L'inconnue de Nantes - Hervé Huguen - E-Book

L'inconnue de Nantes E-Book

Hervé Huguen

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Beschreibung

Un triangle amoureux qui finit mal relance le commissaire Baron sur une nouvelle affaire.

Une nuit d’hiver au cœur de la banlieue nantaise… Milène Estaguy est retrouvée morte au volant de sa voiture dans une rue déserte. Hypothèse banale du triangle amoureux. Entre un mari célèbre et un amant délaissé, la jeune femme était loin de mener l’existence paisible de la quadragénaire tranquille dont elle s’efforçait pourtant d’adopter l’apparence. Mais nul n’est à l’abri de la folie. L’affaire s’avère en réalité beaucoup plus complexe. Qui était véritablement Milène Estaguy ? Le commissaire Baron va découvrir que la victime sombrait dans une névrose obsessionnelle. Que s’est-il passé vingt-cinq ans plus tôt, quand le docteur Liberg dont elle portait le nom est décédé dans des conditions dramatiques ? Qui était la femme dont la dépouille avait été rapatriée d’Afrique des années auparavant ? Milène Estaguy voulait savoir qui elle était. Une recherche en forme de boomerang que Baron mènera à son terme. Déterrer le passé n’était pas du goût de tout le monde.

Découvrez sans plus attendre une enquête du commissaire Baron pris dans une affaire de jalousie qui l'amène à découvrir un passé bien caché.

EXTRAIT

Un accident. Une carcasse de ferraille tordue grignotée par les flammes. Un amas de tôles grises dont les vitres avaient éclaté. Le conducteur et son passager avaient été retirés des décombres calcinés, tués par la chute de la voiture dans le petit ravin, avant l’embrasement.
Inexpliqué.
L’homme au volant n’était plus tout jeune, peut-être qu’il roulait vite, peut-être qu’il avait mal évalué la distance, peut-être qu’il avait été pris d’un malaise. En tout cas, il avait perdu le contrôle, défoncé la glissière et plongé dans le trou noir. Personne ne savait ce qu’il s’était exactement passé.
Un badaud avait donné l’alerte et les gendarmes n’avaient pas mis vingt minutes pour être sur les lieux. Drame de la route. Les victimes étaient honorablement connues, deux septuagénaires originaires d’une commune endeuillée par leur disparition tragique. Deux copains. L’église était pleine pour la cérémonie des obsèques. Un accident…
D’une pichenette, le commissaire Nazer Baron écarta la photographie et se mit debout en prenant appui sur ses bras. Ce n’était pas en regardant des clichés qu’il en saurait davantage. Il bailla tout en gagnant le bord de la fenêtre et plongea son regard dans la nuit nantaise. Deux heures plus tôt, une violente pluie d’orage avait entrepris de nettoyer les rues, avant de cesser tout aussi brusquement qu’elle avait commencé. Le temps depuis était revenu à ce qu’il était auparavant, sec et froid.
Le dôme de l’église Notre-Dame du Bon-Port étalait sa sphère sombre dans le lointain, au premier plan, de grandes nefs des anciens chantiers navals que rejoignait le trait luisant du pont Anne de Bretagne. De son observatoire au dernier étage de l’immeuble, Baron voyait danser des lucioles sur un bout de ruban de Loire. Il méditait.

À PROPOS DE L'AUTEUR

Le nantais Hervé Huguen est avocat de profession, mais il consacre aujourd’hui son temps à l’écriture de romans policiers et de romans noirs. Son expérience et son intérêt pour les faits divers - ces évènements étonnants, tragiques ou extraordinaires qui bouleversent des vies - lui apportent une solide connaissance des affaires criminelles. Passionné de polar, il a publié son premier roman en 2009 et créé le personnage du commissaire Nazer Baron, un enquêteur que l’on dit volontiers rêveur, qui aime alimenter sa réflexion par l’écoute nocturne du répertoire des grands bluesmen (l’auteur est lui-même musicien), et qui se méfie beaucoup des apparences…

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HERVÉ HUGUEN

L’inconnue de Nantes

DU MÊME AUTEUR

1. Dernier concert à Vannes

2. Les messes noires de l’île Berder

3. Ouragan sur Damgan

4. Le canal des Innocentes

5. Retour de flammes à Couëron

6. Les empochés de Saint-Nazaire

7. L’inconnue de Nantes

8. Le cimetière perdu

9. Silence fatal

Retrouvez ces ouvrages surwww.palemon.fr

Dépôt légal 1ertrimestre 2016

ISBN : 978-2-372601-29-0

CE LIVRE EST UN ROMAN.

Toute ressemblance avec des personnes, des noms propres,

des lieux privés, des noms de firmes, des situations existant

ouayant existé, ne saurait être que le fait du hasard.

Aux termes du Code de la propriété intellectuelle, toute reproduction ou représentation, intégrale ou partielle de la présente publication, faite par quelque procédé que ce soit (reprographie, microfilmage, scannérisation, numérisation…) sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause est illicite et constitue une contrefaçon sanctionnée par les articles L 335 2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle. L’autorisation d’effectuer des reproductions par reprographie doit être obtenue auprès du Centre Français d’Exploitation du droit de Copie (CFC) - 20, rue des Grands Augustins - 75 006 PARIS - Tél. 01 44 07 47 70/Fax : 01 46 34 67 19 - © 2016 - Éditions du Palémon.

Chapitre 1

Le moteur coupé, la radio continuait à émettre et François Estaguy eut un geste irrité en direction du tableau de bord. Des bruits de bottes se faisaient entendre. Tensions en Crimée et mise en alerte de la flotte russe à Sébastopol, mouvements dans les rues de Kiev et retour de la guerre froide… Les doigts irrités de François Estaguy tâtonnèrent dans l’obscurité et accrochèrent le cadran encastré. Maintenant qu’il était arrivé à destination, le chuchotement du poste aux heures des bulletins d’informations lui agaçait les nerfs. Il pressa la touche. Le silence enfin.

Épuisé, François Estaguy vida ses poumons de l’air vicié du voyage et se laissa aller contre le dossier de son siège, nuque reposée sur l’appuie-tête, épaules relâchées dans l’espoir d’assouplir les muscles durs de son cou. Il était éreinté. En plus il commençait à avoir faim.

Ses yeux traînèrent sur les aiguilles. Bientôt dix-neuf heures quinze. Il avait déjeuné vite et très tôt, pressé d’en finir et une douleur sournoise menaçait maintenant de lui barrer le front. Début de migraine. Il se massa les tempes, l’envie lui prit de fermer les yeux et de dormir quelques minutes, mais la pensée qu’il puisse être inconscient au moment où sortirait Milène le fit renoncer aussitôt. Il n’avait pas quitté Orléans de bonne heure et fait tout ce chemin à vive allure pour s’endormir bêtement à l’instant fatidique.

Il cessa ses frictions, paupières à demi fermées pour conjurer le mal. Au travers du pare-brise, il observait l’allée déserte devant lui, éclairée de loin en loin par des réverbères pâlots qui laissaient de larges zones d’ombre entre eux. Les volets n’avaient pas encore été tous fermés, des lucarnes jaunes luisaient aux façades avec des brillances d’écrans de télévision, dans un quartier résidentiel de Saint-Herblain où il ne se passait rien, où les gens se connaissaient à peine, où ils ne se fréquentaient pas en tout cas…

Quelques feuilles mortes évadées des jardins se bousculaient le long du trottoir, balayées par le vent sec. Un chat sauta d’un muret et sembla hésiter, comme s’il devinait une présence, avant de traverser la rue et de disparaître dans le trou d’une haie.

François Estaguy passa une main sur son front et se massa longuement le haut du crâne, cherchant encore à se détendre. Le froid commençait à se faire sérieusement sentir, le froid et ce qui ressemblait à des ondes de cafard alimentées par la fatigue. L’envie d’abandonner lui pesait sur l’échine.

Il déboucla sa ceinture pour parvenir à se courber et pêcha dans le vide-poches un paquet de cigarettes dont il souleva le rabat. Il en restait quelques-unes, oubliées là par Milène. Il n’avait jamais aimé ça, mais le tabac allait lui faire oublier les crampes de son estomac. Il en embrasa une à l’allume-cigare, entrouvrit sa vitre pour chasser la fumée et reprit sa position d’attente.

L’anxiété le gagnait, des vagues d’appréhension dont il devinait la progression, la peur d’avoir raison et dans le même temps, le besoin irrépressible de savoir quand même. Savoir… Ensuite tout serait plus facile, sa décision était prise.

Il tourna les yeux. Il avait eu de la chance et trouvé un emplacement libre, presque au milieu de la rue, derrière un autre véhicule qui le dissimulait au regard des habitations plantées le long de l’artère. Les vitres teintées de sa Peugeot faisaient le reste, dans la nuit tombée, il était certainement invisible de l’extérieur. Invisible et idéalement placé. De là, il voyait les murs crème de sa maison, la façade et le pignon par-dessus la murette et le haut portail électrique fermé. De la lumière brûlait à l’étage, derrière la baie vitrée ouverte sur la terrasse et dissimulée par des claustras. Une belle villa. Le symbole éclatant d’une réussite. À coupler avec la résidence secondaire d’Arcachon, l’appartement parisien et le portefeuille boursier.

Une pointe d’agacement titilla la gorge de François Estaguy. On enviait son succès, il était jalousé. Et après ? Il n’avait rien volé, tout cela ne s’était pas fait sans mal, sans travail ou sans efforts ! Ni sans dégâts collatéraux comme on disait maintenant.

Il se demanda ce que faisait Milène à cet instant précis. Longtemps, il avait cru qu’elle marchait dans son sillage, et c’était probablement vrai. Une part de sa réussite lui revenait, elle pouvait à juste titre en ressentir de la fierté. Il rentrait d’une conférence à Barcelone, d’un colloque à Stuttgart ou d’un débat télévisé à Montréal, et il lisait dans ses yeux un orgueil légitime. Elle en avait le droit, c’était pour elle qu’il faisait cela, pour eux…

Il sortit la main pour jeter son mégot sur le trottoir et hésita à peine avant d’embraser une seconde cigarette. Il avait froid désormais, le gel commençait à poser des taches translucides sur le pare-brise. Vingt minutes qu’il était arrivé. Il avait décidé d’en attendre cinq supplémentaires avant d’appeler. Belle invention que les portables. « Tu es où ? » Avant on le savait, ça s’appelait un poste fixe, avec un indicatif établi, on pouvait imaginer le correspondant. D’ailleurs la première alerte était venue de là. Les messages mystérieux. Le récepteur qui vibrait discrètement. Milène qui s’isolait pour répondre. Les mensonges. Le doute. Les interrogations. L’impossibilité de vivre sans savoir. Toujours savoir…

Et puis ce coup de fil qui l’avait averti… Milène n’avait pas nié.

L’habitacle était rempli de fumée et François Estaguy ouvrit en grand pour aérer. Il allait être dix-neuf heures trente, il était temps pour lui d’agir. On était mercredi, un jour qu’il n’avait pas choisi par hasard. Si Milène avait décidé de sortir, il devait la rassurer sur sa tranquillité. Il ôta de la poche de sa chemise le petit cellulaire dont il consulta le répertoire. Il appelait chez lui.

— Chérie ?

— Bonsoir François.

Inutile de chercher une quelconque vibration dans sa voix, Milène mentait avec le cynisme d’un chef de parti.

— Tout va bien ?

— Fatigué, dit-il sans exagérer, je viens à peine de finir.

— Il y avait du monde ?

— Pas mal, oui. Quelques journalistes aussi. Et toi ?

— Rien de spécial.

Il l’imaginait dans le coin de la pièce, le poste était sur une desserte.

— Tu rentres ?

Petite fêlure. Longtemps elle lui avait posé cette question et longtemps il avait cru que c’était pour elle une espérance, qu’il lui manquait.

— Non, chérie. Excuse-moi… Je suis crevé, je regagne l’hôtel. De toute façon j’ai encore un rendez-vous demain matin.

— Ne t’inquiète pas. Je m’apprêtais à dîner.

— Et après ?

— Je ne sais pas ce qu’il y a ce soir à la télé, je n’ai pas regardé.

Tendu, François Estaguy ne parvenait pas à détacher son regard du cadre éclairé dans le mur crème de sa maison. Il ne voyait rien à l’intérieur, le voilage était trop épais. Il songeait aux nuances du mensonge. Preuve de virtuosité intellectuelle. Dans ce domaine, Milène était une artiste. Elle avait répondu comme d’habitude. À côté de la question et pas vraiment non plus. Prête à jurer ensuite qu’elle lui avait pourtant dit… Il n’insista pas. Il avait décidé d’utiliser d’autres moyens.

— Je crois que je vais me faire monter un plateau froid dans ma chambre, dit-il.

— Ça te suffira ?

— Pas faim… Du courrier ?

— Deux ou trois enveloppes. Rien d’urgent. C’est dans ton bureau. Tu rentres quand ?

Quatre nuances, de la mythomanie à la fausse vérité acceptable. Milène n’était pas mythomane, elle mentait utile.

— Demain sûrement, en fin d’après-midi.

Elle savait maintenant qu’elle disposait de sa soirée.

— Je te laisse, chérie, conclut-il brusquement, la journée a été longue. Je t’embrasse.

— Repose-toi, François. À demain !

Bip bip. De son emplacement, il vit se dérouler le volet électrique de la baie dont Milène, tout en raccrochant le téléphone, venait de presser l’interrupteur. Il se mit à attendre.

*

Assise sur le bord de son lit, Milène Estaguy finissait de passer son épilateur électrique qu’elle abandonna ensuite sans prendre le soin de le ranger dans son étui de plastique. Morose. Elle n’était pas à l’aise, un voile de déplaisir lui pesait sur le cœur, qu’elle tenta de chasser en gonflant sa poitrine. Elle avait décidément mal géré sa soirée.

Maussade, elle s’observa un instant d’un regard critique avant de passer l’extrémité de ses doigts sur ses jambes, enserrant ses chevilles, remontant lentement jusqu’à atteindre le pli que dessinait la peau au creux de l’aine. En d’autres circonstances, elle eut été satisfaite de se voir ainsi, seulement elle n’était plus certaine d’avoir véritablement envie de sortir.

L’appel de François lui causait un authentique malaise. Une sorte de pressentiment. Elle ne l’avait pas trouvé comme d’habitude. Pas naturel sûrement.

Elle se dressa sur ses pieds en soupirant et vérifia dans le miroir mural qu’elle se plaisait toujours, après avoir eu un regard en direction de sa montre posée sur le chevet. Bientôt dix-neuf heures quarante-cinq. La confirmation de Gérard se faisait attendre.

Elle fit entendre un claquement de langue légèrement agacé et se planta devant le tiroir ouvert de la commode, hésitant avant d’extraire un coordonné qu’elle enfila placidement. Il avait parlé de dix-neuf heures trente et il avait déjà un quart d’heure de retard. Une excellente raison pour fuir la séance, d’ailleurs elle ne comprenait plus très bien pourquoi elle avait accepté.

Elle bougea la tête avec irritation, ses mèches balayèrent ses épaules nues. Bien sûr que si, elle le savait ! Elle était énervée la veille, elle était impatiente, elle touchait au but et elle avait besoin de s’étourdir avant de voir Anna. Elle avait croisé Dom dans l’après-midi, un bref passage au cours duquel ils avaient tout de même pris le temps de faire l’amour sur le divan, elle était partie presque en courant parce qu’elle était en retard.

Une séance à Calicéo ? Ce n’était pas la première fois qu’ils partageaient ce plaisir, Gérard était un être prétentieux mais un compagnon distrayant, elle aimait ses flatteries et le regard mouillé qu’il déposait sur elle. Ses mains qui s’égaraient parfois. Sans espoir mais elle ne détestait pas jouer avec lui. L’idée sur l’instant lui avait semblé alléchante, un bon moyen de se divertir en attendant le rendez-vous avec Anna. Pourquoi pas ? Elle avait dit oui… La pression était retombée depuis.

Elle se tordit les bras pour agrafer son soutien-gorge et ajusta les bretelles sur ses épaules. Elle connaissait Gérard, beau parleur fanfaron, il n’allait pas manquer de se montrer entreprenant comme d’habitude et ce n’était pas le moment. De toute façon, il n’était pas le genre d’homme auquel Milène Estaguy pouvait céder. Sa vulgarité l’amusait au cœur d’une assemblée, dans un lit elle l’aurait dégoûtée…

D’imaginer lui arracha une grimace. Elle allait renoncer… Mais renoncer, c’était tourner en rond ici, dans la solitude et le silence en attendant de rencontrer Anna. Écrasant. Insupportable.

Des deux mains, Milène Estaguy écarta les battants du dressing et considéra l’empilement de tenues. Il ne devait pas faire chaud dehors. Pull-over, pantalon. Elle jeta sa sélection sur le lit et s’apprêtait à s’habiller lorsque résonna enfin la sonnerie.

— Allô ?

— Prête, ma belle ?

La voix grave de Gérard Josselin.

— J’attendais, dit-elle sans masquer une nuance d’impatience. Ça ne vaudra bientôt plus le coup.

— Dans dix minutes ? Les autres sont déjà partis.

— On se retrouve sur le parking.

— Ne traîne pas, opina-t-il.

Avec sa mauvaise foi habituelle qu’elle ne releva pas. Il raccrocha sans un mot de plus et Milène Estaguy s’empressa d’enfiler ses vêtements. Elle savait très bien pourquoi elle avait accepté, justement pour ne pas rester seule, pour penser à autre chose. Anna allait s’insurger, elle ne la croirait pas, elle la traiterait peut-être de folle ! Anna et son prétentieux de mari qui ne rêvait que de mettre sa belle-sœur à la porte. Il ne la supportait plus. Elle devait s’y préparer. Donc les soins aquatiques lui feraient le plus grand bien, elle avait eu raison…

Elle se dépêcha. Coup de peigne dans ses mèches brunes. La glace de la commode lui renvoyait l’image de ses quarante et un ans. Jolie. Pommettes hautes, sourcils bien arqués, sourire éclatant. Le même visage que sur le vieux portrait de La Montagne, le même regard clair, la même fossette au coin de la joue. Anna serait bien obligée de l’admettre, il existait une ressemblance troublante… et des dates qui concordaient… et l’Afrique au-dessus de tout ça… Même Dom l’avait concédé. Anna allait enfin lui donner raison. Ensemble, elles saisiraient la justice pour exiger l’exhumation de cette femme. Gisèle Marsan. Leur mère !

Restait quand même François avec qui elle devait se montrer particulièrement prudente. Ne pas recommencer les mêmes erreurs, il ne pardonnerait pas deux fois. François gérait sa vie comme il analysait les évolutions de la planète, avec la même candeur et les mêmes illusions… C’était d’ailleurs pour ça qu’elle était parvenue à l’épouser sans l’avoir jamais vraiment aimé. Il était crédule. Mais il était aussi comme un volcan grondant sous la surface. Crédule mais pas complaisant. L’éruption pouvait se montrer dévastatrice et Milène Estaguy n’était pas disposée à tout perdre.

Elle attrapa le sac de toile gonflé posé sur le parquet et éteignit la chambre, avant de descendre les escaliers de marbre jusqu’au hall d’entrée.

François, son époux depuis six ans. Vingt années de plus qu’elle mais un homme brillant qui travaillait beaucoup, un cerveau parfaitement ordonné, un penseur méthodique. Il leur arrivait de se croiser entre deux trains ou deux avions. Longtemps, il avait cru que les séjours à l’île Maurice ou dans une réserve du Kenya étaient la juste compensation au dévouement de Milène. Longtemps… Six ans exactement, pendant lesquels il n’avait douté de rien.

Elle boutonna le manteau qu’elle venait d’enfiler et tourna sur elle-même pour vérifier qu’elle n’avait rien laissé allumé. Noir complet dans toutes les pièces. Elle ouvrit la porte menant au sous-sol et descendit au garage.

La double vie avait réellement des aspects épuisants, des années de mystères et de mensonges, la contrainte d’adopter des réflexes salvateurs. Dissimuler des coordonnées masculines derrière un prénom féminin, au cas où François aurait eu les yeux sur l’écran de son portable au moment d’un message. Effacer tout sitôt envoyé. Contrôler son emploi du temps. François était souvent absent le mercredi. Mentir était devenu une seconde nature, Milène avait appris et continué à vivre comme elle l’entendait. François pour l’argent et Dom pour le plaisir.

Elle se glissa au volant et pressa la touche de son passe pour faire coulisser la porte du garage. Elle n’avait oublié qu’un détail, François était tout sauf idiot. Il avait fini par comprendre.

Elle enclencha la marche arrière, embraya doucement pour descendre sur la large allée où elle put faire demi-tour avant de refermer derrière elle. Les roues métalliques de la grille extérieure grincèrent sur leur rail, elle avança en direction de la chaussée.

Il n’y avait pas eu de cris ni d’invectives. François Estaguy n’était pas de ces hommes qui règlent les conflits à coups d’insultes et de manière brutale. Le marché était clair et non négociable : cesser immédiatement ou se séparer.

Milène accrocha sa ceinture de sécurité. Elle allait être en retard. Elle lança son auto sur la route et accéléra.

Elle n’avait pas eu le choix.

Et François ne savait pas tout, loin de là.

*

De son poste, François Estaguy vit déboucher le museau de la petite Opel rouge de Milène, entre les poteaux de la grille électrique. Il attendait depuis bientôt une heure, de plus en plus frigorifié. Il posa ses doigts sur le démarreur mais patienta prudemment. Il ne s’était donc pas trompé.

Mâchoires bloquées, il regarda s’éloigner les feux rouges avant de quitter son emplacement et de se lancer à sa poursuite, attentif à ne pas se faire repérer. Aucune circulation dans ce quartier bourgeois et excentré. Il roulait doucement, certain de rattraper l’Opel à un prochain carrefour. Il avait soudain le cerveau vide et une méchante constriction au creux du ventre. Lui le narrateur brillant, l’intellectuel écouté avait les neurones en panne et le regard fixe. Peut-être que les Poilus jaillissant des tranchées ressentaient cette même hébétude. Il fallait y aller, aller vers le danger, aller vers les souffrances et pour beaucoup la mort. Y aller quand même…

François Estaguy avait voulu savoir et il ne s’était pas trompé, Milène profitait bien de sa solitude pour s’offrir une escapade. Crispées, ses mains lui faisaient mal à force de comprimer le volant. Où allait-elle ? Et pour retrouver qui ?

Dom sans doute ! Elle signerait sa fin…

Devant, la petite auto rouge venait de virer sur la gauche, elle prenait la direction du périphérique ouest et François Estaguy décida de diminuer l’espace qui les séparait. Il accéléra et braqua à son tour. Cet axe-là était un peu plus fréquenté.

Nouveau changement. Milène ne visait plus le boulevard mais récupérait la ligne de tramway qu’elle se mettait à longer, dans les lumières violentes de la zone commerciale. François se rapprocha encore, laissant deux ou trois véhicules intercalés entre eux.

Atlantis. Une succession de grandes enseignes encore ouvertes, de restaurants et de cinémas. Il espéra un instant mais Milène poursuivait son chemin. Une rame de tramway blanche venait en sens inverse, en direction du terminus François Mitterrand, le feu rouge scintillait sur le giratoire du boulevard Allende coupé par les rails. L’Opel franchit le carrefour en ralentissant à peine, conservant sa trajectoire.

François Estaguy freina pour contourner une voiture bloquée par le signal lumineux et enfonça la pédale aussitôt après. Il ne perdait pas les repères pourpres du regard. Nouveau rond-point. Clignotant sur la droite. Chemin du Vigneau. François leva le pied. Ils tournaient le dos à l’animation et aux projecteurs du pôle Atlantis. L’Opel s’éloigna jusqu’à n’être plus que deux lumignons auxquels s’accrocha François Estaguy. Pas longtemps. Milène venait de disparaître après avoir tourné sur sa droite. Il appuya sur l’accélérateur et fit bondir la Peugeot qui ne tarda pas à longer un muret surmonté de grilles noires. Un grand parking étalé devant un bâtiment moderne. Une enseigne annonçait Calicéo.

François Estaguy laissa sa voiture poursuivre sur son erre, dépassa les pans de grillage et freina brutalement après avoir disparu derrière la rangée d’arbres qui longeaient la voie. Il était seul dans un quartier désert. Il bondit sur la route, se précipita à l’angle du parking pour regarder par-dessus le mur dans lequel était plantée la clôture.

Une vingtaine de voitures y étaient stationnées, la plupart à proximité de l’escalier menant à l’accueil. La petite Opel rouge se rangeait sur l’un des emplacements proches de la voie de sortie longeant la grille latérale. Ses feux s’éteignirent.

De sa position courbée à l’abri du parapet, François Estaguy vit descendre Milène qui se dirigea vers le hall. Un homme était sorti pour l’attendre au sommet des marches, il la prit dans ses bras, lui déposa un baiser sur chaque joue avant de la pousser doucement vers l’intérieur, dans la lumière des abat-jour jaunes suspendus au-dessus du comptoir d’accueil.

Avalé par le bâtiment, le couple ne fut plus qu’une tache colorée glissant en direction des portes vitrées menant aux vestiaires. Milène avait déjà sa carte d’abonnée en main, la bavure bleue de son manteau sortit du champ de vision de François Estaguy qui remonta lentement dans sa voiture, le cœur serré par l’indécision.

Il n’avait pas reconnu l’homme et il n’était pas question d’attendre sur le parking, il se ferait repérer aussitôt. Calicéo était un espace de remise en forme aquatique, Milène s’y rendait plusieurs fois par mois, il était même arrivé à François de l’y accompagner. Alors pourquoi pas ce soir ? Saunas, hammams, jacuzzis, bains bouillonnants… Elle avait pu prendre sa décision après qu’il ait appelé… Seulement elle n’était pas seule, elle était attendue. Par qui ?

Indisposé, Estaguy recula pour manœuvrer un demi-tour et repartit en direction du boulevard Allende avec l’intention de rentrer chez lui, roulant lentement en songeant qu’il n’était pas beaucoup plus avancé. Les premières gouttes de pluie s’écrasèrent sur le pare-brise alors qu’il hésitait à sortir de sa voiture de nouveau rangée dans l’espace qu’il occupait précédemment. De grosses gouttes d’orage.

Il s’était mis à frissonner, exténué. La perspective de moisir de longs quarts d’heure dans un aquarium le décida d’un coup. Il agrippa sans réfléchir l’anse de son sac de voyage et traversa la chaussée d’un pas vif en direction de sa villa, dont il déverrouilla le portillon extérieur avant de se précipiter pour se mettre à l’abri. L’averse tombait maintenant avec violence, rebondissant sur les dalles scellées de la terrasse et transperçant la haie dans un fracas de déluge. Il referma derrière lui et se débarrassa de sa veste mouillée en regardant son bagage abandonné sur le sol.

Déboussolé. Et maintenant ? Il était comme un boxeur sonné percevant dans le brouillard le décompte de l’arbitre, ses longs bras ballants devenus inutiles, les épaules affaissées, la tête douloureuse. Une toux nerveuse le secoua. Mauvais choix. Il disposait d’une heure et il ne savait pas quoi faire, Calicéo fermait ses portes à vingt et une heures, si Milène rentrait aussitôt, elle allait s’étonner de le trouver là et comprendrait tout de suite ce qu’il avait fait. Instant pénible. Désagréable et inutile. Mais il voulait savoir. Si elle ne rentrait pas, il aurait la confirmation de ce qu’il craignait. Le dernier mensonge… Parce qu’il n’y en aurait pas d’autres, de cela il était désormais bien certain.

Il passa dans le salon en traînant les pieds et se servit un verre. Une heure. Moins que ça désormais. Il pouvait temporiser encore avant de retourner dans sa voiture et patienter jusqu’à… vingt-deux heures. Alors il saurait et il pourrait attendre son retour pour l’explication finale.

L’alcool le fit grelotter. De fatigue, de froid, d’énervement. Et si elle ne rentrait pas seule ?

Il tourna sur lui-même, profondément éreinté. Il n’aimait pas ce qu’il était en train de faire. Le François Estaguy qui courait le monde, le débatteur scrupuleux, l’écrivain encensé n’était finalement qu’un pauvre type dévoré par une jalousie pitoyable. Une jalousie misérable et des regrets qui commençaient à poindre. Il s’était trompé et à soixante ans écoulés, les erreurs comptaient double. Sa solitude lui broyait l’estomac comme une vague envie de vomir que le whisky n’arrangeait sûrement pas, il se découvrait vieux soudain. Très vieux.

Il eut envie de bouger. Son bureau était à l’étage. Il grimpa lourdement les marches et éclaira la pièce. Boiseries chaudes, rideaux épais, tapis d’Orient. Des souvenirs aux murs, des rappels de tous ses voyages, des photographies. Sa première interview sur BBC One, sa rencontre avec Mandela, très brève, à peine quelques mots échangés mais le temps d’un cliché… Partout des gens lisaient ses livres, assistaient à ses conférences, commentaient ses analyses…

Il posa son verre, les yeux embués. Qu’auraient-ils pensé en le voyant maintenant, les épaules basses, le pantalon collé aux cuisses et la lippe tordue par une colère qu’il dirigeait contre lui-même ? L’ombre de l’homme qu’il prétendait être. Il était navrant… La rage le prit, soudaine, violente. Il fallait en finir ! Ce soir ! Cette nuit !

Il ne s’était pas toujours occupé de Milène, il n’en avait pas le temps, mais il avait donné autant qu’il pouvait et elle n’avait manqué de rien, de rien de matériel en tout cas. Avec lui, elle avait vu le monde ! Et elle avait choisi.

Il attrapa son courrier avec exaspération, balança la première enveloppe. Son éditeur. Plus tard. La seconde… Sort identique. La suivante était plus épaisse, en papier cartonné de format moyen. François Estaguy en arracha le rabat. Des photos, des tirages qu’il avait commandés. Il fronça les sourcils, les fit glisser entre ses doigts. Un portrait saisi de profil, un gros plan pâli par la lumière agressive d’un projecteur ou l’éclair éblouissant d’un flash… Milène et ses cheveux tirés en arrière, retenus sur le sommet du crâne par les griffes d’une longue barrette aux dessins africains, dont s’était échappée une mèche folle entortillée sur sa joue. Milène qui baissait les yeux, dont l’effort creusait des rides au coin des paupières scellées. Mais Milène dont le visage n’exprimait rien d’autre que de l’attention.

On la devinait nue même si le cliché ne laissait rien découvrir d’intime. On voyait son épaule et la naissance d’un sein devant lequel se balançait un pendentif qu’Estaguy reconnut, une pierre mauve enchâssée dans un nœud d’or qu’il lui avait offert des années plus tôt. Elle se penchait, elle était concentrée, il savait ce qu’elle faisait, les mains crispées sur le paquet qu’il venait de lui tendre. Son dernier anniversaire. Dans la pénombre du second plan accroché par les poussières de l’éclairage, il devinait les esquisses du décor de la chambre.

Il se laissa tomber dans un fauteuil. Il ne savait pas ce qui le lacérait le plus, la fureur ou la jalousie. Quoi qu’elle ait été en train de faire à cet instant précis, Milène lui avait menti ! Elle lui mentait depuis longtemps.

Le second portrait la montrait de face, jusqu’à mi-cuisses, illuminée par le faisceau oblique du soleil tombant d’une ouverture qu’on ne distinguait pas. Ses cheveux étaient dénoués, ils frisaient sur sa nuque, caressaient ses épaules, laissant apercevoir dans l’entrelacs des mèches les gouttes de diamant de ses pendentifs qu’il reconnut encore. Elle lui mentait depuis toujours !

Et il n’en pouvait plus.

Il tendit le bras, saisit le combiné téléphonique et sélectionna un numéro dans le répertoire.

— François… lâcha-t-il d’une voix venue des profondeurs.

Il devina l’étonnement dans le silence, l’image des Poilus jaillissant des tranchées lui traversa de nouveau l’esprit. Ceux-là aussi s’en remettaient au destin, ils ne se posaient sans doute plus de questions.

— Tu veux toujours connaître la vérité à propos des sœurs Liberg ?

Il était vingt heures vingt et François Estaguy avait décidé qu’il ne subirait plus.

*

Nue, Milène Estaguy pressa une dernière fois le déclencheur d’arrivée d’eau encastré dans le mur auquel elle faisait face et s’avança résolument d’un pas. Le jet lui cingla aussitôt les épaules, inonda sa poitrine, glissa le long de ses côtes qu’elle se mit à masser lentement, les yeux fermés, attendant l’arrêt automatique. Elle ôta alors le bonnet caoutchouté dont elle s’était couvert la tête avant de passer sous la douche, secoua la nuque pour remettre sa coiffure en place et tendit le bras en direction de sa serviette.

Elle n’entendait plus aucun bruit en provenance des autres cabines. À bientôt vingt et une heures, il était probable que les dernières clientes avaient déjà rejoint les vestiaires et elle se dépêcha de frotter sa peau nue. Elle avait retiré son maillot après s’être enfermée et une fois sèche, elle se contenta de nouer une large sortie-de-bain au-dessus de sa poitrine, ramassa ses affaires et quitta l’isoloir.

Elle gagna le passage commun. Gérard avait disparu. Peut-être avait-il déjà quitté l’espace réservé aux hommes. Milène ne chercha pas à le retrouver et remonta en direction de son casier qu’elle déverrouilla à l’aide du passe lacé autour de son poignet. Elle récupéra ses vêtements, ses souliers et son sac, traversa le couloir pour entrer dans l’un des vestiaires libres où elle entreprit de se rhabiller.

Gérard faisait la gueule. Son invitation à dîner était restée lettre morte, ses tentatives grossières dans la cabine de sauna lui avaient valu une jolie remise à sa place. Milène n’avait pas eu la patience qu’elle montrait d’habitude et il n’avait pas aimé. Un léger sourire aux lèvres, elle acheva de se préparer. Elle boutonna son manteau avant de quitter le vestiaire et de marcher vers la sortie, tout en vérifiant d’une pression du pouce que son téléphone n’avait enregistré aucun message. Anna ne l’avait pas rappelée.

Gérard l’attendait de l’autre côté des portiques, nonchalamment absorbé par la lecture des panneaux muraux. Elle déverrouilla le sas à l’aide de sa carte magnétique et le rejoignit. Elle se sentait de nouveau oppressée.

— Ça fait un bien fou, non ?

Il n’avait pas l’air de cet avis. Elle lui agrippa le bras pour l’entraîner, pressée qu’il s’en aille.

— On remet ça quand tu veux, proposa-t-elle sans le penser.

Il répondit d’un grognement inarticulé. La fraîcheur les surprit quand ils débouchèrent sur l’esplanade et Gérard Josselin, soudain impatient, se pencha pour déposer un rapide baiser sur le front de Milène.

— On s’appelle.

Sa Lancia était garée au pied de l’escalier. Elle le regarda s’enfuir dans le ronflement du moteur et disparaître en direction de la zone Atlantis. Elle n’aurait pas dû venir avec ce crétin… Sans hâte, elle coupa le parking en diagonale pour rejoindre sa voiture et se glissa au volant. L’endroit était pratiquement désert. Au-delà de la grille, au travers des troncs des sapins, l’éclairage échappé du bâtiment faisait briller le toit de caravanes stationnées en contrebas sur le terrain voisin, encore luisant de l’averse brutale tombée trois quarts d’heure plus tôt.

Milène considéra l’esplanade vide et les dernières voitures immobilisées. Dans la nuit, le lieu s’affichait plutôt angoissant. Elle reprit son téléphone. Besoin d’entendre une voix, même celle d’une messagerie. Dom devait dîner au milieu de ses confrères.

— Chéri ? J’y vais… À demain… Je te dirai. Bisou.

Demain… Il allait bien falloir mettre les cartes sur la table. Toutes les cartes. Elle n’avait pas fait tout ce travail pour s’arrêter maintenant !

L’écran s’éteignit, gommant le nom du docteur Carre. Celui-là, elle n’avait pas eu besoin de le masquer. Des flaques huileuses renvoyèrent l’éclat des lanternes. Milène embraya, traversa à vitesse lente la place déserte et mit son clignotant au moment de franchir la grille. Le plus simple pour rejoindre Les Reigniers était de tourner sur la droite, elle stoppa et eut un regard dans l’autre direction pour vérifier qu’il n’arrivait personne.

Puis elle s’engagea sur la chaussée, se laissant emporter par la route qui plongeait dans un morceau de campagne.

*

Les phares ne s’étaient allumés qu’à mi-pente, juste les codes auxquels elle ne prêta pas attention dans le rétroviseur. Elle passait l’entrée du camp des gens du voyage, concentrée sur la flaque blanche à laquelle s’arrimait l’Opel. Elle longeait doucement la route, toujours déserte à cette heure-là. Bientôt s’illumineraient les lumières du boulevard périphérique, au pied du pont qui lui ferait franchir la Loire. Vingt minutes de trajet peut-être, elle serait aux Reigniers avant le retour d’Anna…

L’appel dans son dos lui fit jeter un regard fulgurant sur le miroir au-dessus de son front. L’imbécile ! Il avançait pleins phares ! Il l’avait aveuglée. Elle serra vers le bas-côté, ralentit alors que la chaussée traçait un coude. L’autre derrière avait déboîté d’impatience dans un rugissement de moteur, elle sentit que les roues mordaient la berme et rebondissaient dans les rigoles. Effrayée, elle relâcha la pression sur la pédale et débraya pour laisser la voiture poursuivre sur son erre.

Chauffard… Il était passé comme une flèche, ses feux s’enfoncèrent dans la nuit et elle crut qu’il s’éloignait. L’éclat puissant des lanternes de stop bloqua sa respiration. Il s’arrêtait ! Un bras se tendait vers le ciel par la vitre ouverte, elle devina la silhouette bondissant hors de l’habitacle. La terreur la cloua au volant. Il traversait le halo projeté par l’Opel, il regardait vers elle.

— Mais…

Un hoquet sidéré. Il était près d’elle, sur le siège passager.

— Toi ?

Chapitre 2

Un accident. Une carcasse de ferraille tordue grignotée par les flammes. Un amas de tôles grises dont les vitres avaient éclaté. Le conducteur et son passager avaient été retirés des décombres calcinés, tués par la chute de la voiture dans le petit ravin, avant l’embrasement.

Inexpliqué.

L’homme au volant n’était plus tout jeune, peut-être qu’il roulait vite, peut-être qu’il avait mal évalué la distance, peut-être qu’il avait été pris d’un malaise. En tout cas, il avait perdu le contrôle, défoncé la glissière et plongé dans le trou noir. Personne ne savait ce qu’il s’était exactement passé.

Un badaud avait donné l’alerte et les gendarmes n’avaient pas mis vingt minutes pour être sur les lieux. Drame de la route. Les victimes étaient honorablement connues, deux septuagénaires originaires d’une commune endeuillée par leur disparition tragique. Deux copains. L’église était pleine pour la cérémonie des obsèques. Un accident…

D’une pichenette, le commissaire Nazer Baron écarta la photographie et se mit debout en prenant appui sur ses bras. Ce n’était pas en regardant des clichés qu’il en saurait davantage. Il bailla tout en gagnant le bord de la fenêtre et plongea son regard dans la nuit nantaise. Deux heures plus tôt, une violente pluie d’orage avait entrepris de nettoyer les rues, avant de cesser tout aussi brusquement qu’elle avait commencé. Le temps depuis était revenu à ce qu’il était auparavant, sec et froid.

Le dôme de l’église Notre-Dame du Bon-Port étalait sa sphère sombre dans le lointain, au premier plan, de grandes nefs des anciens chantiers navals que rejoignait le trait luisant du pont Anne de Bretagne. De son observatoire au dernier étage de l’immeuble, Baron voyait danser des lucioles sur un bout de ruban de Loire. Il méditait.

Les expertises techniques n’avaient pas apporté de réponse. De l’amas de ferraille noircie, il n’avait pas été possible de tirer le moindre indice d’une rupture des freins ou d’un blocage de la direction. Pas d’éclatement de pneu. Des traces avaient été relevées sur la chaussée. On savait que l’homme avait freiné, qu’il s’était même sans doute dressé sur la pédale à l’ultime seconde. Il avait dévié sa trajectoire, on ne savait pas pourquoi.

Baron se pinça les narines. Il flottait une fragrance dans l’air. Odile avait passé la soirée avec lui et son parfum traînait encore sur les coussins de la salle… Elle avait oublié un foulard sur le coffre antique dans lequel il rangeait ses alcools. C’était surtout de là que venait l’odeur.

Il bougea pour se servir un demi-verre de Saint Nicolas, d’une bouteille largement entamée pour prolonger la soirée après leur dîner au Bouffay, et mit la chaîne sous tension sans vérifier l’album glissé dans le lecteur. Du Chicago Blues, Albert King le « bulldozer de velours », l’album Ultimate Collection.

Les deux victimes avaient été inhumées au terme d’une cérémonie commune, les deux copains étaient partis ensemble, comme l’avait souligné le curé, et chacun s’en était retourné vaquer à ses occupations. La vie avait repris son cours.

Seulement la rumeur est un cancer, même si personne ne savait comment s’étaient formées les premières métastases. Il avait germé le crabe, il avait grandi, il s’était sournoisement propagé comme un poison. On disait que la mort des deux vieux rendait peut-être service à quelqu’un…

Son verre à la main, Baron se planta près de la table et éparpilla de l’index quelques clichés disposés en désordre. Le portrait de la seconde victime, le passager, André Tobi, soixante-quatorze ans. Des joues creuses dans un visage allongé, de rares cheveux gris plaqués aux tempes, des orbites profondes sous des sourcils fournis.

Curieux homme que ce Tobi. Célibataire, fils unique, éleveur. Un rural nourri par le grand air. Mais un rural habile. Investisseur avisé, boursicoteur lucide. Certains collectionnent les timbres ou les œuvres peintes, d’autres se passionnent pour les arts primitifs, André Tobi aimait l’économie. Ses parts dans une vingtaine de sociétés, ses propriétés et son portefeuille lui assuraient un revenu qu’il ne dépensait pas. Il réinvestissait.

Baron avala une gorgée de vin tout en scrutant le regard figé du bonhomme. Difficile de lire dans ces yeux-là. Pourquoi André Tobi était-il devenu riche puisqu’il n’en profitait pas ? Un mystère. Il entassait, tel Harpagon, une revanche peut-être. À soixante-huit ans, André Tobi était tombé malade. Trois mois d’hospitalisation, le double de convalescence. Il avait eu besoin de quelqu’un, une tierce personne qui lui rendait visite quotidiennement dans sa modeste maison.

Baron fit apparaître un second portrait. La garde-malade, plantureuse blonde à la lippe gourmande. Près de trente années de moins que l’ancien éleveur et beaucoup d’expérience. Les racines du cancer.

Baron se déplaça pour remplir son verre et chercha au passage un paquet de cigarettes entamé. Good time Charly. Albert King faisait courir ses doigts sur le manche de sa légendaire Gibson.

André Tobi s’était marié à près de soixante-dix ans, à la stupéfaction générale. Il avait épousé la garde-malade dont chacun, le jour de la cérémonie, avait pu mesurer l’extrême attachement pour son protégé. Elle ne le quittait pas des yeux, elle le couvait. Quatre années de bonheur plus tard, la romance s’était évaporée en fumée dans le brasier d’une voiture accidentée. De quoi alimenter les bruits le soir à la veillée et les conversations le matin dans les bistros. La rumeur avait été telle que les gendarmes avaient repris l’enquête et n’avaient rien trouvé. Annaïg Garvant, veuve Tobi, coulait des jours heureux grâce à la fortune de son défunt mari.

Mais une simple prise de sang ne tue pas le cancer, les efforts des autorités n’avaient pas tordu le cou aux racontars.

Baron écrasa calmement sa cigarette à moitié consumée et tourna la tête vers son téléphone qui s’était mis à vibrer. L’écran éclairé identifiait l’appelant : Arneke. Il décrocha.

— Baron…