cent quatre-vingt-dixième rue. Il fallait suivre une longue route bordée de fast foods mexicains et d’immeubles en cours de rénovation.

— Partante pour un burrito burger, ma jolie ?

— Tu as retrouvé la parole ? Se renfrogna Paige.

Frankie poussa un soupir rauque.

— Nous deux dans ce motel à Borrego Springs avec pour seule nourriture nos corps chauds et des burritos…

— À quatre-vingt-dix-neuf cents ! compléta Paige dans un éclat de rire.

— On remet ça ? proposa Frankie.

Paige éteint d’un geste le poste radio et croisa les bras en se redressant sur son siège.

— On est là pour le boulot, je te rappelle, dit-elle d’une voix affermie. Et puis, laisse le passé où il est, tu veux ? – Elle marqua une pause – On fait peut-être tout cela pour rien. Ed doit être à l’étranger à l’heure qu’il est.

— J’en doute, objecta Frankie. Même s’il lui avait pris l’envie de s’envoler vers un autre État, je ne crois pas que les douanes des terminaux internationaux auraient vu d’un bon œil un type portant sur lui des diamants ou une grosse somme en liquide.

— Il a très bien pu revendre les diamants et placé l’argent sur un compte off-shore avant de prendre l’avion ou bien les cacher quelque part le temps de trouver quelqu’un qui voudrait bien les lui racheter, hasarda Paige.

— De toute façon, je te rappelle aussi que dès le lendemain, Joe a posté des gars à lui dans les aéroports de toutes les villes grandes et moyennes d’Amérique.

— En si peu de temps…

— C’est Joe… Quelques coups de fil et toutes ses relations étaient sur le coup. Je ne vois pas Ed traverser la Côte Ouest seul sur la route des canyons avec les brillants dans sa boîte à gants. Il aura effectivement pu les mettre à l’abri et revenir récupérer le butin plus tard, une fois que Joe aura abandonné les recherches car il ne va pas remuer ciel et terre indéfiniment…

— Joe n’abandonnera jamais, tu le sais ! Tu penses qu’il a un complice ? demanda Paige.