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À treize ans, Victorine Fezansac voit sa vie bouleversée par la mort mystérieuse de son père et la découverte d’un don étrange. Elle entame alors une initiation insolite avec son grand-père. Vic développe ses capacités tout en perçant les secrets de sa famille au sein de leur entreprise botanique florissante aux activités inhabituelles. Tandis qu’une sécheresse menace l’exploitation, la jeune fille explore un héritage complexe lié à une machine révolutionnaire capable de contrer la crise climatique. Elle dompte ses pouvoirs entre la Bretagne et l’Angleterre, accompagnée de Peter. Son enquête, véritable voyage initiatique, l’engage dans une quête de vérité et de résilience.
À PROPOS DE L'AUTRICE
Laure Le Pimpec célèbre les liens invisibles entre les êtres et les temps en associant la mémoire à l’imaginaire. Inspirée par une ancienne photo de famille, elle crée le personnage de Victorine Fezansac qui incarne cette quête entre réel et fiction.
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Seitenzahl: 281
Veröffentlichungsjahr: 2025
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Laure Le Pimpec
L’incroyable don de Vic Fezansac
Roman
© Lys Bleu Éditions – Laure Le Pimpec
ISBN : 979-10-422-7657-7
Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.
Pour Alice,
Pour Lola.
L’imagination est plus importante que la connaissance.
Albert Einstein
Les personnages et les situations de ce récit étant purement fictifs, toute ressemblance avec des personnes ou des situations existantes ou ayant existé ne saurait être que fortuite.
Ils chantèrent :
« Bon anniversaire, nos vœux les plus sincères, que ces quelques fleurs vous apportent le bonheur, que l’année entière vous soit douce et légère et que l’an fini, nous soyons tous réunis… »
Le balancier cuivré frappait vigoureusement la mesure des secondes. Dans ce silence compté, il s’arrêta à treize heures treize et sonna treize fois. Le regard de Victorine Fezansac parcourut avec attention les visages autour de la table avant de souffler, d’un coup vif, ses treize bougies sur le tutti frutti rouge reluisant de gelée de groseilles, d’un air satisfait. Il s’ensuivit les applaudissements et le joyeux tintamarre des assiettes, couteaux et cuillères.
— Hey, ça se fait pas de lécher comme ça les bougies, t’y laisses tes microbes ! reprocha Marcan à sa sœur.
Chacun les tendait avec une gourmandise retenue. Les cerises, les fraises, les framboises, les mûres et les myrtilles s’enchevêtraient dans le réceptacle en croûte dorée. La gelée mélangée dans cette anarchie de fruits ajoutait de l’éclat au plat. On n’osait y toucher. Le gâteau fut pourtant découpé délicatement pour ne pas abîmer le joyau à facettes scintillant rubis et grenat. Le couteau traversa la pâte sablée et toucha délicatement le plat rouge à grosses fleurs, enfin, ce qui fit en saliver plus d’un. Les fruits éclatèrent sous leurs dents. Un silence monacal s’installa. Certains fermèrent leurs yeux en délectation. Au même instant, pourtant joyeux, la jeune fille ressentit une étrange sensation qui la parcourut le long de sa colonne vertébrale comme une onde jusqu’à éprouver un choc électrique sur son coccyx et fut saisie d’un pressentiment inhabituel. Elle préféra garder cela pour elle, car elle avait été prévenue de certains changements cette année-là.
— Je n’en peux plus. Une deuxième part serait fatale. Je vais exploser ! déclara Tante Corine venant pour l’occasion passer ce dimanche d’été.
— T’exagères, cela se digère très bien, pourtant. D’ici une heure, tu n’y penseras plus, répondit sa sœur Françoise, la connaissant soucieuse de sa ligne.
— L’horloge n’a-t-elle pas sonné treize fois, tout à l’heure ? vérifia Marcan.
— Exact. Cette horloge est complètement déréglée ! C’est insensé. Elle n’a jamais sonné treize fois, affirma Françoise.
— C’est le début de la poisse alors ? Ce chiffre peut être pesant. Je n’aime pas ça. Je me souviens de mes…
— Stop ! Ce n’est vraiment pas le moment. 13 ans est un âge formidable, l’arrêta aussitôt sa sœur.
— Cette chaleur me plombe au sol. On pourrait aller se baigner tout à l’heure si vous me ramenez. Qui est partant ? proposa Corine.
— Oui ! On te ramènera ce soir chez toi. Ainsi, on aura plus de temps pour profiter de la plage, se réjouit Françoise, ravie de saisir l’occasion pour sortir du domaine.
L’oncle Philippe était là aussi. On avait parfois tendance à l’oublier. Ou plutôt, on avait du mal à lui poser des questions tant ses réponses étaient toujours brèves, évasives et fermées. Oui. Non. Parce que. Ou le récurrent : peut-être, je ne sais pas. Sa force d’inertie l’avait remporté contre tous comme s’il voulait garder son énergie pour autre chose. Philippe allait rester là de toute façon. Il avait toujours affaire avec ses abeilles, ses ruches, ses centaines d’hectares de plantes aromatiques. Sa tendance solitaire pouvait parfois le caractériser, mais Philippe était souvent ailleurs, accaparé par ses pensées et ce calme apparent camouflait une préoccupation contenue.
— Nono. Vous vous joignez à nous ? Je sais que cela n’est pas votre tasse de thé et que vous allez encore filer à l’anglaise… Mais c’est l’anniversaire de votre petite fille. Vic serait si heureuse si… justifia Françoise qui n’eut pas la possibilité de finir sa phrase.
— Oh, vous savez… moi la plage… Je vais plutôt rester ici. J’irai promener Loukinovitch. Il a besoin de se dépenser cet idiot du village ! Ne me capturez pas. J’irai voir les nouvelles plantations d’Alan. Où en sont les croisées de tulipes ? J’irai tailler la glycine aussi. Elle en a bien besoin. Elle va finir par s’affiner, s’affaiblir si vous ne la taillez pas plus régulièrement.
— Les croisées de tulipes ? J’ai tenté la couleur rose orangé cette fois-ci et aussi bleu clair avec le cœur vert pâle. Une œuvre d’art ! Il me faut ton avis, Papa si tu veux bien. Il s’approcha au plus près de son père pour lui murmurer quelque chose de plus confidentiel. Je reste aussi. « La Forme » est à boucler. J’y suis presque. J’avais un blocage. Et puis, j’ai une intuition, il ne faut pas que je la laisse s’échapper. Je vais tester, énuméra Alan, déterminé.
Honoré Fezansac dit Nono ou Papéno sourit en coin, car il connaissait bien son fils qui était aussi têtu que lui. Quand il avait quelque chose en tête, rien ni personne ne pouvait l’empêcher de le faire. « La Forme » n’était qu’un mot parfois prononcé tout bas, mais dont on ne savait rien et dont il était inutile de poser la plus simple des questions, car une réponse silencieuse vous plantait toujours devant un mur opaque et solide.
Victorine courut vers son père.
— Papa ! Pour une fois, s’il te plaît ! Viens ! C’est toujours la même chose. Ce n’est tout de même pas si compliqué de mettre ton projet un instant en suspens. Tu verras si tu t’accordes un peu de répit, l’inspiration te reviendra comme par magie ! supplia Vic en direction d’Alan.
Ses yeux illuminés par ses treize ans tout neufs présentaient tout ce qu’il y avait de peu commun. C’est ce qui frappait à première vue quand on croisait son regard comme si la roulette des gènes n’avait pu faire le choix entre les trois couleurs. Elle s’était arrêtée finalement sur deux variations chromatiques. L’un vert et l’autre bleu. Ce qui lui avait valu d’être traitée de « zarbi » en CE2 puis, plus tard en CM1, son fiancé lui déclara tout de go qu’elle le fascinait parce qu’il n’en avait jamais vu des comme ça. Cette déclaration lui avait donné ce sentiment d’être à part. Cela la perturba au début jusqu’à lui plaire de plus en plus. Elle découvrit par la même occasion le mot fasciner qui la fascina. Elle le répétait parfois. Puis au fil des saisons, quelques taches de rousseur sur sa peau hâlée s’étaient installées, car elle passait beaucoup de temps dehors. Sa chevelure ondulée brune retenue par l’oreille encadrait un visage aux traits fins bientôt assombris par une probable déception.
— J’ai passé un excellent moment avec vous tous. Mais c’est comme ça. Si je ne le fais pas maintenant, cela risque de tomber dans les oubliettes ! Je sens que j’y suis presque. Cette nuit encore, j’ai noté des choses sur mon cahier. Il me faut les mettre en application. Je dois tenter toutes les éventualités. Je ne peux passer à côté de ce moment. Après, tu verras… On ira faire ce tour à moto. On aura du temps. Promis ! Tu sais, moi la plage de toute façon… avança Alan avec prudence.
Vic et son père étaient à présent sur le parvis de la demeure des Fezansac. Les grillons invisibles s’exprimaient à cœur joie. Le soleil tapait fort, très, très fort, cet été-là. Alan posa sa main sur le cou de sa fille et l’observa. Un léger sourire apparut sur son visage. Ils n’échangeaient pas de mots en particulier, mais seules leurs présences comblaient avec intensité cet instant. Il lui tendit un paquet.
— C’est mon cadeau « spécial 13 ans ».
— Spécial treize ans ? Qu’est-ce que cela veut dire ? s’étonna Vic.
— À treize ans, on commence à ouvrir plus grand les yeux. Cela t’aidera à voir encore mieux, encore plus loin !
— À ouvrir les yeux ? Ben, qu’est-ce que je faisais avant ?
— Tu emmagasinais. Maintenant, tu vas sans doute commencer à discerner.
— Je ne comprends pas ce que tu veux me dire. J’ai treize ans. Avant, j’en avais douze et l’année prochaine quatorze, il me semble que je vois suffisamment pour avancer et mettre un pied devant l’autre.
— Tu as tout ce qu’il te faut effectivement. Sais-tu bien en profiter ?
— Oh là, là. Papa, qu’essaies-tu de me dire ?
— Qui vivra verra !
— Pourquoi me dis-tu tout cela aujourd’hui ?
— Ouvre !
— Quoi mes yeux ?
— Non. Ton cadeau !
Vic s’exécuta. Enleva délicatement le papier jaune orangé à grosses fleurs. Et là, découvrit un appareil photo hors du commun.
— Oh ! lança-t-elle.
— C’est un Polaroid. Regarde, non seulement il prend des photos et surtout il les développe instantanément.
Comment peut-on aimer un être à ce point ? Cet homme qu’elle connaissait depuis sa première seconde, sa première heure de vie, Vic avait pour lui une tendresse et une admiration infinie. Elle savait qu’un jour, à son tour, elle reprendrait le flambeau et perpétuerait l’entreprise familiale et se savait chanceuse d’être tombée dans ce nid. Cette famille où l’amour était toujours du voyage quoi qu’il arrive. Ses membres expérimentaient, évoluaient, vivaient pour sauvegarder un merveilleux et gigantesque patrimoine vert, un patrimoine végétal, une passion.
Être née quelque part.
— Vous êtes prêts ? s’écria Françoise.
— Une minute Maman ! Je prends une photo ! Venez tous ! On la prend devant l’atelier de Papa.
— Eh bien, on n’est pas partis ! souffla sa mère tout en déposant ses sacs de plage.
— Maman, Papa, Corine, Marcan, Philippe et Papéno ! Tous devant l’atelier ! Un peu devant les vitres et la glycine. Le soleil est derrière moi. Le cadre est parfait.
— Elle sait déjà cela ? chuchota Corine.
— T’exagères ! Elle a treize ans. Treize ! lui renvoya sa sœur.
— Pourvu que cela lui porte bonheur. Je n’aime pas ce chiffre. Tu crois qu’il va tous nous avoir, ton étrange engin ! vérifia-t-elle, inquiète pour la plupart des êtres et des choses sur terre.
— Petit et très intelligent. C’est bon, je vous vois tous !
— Clic !
— Une autre ?
— Clac !
— Tout doux Vic, tu n’as que 10 poses. Le deuxième film-pack n’est pas encore là ! ajouta Alan, prévenant.
Elle observa le nouvel engin, sourit et se frotta les yeux. Sa pupille noire se mit étrangement à bouger par de petits sauts verticaux puis dans tous les sens de son iris. Quelque chose ressemblant à un vertige ou comme une perte d’équilibre la saisit soudainement accompagné d’une petite musique puis disparut aussi vite qu’il la traversa. Elle n’y fit pas plus attention.
— Voilà. On y va ? À nous l’eau fraîche ! Les vagues ! Marcan, tu me prêteras ton masque et ton tuba ?
— Hey. T’es équipée toi aussi. Va te le chercher, remarqua Marcan, d’un ton calme, mais déterminé.
— Ouais. Toujours prêt à rendre service !lui balança sa sœur.
— Une minute, je reviens !
Victorine fila vers la maison. Monta quatre à quatre les marches de l’imposant escalier en pierres, une fois rentrée, elle passa le hall, haut de plafond, frais comme le marbre et assez large pour y tenir un bal. Des escaliers en bois craquèrent, des couloirs en enfilade prolongèrent son parcours. Tourna à gauche en vitesse. Sauta trois marches avec élan. Glissa sur le sol avant de reprendre à droite, in extremis. Dévala dans un nouveau couloir long de cent enjambées, celui baigné de lumières où de grandes vitres cliquetaient comme des pierres précieuses, monta encore et encore puis pénétra enfin dans sa chambre en désordre, tout essoufflée. Fouilla dans sa commode. Prit son maillot une pièce préféré blanc et turquoise. Trouva son masque sans son tuba, prit ses palmes lorsqu’elle fut contrainte de s’arrêter brusquement. Elle fut prise d’un nouveau vertige, tituba, et une étrange sensation s’empara d’elle cinq secondes. Cette fois-ci, sa pupille sauta encore plus fort, trois fois à la verticale et à l’horizontale, puis se calma peu à peu. Des flashs de lumière, du feu, du brouillard puis de la neige se succédèrent. Elle entendit la pluie, sentit le vent sur son visage venant d’on ne sait où, et l’odeur de la terre comme après une averse. Elle eut la sensation étrange de glisser hors du réel. Un son étrange jamais entendu l’enveloppa. Vic tourna sur elle-même dans l’air lourd et sec puis entreprit le chemin inverse en tâchant de reprendre difficilement ses esprits.
La demeure des Fezansac était imposante. Cette maison présentait une impressionnante carrure, recouverte de vignes vierges et de lierre. Ce qui interpellait le plus était cette large porte donnant sur une grande terrasse recouverte d’ardoises noires parcourues de veines blanches. Une porte en verre flouté recouverte de volutes en fer forgé filtrait la lumière et faisait apparaître les silhouettes en ombres chinoises en fonction de la situation du soleil. D’ici, on pouvait admirer les alentours des plus parfumés qu’offrait la luxuriante végétation des lieux.
Les Fezansac refusaient de construire, car ils pensaient que l’on pouvait réutiliser ce qui existait déjà. Améliorer. Il suffisait d’utiliser «son huile de coude » pour retaper l’existant. Réparer, embellir une ruine, donner un nouveau visage à une vieille bâtisse était leur souhait et c’est ce qu’ils firent. Un jour, Papéno accompagné de ses fils Alan et Philippe, alors enfants, se promenait sur le domaine en friche et aperçut cette vieille demeure éventrée par les ronces et les arbres s’entortillant au-dedans et soutenue comme elle le pouvait par le lierre. Surplombant ces marais immenses contenant le flux et le reflux des marées. Parfois, la mer disparaissait comme volatilisée puis réapparaissait à la vitesse d’un cheval au galop. Puisque le domaine dominait de la colline tous les polders et la mer, il le nommerait Belvédère. Papéno avait voulu reconstruire cette ruine et y abriter sa famille. Il avait des projets plein la tête.
Toute sa vie, il étudia les végétaux, leur beauté, leur croissance, leurs écosystèmes où ceux-ci pouvaient s’épanouir le mieux. Papéno était fasciné par n’importe quel organisme nous donnant de l’oxygène. Il l’était tranquillement et calmement. Jardinier au Château de Versailles, il avait complété méticuleusement, au fil du temps, la collection de spécimens rares de végétaux existante depuis Louis XIV. On se laissait dire parfois que certains d’entre eux avaient une valeur aussi inestimable que des pierres précieuses. Il fit beaucoup de rencontres pendant sa carrière. Ayant tissé des liens avec d’anciens confrères et créant la Confédération Nationale des Botanistes et du Paysage (la CNBP) rassemblant des passionnés de botanique. On peut dire qu’il se cultiva tout seul. L’organisation conservait des espèces végétales des plus uniques, des plus inattendues aussi.
Ils formaient un groupe très actif provenant des quatre coins du pays et chacun avait au fil du temps constitué une collection clandestine de végétaux. Ils se réunissaient deux fois l’an, en assemblée extraordinaire, pour faire le point sur leurs collections. Des connaissances et amis revenant de voyage leur ramenaient également des variétés peu communes, voire interdites à la reproduction, car elles étaient mortelles, mais néanmoins atrocement belles. Papéno rêvait d’ailleurs. Versailles était trop étriqué, on ne pouvait plus stocker de nouvelles espèces. Sa vie allait être limitée finalement en restant là.
Il rencontra l’amour aussi très loin de Versailles, attiré comme un aimant dans ce coin de l’Ouest, il s’y installa. Il commença une petite culture prenant plus vite que prévu. En observant la ruine, Papéno eut vite fait d’imaginer la suite. Cette maison abriterait aussi, ses travaux, ses ambitions, ses plans. Tout cela allait se compléter parfaitement bien. Papéno était calmement optimiste. Ça se dessinait assez vite sous son crâne. Il savait.
On allait retaper cette maison, défricher, dompter la végétation, replanter, faire pousser, expérimenter des combinaisons florales et végétales improbables. Ici, il aurait toute la place pour s’épanouir. La vieille demeure était entourée de 300 hectares de terre : Champs, prés, prairies, tertres, bocages, marais étaient parfaitement imbriqués et irrigués par les veines d’eau douce et salée. Cela rendait le sol extrêmement riche et fertile. Quand la mer s’approchait à grands pas lors des grandes marées, le niveau de la rivière et des nombreux petits canaux alentour formant un quadrillage parmi les terres, se gonflaient d’un sillon jade. À l’inverse, ils se vidaient peu à peu, laissant des traces vert-de-gris. Un système ingénieux de désalinisation d’eau permettait alors de la récupérer. À géométrie variable, le décor changeait quatre fois par jour. Le matin n’était plus tout à fait le même le lendemain, et le soir non plus. Tantôt vide, tantôt plein, le flux et le reflux, montant et descendant, les lumières changeantes, le lieu balayait la morosité à un tel point qu’il était difficile de le quitter. Papéno allait cultiver des hectares de fleurs et de végétaux pour embellir la vie de chacun et en faire commerce. Telle sera sa vie et c’est ce qu’il fit.
Vic rentra dans la R16 blanche, reprit son souffle e t fit un signe de la main longuement vers son père et son grand-père et vérifia qu’elle avait bien mis son maillot dans son sac. Puis, chacun prit une direction. La plage, les champs, l’atelier.
***
Direction la plage. Avant, il y a la route. Le tunnel formé d’arbres et les rayons du soleil glissaient sur la voiture comme des traits zébrés. Vic adorait prendre cette route. Elle laissait alors ses rêveries défiler par la fenêtre. Le moteur de l’auto ronronna doucement et parfois elle fermait les yeux luttant, car elle ne voulait pas en « perdre une miette ». Tous ces verts, elle s’était amusée à les compter un jour, observant les différentes nuances. Du vert sapin, au vert d’eau, le vert de gris, vert kaki, vert pomme, vert jade, les couleurs s’étalant comme des plaques prenaient aussi des formes irrégulières s’entrechoquant comme un patchwork. Les rivières et villages traversés, toutes ces vies l’attiraient, l’intriguaient. Qu’y avait-il derrière ces portes, ces fenêtres, ces façades? Que vivaient tous ces gens? Vic ne voyait pas la vie en noir, ni en rose, mais plutôt en multicouleurs. Vic s’enfonça dans la confortable banquette arrière et continua le fil de ses pensées.
Cet été-là était particulièrement sec. Très, très sec. La pluie n’était pas tombée depuis plusieurs semaines et l’on commençait à s’inquiéter pour les réserves d’eau.
La famille Fezansac était une famille unie en apparence et reconnue dans la région, dans le pays et même au-delà. Les Fezansac étaient botanistes-pépiniéristes-floriculteurs et herboristes de père en fils. Maison fondée en 1936. C’est ce que l’on pouvait lire sur le joli en-tête des courriers, des factures, des devis, des caissons et de nombreux papiers administratifs remplis rigoureusement par Françoise. Papéno avait fini par passer le relais à ses fils. Alan s’occupait de la production des végétaux. Philippe était en charge de la production de miel et du « Département des Élixirs Floraux et infusions » explosant les ventes à l’étranger donnant à « La Maison Fezansac » une illustre renommée. Les terres s’étendaient à perte de vue et les champs se remplissaient de couleurs au gré des saisons. De janvier à décembre, d’innombrables fleurs parfumées s’y épanouissaient et à l’approche de Noël les sapins embaumaient les ateliers. La mère de Vic proposait alors du vin chaud à la cannelle aux nombreux ouvriers avec une part du gâteau marbré au chocolat. Tous ces gens travaillaient, heureux dans cette entreprise animée à produire du raffinement.
On peut le dire, une joyeuse camaraderie y opérait. On en entendait même parfois siffler ou entonner un air de musique. Ici, on se sentait respecté, mais il fallait tenir pour autant la cadence, au fil des saisons. L’entreprise Fezansac était prospère, très, très prospère.
Direction les champs. Papéno se dirigea vers la cour. Le gravier beige crissait sous ses pieds et laissait échapper un bruit de corn-flakes. Le soleil tapait, cognait en plein milieu de l’après-midi. On voyait même la réverbération flouter les alentours. Cela ne le dérangeait pas du tout. Papéno avait supporté par le passé des températures bien plus vertigineuses lors de ses voyages en Asie. Il aimait les hautes températures. Il ne se sentait pas amorphe contrairement à d’autres. Non. Il appréciait la chaleur qui le pénétrait jusqu’aux os. Cela le détendait. Honoré Fezansac baladait sa silhouette fine, si fine, une allure digne et élégante qui ne passait pas inaperçue. C’était ainsi. Inexplicablement distinguée. Il tenait miraculeusement sur deux bâtons. De face ou de profil, quelle différence ? Il était maigre comme un capelan, mais pas du tout transparent pour autant. Il déplaçait son intégrité légendaire. Personne ne l’avait vu en maillot ou en short ou de quelle autre présentation courte que ce soit. Il portait toujours le même style de vêtement sur sa longue silhouette. Un jean et une chemise blanche impeccable, retroussée sur ses maigres bras, en été. Un jean et un gros pull-over, en hiver. Cela lui donnait une allure d’éternel adolescent, vu de dos. Il portait le jean comme on porte un smoking. S’arrêtait souvent pour observer tout autour de lui. Stoppait tout et reprenait son pas nonchalant. Réfléchissait-il ? Contemplait-il ? Sans doute les deux.
Il avait passé une bonne partie de sa vie à embellir celle des autres en apportant de la couleur dans les maisons, les jardins, les marchés, les hôtels, les entreprises trop austères sans ses végétaux.
Il prit la direction de la vieille grange. De vieilles chaises attendaient d’être rempaillées, de vieux meubles usés par le temps, de vieux outils d’autrefois un peu rouillés, des toiles d’araignées s’étaient tissées là, à volonté. Le chien, haletant, tirait la langue, cherchant à se rafraîchir pour équilibrer la température de son corps, se releva vite, sentant son maître s’approcher. La chaleur n’était pas ce qu’il préférait. Il portait des couleurs fauves et avait des expressions remplies d’humanité. Fidèle compagnon, on pouvait compter sur lui. Il était toujours en éveil sans qu’il y paraisse.
« Tu tombes bien. Allez, viens ! On va faire un tour », lui lança-t-il.
Les grillons et le cri des hirondelles signalaient leur présence et fendaient l’air sec. Il tailla la glycine avec soin en présence du fauve et alla observer les derniers croisements de tulipes imaginés par son fils, fit une mine d’approbation et prit le chemin menant en haut de la colline, observa à nouveau la nature. Les arbres souffraient terriblement du manque d’eau. Le feuillage des châtaigniers, des chênes et des frênes étant un peu abîmé, présentait une couleur de potage poireaux-pommes de terre. Certains plus robustes résistaient encore, majestueux. Une fois au sommet, il caressa son compagnon de sortie et se posa debout, les jambes solidement plantées au sol, croisa les bras et contempla. Son regard balaya la plaine et se laissa remplir de l’instant, de silence, d’odeurs des lieux, inquiet.
***
Trois cents hectares, c’est du boulot ! L’entreprise artisanale turbinait à plein régime dans un fourmillement consciencieusement organisé. Chacun à sa place participait alors à l’engrenage parmi les plantes de collection, les plantes aromatiques et sauvages, l’élaboration des élixirs floraux et infusions très recherchés et la spécialité : l’Orchidée, dont la Maison Fezansac détenait quatre-vingts variétés différentes. Il s’agissait alors d’avoir la tête bien vissée pour se repérer et reconnaître les innombrables plantes parmi les divers pôles constituant la chaîne de fabrication : du pôle de production, au local d’enracinement, de rempotage, du pôle d’expédition au laboratoire in vitro, les serres d’acclimatation où l’on observait le cycle des plantes, où on les multipliait et veillait au développement des bouturages. Enfin, des millions de pousses, des milliers de fleurs et de plantes surgissaient alors à l’abri des intempéries. Des graines de toutes sortes étaient manuellement ensachées dans du papier kraft. Des mélanges audacieux étaient alors constitués pour transformer n’importe quel jardin des plus désolants en une symphonie de couleurs et de parfums. Le logotype raffiné de la Maison Fezansac assurait une plus-value de grande qualité. Transportés sur l’immense tapis roulant serpentant cette grandiose chaîne d’assemblage labyrinthique, les précieux végétaux atterrissaient enfin dans des caissons attendant d’être expédiés au plus vite aux quatre coins du pays et au-delà. Le pôle le plus inédit : La Distillerie & Herboristerie isolée dans ses vapeurs produisait des huiles essentielles pour les macérations florales aux odeurs puissantes. Les commandes étaient telles qu’il avait fallu embaucher du personnel à la hâte et agrandir la boutique au plus vite tant les demandes affluaient de partout. Il y avait de quoi parfois en perdre la tête. Orchestrées par Philippe, auteur de nombreux mélanges, les plantes minutieusement embouteillées connaissaient le même sort. Les infusions et élixirs recherchés aux fleurs sauvages soignaient de nombreux maux énigmatiques. On se déplaçait de loin pour visiter les lieux et les jardins des herbes. On réclamait expressément plusieurs paquets à la fois, car on craignait la rupture de stock. Les plus demandés ? « Idées claires » ; « La vie en rose » ; « Yeux de lynx » ; « Perspicacité » ; « Joie de vivre » ; et le très prisé « Papillons dans le ventre » sans oublier les fameux « Aller de l’avant », l’intrigant « Les illusions » avait l’avantage de favoriser l’encouragement. On précisait que la prise était délivrée sur ordonnance aux bons soins de Corine, naturopathe, car selon l’état de la personne il pouvait y avoir une crainte d’accoutumance et la dernière création « Esprit d’escalier » dont on vantait les nombreux atouts pour se défendre dans la vie, être prompt à la riposte à chaque occasion, remportait également un vif succès. Parmi ce foisonnement, Corine prescrivait méticuleusement les doses selon chaque constitution. Son cabinet ne désemplissait pas (il fallait compter des mois pour décrocher enfin LE rendez-vous). Experte en la matière, elle décelait l’élixir ou l’infusion qui allait renverser le cours de votre vie. Corine travaillait souvent en collaboration avec Philippe pour ainsi créer des infusions ou élixirs miraculeux afin de débloquer de nombreuses situations. Cependant, Philippe cherchait depuis trois ans à récupérer quelques hectares détenus par Alan sur le domaine, afin de produire plus. Les deux frères ne trouvaient aucun accord, car l’un tirait toujours plus la couverture de son côté. Tout cela engendrait des tensions non dissimulées entre eux allant jusqu’à des fins de dîners houleuses. Les portes claquaient. Les voix portaient, s’entrechoquaient, vociféraient alors, chargeant l’air d’électricité. Chacun repartait encore plus énervé qu’il ne l’était au début, l’air ambiant constamment chahuté. Philippe ne lâchait rien.
Pourtant Papéno avait proposé un élevage de coccinelles pour alléger l’ambiance et empêcher toute utilisation de pesticides sur les parcelles. Il n’était donc pas rare d’en voir se poser quelques-unes sur soi provoquant distractions et déviant toutes tensions. Ces insectes se régalant de pucerons arrangeaient bien les sols leur évitant tout saupoudrage de matières toxiques. C’est ainsi que dans cette endurance et cette résistance, ce fourmillement d’activités, on maintenait, sauvegardait et exploitait le patrimoine végétal avec passion.
Direction l’atelier. Alan observa la R16 filer sous le soleil radieux et marcha sur l’épais gravier crissant vers son lieu de travail. Le bruit des papiers touchés le remit dans une intense concentration. Malgré le repas dominical et la chaleur, il reprit une formule laissée en suspens lui posant problème depuis de nombreuses semaines. Dans son refuge, l’impossible était en marche. Son père déjà avait imaginé et pensé cette machine révolutionnaire depuis le début. Son imagination lui avait encore joué des tours et des détours. Il avait commencé ce chantier il y a très longtemps, mais il n’arrivait pas à passer un certain cap, là où…
Il l’avait laissé en plan, mais le jeune Alan curieux de cette aventure l’avait accompagné pendant ses recherches et lui avait demandé de reprendre le projet pendant ses études d’ingénieur. « La Forme » comme on la nommait en un murmure, pouvait tout changer, même le cours des choses, le cours de l’humanité. Cela pourrait apporter beaucoup de douceur, de soulagement, d’insouciance et de prospérité si seulement…
Alan changea de pièce, plongé dans ses pensées, marcha le long d’un couloir semi-circulaire caramélisé par la rouille et aboutit dans le hangar. La chaleur s’amplifiait d’autant plus par la tôle du toit. Les fenêtres grasses de crasse diffusaient une lumière ambrée comme tamisée. La poussière suspendue dans les rayons lumineux conditionnait l’endroit lui donnant l’air d’un lieu sacré. Alan souleva alors, avec effort, l’énorme drap blanc posé sur la gigantesque Forme. Se gratta la tête, reprit ses fiches, observa et relut celles-ci, replongea le nez dans un précieux ancien carnet récupéré récemment. Alan se déplaça à nouveau vers son bureau pour y récupérer quelques notes. Son regard exprimait une profonde réflexion quand celui-ci s’apposa sur le mur où figuraient d’illustres penseurs qu’il admirait. Un tableau penché l’arracha de sa concentration et s’empressa de le remettre droit puis se dirigea auprès de la Forme. Plus rien n’existait autour. Il s’assit à terre et griffonna. La main dictée par son cerveau empli de formules mathématiques accouchait de chiffres se succédant les uns aux autres. Que se produisit-il dans sa tête, à ce moment-là ? Non pas un court-circuit, mais une miraculeuse connexion avec l’abstrait et ses synapses. Pourquoi les choses s’éclairaient-elles ainsi aujourd’hui après tant d’années d’essai, de tentatives, d’erreurs, d’ébauches, d’échecs, de blocages, d’espoirs déçus, de nuits blanches ? N’ayant pas vu les trois heures passer, il s’allongea sur le sol entouré de toutes ses feuilles et resta un moment comme prostré. Il l’avait. Oui, il l’avait. Les ailes d’un oiseau prisonnier du hangar le firent revenir sur terre. Il roula son corps sur le sol poussiéreux. Sa sueur accrocha tout ce qui traînait par terre. Ses avant-bras couverts de crasse, son pantalon froissé et sa belle « tignasse » en bataille, le cerveau habité de chiffres et de formules, l’ingénieur reprit ses notes et inscrivit nerveusement ses savantes équations, et ébaucha quelques dessins les uns à côté des autres. Son front perla et les gouttes s’infiltrèrent une à une dans le creux de ses rides, débordèrent du sillon et filèrent en cascade jusqu’aux épais sourcils. Ses yeux bleus fixèrent la feuille encore un long moment, complètement habités par elle.
L’heure était grave et exaltante à la fois, car il était enfin sûr de lui. Demain à l’aube, il la ferait fonctionner.
L’air marin s’incrusta dans les narines de Vic et la réveilla. La R16 se gara face à la mer. L’étendue bleue déroulait ses vagues une à une, sur le sable sec et presque blanc. Vic sourit, ouvrit difficilement la porte, encore engourdie par ses rêveries. Enfin. On sortit du grand coffre les paniers, les serviettes, les nattes de plages. Ils marchèrent en direction du sentier bordé d’ajoncs et de bruyères. La terre salissait le sable sur le bord du chemin. Des effluves de vanille se mélangeaient à la chaleur enveloppant les corps de chacun. Les grillons les accompagnèrent tout au long de la descente. Les oyas sur la dune annoncèrent enfin la fin du parcours.
— Nous y voilà ! Depuis le temps que j’en rêvais ! s’enthousiasma Vic. Elle enfila la cabine en serviette-éponge à rayures rouge, orange et jaune. Se sentant protégée des regards indiscrets hissa son maillot sur son corps longiligne, redonna l’accessoire à sa mère prenant un peu plus son temps.
— Surtout, vous ne m’éclaboussez pas ! J’appréhende le choc thermique, supplia Françoise.
La mer paraissait fraîche, mais cela ne gênait pas le reste de la troupe par ces temps-ci. Que c’était bon de sentir l’eau alléger les jambes !
Les vagues se chargèrent de les mettre dans l’ambiance et tout le monde fut à l’eau rapidement, les corps en apesanteur, relachés. Le soleil, les cris des enfants, les châteaux de sable, le patchwork de serviettes étalées sur le sable réjouissaient Vic. Il était temps de mettre son masque et ses palmes et d’explorer le fond des rochers avec Marcan.