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Jean-François, jeune ingénieur chez MédicBioAssay, une start-up parisienne spécialisée dans les sciences de la vie, est séduit par Abigaël, une brillante Américaine du Montana, cadre dans la même entreprise. Alors qu’ils collaborent sur une nouvelle molécule, l’AN67643, une complicité amoureuse prometteuse s’installe entre eux. Cependant, un accident survient, bouleversant leur belle histoire. Hospitalisé à la Pitié-Salpêtrière, Jean-François disparaît mystérieusement après sa sortie de l’établissement, laissant ses proches dans l’inquiétude. Sollicité par la mère de ce dernier, l’ancien inspecteur de police Eymard Gabin offre ses services afin d’élucider le mystère autour de sa disparition. Quels secrets se cachent derrière cet événement troublant ? L’enquête ouverte tentera de percer cette énigme qui semble défier toute explication rationnelle.
À PROPOS DE L'AUTEUR
Roland Haller s’est consacré à la recherche scientifique pendant de nombreuses années. Il a rédigé une autobiographie intitulée "Le Piédestal ou les carrefours d’une vie", publiée par Do Bentzinger en 2019. Son roman "L’ingénieur" découle de l’idée d’explorer un destin possible après la mort.
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Seitenzahl: 385
Veröffentlichungsjahr: 2024
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Roland Haller
L’ingénieur
Roman
© Lys Bleu Éditions – Roland Haller
ISBN : 979-10-422-2716-6
Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.
Le jour de la remise de son diplôme, Jean-François rayonnait de bonheur. Toutefois, les vivats nourris et réitérés sans relâche par sa mère devant un public venu applaudir les récipiendaires l’indisposaient. De fait, il endurait la cérémonie bien plus qu’il ne la goûtait pour souhaiter une fin rapide à cette manifestation.
Son père absent pour l’occasion adressa à son fils une carte à l’évocation d’une couronne de laurier. On aurait pu la confondre avec un avis de condoléances. Agacé, Jean-François la déposa verticalement dans une ancienne boîte de chocolats Neuhaus, son traditionnel cadeau d’anniversaire.
Son diplôme en poche, Jean-François se mit en quête d’un emploi auprès de plusieurs établissements. On l’embaucha sans difficulté.
Pour ce jeune promu, le travail consistait à devoir traiter les données d’une société récemment créée, une start-upexternalisée d’une multinationale vouée aux sciences de la vie. MédicBioAssay la nouvelle entreprise forte d’une cinquantaine de collaborateurs avait installé ses laboratoires à Paris. Abigaël, une clinicienne de renom en faisait partie.
Pour Jean-François qui démarrait son activité professionnelle, ce job ne pouvait qu’être temporaire. Son salaire était un moyen de payer le loyer de son studio et d’assurer un apport financier à son mode d’existence. L’intérêt de cet emploi se limitait à cette réflexion même si Jean-François était ravi de pouvoir exercer ses talents dans un environnement social agréable, intellectuel et performant.
Mis à part sa responsabilité attachée aux calculs statistiques, sa recherche personnelle le poussait depuis sa petite enfance aux mystères de la nature, de la vie sur terre et de l’au-delà. Aussi éprouvait-il une inclination aux choses extraordinaires, et parmi celles-ci l’explication peu rationnelle d’une montée au ciel quand sa voix troublée d’émotion demandait où se trouvait sa grand-mère au lendemain de son décès.
À force de regarder vers le haut et jusqu’à l’horizon, il ne remarquait rien d’autre que le firmament constellé d’une myriade d’étoiles. Debout devant la fenêtre de sa chambre, il concevait son aïeule dans cet endroit et supposait la voir pleurer les jours de pluie.
Inscrit plus tard dans une école maternelle privée, il révisa son raisonnement relatif à la résidence des personnes décédées. Le concept plus facile à comprendre alors l’orientait progressivement vers l’idée que les morts se retrouvaient dans le ciel près du bon Dieu. C’était donc en ce lieu immense et beau que l’on vivrait après le trépas, ce qui portait le petit garçon à penser que de là-haut sa grand-mère l’observait.
Tous les soirs à l’heure du coucher, la porte fermée, il se levait prêt à espionner l’empyrée et à découvrir samamie chérie au milieu des astres.
L’imagination d’un enfant peut être fertile. Dès sa huitième année, Jean-François évoquait des perceptions nocturnes, des conversations avec la disparue, et disait l’avoir aperçue au travers d’un voile opaque selon sa description. Ses parents s’en effrayèrent d’autant qu’il précisait dans la foulée répondre aux questions qu’elle posait. Ce n’était encore qu’une rêverie, un fantasme exprimé au réveil du matin, mais la certitude de l’avoir vécu n’était toutefois pas formalisée.
Dans son entourage on ne s’alarmait pas trop de ses récits. À l’instituteur qui demandait à Jean-François d’arrêter ses frasques, le jeunot répliquait d’un ton emporté qu’il n’inventait rien. Après tout, dit-il, Bernadette Soubirous percevait des visions tout aussi surnaturelles.
Cet incident impliqua la convocation des parents au bureau du directeur de l’établissement. Ils éprouvèrent quelques difficultés à expliquer le comportement de leur gamin devant l’autorité de l’Éducation nationale. Celle-ci insistait sur la nécessité de consulter un médecin et jugea utile d’évoquer dans l’immédiat une suspension de scolarité. Ils n’eurent ainsi d’autre recours que d’accepter le diktat d’une exclusion temporaire de leur enfant. Elle fut décidée dans la fébrilité d’une action hâtive, mais ne se voulait pas offensante par cette disposition un peu trop rigide. L’affaire en resta là, le rectorat n’ayant donné aucune suite à l’information du directeur d’école. Évoquer une similitude avec un événement religieux du dix-neuvième siècle ne sied pas à un renvoi selon l’inspection académique.
On mit l’incident en veilleuse, en souhaitant qu’il ne se reproduise plus. Cependant, Jean-François imaginait longtemps encore apercevoir dans l’immensité des cieux le logis de sa mamie. Toutefois la bien heureuse locataire du royaume céleste assurait-elle l’espérance de l’enfant ? Jamais ce dernier n’y répondit par l’affirmative.
Dans sa quatorzième année, déjà féru de mathématiques et de sciences physiques, Jean-François s’intéressait à l’holographie et la considérait comme un état alternatif entre le réel et le fantasme. Il déposa cette profonde pensée dans son carnet du jour dans lequel il notait toutes ses réflexionsdès sa dixième année.
À dix-sept ans, Jean-François venait de réussir son baccalauréat avec grande distinction. La fierté de sa mère frôlait ce jour-là l’excès. Inscrit dans une école d’ingénieur, le jeune étudiant y passa cinq années de vie studieuse et décrocha sans problème en fin du cursus son diplôme d’ingénieur-statisticien.
Le parcours professionnel de Jean-François, ce jeune diplômé récemment employé depuis trois ans chez MédicBioAssay, semblaittout tracé. Il répandait une aura dans ce milieumédical dédié à la « Recherche » pour, en retour, se sentir impliqué dans cette entreprise humaine portée aux sciences de la vie.
Une molécule inédite, développée dans les laboratoires de la société MedicBioAssay, objet de grandes attentions,disposait depuis peu d’une incomparable efficacité dans tous les tests réalisés. Cependant, la phase finale de la mise au point de ce possible futur médicament était encore bien éloignée. On devait examiner son éventuelle toxicité et l’expérimenter dans divers hôpitaux à travers le monde, une mission qui relevait du domaine d’Abigaël. Elle se savait utile et compétente dans cette fonction éprouvante, délicate, et à très haute responsabilité.
Les vendredis en fin de journée, la petite start-up se retrouvait chezFrancis, un pub de la ville. On y buvait du Chablis ou de la bière et Jean-François, le plus jeune du groupe, s’attacha à cette tradition. C’est à l’une de ces occasions qu’il fit la connaissance d’Abigaël, une femme, cadre directorial depuis de longues années aux cheveux blond-roux noués en queue de cheval. Originaire du Montana, un état proche du Canada, elle naquit à Great-Falls, là où le Missouri s’écoule vers le sud, une région aux hivers excessifs et aux étés merveilleux. À son adolescence elle émigra avec sa famille dans la région de Hamilton où ses parents avaient acquis un ranch. Elle devint l’amie de Jean-François tant et si bien que les seules rencontres du vendredi soir ne suffisaient plus au couple. Le studio d’Abby était plus grand que celui de son partenaire. Il fut dès lors le lieu du rendez-vous de leurs ébats.
Abigaël aimait folâtrer avec l’alerte mathématicien qui l’impressionnait malgré leur différence d’âge. L’accent parisien de Jean-François et sa vitesse d’élocution perturbaient un peu la jeune femme au début de leur émoi pour se dissiper au fur et à mesure de l’épanouissement de leur passion. Toutefois, elle ne supportait pas d’entendre lors des sublimes moments de leurs emballements la détestable façon de son chéri à s’exprimer en anglais.
Jean-François découvrait dans cet appartement un bonheur jamais connu auparavant et rêvait d’y vivre un jour en couple établi. Malgré l’enthousiasme qu’il manifestait à séjourner en ce lieu, il avait cependant un souci particulier à l’heure du petit déjeuner pris en commun. Le verre de lait et les œufs pochés d’Abigaël associés aux haricots rouges et aux tranches de lard, qu’elle faisait frire sous la hotte de la cuisine, se conciliaient difficilement aux effluves du café noir de son ami occupé à déguster sa tartine de beurre-confiture trempée dans son bol. On devinait la limite du tolérable. Pour ce qui relevait de la toilette du matin et du soir, les deux amoureux s’étaient décidés à se doucher ensemble même si la manœuvre prenait plus de temps, mais le bénéfice sensoriel de cette disposition n’était plus à démontrer dès la première tentative avérée.
Les jours et les semaines passèrent ainsi. Cependant appelée à de nouvelles responsabilités Abigaël devait se déplacer aux États-Unis, dans le New Jersey, très précisément à Newark, une ville voisine de New York, siège de la multinationale américaine MedNovis fondatrice de la start-up MédicBioAssay. Le merveilleux interlude qui réunissait les deux amants risquait d’être perturbé pour un long moment. L’élaboration d’un futur médicament dont les essais thérapeutiques entraient dans leur phase préliminaire, sous-entendant le lancement de nombreux tests cliniques à travers le monde, sollicitait la présence d’Abigaël. Elle avait pour mission l’organisation des procédures cliniques. Bien sûr, ce n’était pas la première fois qu’elle quittait Paris pour s’expatrier quelques semaines aux « States ». Elle disposait de l’expérience nécessaire et connaissait le job.
Elle venait d’avoir quarante ans quand le verdict du départ tomba. Dire qu’elle craignait ce moment serait superflu, tant l’effervescence au sein de la start-up se remarquait au fur et à mesure des échelons que la molécule, encore enregistrée sous le code AN67643, gravissait.
Elle décida toutefois de célébrer son anniversaire selon son habitude avec les cadres de son entreprise, et sollicita en cela le tenancier du pub chez Francis d’organiser la fête en souhaitant louer la salle de l’étage généralement réservée aux rencontres festives du groupe avec ses collègues de travail. L’événement fut fixé au vendredi 12 février. Elle lança ses invitations par email et Jean-François, récipiendaire de ce courriel, en prit note. Avec quelque fébrilité il chercha l’idéal d’un cadeau susceptible de plaire à son amie. Il savait Abby peu sensible aux fleurs même si les violettes engendraient chez elle un émoi, une émotion, un œil humecté jusqu’à l’infime larme, tant qu’un jour elle pénétra dans une boutique du quatrième arrondissement pour y acheter une coupe en céramique remplie de ces petites fleurs qui s’égayaient sur un tapis de mousse. Jean-François demeurait cependant indécis au dress code de la jeune femme qui s’habillait en jean, blouse et ceinturon et ne chaussait que des sneakers voire des baskets de couleur blanche ! Il ne l’avait jamais vue autrement vêtue.
En souvenir de leurs rencontres intimes, l’idée saugrenue de lui offrir un pyjama lui vint soudain : un beau linge qui s’enlève si facilement !
Le vendredi de l’événement tardait, Abby n’avait pas encore informé son ami de son prochain départ, une infortune qu’il devra subir. Elle décida d’en parler le plus tôt possible. Jean-François de son côté s’en doutait puisqu’on évoquait de plus en plus des essais cliniques de l’AN67643 prêts à se développer dans nombre d’hôpitaux. Malgré tout Jean-François rêvait d’un avenir serein, à deux si la destinée le permettait et se réjouissait professionnellement du succès de la molécule mise au point par la start-up, bien qu’il ne fût pas l’unique acteur de cette réussite. Son extraordinaire capacité mathématique avait favorisé son intégration dans le groupe des spécialistes de MédicBioAssay, desquels, chimistes, biochimistes, cliniciens, médecins, et autres biologistes formaient les gros bataillons de la société.
Une découverte médicale résulte des travaux de nombreux scientifiques réunis autour d’un même projet. Celui de la start-up relevait de l’élaboration d’une substance anticancéreuse, spécifique aux tumeurs malignes touchant certaines fonctions intestinales, hépatiques, voire pancréatiques.
Le personnel des laboratoires de recherche se retrouvait au jour prévu dans le local mis à disposition d’Abigaël dans le cadre de la célébration de son anniversaire. La capacité d’accueil de la salle était suffisante aux nombreux invités qui eurent vite fait de remplir l’espace disponible. Tous se retrouvaient assis autour de petites tables rondes réparties dans ce lieu, un disc-jockey attendait le signal pour animer la soirée.
Abigaël apparut portant un Stetson sur ses cheveux et une jupe en jean bleu qui laissait deviner deux fines jambes chaussées de santiags. Souriante, elle s’adressa à l’assemblée.
— My dear friends, to all of you Thank you ! Merci d’être venus si nombreux à mon quarantième anniversaire. Je suis heureuse de partager mon bonheur avec vous et fière de notre réussite professionnelle. Je vous invite à fêter mon âge et notre AN67643 ! Hurray !
D’un seul élan, tous les verres se levèrent. Jean-François un peu à l’écart d’Abby fut saisi d’émotion à la voir avancer près du microphone ! Il n’aurait pu imaginer cette livrée. La Winchester fait défaut, songea-t-il en se rapprochant d’elle et des convives agglutinés autour de ce cow-boy féminin de parade.
Ce n’est que bien plus tard qu’Abigaël rejoignit Jean-François, une coupe de Chablis dans chaque main.
— Et toi, Jean-François, que penses-tu de mon déguisement ?
— Ce fut une surprise de te voir en jupe façon rodéo.
— Et mes santiags ? Sont-elles aussi rodéo ?
— Abby, je t’en prie, que me caches-tu ? Avoir quarante ans et se répandre ainsi publiquement m’incommode, c’est tout.
— Ok Jean. Je vais t’appeler Jean, mais avec l’accent américain. Je te sentirai mieux comme çà. J’ai soif de ta présence et j’en aurai encore plus quand je serai partie. J’aimerais qu’on reste amis jusqu’à mon retour. Et puis à propos du déguisement que tu mentionnes, je voudrais t’emmener chez moi là-bas dans le Montana. Tu croiserais beaucoup de femmes habillées de cette manière. C’est un costume de fête que je mets à certaines occasions ! Arrête de paniquer Jean, je suis la même qu’hier, la même qu’au premier jour de notre rencontre.
— Explique-moi cependant ces rumeurs qui circulent dans ton équipe, celles qui font état de ton imminent départ. Es-tu la référente de notre molécule pour diriger les tests cliniques en Amérique ? Ne pourrions-nous pas y aller ensemble ? Je crois avoir été utile tout le temps du développement de l’AN67643 en ma qualité de responsable des études statistiques, une fonction que j’exerce depuis plusieurs mois à présent.
— Jean, pour l’immédiat seul mon départ est décidé. Je pense orienter ma carrière autrement dès les essais cliniques terminés. Bien sûr, je me trouve bien à Paris et nous en sommes heureux tous les deux. J’espère que nous le resterons. Accepte pourtant l’idée que rien aujourd’hui ne permet d’imaginer autre chose que mon obligation d’aller aux States !
— Abby, je crois utile de nous rendre ensemble dans le New Jersey et nous y installer dans un appartement. J’effectuerai tous les calculs nécessaires à tes évaluations cliniques.
— C’est possible, mais la rédaction des articles que je dois écrire dans deux revues scientifiques internationales ne relève pas de ta fonction. Tu devrais de ton côté éditer des résultats statistiques et les publier en anglais, alors que tu répétais si souvent que cette langue n’est pas ta tasse de thé, une expression on ne peut plus française. Réfléchis Jean !
— Abby, je voulais que tu saisisses que je te suivrais n’importe où si tu en manifestais le besoin. Tout comme toi, je me passionne dans le domaine de la recherche scientifique. Mais comprends que je me suis déterminé à rester à tes côtés, plutôt que me lancer, dans l’espoir de promotions, ailleurs, en d’autres lieux. Les statisticiens sont convoités partout à travers le monde.
— Voilà, tu t’es bien exprimé. C’est une vision pour les temps à venir qui sera évaluée. Tu es un optimiste, Jean et les mathématiques mènent souvent au rêve, si ce n’est à la pure poésie ! Mais après toutes ces révélations, ne crois-tu pas qu’un bon verre de Chablis nous apaiserait ?
Le disc-jockey, installé dans un coin de la salle, mesurait adroitement le son de ses morceaux choisis, modérés au départ, inaudibles durant le mot de bienvenue d’Abigaël, il distillait à présent une douce ambiance de boîte de nuit et invitait les convives à de tendres tête-à-tête. Les couples se formaient, Abigaël et Jean-François, les yeux dans les yeux dansaient immobiles sur la piste.
De retour à table, Abigaël soudainement trempa un doigt dans son verre et l’appliqua sur les lèvres de son ami. Surpris, Jean l’attira vers elle et l’embrassa à la vue de tous ; l’étreinte s’éternisait. Abigaël, la première se dégagea de cet enlacement qu’elle aurait volontiers prolongé par d’autres émois plus tendres encore. Jean-François ému n’aurait jamais voulu se défaire de ce baiser. Il l’aurait souhaité sans fin à l’égal de la passion vécue la première fois dans son petit studio de la rue Mouffetard.
— Jean,dit Abby en souriant, on nous regarde !
— Si tu savais comme je m’en moque, répliqua-t-il.
La fête s’éternisait au-delà de l’horaire consenti avec le tenancier du bar. Ce fut avec beaucoup de difficultés que les derniers attablés décidèrent de quitter le local.
Abigaël vivait dans une famille unie au sein d’une fratrie de garçons tous plus jeunes qu’elle. Elle était arrivée la première au monde et répondait aux vœux que formulait Ruth sa maman, enfanter d’une fille. Ce fut pour elle une véritable surprise, un soulagement ; devenir mère dans sa vingtième année ! Peu lui importait d’accoucher successivement de quatre fils au cours des années qui suivirent. Elle venait de fêter ses soixante ans la veille, quand Craig Junior un de ses garçons appela en urgence le médecin de famille à son chevet.
En cette matinée du samedi 20 février, la neige recouvrait tout le territoire. Trop abondante, elle empêcha le praticiend’arriver jusqu’à la ferme de Craig, son mari, afin de donner les premiers soins à la mère. Madame Desmoines s’était sérieusement entaillé le bras gauche après une cognée malheureuse sur un morceau de bois posé maladroitement sur un vieux billot mal équilibré. La hache dérapa sur son élan et fit basculer le rondin, la lame finissant sa trajectoire sur le membre de la bûcheronne de service.
Tous ses fils accoururent à l’appel du secours. D’aucuns évoquèrent des cris qu’ils associèrent à ceux d’une bête blessée. Thibias, un des frères, se serait emparé rapidement de sa Winchester afin d’achever l’hypothétique animal sauvage introduit dans le domaine. Pendant ce temps, Craig le père tronçonnait des sapins dans la futaie qu’il venait de dégager après de longues semaines de préparation.
Beaucoup d’hémoglobine avait coulé, mais Ruth était de ces femmes qui ne pouvaient mourir d’une coupure, si profonde qu’elle fût.
Par précaution, Matthias l’aîné, emmena sa courageuse mère à l’hôpital du comté de Ravalli à Hamilton très exactement distant de quelque 15 miles au fin fond de la vallée. L’infirmière de service lui défit son bandage et l’ausculta. Une prise de sang pour la forme fut également réalisée. Après les soins nécessaires et les points de suture appliqués le long du bras blessé, Ruth fut autorisée à regagner son ranch. Elle était tenue cependant à se reposer selon la recommandation médicale. Tout autant, les membres de cette tribu donnaient à leur courageuse mère le même conseil. Indispensable à la gestion d’une ferme familiale prospère, chaque garçon disposait sur l’immense propriété d’une maison construite en rondins de sapin. Tous les frères bien sûr contribuèrent mutuellement à bâtir ces maisons, des fondations jusqu’au toit !
Après ces quelques jours de convalescence, il convenait de reprendre le travail. Ruth qui se relevait doucement de l’accident pouvait à nouveau se consacrer à ses nombreuses occupations.
Le téléphone sonna. C’était l’hôpital de Missoula distant de quelque 54 miles de leur ranch qui se manifestait. Au bout du fil une infirmière sollicitait la blessée à se rendre auprès du médecin-chef dès que possible, c’est-à-dire quand la neige aura cessé de tomber ! Toute la famille réunie à l’heure du repas du soir autour de la grande table de la cuisine s’interrogeait à propos de cette invite qui ne pouvait s’expliquer dans le cadre de cet accident. La mère ne souffrait d’aucun trouble particulier après son importante coupure. Chacun bien sûr évoquait quelques craintes, des suspicions de problèmes postopératoires, d’infection, mais personne ne détenait de réponse plausible.
En date du dimanche 25 février, au cinquième jour de cet épisode hivernal, le climat soudain s’adoucit. Ce répit permit aux Desmoines de sortir la Chevrolet du garage malgré l’épaisseur de la neige et d’amener leur maman à l’examen médical sollicité. Ils avaient préalablement informé l’hôpital de leur arrivée entre 10 et 12 heures en raison d’un déplacement éventuellement perturbé par la neige et d’importantes de congères souvent difficiles à franchir. Par précaution, ils se munirent de pelles et de chaînes. Des thermos remplis de café chaud et des sandwichs au jambon furent déposés dans le panier de voyage afin d’assurer la subsistance jusqu’à la fin du trip prévu vers midi.
Dès leur entrée au dispensaire, la surprise fut de taille. On emmena Ruth au premier étage de l’établissement dans une petite salle dans l’attente du médecin de service qui ne tarda pas à venir. Ce dernier sollicita les deux frères de lui accorder une heure, la durée de l’auscultation, avant de revenir rechercher leur mère. Le délai arriva vite à expiration. Mattias et Thibias n’eurent guère le temps d’avaler la tarte aux pommes sucrée au sirop d’érable lorsque la blessée sortit de l’ascenseur.
— Tout est OK maman ?
— Mes garçons on rentre à la maison ne traînons pas, la nuit tombera dans un peu moins de trois heures. Je vous raconterai tout ça en arrivant. Papa lui aussi se pose la même question que vous ! Regardez ne voyez-vous pas que l’on m’a enlevé l’attelle ?
La vaillante Chevrolet s’élança sur la route de plus en plus enneigée du Montana, connue pour être la fameuse 93. De gros flocons se mirent à tomber et la clarté du jour diminuait rapidement. Matthias au volant scrutait devant lui d’anciennes traces de roulage imprimées dans le tapis blanc.
Bientôt, pensa-t-il, elles disparaîtront. Conduire deviendra plus délicat du moins plus lentement.
— À combien estimes-tu la couche maintenant ? demanda le chauffeur à son frère Thibias.
— À bien plus d’un pouce, répondit Matthias.
— Tu plaisantes, elle atteint la jante, on ne parviendra pas au ranch avec la moitié enfouie.
— L’essentiel c’est d’arriver, n’est-ce pas maman ?
— En tout cas, ne comptez pas sur moi pour vous aider à déblayer la neige quand nous serons obligés de mettre des chaînes, répliqua la mère.
Le tracé de la route semblait difficile à parcourir après une heure de navigation à vue. Les trois occupants bavardaient de moins en moins. On devinait une certaine nervosité auprès des jeunes et le risque à devoir passer la nuit sur l’unique et vieille chaussée censée les mener à domicile. En bonne saison, le trajet de chez eux à Missoula se réaliserait en moins de deux heures, mais aujourd’hui en pleine tempête, plus aucun calcul n’était possible. De telles conditions climatiques entraînent des dispositions drastiques, à savoir l’arrêt du véhicule au bord du chemin, jusqu’à la venue des secours du comté. Matthias rangea son 4x4 en bord de route et lança un appel radio aux autorités en précisant sa position GPS. Au ranch on s’inquiétait de la santé de Ruth. La maman à l’écoute de la conversation répondit que ce n’était pas la première aventure de ce genre qu’elle avait à subir.
— Le shérif vous dirait qu’avec mon Craig et sa vieille Dodge, nous avions passé trois jours et deux nuits, immobilisés dans une terrible tempête hivernale. Évidemment, c’était avant l’actuel changement climatique.
Le pick-up s’arrêta pour se ranger le mieux possible sur le côté droit de la route. Les freins desserrés par crainte d’un blocage dû au gel, il convenait de les mettre en position parking. La température extérieure tomba nettement sous les 32 degrés Fahrenheit et le vent qui soulevait la neige en tournoyant accentuait d’autant le ressenti glacial.
— On doit être à mi-chemin, risqua timidement Thibias.
— Inutile de paniquer mon mignon, répondit la mère. Tomorrow isanother day son ! Demain est un autre jour, mon fils. Je propose que l’on dorme, faites de beaux rêves. Mathias prendra la Winchester à côté de lui. N’oublie pas de l’armer, des cougars ne cessent de rôder ! Chacun assurera la garde à tour de rôle. À demain mes anges.
Vitres baissées, embuées, Ruth et Thibias se pelotonnèrent sur la banquette arrière du véhicule. Mathias monta la garde, sa carabine déposée sur le siège du passager. N’est-il pas l’aîné des garçons Desmoines ? Par alternance, il faisait tourner le moteur du pick-up dès que la température intérieure de la cabine chutait en dessous des 35 degrés Fahrenheit. Mathias ne risquait pas de s’endormir.
Il connaissait la faible résistance au sommeil de son frère et de fait, pensa devoir rester éveillé toute la nuit. Thibias ne s’était jamais aguerri aux longues planques de la chasse au caribou près de la frontière canadienne. Les heures s’écoulèrent et le tapis neigeux s’accumulait de plus en plus, une raison qui poussa Mathias à mesurer l’épaisseur en ouvrant régulièrement la portière de son côté et répéter :
— OK, c’est bon !
Cette habitude qu’ont les gens du Montana relevait d’un réflexe de survie, et non d’une quelconque claustrophobie, une disposition que certains ressentent enfermés dans un véhicule bloqué par des éléments naturels. Craig le père devait un jour saisir sa pelle pour défoncer la masse immaculée et poudreuse qui atteignait la hauteur de la cabine de sa première Chevrolet neuve, modèle 1981. La neige s’était transformée en glace ! Malgré tout il s’en est tiré. Les patrouilles de rangers l’avaient cherché partout sans le trouver. Évidemment cela se déroulait bien avant le GPS !
Au petit matin les sinistrés de la route se réveillaient après une nuit froide vécue dans l’océan de blancheur alentour du campement. Mathias, le premier tentait de sortir de l’habitacle en tapant du pied contre la portière qui refusait de s’ouvrir. Le gel avait œuvré et rien ne laissait supposer un démarrage du 4x4 aussi aisément qu’en été. Bien sûr, les gars de la région connaissaient ce type d’inconvénient. Ils y remédiaient souvent avec bonne humeur, même si les travaux de déblaiement demandaient beaucoup d’énergie. La puissance et la volonté des jeunes parvinrent à dégager l’issue du côté du conducteur quand le grand frère après quelques frappes vigoureuses arriva à débloquer enfin cette fichue obstruction. Évidemment, le chauffage de la cabine contribua lui aussi à la réussite de l’opération, aux frais cependant d’un important volume de carburant utilisé durant tout le temps du naufrage de l’équipage.
Mathias rassura aussitôt ses passagers en leur désignant à l’arrière de la Chevrolet les 2 jerricanes de 5 US gallons. Il les avait rangés sous le hard-top du véhicule, c’est-à-dire près de 40 litres de réserve.
— Bien sûr avec ce volume on pourrait encore camper une autre journée si nécessaire, et le reste pour poursuivre la route. Mais où sommes-nous vraiment ? Le GPS donne des infos erronées selon moi. Il nous situait hier soir au nord de Hamilton, et là il ne cesse d’indiquer le sud-est en sortie de la ville, en direction du Blodgett-drive qui de mon avis est plutôt la bonne direction. Mais je ne me reconnais pas du tout dans ce paysage, et pas mieux sur ce chemin, à moins qu’on soit du côté de Rifle range.
Habile ménagère, comme toutes les mamans, Ruth s’inquiéta de la subsistance.
— Nous avons oublié notre chaufferette à alcool. Il conviendrait de trouver une solution pour garantir un repas chaud. Thibias à tout hasard avait emmené quelques saucisses au poulet que Craig Junior avait suggéré d’emporter. Mais comment les griller ? Établir un feu de camp au-dehors me paraît difficile à effectuer sinon présomptueux.
— Qui donc pourrait réaliser cette prouesse ?
Mathias qui jamais ne s’était distingué en arts culinaires se mit en retrait de la conversation. Il pourrait s’atteler à bien des tâches différentes, mais question cuisine, il abandonna le défi ! Ce fut donc lui le premier qui s’extirpa de la cabine de la Chevy à force de contorsions non sans provoquer l’irruption d’un énorme paquet de neige qui s’engouffra dans l’habitacle : rien de grave cependant.
Les deux frères se retrouvèrent à l’extérieur. Il faisait très froid, et le ciel avait retrouvé sa clarté. Les deux hommes se mirent à l’abri du vent derrière le pick-up. Ils érigèrent rapidement un modeste enclos avec les pierres qu’ils trouvèrent enfouies à l’entour sous le tapis blanc. Puis munis de la hache du véhicule, ils s’efforçaient de scinder en morceaux les branches tombées des sapins environnants. À observer la technique utilisée, on eût vite fait de comprendre que ce n’étaient pas des débutants qui jouaient au bûcheron. En peu de temps, une quantité appréciable de bois mort presque sec s’élevait en une petite pyramide dans l’espace créé. Mathias l’aspergea d’un peu d’essence et l’alluma. De fortes flammes montèrent vers le ciel, et des milliers de brindilles donnaient à ce semblant de campement une allure de fête gitane. Ruth, finalement sortie du 4x4, dégageait du pick-up les saucisses du repas. Elles étaient évidemment congelées.
Le petit déjeuner du matin préparé, chacun debout devant la flambée du foyer s’inclina malgré les circonstances, et dans le respect de leur croyance, récitèrent les grâces. Enfin muni de son couteau personnel, Mathias tailla une branche de sapin en pointe pour l’enfoncer dans la chair cuisante de ces mets toujours appréciés. Il les distribua à la ronde, une petite demi-heure suffit au repas. L’habitacle du 4x4, moteur tournant depuis le réveil était réchauffé alors que la température extérieure s’élevait au fur et à mesure de l’écoulement du sablier. Tous se retrouvaient à nouveau dans la cabine de la vaillante Chevrolet dégagée de la poudreuse qui s’y était engouffrée. Le chemin bien encombré de neige et de résidus de bois mort tombés durant la nuit laissait toutefois de reconnaître le sillon d’un véhicule précédent. La conduite s’annonçait plus facile ! Sans autre difficulté, à l’exception d’une lente progression du pick-up, l’épopée se termina au ranch familial. Le père attendait son petit monde avec une impatience non dissimulée. Il était décidé à connaître le résultat des analyses effectuées sur sa femme. Il avait soixante-deux ans à présent et avait épousé Ruth l’année de la naissance de leur fille Abby. Ruth quant à elle venait de fêter son vingtième anniversaire. Jamais depuis leur union on ne l’hospitalisa sinon lors de ses accouchements. Pourquoi l’accident du bras engendrait-il l’inquiétude des médecins du comté ?
Dans la grande pièce de la maison des Desmoines dominait l’imposante cheminée en pierre à feu ouvert. Devant elle se tenait debout la mère de famille, son mari à ses côtés, les enfants assis en demi-cercle en face d’elle.
De grosses bûches de sapin se consumaient dans l’âtre et répandaient à l’ensemble du logis une douce chaleur. Au bout d’un long moment, la parole tant attendue se fit entendre.
L’émotion terrassait Ruth et l’empêchait de s’exprimer. On pressentait la survenue d’un événement grave chez cette femme, belle et forte. Elle participait régulièrement aux travaux de son époux, chevauchant avec lui des journées entières leur propriété de près de deux mille trois centsarpents.
Le poids de l’attente d’une quelconque intervention devenait insupportable pour tous. Les enfants lançaient des regards inquiets vers le père figé et muet. La subite agitation du plus jeune des fils devinait son ambition d’accélérer le débat dans une assemblée désormais alarmée par une mère tétanisée.
Soudain, Ruth bouscula la compagnie et se précipita vers l’extérieur enneigé et froid. Elle tomba, se releva et chuta une nouvelle fois ! Tous, témoins de cette fuite désespérée, se ruèrent vers elle pour la ramener au logis.
Rapidement installée dans le fauteuil à bascule du salon, un vieux rocking-chair ramené de Great-Falls peu de temps après la naissance d’Abigaël, Ruth, malgré sa chute dans la neige et son bras encore fragile, ne semblait que peu se soucier de son état. L’agréable chaleur issue de l’énorme cheminée raviva l’ambiance cocooning du lieu. Assise confortablement près de l’entrée, Ruth balançait d’un va-et-vient nonchalant. Elle regardait avec quelques soupirs la porte faite d’un bois massif, au-dessus de laquelle se découvrait accrochée la Winchester du clan. On l’emportait dans la Chevrolet lors des randonnées au travers du ranch des Desmoines, un domaine de plus de huit cents hectares. La plus grande partie de cet espace se situait en montagne dans l’exploitation forestière familiale. Les quatre garçons travaillaient tous sur la concession et aidaient à tour de rôle leur mère occupée dans la ferme de la vallée tandis que Graig œuvrait à la gestion des conifères, et de la scierie attenante.
— Maman, que déclarait le médecin ? osa Craig Junior.
— Écoutez-moi bien. Je ne tiens pas à alerter qui que ce soit dans cette maison. Mais c’est peut-être sérieux. Mes analyses sanguines et mon scanner poussent vers l’idée d’un éventuel cancer. Depuis un certain temps, je ressentais une douleur du côté gauche de mon ventre.
— Une sorte de tumeur quoi ! À quel endroit doit-on la situer ? demande le père de famille quasiment rendu aphone par l’émotion.
— Une néoformation dans mon abdomen risque de grossir si rien n’est tenté. D’après le médecin, je dois me décider à me faire opérer, mes chers petits. Pauvre Craig, reprends-toi. Ne te laisse pas abattre ! Encouragez-moi au lieu de pleurer comme des oursons !
Un troublant silence saisit l’assemblée plus soudée que jamais. Peu à peu, l’intense émotion baissa et les têtes effondrées vers le tapis du sol se redressèrent déterminées à relever ce que tous considéraient être un défi, une provocation de la vie, insoutenable qui ne peut rester sans réponse. Un esprit de conquête s’empara des enfants du couple. On décida de se battre et de mener un combat dans le seul but de trouver les solutions susceptibles de venir en aide à cette maman au bord de sa tombe tel que l’imaginait déjà Graig son époux.
Ce fut le plus ancien, rude et sec comme un manche de hache, aux muscles noueux, aux grosses mains rugueuses, qui devant la subite et unanime résolution, encouragea son monde en clamant d’une voix de contrebasse, rocailleuse et puissante !
— Nous ne laisserons pas faire, tu ne mourras pas Ruthy. Tu es notre force, tu vaincras. Et puis nous disposons d’Abigaël, la scientifique dans la famille qui connaît tout ça. Je l’appelle dès maintenant et je me moque bien des fuseaux horaires.
Il se déplaça vers le téléphone posé sur la table faisant office de bureau dans un coin du salon. Au clou, planté dans le mur, pendouillait un carnet que l’on avait troué en y passant une ficelle. Il se trouvait là depuis le départ d’Abby vers les facultés de Missoula, puis de Boston.
Ruth, quant à elle, avait depuis leur arrivée dans le ranch confectionné ce carnet à l’aide de feuilles détachées d’un bloc ligné renforcé de chaque côté par deux cartons découpés aux dimensions des pages. Abby y figurait, du moins par ses successifs numéros de téléphone.
On les barrait systématiquement avec de gros crayons de couleur en fonction des changements d’adresse de l’universitaire de la maisonnée. Aucun autre renseignement n’apparaissait sur ce petit cahier à l’exception des coordonnées de la clinique du comté, celles de la police provinciale et celle du pasteur Jordan de Hamilton qui s’invitait régulièrement une ou deux fois l’an dans les familles protestantes. L’ensemble demeurait inscrit sur une fiche agrafée à même les parois du mur.
Le numéro fut bien vite formé. Au bout de l’océan qui les sépare de leur fille, Abby décrocha le combiné.
— Hy it’s me Abby, what happened?(Hello c’est moi Abby, qu’est-il arrivé ?) Pourquoi me téléphones-tu si tôt ? Ma montre indique 2 heures. Que motive cet appel pour que vous me contactiez ?
Craig père s’empara de l’appareil.
— Abby, je t’informe parce que mère est souffrante. Elle vient d’avoir un accident le samedi après ton anniversaire de la Saint-Valentin. Cela s’est bien passé heureusement, mais apparemment elle devra retourner à Missoula pour des examens complémentaires. Elle est atteinte d’une tumeur et devra se faire opérer dans les deux ou trois mois. Ici, on ne sait pas si c’est grave ou non !
— Mais de quoi souffre-t-elle ? Vous ne m’avez rien déclaré de tout cela quand vous m’avez informé des suites de son accident. Je croyais tout ça réglé. L’attelle est-elle enlevée ? Dites-moi tout, je vous en prie.
Énervée, Ruth saisit à son tour le téléphone.
— Abigaël, c’est maman ! J’ai un supposé problème dans mes entrailles. Les tests que l’on m’a pratiqués durant mon hospitalisation le prouvent ! Le médecin affirme que c’est sérieux et qu’attendre trop longtemps serait imprudent, voire dangereux, d’autant que cela se soigne ou s’opère : un bon signe ! Tergiverser n’améliora pas le mal.
— Écoute Ruthy, je ne peux pas d’ici, connaître la nature de ton état. Je me débrouille. Je vais prendre quelques jours de congés et venir auprès de vous ; je pars demain. Je vous embrasse tendrement. J’arrive, n’ayez aucune crainte.
De son appartement parisien, Abigaël contacta dans l’heure l’aéroport Roissy Charles de Gaulle. À force de parlementer et d’invoquer sa qualité de VIP, Air France l’enregistra pour un vol vers Chicago en matinée. Elle ne disposait que de quelques heures pour embarquer. Routinière de ce genre de déplacement, elle appela un taxi qui travaillait régulièrement au transport des cadres de MedicBioAssay. Un véhicule l’attendait à l’heure fixée au bas de son studio ! Rapidement, elle adressa un SMS à monsieur D’Orsay président de la MédicBioAssay afin de l’informer de l’urgence de son départ !
À l’heure prévue, Abigaël décolla vers les États-Unis en classe économique jusqu’au hub de Chicago, devant se contenter des fauteuils trop étroits de la cabine. Elle changea de compagnie et poursuivit son vol vers Missoula. Dès son arrivée, elle loua un petit pick-up qui l’amenait vers sa famille. Elle retrouvait avec émoi l’orée des sapinières, puis à la bifurcation du Whittecar rifle range vers le Blodgett trail head. Elle aperçut enfin au lointain les bâtiments de la ferme des Desmoines.
Mathias et Phil l’attendaient devant l’imposante entrée du ranch de ses parents. Du récit quelque peu saccadé par ses deux frères, elle apprit l’ampleur du drame qui frappait sa mère.
L’accident et le rappel de l’hôpital Missoula furent énoncés avec force détails tout comme l’annonce des examens complémentaires à effectuer. Abigaël comprit dans le rapide compte-rendu de l’affaire que Ruth courrait un véritable danger et que la relative urgence mentionnée par l’instance médicale pouvait se comprendre.
Ce qui l’inquiétait relevait de la possible évolution du mal vers des métastases. Rétrospectivement, la requête de Ruth lui glaça les sangs. Elle parlait alors de grosseur, de douleurs dans son ventre, et de la suspicion qu’elle avait d’une probable progression vers des organes périphériques. Machinalement, l’AN67643 vint à l’esprit d’Abby. Certes, ce sera peut-être un futur médicament apte à vaincre un cancer.
Sitôt arrivée dans la propriété du ranch des Desmoines en ce samedi 27 février, Abigaël découvrit sa mère assise sur un cheval sous le fronton du domaine. Sa silhouette se détachait sur le fond d’un ciel rougeoyant d’une fin de journée hivernale. C’était son destrier personnel qu’elle avait choisi de chevaucher, pas celui d’Abigaël, c’eût été discourtois en son absence. Nul n’aurait osé l’aventure pour cette seule raison. Bien évidemment on laissait tourner Stewball dans l’enceinte. Il y prenait un plaisir certain de l’avis des frères qui à tour de rôle s’occupaient de cette fonction.
Abby visiblement émue de voir devant elle sa mère toujours magnifique, la taille bien marquée et les cheveux poivre et sel un peu défaits par le vent, courut vers elle et s’arrêta. Les deux femmes se regardèrent sans bouger. Debout, elles semblaient se parler sans qu’aucun mouvement des lèvres ou même de la bouche se devinât. Abigaël dans ces instants sondait le visage de Ruth. Le moindre rictus ou le plus petit détail dans son maintien aurait pu évoquer la maladie. Rien cependant ne laissait voir le problème que mentionnait Craig à sa fille lors de son appel téléphonique. Ruth, soudain, sauta de la selle avec l’élégance d’une jeune femme. Elle entoura Abby de ses bras avec force, preuve évidente qu’elle disposait encore d’une puissante vitalité.
— Abby, prends mon cheval et amène-le au bercail, moi je rentre avec tes frères. Oh, tu sais, tu peux m’embrasser, tu ne risques pas la contagion. File tout de suite chez ton père, il t’attend !
Abigaël debout dans ses étriers s’en alla au petit trot vers sa maison qu’elle n’avait plus vue depuis deux années. Les autres lentement suivaient derrière elle en voiture.
Il faisait encore froid et la nuit ne tardait pas à envahir le paysage quand la Chevrolet s’arrêta devant la porte du home des Desmoines seniors. Les passagers descendirent du véhicule. Abigaël bien agitée sur sa selle recouvrait peu à peu l’aisance de la cavalière qu’elle fut naguère. À côté de l’équipage motorisé qui la côtoyait, elle galopait joyeuse et ravie de l’occasion de parcourir ainsi les grands espaces de sa jeunesse.
Entrée à la suite de sa mère et de ses frères à la maison familiale, elle pénétra dans le salon et surprise, se fit bousculer par l’intrépide chienne qui vivait ici depuis longtemps. Sans se soucier du qu’en-dira-t-on, l’animal sauta par-dessus l’accoudoir du sofa pour se coucher quasiment sur sa maîtresse. C’était Gypsie, la favorite d’Abby, une bâtarde conçue d’un « braque » et d’un « berger allemand ». Sans plus de détails, cette bête avait pressenti l’arrivée d’Abigaël bien avant qu’elle ne se présentât à la ferme. Gypsie frétillait et jappait à l’envi. Bien qu’âgé de dix ans, ce sympathique animal ne paraissait pas vieux. Particulièrement vaillante, elle nécessitait une certaine attention quand un étranger passait par la porte d’entrée ! D’un aspect cordial, elle avait le sens de l’amitié et se faisait en retour dorloter par tous. Sans doute, elle évoquait avec plaisir la saga de la maisonnée. Pour le moment, elle respirait, heureuse, au creux du corps d’Abigaël. Le temps de s’embrasser et de commenter son long voyage, Abigaël, la personne la plus apte à gérer la maladie de Ruth, se voyait bizarrement observée devant l’assemblée des parents et des frères. Ruth, quant à elle, n’éprouvait pas le besoin d’engager une conversation ou de signifier l’évolution de son état de santé. Seule lui importait la joie d’avoir à ses côtés sa fille, l’aînée de la fratrie. On sentait toutefois que l’essentiel de la soirée se précisait. Le souper était consommé depuis peu. Dans l’attente du traditionnel dessert, il restait à lancer la discussion que tous redoutaient ou espéraient. Abby se leva. Allait-elle discourir devant sa famille comme elle s’exprimait dans le cadre de ses responsabilités professionnelles ? Ce n’est ni l’endroit, ni le moment, pensait peut-être Gypsie, magnifique chienne, couchée dans son volumineux panier en osier tout près de la grande cheminée. Personne cependant ne lui portait un quelconque intérêt, même si elle faisait partie de la maisonnée.
Depuis quelques minutes, Abigaël répondait à la flambée de questions posées sans la moindre attention à la bienséance attendue au cœur d’une si vieille lignée de colons chrétiens et pratiquants. Ce fut un brouhaha impossible à gérer, chacun sollicitait le droit de participer au débat, quand Abby dit :
— Graig notre père m’a exhorté à venir et je me retrouve ainsi près de vous. Ce qui se discutera maintenant n’apportera rien au dossier médical de maman. Ce n’est pas nous qui allons la guérir. Notre soutien et notre amour contribueront certes à son réconfort et au soulagement moral, car nous pouvons par notre présence l’apaiser. Ruth forte et courageuse ne peut éviter la souffrance et l’inquiétude quant à son avenir sur cette terre qui nous a tous vus naître. Le problème demeure complexe et la solution ne pourra se trouver qu’après l’avoir séquencée en plusieurs parties. Tout d’abord, il convient de gérer la tumeur – puisqu’apparemment c’en est une ! Nous allons nous confier aux professionnels de ce domaine qui préciseront les thérapies nécessaires ! La neutralisation des éventuelles métastases relève de l’oncologie, mais les soins figureront dans un ordre différent. Si papa m’a imploré à venir, c’est cohérent, ne suis-je pas une clinicienne spécialisée en qui vous portez votre espoir. Avez-vous compris cela ?
— Abby, ton père sollicite ton retour, car nous savons ici ta contribution à la création d’un médicament capable de miracles. Tu l’as déclaré ! Alors comment devrons-nous composer avec Ruth ? demanda Mathias.
— OK, je vois qu’on avance. On approche. Personnellement, je ne suis pas autorisée à intervenir dans le cadre de la maladie de mère. Rappelez-vous ce que j’ai dit, c’est l’affaire de plusieurs médecins, tous spécialistes dans cette affaire. Ils maîtrisent fort bien leurs domaines. La difficulté résulte de la présence de métastases. Les réduire et les éliminer demandera beaucoup de temps et d’efforts. Je passe bien sûr sur d’autres problèmes tout aussi importants : savoir œuvrer à la fois sur la tumeur et sur ces saletés qu’on viendra peut-être à déceler si elles existent toutefois !
— OK, mais toi, Abby, comment pourrais-tu agir avec ton produit ? L’as-tu avec toi ? Convient-il de le conserver dans l’attente dans un réfrigérateur ? Déclare-nous comment procéder, nom de D… !
L’intervention du père dans cette chambre devenue une arène démontrait à l’évidence la désorientation d’un individu ou d’une société quand le malheur frappe et interrompt le raisonnement.
— Holà pas de jurons dans cette maison papa ! Qu’en penserait le pasteur, dit Ruth excédée, puis poursuivant…
— Abby continue à nous parler, s’il te plaît.
La quiétude revenue, le dessert servi à point, calma les tempéraments de chacun. Abigaël observait Craig depuis son incartade quelque peu irréfléchie. Installé à côté de sa femme, il s’efforçait de maîtriser son désespoir. Le malheur qui venait de toucher sa famille risquait d’échauder l’assemblée pour qui seule Ruth demeurait le centre de la conversation. L’obstacle se trouverait-il ailleurs dans les mains secourables d’Abigaël, incapable de toute animosité ? Elle soutenait avec force qu’elle ne pourrait pas délier le nœud de ce drame par un claquement de doigts. Tous savaient pourtant qu’elle mettrait toute son énergie pour tenter de sauver sa mère. C’est le fait de posséder un produit miracle qui incita l’assemblée à la contraindre de s’en servir !