L’opération W - Désiré Gontrand de Saillac - E-Book

L’opération W E-Book

Désiré Gontrand de Saillac

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Beschreibung

Roman uchronique, "L’opération W" immerge le lecteur au cœur de la vie politique française des années 1920-30, alors que les tensions sociales et les crises internationales s’intensifient. Il suit l’ascension fulgurante d’un jeune député sans scrupules, usant de démagogie et de coups de force pour accéder au pouvoir et instaurer un régime fasciste. Certains parallèles avec quelques personnalités politiques contemporaines ajoutent une dimension plus sensible à cette intrigue captivante...




À PROPOS DE L'AUTEUR

Désiré Gontrand de Saillac, né le 29 février 1881 à Riom s/Soye, s’est éteint le 31 septembre 1980 dans son manoir de la Chapelle aux Brocs. Diplômé de l’Université libre de Versailles en théologie comparée, mais également en mécanique des corps gazeux, docteur honoris causa de la faculté de Grossgrabenstein, attaché d’administration centrale honoraire et auteur, à ce titre, d’un mémoire, qui fait encore référence, intitulé « De l’utilisation appropriée de l’agrafe, du trombone de l’œillet dans la correspondance administrative française », Désiré Gontrand de Saillac est officier de l’ordre de Saint-Bazile Vieuxbourg et Grand-croix des Éléphants Blancs de Nazareth. Il fut, tout au long de sa carrière, le témoin privilégié, direct mais discret, d’événements qui manquèrent de se produire. Rien ne démontre d’ailleurs avec certitude qu’il soit bien l’auteur de cette nouvelle.

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Désiré Gontrand de Saillac

L’opération W

Roman

© Lys Bleu Éditions – Désiré Gontrand de Saillac

ISBN : 979-10-422-2194-2

Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122- 5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122- 4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335- 2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

Benito Mussolini a toujours menti, du début à la fin de sa vie, parfois même sans s’en rendre compte.

Maurizio Serra de l’Académie française,

Le mystère Mussolini

I

— Le déjeuner de Monsieur le Président de la République est servi…

— Ferdinand, je vous admire… Voilà, quoi ? Dix ans, quinze peut-être, que vous régnez en maître sur le service de l’Élysée ; six ans que vous sonnez, chaque jour ou presque, mes déjeuners et dîners, et vous le faites encore avec une solennité qui mérite une véritable admiration ; si, si, j’insiste et ne rougissez pas ! vous êtes le Protocole, avec un grand P, à vous seul ! Un instant, chaque midi, je me demande si je n’ai pas oublié que Georges V, ou, plus incroyable encore, l’Atatürk, était prié à déjeuner, ici, précisément aujourd’hui, à moins que ce fût le Quai qui ait encore pris un malin plaisir à me le cacher jusqu’à la dernière minute… Vous êtes arrivé avec Poincaré, non ?

— Avec Monsieur Armand Fallières, Monsieur le Président… le 1er novembre 11 – les cinq un, facile à retenir – à huit heures du matin très exactement, un jour de Toussaint et sous une pluie glaciale ; je m’en souviens comme si c’était hier. J’avais à peine mes dix-huit ans. J’étais sur le « Liberté » le jour de la grande explosion, simple mousse, et c’est la corvée de pont qui m’a sauvé, un « rescapé du balai » en quelque sorte ! À cinq heures trente tous les matins, le pont d’honneur, à la poupe, devait être « clair et brillant » – j’entends encore les paroles du Commandant Jaurès, un nom qui ne s’oublie pas non plus ! – et je frottais, et je frottais ! Un quart d’heure plus tard, me voilà à voltiger dans les airs ! À moitié assommé, je retombe à l’eau au moins à cent brassées du cuirassé ; ou de ce qu’il en restait !

— Mon pauvre ami… votre œil perdu, c’est là alors ?

— Non, Monsieur le Président, mon œil, c’est à Dixmude, le 25 octobre 14, face au Wurtemberg, et j’ai bien cru que nous y passerions tous ! Il fallait nous voir : une troupe de fusiliers marins de bric et de broc, des ordonnances, des cuisiniers et des gars des bureaux de dépôt, ramassés à la va-vite dans cette brigade, et nous voilà partis à vouloir reprendre la Belgique aux boches…

— Octobre 14… Je venais de réinstaller la Chambre à Bordeaux ; et je n’ose qu’à peine vous dire où, après ce que vous venez de me confier mon pauvre Ferdinand : au Théâtre de l’Alhambra ! Mais pourquoi n’étiez-vous pas resté à l’Élysée ?

— Le comité d’entraide de l’escadre de Toulon m’avait présenté au chef du protocole de la Présidence, comme commis de salle, et j’ai tout appris ici, au fil des années…

Moi qui n’avais pris le train qu’une fois pour aller de Rostrenen à Brest, j’ai fait la vaisselle des dîners d’État, puis j’ai appris à dresser une table, puis j’ai servi les entrées froides, puis les chaudes…

Mais, en septembre 14, j’ai été rappelé dans mon régiment de Marine, et avec Monsieur Poincaré, pas question de passer à côté de son devoir ! Blessé à la tête, un œil en moins, évacué des Flandres je ne sais trop comment, j’ai passé six mois à l’hôpital militaire Sainte-Anne, à Toulon. Un beau matin, j’ai reçu un télégramme pour reprendre mon poste ici, et au service particulier du Président encore… Me v’là qui devais préparer le plateau à thé de Mme Henriette – et je peux vous dire maintenant qu’elle était aussi malcommode que lui était aimable avec le petit personnel – et le tout avec un œil en moins !

— Je peux vous le dire maintenant, Ferdinand, sans flagornerie aucune au bout de six ans, vous servez cette maison de façon remarquable, et Madame Germaine en pense tout autant. Et même mieux que beaucoup qui ont toujours leurs deux yeux ! Sans compter avec ceux qui en ont un troisième pour espionner en permanence ce qui se dit ou s’écrit ici ; j’en ai assez souffert en 20… Mais ne faisons pas plus attendre Madame… Pourquoi ce sourire en coin Ferdinand ? Allez, j’ai bien compris…

— Ma chère Germaine, comment allez-vous ce matin ? J’ai travaillé des heures sur le texte de mon discours pour ces malheureux rescapés de Notre-Dame de la Dalbade à Toulouse, et je n’ai pas eu cinq minutes à moi…

— « Mon cher Président de la République », pour que ce déjeuner se passe au mieux, cessez d’abord de m’appeler Germaine : vous savez parfaitement que je déteste ce prénom, et restez-en à Camille, ou Armande si vous préférez, mais pas de Germaine ! Encore une idée « électorale » de mon cher père pour gagner trois voix de plus chez les cidriers de Redon… Quant à passer des heures sur un seul discours, à faire et défaire, formuler et reformuler, je vous reconnais bien là !

— Pourquoi donc ces malheureux n’auraient-ils pas droit à un propos aussi travaillé que mon discours au corps diplomatique, vous prié-je ? Quant aux voix, il en faut, ma chère, il en faut ! je vous rappelle que j’ai passé dix ans et dix-neuf mois à présider la Chambre, trente-quatre ans député et vingt-quatre ans conseiller général d’Eure-et-Loir, alors, des voix, il en faut ! il en faut même beaucoup, et, mieux encore, pas toujours les mêmes, pour suivre au mieux les courants, disons « fluctuants », sinon parfois les remous, de notre belle France. Et en 20, quand j’étais au plus mal, vous savez combien ces voix, et parfois ces vives voix, anonymes, au courrier ou dans la rue, m’ont fait chaud au cœur. Elles m’ont sans doute sauvé.

— Et pour la première fois depuis notre mariage, voilà un quart de siècle, vous n’avez plus besoin de courir après ces maudites voix, alors profitons en un peu, de grâce… Dans moins d’un an : enfin la tranquillité, les voyages, la Monteillerie sans compter !

— Vous avez raison ma « très chère Camille »… Mais, vous savez, au fond, je préfère encore la « course aux voix » à tous ceux qui ont lancé cette inquiétante « course aux hurlements » un peu partout autour de nous en Europe, et peut-être même chez nous également, désormais, avec ces Ligues qui se forment ici et là.

Entre ce Mussolini à Rome et ce caporal de Munich… Nous nous sommes gaussés de son coup d’État de Brasserie à celui-ci, mais il a finalement remporté la partie !

Avez-vous d’ailleurs remarqué à quelle vitesse les vieux junkers, les savants, les industriels, les universitaires, mais aussi les simples paysans souabes, se sont ralliés à cet exalté ? Dire qu’il m’a encore fallu argumenter et négocier sans fin pour que nous daignions au moins réoccuper quelques mines et aciéries de la Ruhr....

— À propos de charbon, il fait un temps glacial pour un 4 mai mon cher : j’ai cru lâcher mon livre des mains ce matin au petit salon tant le froid me figeait les doigts. Et dire que nous étouffions, voilà à un mois…

— Simoneau m’a fait passer un rapport d’Aurillac hier. Il est maintenant préfet du Cantal ; je l’avais connu comme jeune attaché de préfecture à Meaux et vous avez dû le voir une fois ou deux depuis, à nos réceptions annuelles du corps préfectoral : il neige à Saint-Flour comme jamais ! Pour un 4 mai, effectivement… Après les inondations tragiques de cet hiver, à Liège, à Caen et dans l’Oise, la chaleur inouïe de Pâques, nous voilà de nouveau à Toussaint… Il n’y a que l’Académie de sciences pour m’assurer que le climat est désormais une constante ! Cet hiver 1926, en tous les cas, ne risque pas de passer au travers des annales… Que lisiez-vous d’ailleurs ?

— Le disciple de Paul Bourget m’est retombé entre les mains, et je découvre, à vrai dire, toutes les pensées morales que notre écrivain boxeur avait glissées derrière ce simple drame passionnel au fin fond de l’Auvergne.

— Ce roman me dit quelque chose. Il avait fait écho, à sa sortie, me semble-t-il, à une affaire criminelle survenue en Algérie. Bourget, ce cher confrère de la Compagnie, qui nous met si justement en garde contre les maîtres à penser, les « experts » qui veulent contrôler les êtres comme les foules, et nous rappelle toute l’importance de la morale et des sentiments humains : comment pourrais-je ne pas partager tout cela, moi qui me suis efforcé de garder raison et modération toute ma carrière, toute ma vie… Quand je vois ce qui se trame chez nous, ces inventions mécaniques monstrueuses, ces menaces de toute part hors de nos frontières, et notre ami Aristide Briand qui ne pense qu’à la paix, du soir au matin, la sienne sans doute d’ailleurs au premier chef !

— Ne recommencez pas Paul à vous mettre martel en tête ! Vos angoisses vont reprendre… Laissez-les faire, dans un an nous retrouverons nos enfants et votre cher canton de La Loupe à plein temps ! Je vous signale tout de même, en passant, que vous aviez été bien content de le trouver « votre » Briand au congrès, en 20 : il a même fait un peu pencher la balance en votre faveur contre le vieux Tigre, me semble-t-il…

— Camille, vous devriez être ministre… Et ce qui est pratique avec notre « Aristide national », c’est qu’il est socialiste la veille, radical le matin et modéré l’après-midi : aucune contrariété possible… En trente ans de Chambre, je pense l’avoir vu siéger sur quasiment tous les bancs de l’hémicycle ! Mais aujourd’hui, le voilà en parfait héraut de la paix, la paix avant tout, la paix à tous les repas…

— Si vous n’avez jamais voulu être ministre – on vous l’a assez reproché, je crois –, ce n’est pas moi qui prendrais le relais maintenant ! Je vous rappelle à ce sujet que vous n’avez jamais été très enthousiaste pour nous donner le droit de vote…

— Mais c’est le Sénat, ma chère, qui a toujours tout bloqué…

— Le vilain Sénat, mais bien sûr… Ils ont bon dos Dubost et Bourgeois ! Quoi qu’il en soit, ne perdez pas vos nerfs, nous en avons assez souffert l’été 20 et cela n’a pas arrangé votre maladie des poumons deux ans après.

Si cet élève du médecin-chef Duchêne, que personne n’écoutait, ne m’avait pas contactée directement pour me conseiller son remède de je ne sais plus quoi de bactérie, vous n’auriez tout simplement pas survécu Paul ! Vous vouliez « changer la République », « appliquer les lois constitutionnelles à la lettre », je cite, et j’en passe, des « donner un nouvel espoir à la France » : ils ont bien failli vous le faire payer de votre fauteuil, de votre honneur, et même de votre vie mon cher ! Je ne pourrais pas revivre cela, Paul…

— Vous avez raison, Camille, vous avez toujours raison Camille… Il était presque repassé le « pommadé » ! Et puis, je suis injuste avec ce pauvre Briand sur la paix : quand j’entends encore le récit de Ferdinand à Dixmude, j’en ai froid dans le dos. Comment vont Renée, Jean et Louis ? Si je devais perdre un fils dans une nouvelle guerre, je pense que j’en deviendrais fou, cette fois pour de bon…

— Ils sont à l’âge où les après-midi avec madame leur mère ne les passionnent plus vraiment, vous vous en doutez…

— À propos d’après-midi, je ne pourrai prendre le café avec vous : je dois voir Tasson, l’Hermite et que je file quai Conti…

— Paul… comme j’ai hâte que vous ne vous passionniez plus que pour la séance du dictionnaire…

— Ma Camille, chère Germaine ! Vous ne devriez pas être ministre, vous devriez être Présidente du conseil, de mon « conseil privé » d’ailleurs exclusivement. Je vous le promets : je ne quitterai plus notre maison que pour aller à l’Académie le jeudi ! Vous savez d’ailleurs ce que représente ce fauteuil pour moi en souvenir de mon père…

Je me dois cependant de commencer cet après-midi par le « chef de ma maison militaire »…N’est-ce d’ailleurs pompeux à souhait pour ce malheureux divisionnaire, déjà quasiment en deuxième section, qui doit courir les états-majors pour glaner en permanence les informations que l’on me cache, à moi, qui, en théorie – et si j’en crois la loi constitutionnelle du 24 février 1875, article 4, que vous connaissez par cœur ma chère Camille – « dispose de la force armée » et « nomme à tous les emplois civils et militaires » ? Mais, vous l’avez dit, gardons nos nerfs et comptons les jours…

— Tasson a le don pour vous mettre dans tous vos états. Je ne plaisante pas Paul : à chaque audience avec lui, vous revenez les nerfs à vifs. Prenez distance, Paul, je vous en prie… Et qu’allez-vous faire d’ailleurs quai Conti ? Nous sommes mardi et non jeudi…

— Des rendez-vous ma chère, des rendez-vous… mais plus ceux de mes jeunes années…

— J’espère…

— Est-ce vous qui, maintenant, perdriez vos nerfs, chère Camille Armande Marie Germaine ? Rassurez-vous, je vais à l’Académie recevoir les candidats au 23, le fauteuil de feu René Boylesve, qui nous a quittés le 14 janvier dernier. On me dit à ce propos que son cercueil serait toujours à Notre Dame des Grâces de Passy : fallait-il qu’il ait tant à se faire pardonner celui-là ?

Je ne peux tout de même pas les recevoir ici ! Vous imaginez les rumeurs : réception d’adoubement à l’Élysée avant même d’être élu, voir, pour certains, avant même d’être officiellement candidat !

— Et qui tient la corde ? Promis, je n’en dirai rien… enfin, pas plus que d’habitude…

— Les Brice et toute la Haute Bretagne, pas plus, je vous connais… Je ne sais pas qui « tient la corde », ma chère, mais je ne sais que trop qui me tient la jambe ! Abel Hermant a dû m’envoyer dix lettres et doit en être à sa quatrième entrevue avec moi. C’est bien simple : dès qu’il croise quelqu’un, il lui parle du 23 et court me le raconter !

— Vous pouvez être au moins rassuré sur un point : en voilà un qui ne risque pas de me faire la cour…

— Ma chère, je vous en prie, ne me dites pas que vous accordez le moindre crédit à ces rumeurs de bas étage…

— Pensez donc…

Bon après-midi « Monsieur le Président de la République au pied de la lettre des lois constitutionnelles »…

— Joseph, je commence par Tasson, c’est bien cela ?

— Effectivement, Paul, mais je préfère te prévenir : rien de bien engageant si j’en crois les papiers qu’il t’a fait passer.

— Tu veux rester ?

— Honnêtement, cela m’intéresserait beaucoup. Nous sommes engagés dans des « opérations » bien compliquées pour une période où, comme tu le sais, la « paix et le désarmement » doivent régner partout, tout le temps, et surtout chez nous plus que chez les autres d’ailleurs, semble-t-il, pour le désarmement…

— Tu ne digéreras donc jamais que j’ai pu signer cette convention de Washington de 22 sur le désarmement naval ! Nous en avons déjà parlé cent fois…

— Jamais, effectivement !

— Mes respects Monsieur le Président de la République.

— Mon bonjour et tous mes devoirs général Tasson ! Cela ne vous dérange pas que Monsieur Aulneau assiste à notre entretien ?

— En rien, Monsieur le Président.

— Voulez-vous des cafés ?

— Bien volontiers Monsieur le Président.

— Vous vous occupez de cela, Monsieur Aulneau ? Passez une tête dans le secrétariat, Ferdinand ne doit pas être loin.

— Général, je suis à vous : par quoi commençons-nous ? Ou plutôt, par quoi les bureaux de la Guerre et de la Marine veulent bien daigner que je commence ?

— Il y a de cela, en effet, mais c’est mon affaire de leur sortir les vers du nez Monsieur le Président…

— Entre Painlevé et Leygues, vous devez avoir fort à faire mon pauvre Tasson… Il vous faut là toute l’énergie des dragons et cuirassiers qui furent sous vos ordres pour rompre de telles lignes de tercio !

— Commençons par le Rif : avant son retour en France, le 6 novembre dernier, le Maréchal Pétain a verrouillé le massif et Boichut va donner le dernier coup de sabre. L’ordre de marche a été donné aux troupes, en lien avec les Espagnols. L’état-major estime à un mois, au pire deux, le temps qu’il reste aux rebelles d’Abdelkrim…

— Entre nous Tasson, je vois mal comment il pourrait en être autrement désormais : Painlevé, quand il était à la Présidence du conseil, et plus encore aujourd’hui à la Guerre, a accordé à Pétain toutes les troupes qu’il avait refusées à Lyautey, et d’autres encore !

Avec quarante-huit bataillons, dix-sept batteries d’artillerie, deux compagnies de chars et trois escadrilles d’avions de bombardement – si j’en crois les chiffres du rapport que vous m’avez remis – et je passe sur les obus au gaz, pas très glorieux soit dit en passant, et sans compter les cent mille Espagnols au nord – je vois mal comment la « République du Rif » s’en sortirait encore… Je me demande tout de même si cet étalage de forces, n’est pas, en lui-même, inquiétant pour nous : nous sommes loin de la colonne Marchand ou même de Lang Son ! C’est une véritable armée qu’il nous faut mobiliser pour réduire cet Abdelkrim : que faudra-t-il envoyer la prochaine fois ?

— L’idée, Monsieur le Président, est, précisément, de montrer notre force pour qu’il n’y ait pas de « prochaine fois »…

— Puissiez-vous dire vrai mon général… Les Britanniques ont déjà mis en place, à peine la première révolte passée et leur mandat commencé, un « Royaume d’Irak » en Mésopotamie…

— Les Anglais ne veulent pas la Mésopotamie Monsieur le Président, ils veulent le pétrole !

— Vous avez parfaitement raison, général. À cet égard, si nous pouvions au moins préserver Mossoul dans les pourparlers actuels ; mais Briand ne voudra se fâcher avec les Anglais à aucun prix ! Je reviens un instant sur le Rif : nous ne sommes pas corrects avec Lyautey. Nous l’élevons au rang de Maréchal de France, puis nous le faisons passer pour un idiot au Maroc, alors qu’il y a tant fait pour la France, et voilà que nous le laissons sans affectation, désœuvré, dans son château de Thorey… Passez le message à Painlevé, général, s’il vous plaît. Monsieur Aulneau, préparez-moi également une lettre à Briand…

— Paul, nous voilà repartis pour un nouvel incident avec le Cabinet ?

— Joseph, je ne peux pas tout de même tout avaler comme cela !

— Du calme Monsieur le Président, Paul, vous savez combien cela vous nuit, te nuit…

— Je voulais également évoquer avec vous la situation en Syrie, Monsieur le Président…

— Général, je vous écoute… Un dernier mot tout de même sur le Maroc : vous le trouvez comment, entre nous toujours, Pétain ?

Moi, je garde en tête les mots de Foch et je n’arrive pas à être totalement convaincu… Lyautey, j’y reviens, on le connaît : il n’est républicain uniquement parce que Léon XIII lui a demandé de l’être ! Mais il agit, et il l’assume, pour la grandeur de la France et, vous avez remarqué, quand il a quelque chose à vous dire, il vous le dit les yeux dans les yeux. Pétain, c’est différent, il obéit, certes ; il est efficace, très bien ; il se dit républicain, soit, prenons-le au mot ; mais il vous fait toujours sentir que vous aviez bien besoin de lui et vous tord le bras pour obtenir des moyens si écrasants que la victoire, à vrai dire « sa » victoire, lui revienne de façon quasi mécanique…

Et cette façon, à Marseille, de repasser la patate chaude du Rif « aux politiques » comme il dit ! Et le tout, en ne vous regardant jamais vraiment en face… Sans doute est-ce grâce à ma carrière à la Chambre, mais les hommes, je les juge maintenant à l’instant et, je dirais même, à l’instinct : regardez par exemple ce général Franco, quelle audace dans ce débarquement à El Hoceima en septembre dernier ! C’est autre chose…

— Je ne peux qu’admirer le Maréchal Pétain, Monsieur le Président : comme vice-président du conseil supérieur de guerre, il est le général en chef de l’Armée française, et donc mon supérieur !

— Je vois… Vous êtes tout de même autorisé à rire, général ! Et puis Lyautey il fit partie des rares à avoir eu des mots aimables à mon endroit en 20, je ne l’oublie pas… Vous souhaitiez me parler du Levant ?

— Oui Monsieur le Président. Nous avons repris en main la montagne Druze depuis la fin du siège de Soueïda, grâce à l’aviation d’ailleurs, et Damas est maté. Nous avons là-bas ce général Maurice Gamelin, dont la réputation de « scientifique du combat » n’est visiblement pas usurpée. Honnêtement cependant, rien n’est vraiment réglé et les nationalistes n’attendent qu’une nouvelle occasion pour relancer la révolte… Or, nous ne pourrons pas maintenir cinquante mille hommes au Levant en permanence ! La politique du Haut-Commissaire De Jouvenel a apaisé un peu les choses et il a su également raviver quelques querelles tribales ancestrales de bon aloi, notamment en faisant des gestes vers les chiites et le Liban. Reste le cœur du sujet : les Anglais maintiennent leur pression, tout comme leurs manœuvres d’arrière-cour, et les nationalistes veulent une date claire – et surtout proche ! – pour la fin du mandat.

— Quel piège… À vouloir tout garder, nous allons tout perdre. Et voilà un sujet aussi délicat qui est tiraillé entre Briand au Quai, Painlevé à la Guerre et Perrier aux Colonies…

Vous êtes témoin, général, Joseph, des dizaines de télégrammes que j’ai dû envoyer pendant les négociations du Traité de Sèvres d’abord, de Lausanne ensuite, pour éviter autant que de possibles ces situations ambiguës dont les Britanniques et les Arabes raffolent…

Joseph, prends-moi un rendez-vous spécifique avec Briand sur le sujet ; ou plutôt non, demande à Berthelot, de passer m’en dire un mot à l’occasion d’une prochaine remise de lettres de créance…

— C’est mieux ainsi Paul… parce qu’avec une « convocation » de Briand pour évoquer « l’avenir du mandat accordé par la SDN à la France au Levant », je vois déjà le déchaînement sur le « pouvoir personnel » dans les couloirs de la Chambre et dans notre si aimable presse, en particulier celle qui vit aux crochets de la Ligue maritime et coloniale…

— Monsieur le Président, je souhaiterais vous dire un mot pour finir des informations, certes encore non officielles, que j’ai reçues de Pologne…

— De grâce, n’en jetez plus, général… mais allez-y…

— Il semblerait que Staline masse des troupes pour déchirer la paix de Riga, rouvrir le conflit et étouffer définitivement dans l’œuf les nationalistes ukrainiens. « L’opération Kiev » et « l’armée ukrainienne libre » de Petlioura en 1920 ne sont toujours pas digérées par les bolcheviks visiblement. Sans parler de la rancœur de beaucoup d’Ukrainiens d’avoir été « lâchés » par les Polonais au dernier moment.

— Symon Petlioura… mais n’est-il pas justement réfugié à Paris celui-là ?

— Effectivement, Paul. On le dit même menacé de toute part : des Ukrainiens extrémistes qui n’admettent pas la défaite, les sicaires de l’Haganah juive qui lui reprocherait certains pogroms, la nouvelle police secrète des Soviets, la Tchéka, surtout…

— Monsieur le Président, Monsieur Aulneau, Lénine n’a cessé de fustiger la police secrète du Tsar, pour s’empresser d’en créer une nouvelle, une fois au pouvoir ! Fallait-il vraiment faire la révolution pour passer de l’Okhrana à la Tchéka…

— À croire que c’est inséparable de « l’âme russe » en effet ! Vous imaginez cependant, général, Joseph, si un nouveau conflit éclate avec les bolcheviks, s’ils menacent la Pologne, s’il nous faut de nouveau intervenir, avec ce que nous venons de dire du poids de nos engagements militaires par ailleurs ; avec Briand et son désarmement entre les pattes, sans compter les Anglais sur notre dos au Levant… Vous imaginez… Je, je, ne sais que… vous imaginez…

— Mon général, Monsieur le Président a maintenant un autre rendez-vous de travail et doit être quai Conti à dix-sept heures, nous reprendrons donc ce dossier la semaine prochaine. Si vous pouviez d’ailleurs vous faire confirmer vos informations par notre mission militaire à Kaunas… Les Lituaniens connaissent tout ce qui se passe à Moscou, avant même les Moscovites je pense !

— Mes respects, Monsieur le Président et bon après-midi à vous.

— Merci mon général, merci, et Lyautey aussi, vous n’oublierez pas, le djebel Druze cet été… Ne prenez pas froid non plus amiral…

— Je… bien sûr… mais, enfin… vous pouvez compter sur moi Monsieur le Président…

— Paul ! Paul, ça ne va pas ? Tu veux que j’appelle Germaine ? Ton médecin ?

— Non, surtout pas ! Ça va passer… Vous imaginez… Lyautey, les gaz… Et Jouvenel, qu’est-ce qu’il dira alors ?? Je…

— Dégrafe ton col, repose-toi un instant… Je vais chercher un verre d’eau à côté… Tu n’es pas obligé de recevoir l’Hermite aujourd’hui, on peut remettre cela à demain matin, tu pourrais ainsi te reposer jusqu’à cinq heures…

— Cela passe, ça passe Joseph… Ce bureau est surchauffé, je l’ai déjà dit vingt fois à Ferdinand… Tu te rends compte, si Staline attaque de nouveau ?

— Bois cela Paul, souffle profondément… Laisse Staline de côté un instant… Tu connais ces dossiers et leurs arcanes depuis des années, tu ne dois pas tout prendre de face et laissez des angoisses remplacer ton raisonnement ; ça va aller mieux, j’ouvre un instant la fenêtre…

— Merci Paul, merci beaucoup… Passe à côté et dis à l’Hermite que je le vois dans dix minutes. Ça va aller, c’est fini.

— « Monsieur l’ambassadeur Louis Hermite, secrétaire général civil de la Présidence de la République ! » Je vous ai fait attendre, il n’est donc que justice que je vous annonce moi-même de tous vos titres et qualités… Entrez donc cher ami !

— Vous m’honorez trop Monsieur le Président de la République…

— On ne vous honore jamais assez Monsieur l’Ambassadeur… Celui qui parvient à dompter, chaque jour, sinon chaque nuit, les fauves des ministères ne sera jamais assez honoré dans cette maison, vous le savez… Monsieur Aulneau peut-il rester avec nous ou allez-vous me confier de si terribles secrets qu’aucune innocente oreille ne pourrait les supporter ?

— Mais Monsieur Aulneau a-t-il encore de si innocentes oreilles ? Là est sans doute la seule véritable question, Monsieur le Président… Sa présence ne me dérange en rien, soyez rassuré.

— Nous commençons par les finances, j’imagine ?

— En quelque sorte, Monsieur le Président, mais plus précisément par la presse qui continue de se déchaîner sur l’accord obtenu, voilà une semaine, par Bérenger à Washington avec le secrétaire américain au Trésor sur la dette de guerre.

C’est incompréhensible : il a obtenu de Mellon le meilleur accord possible, tant sur les montants que sur les conditions de paiement, et voilà que nous aurions « capitulé devant la haute banque », quand ce n’est pas « devant les grandes fortunes juives » ! Ou que les « Américains, ingrats parmi les ingrats, ne reconnaîtraient pas le prix du sang » que nous avons versé, etc., etc., et même écho venant de la Chambre, et comble de tout, du Sénat…

— Je pense même que votre écho doit s’entendre en sens inverse : ululement à la Chambre de ceux qui se croient toujours plus malins à en rajouter sur les dépenses et le « sacrifice des poilus », puis reprise en chœur dans la presse par nos « bons amis du soir »…

— Monsieur Aulneau a sans doute raison, Monsieur le Président, vous connaissez mieux ce milieu-là que moi…

— Sur les affaires de la Chambre, les « amis du soir » et de la presse, Joseph a rarement tort, je dois l’avouer…

— Dans le contexte qui est le nôtre, je ne vois pas comment nous aurions pu nous permettre une banqueroute vis-à-vis des États-Unis : Harding se traîne dans ce second mandat de scandale en scandale. Inutile donc de penser qu’il a le moindre souhait de nous faire une faveur, si tant est qu’il ait encore un instant pour y penser, entre les accusations de ses opposants sur les ravages du « gang de l’Ohio » ou les ventes de terres fédérales du Teapot Dome.

Le « retour à la normale », c’est avant tout le retour à l’isolement et aux intérêts financiers les plus immédiats des États-Unis, voilà qui est maintenant clair.

Aucun point d’appui pour nous à attendre non plus de la Grande-Bretagne : ils ne lâchent pas prise au Levant, ménagent sans cesse l’Allemagne et Macdonald se maintient au 10 Downing Street sans aucune majorité… Pour ce qui de l’Italie, Mussolini passe ses journées à expliquer qu’il est la véritable victime des traités de paix et ne nous parle que par crainte de l’Allemagne. Quant à cette dernière…

— Ce n’est effectivement pas le « caporal président Hitler » qui nous aidera : il nous hait matin, midi et soir ! Et commence à ne même plus s’en cacher… L’inflation a mis l’Allemagne à genoux, mais Hitler ne reculera devant rien, ni personne, pour en venir à bout. Il a d’ailleurs déjà des résultats, il faut le reconnaître : sa monnaie s’est stabilisée.

— Joseph, je vois bien la petite musique cocardière « à trois sous » – si j’ose dire vu le niveau de notre franc – de la Chambre, mais je ne comprends pas à qui elle peut vraiment profiter dans la confusion politique actuelle : les élections de 24 ne nous ont donné aucune majorité très nette, même sur les principes républicains ; Herriot hésite chaque jour sur ce qu’il fera le lendemain et la SFIO court toujours après les communistes… Quant aux modérés et à la droite, comme d’habitude, ils sont d’accord sur presque tout, mais ne s’entendent sur rien, et surtout pas sur celui qui pourrait les conduire !

— Je te dirai un mot également, tout à l’heure Paul, comment dire, d’une « génération qui se lève »…

— Une « génération nouvelle » : rien que cela Joseph ! Fort bien… Poursuivez Monsieur Hermite, comment pourrais-je aider ?

— Je vous suggère Monsieur le Président une lettre au président Harding, personnelle et cordiale, où vous souligneriez assez longuement les intérêts éminents que la France a su préserver, grâce à lui, dans cet accord. Nous glisserions ensuite copie de cette missive à quelques bons journaux…

— Excellente idée Monsieur le Secrétaire général…

— Merci Monsieur le Président. Je me suis permis d’ailleurs d’en toucher déjà deux mots à Messieurs Briand et Péret, qui s’y sont montrés très favorables…

— Monsieur l’ambassadeur, vous ne vous referez pas… « Plaire autant que faire », je vous reconnais là également tout entier ! Je vous remercie cependant de m’éviter par avance un nouvel accrochage avec « mes » ministres : va pour le courrier à Harding… Préparez-moi également s’il vous plaît un message de remerciements à Henry Bérenger.

Je ne sais pas s’il voudra recouvrer son siège de sénateur, de la Guadeloupe étrangement d’ailleurs, ensuite, mais il faudra l’aider si c’est le cas Joseph. Et trouvez-moi le moyen que ce simple message « amical » ne soit pas soumis à la contre signature du « grand Aristide » !

— Finances toujours Monsieur le Président, mais plus immédiatement encore chez nous : le budget 26…

— Monsieur le Secrétaire général, ne me dites pas qu’il y a de nouveau un problème : Briand a dû s’y reprendre à deux fois pour le faire adopter, mais, théoriquement, depuis le 4 avril, nous avons enfin un budget !

— Nous avons bien une « loi de finances » Monsieur le Président, mais nous sommes loin d’avoir un vrai « budget », sans parler du moindre équilibre réel, je le crains… Monsieur le gouverneur de la Banque de France m’adresse, à votre intention, rapport sur rapport pour alerter – il n’y a pas d’autres mots – tant des avances qu’il doit chaque jour consentir aux Finances pour faire face aux dépenses courantes du pays, que de la dégradation sans précèdent de nos changes… Je me dois de vous indiquer qu’il a utilisé à cet égard le mot « naufrage » dans sa dernière correspondance, et je crains qu’il ne dise juste : il nous faut plus de deux cents francs pour obtenir une livre sterling, contre cent francs voilà un an. Les chiffres parlent d’eux-mêmes, Monsieur le Président…

— J’ai croisé Georges Robineau au Français la semaine passée. Effectivement, il n’en peut plus ! Il ne comprend pas l’entêtement de Briand à faire comme si de rien n’était. Il ne pourra pas tenir ses rapports secrets bien longtemps, et ses directeurs commencent d’ailleurs à se répandre dans tout Paris. Et Dieu sait pourtant que Robineau connaît sa maison par cœur…

— Monsieur le Président, je ne vois pas comment nous pourrons éviter une crise majeure.

— Je partage votre avis, Monsieur le Secrétaire général, mais une crise ministérielle ne réglerait rien. Un cabinet Briand 10, après un Briand 9, ou un Painlevé 4, n’aurait pas de sens. Le drame est qu’il n’y a pas de majorité claire à la Chambre pour une politique de redressement financier. Voilà bien le cœur de la tragédie qui est devant nous…

— Monsieur le Président, nous devons essayer quelque chose ! Monsieur Aulneau a déjà certainement une idée de manœuvre…

— Des « manœuvres », je crains que Joseph, mon si vieux comparse en politique, en ait même d’ores et déjà plusieurs, et certaines particulièrement tortueuses, à l’esprit ! Ce qui m’effraie le plus, au fond, c’est que plus personne ne semble avoir le courage – ou la hauteur de vue, ce qui serait encore mieux – de demander le moindre sacrifice au pays depuis la Victoire. Nous nous sommes comme anesthésiés de notre propre sang et de nos propres souffrances ; comme si le Monde allait s’arrêter de tourner parce que nous recouvrions, et à quel prix, l’Alsace-Lorraine… Nous avons commencé ce siècle en réglant nos comptes du précédent, mais sans aucun autre élan malheureusement, je le crains…

— Monsieur le Président, il est temps de partir pour le quai Conti…

— Nous reprendrons ce sujet la semaine prochaine, Monsieur le Secrétaire général. D’ici là, témoignez encore de mon amitié à Robineau et dites-lui, s’il vous plaît, de passer ce dimanche à Marly.

Nous pourrons aller au fond des choses. Et surtout pas de rapport officiel : il fuiterait sur le champ et il faudrait le contreseing de tout le cabinet ou presque, ce qui explique d’ailleurs lesdites fuites avant même que ce malheureux papier ne passe le seuil de l’Élysée…

— Mes hommages à Madame votre épouse Monsieur le Président et bonne fin de journée.

— Merci beaucoup Monsieur l’ambassadeur. Nous trouverons une solution. J’en trouve une tous les six mois depuis six ans… Sondez un peu Herriot en attendant : il ne laissera pas le pays couler, quoi qu’il en dise. Joseph, tu m’accompagnes dans l’automobile jusqu’à l’Académie, j’ai encore quelques points à voir avec toi.

— Grand merci, Joseph, pour mon petit malaise de tout à l’heure… Cela ne se produit plus que rarement désormais, mais je t’avoue que cette accumulation de problèmes, ces menaces, ces tensions, et toujours cette incapacité à agir vraiment, je bouillonne ! Puis j’étouffe et je m’éteins ensuite, c’est vrai…

— Germaine et moi te le répétons à longueur de journée : garde tes distances, ne prends pas tout à cœur, tu as déjà tant fait pour le pays, tu ne changeras pas maintenant les habitudes du régime ! Surtout à un an de la fin de ton mandat… Tu as déjà eu beaucoup de chance d’échapper à leur piège mortifère de 1920. Ne leur fais pas ce cadeau maintenant !

— Pourvu que Tasson n’ait rien remarqué et qu’il ne parle pas ici ou là… La presse s’est calmée depuis cinq ans et on ne parle plus de mes difficultés de santé ou de ce stupide accident de train. Pour Germaine, pour les enfants, je ne veux pas revivre ce cauchemar…

— Le général a vu ce qu’il a vu, a très bien compris, Paul, mais il ne dira rien, en tous les cas pas pour l’instant, ou, du moins, pas tant que Pétain ne lui en donnera pas l’ordre formel. Nous n’en sommes pas là. Et puis, après tout, les Français n’appelaient-ils pas également Charles VI le Fou « Charles le Bon » ? Cela te laisse espérer finalement une assez belle page dans les manuels d’Histoire !

— Tu oublies juste l’épouvantable guerre civile entre Armagnacs et Bourguignons qui a saigné la France sous le règne de ton « bon Charles » ! Joseph, je ne sais pas comment je peux te supporter depuis tant d’années… Mais redonne-moi le moral : parle-moi de politique et de ce qui se dit à la buvette de la Chambre ! Cela me rajeunira et j’adore ça, en réalité… Ce bon vieil Édouard a raison : « La politique, c’est comme l’andouillette, il faut que cela sente la m… »

— Mais « pas trop » rajoute-t-il, tu le sais. Or, ces temps-ci j’ai l’impression que l’odeur se fait tenace…

— Alors là, tu en as déjà trop dit ou pas assez Joseph : quoi de neuf ?

— D’abord tout ce que Jean Durand à l’Intérieur ou Alfred Morain à la Préfecture oublie de te dire… À commencer par ce petit monde noir américain qui s’installe et prospère à Paris : Joséphine Baker bien sûr, mais, dans le sillage, ou à côté, je ne sais, un « comité de défense de la race nègre » qu’un certain Lamine Senghor vient de monter. Tirailleur sénégalais, blessé et gazé au front : beau témoignage d’émancipation et de « réussite de notre mission civilisatrice » par ailleurs, mais malheureusement complètement infiltré par les communistes !

Se rajoute à cela toute une communauté d’artistes nord-américains – je cite à la volée Ada « Bricktop » Smith et sa boîte de nuit – tu ne connais pas, mais tes enfants certainement, ou Anna Julia Cooper, ou encore Web Du Bois – qui fuient la ségrégation aux États-Unis. Je les comprends là-dessus, mais je ne voudrais pas qu’une jonction s’opère entre toute cette petite bande sous la houlette de Moscou… Toi qui te plains déjà d’avoir du mal à obtenir les faveurs « financières » de Harding…

— Dire que j’ignore tout cela, c’est peu dire… J’entends pour la première fois chacun des noms que tu cites ! Cela dit, je ne vois vraiment pas la question nègre, raciale, prospérer chez nous.

Depuis Mangin, chacun a compris ce que les troupes coloniales avaient accompli pour nous et je pense, en sens inverse, que nous allons vers des émancipations, certes très progressives et en commençant par les vieilles colonies et les départements algériens, mais absolument inéluctables. Que les nationalistes du Levant nous posent problème, soit ! Mais la question raciale, encore une fois, je ne vois pas…

— Toi, non, mais d’autres aux deux extrêmes oui, j’y reviendrai… Il y a ensuite, et toujours, dans la série des « oublis » de l’Intérieur et dont tes amis de la Chambre se gardent bien également de te parler – il y a tous ces gens étranges qui se rassemblent dans de prétendues « Ligues » d’anciens combattants… Et ce n’est pas pour parler de leurs souvenirs de popote dans les tranchées, crois-moi : je pense en particulier à ces « Jeunesses patriotes » que Taittinger vient de créer et que les fascistes italiens infiltrent sans retenue !

— Mais les Ligues, j’ai déjà connu tout cela avec Déroulède en 1884 et l’Action française. Je te signale d’ailleurs que Maurras a été un des seuls à ne pas m’enfoncer en 20…

— Ne t’égare pas Paul, je suis très sérieux : d’abord, si Maurras ne t’a pas « enfoncé » comme tu dis, c’est parce que nos « amis » républicains de tout bord s’en chargeaient déjà. Quant aux Ligues, il ne s’agit plus de quelques monarchistes nostalgiques qui déclameraient des pamphlets dans les salons : il s’agit de milices paramilitaires qui ne se cachent pas de vouloir utiliser la force pour faire advenir un régime nouveau, dictatorial, et, pour certains, rien de moins qu’un « homme nouveau », combat racial en tête contre la menace « jaune », ou « nègre » selon les jours, « juive » tout le temps. Et voilà le lien avec mes jazzmen de tout à l’heure…

— Tu vas finir par m’inquiéter vraiment. Qui les surveille ?

— Pas grand monde, et c’est bien le problème. Certains auraient même tendance à les utiliser plus qu’à les surveiller…

— Tu penses à qui ? Poincaré ? Louis Marin ? Auguste Isaac, je l’ai toujours trouvé très « baïonnettes baïonnettes » celui-là ?

— Tu n’y es pas. Je t’ai parlé dans ton bureau d’une « nouvelle génération » d’hommes politiques dont, là encore, ni Durand, ni Herriot, ni Painlevé ne te disent un mot.

Deux d’entre eux sortent déjà du lot : le nouveau maire d’Aubervilliers, l’avocat Pierre Laval, qui se veut « sans parti », mais tout à ses réseaux d’influence, et qui caresse l’ouvrier le matin, le paysan auvergnat le soir et ses affaires juteuses dans la presse et la radio tout le temps…

— Et l’autre ?

— Un certain Laurent Velay du Puy, jeune député du Brivadois, élu en capote « bleu horizon » en 19 et réélu comme « indépendant » en 24. Grosse fortune familiale dans l’Est, brillantes études, diplômé de tout ou presque, belle guerre dans la cavalerie, avec de curieux états de services cependant : toujours là pour le coup d’éclat et l’attaque décisive, puis repli ensuite en état-major ou en repos ; affectation sur un autre front, coup d’éclat, puis repli, et ainsi de suite…

— Davantage versé dans la guerre des citations que dans la guerre de tranchées, en quelque sorte…

— Cela en a tout l’air. S’agite beaucoup et ne cache pas de très très grandes ambitions. Il s’affiche comme l’héritier politique, sinon filial, de Victor Constant, que tu as connu, mais il se dit qu’il l’aurait surtout poussé vers la sortie…

— Le Brivadois avec le canton de Saugues ?

— Je n’en sais rien, pourquoi ?

— Parce que ce serait alors la nouvelle « Bête du Gévaudan » ton Laurent Velay du Puy Joseph ! Nous arrivons… Et Monsieur Hermant m’attend déjà dans la rue…

II

— Vite ! vite, Clalet, si je n’ai pas dormi un instant dans le train depuis Clermont en essayant de comprendre les notes bâclées que vous m’avez adressées avant-hier, ce n’est pas pour flâner en automobile maintenant dans Paris ; et dépasse ce nul avec sa charrette de primeur ! allons, il est déjà neuf heures et je devrais déjà être rue de Solférino !

— Monsieur le député Velay du Puy est sans doute pressé, mais il devait arrivé par le train de cinq heures – je l’ai d’ailleurs attendu devant la gare depuis – et ils sont déjà tous dans ton bureau depuis huit heures : ton chef de cabinet Blandin, ton attaché de presse Épernay et même, exceptionnellement, ton « conseiller politique spécial » Beurré, qui ne daigne nous parler qu’au téléphone habituellement. Tous tes acolytes du temps du 6e Dragon de Vincennes, tous au garde à vous depuis une heure au moins pour ta conférence d’agenda de la semaine… alors, Laurent, ça va, on ne va pas refaire le « Meeting de Spa » sur les boulevards maintenant !

— Qu’ils m’attendent, je m’en moque complètement : c’est pour toutes les fois où je les ai attendus de mon côté, mais pressons ! Cette journée de lundi est très chargée et je dois être rentré mercredi 12 mai à dix heures pour la foire d’Yssingeaux ! J’ai en plus promis à mon épouse et aux enfants de passer au moins quatre heures avec eux à Paris.

— Vous êtes tous là ? On commence. Mais avant tout, je voudrais bien reposer les choses et que ce soit clair : l’amateurisme, ça suffit ! Les papiers que vous m’aviez adressés la semaine dernière sur l’inauguration de la nouvelle école du Lignon ne valaient pas un clou, et je ne parle pas de l’interminable note sur le Rif ! Si vous n’est pas capable de faire des synthèses, changez d’équipe, messieurs, et ne me faites plus perdre mon temps ! Quant aux rendez-vous à prendre quand je suis ici, je veux que ce soit calé et préparé au centimètre près. Là, on ne sait pas ni qui, ni quand, ni où… Un exemple, malheureusement parmi d’autres : j’ai demandé à voir Leygues il y a quinze jours, et toujours rien à l’agenda !

— Si tu crois, Laurent, qu’il est si facile que cela d’obtenir un rendez-vous avec notre vénérable ministre de la Marine quand on est un jeune élu du Massif central…

Pour ce qui est de la note sur le Rif, je te signale que nous sommes à un moment clef de cette crise, – qui dure tout de même depuis cinq ans et que tu connais donc déjà très bien –, et alors que l’offensive finale va être déclenchée, j’ai réussi à te trouver des télégrammes confidentiels du Quai et de la Guerre : alors, oui, c’est forcément un peu plus long et compliqué que la fiche sur l’école du Lignon ou de je ne sais où…

— Si c’est là les seules explications que tu as à me donner sur ces cafouillages, Blandin, il vaut mieux que nous passions à autre chose… Je ne fais pas tout cela pour avoir du travail à moitié fait ! Ton avis Beurré ?

— Tu sais, moi, je m’occupe surtout de la Chambre…

— Revenons à mon agenda ; mais avant, je veux bien vous faire comprendre la période et les enjeux pour moi, parce que j’ai l’impression que vous n’avez pas tout saisi : le régime est foutu, ça vivote encore un peu, mais c’est fini. Pas de vraie majorité à la Chambre, pas de vrai budget, plus de monnaie, la droite en morceaux, la gauche et les radicaux tétanisés par les communistes. Je dois me préparer pour prendre la suite et, surtout, pour les prendre tous de vitesse ! Car ce sera les Ligues, les bolcheviks, ou moi, il n’y a pas d’alternative…

Et je vous passe la catastrophe boursière qui arrive – car elle arrivera, vu les envolées des cours, je le tiens de Guillemin à la Banque d’Indochine –, ils sont cuits dans leur jus les grenouilles du Palais Bourbon !

À partir de là, c’est très simple pour moi : il faut que je sois partout et que je n’apparaisse nulle part, comme « en recul des affaires », pour ne pas tremper dans le naufrage… Mais il faut évidemment que l’on parle de moi tous les jours dans les canards ! Épernay, je compte sur toi et il faudra te tournebouler un peu l’esprit. Plus question de ces articles de bulletin paroissial que tu me diffuses en Auvergne ou dans les congrès de Poilus : je veux du percutant ! Regarde ce que fait Bleustein-Blanchet depuis mars avec son Publicis ! Ça c’est de la réclame qui accroche « Monsieur tout le monde », et pas de tes « échos mondains » en page vingt-cinq…

— Être « en réserve de la République » et partout dans la presse à la fois, ça ne va pas être commode…

— Blandin, c’est essentiel, alors fais un effort, et essaye d’abord d’éviter de faire rater mes sorties comme pour ce dîner des écoles de janvier dernier… Ce devait être un contact avec des instituteurs de terrain et je me suis retrouvé dans un dîner de gala d’agrégés au château de Meudon ! Tu connais la suite dans le « Populaire » et le « Petit Parisien » : « Velay du Puy, le député des élites »… J’ai mis des mois à remonter cela à cause de toi…

— Tu savais très bien que ce dîner se tenait à Meudon et avec les agrégés, c’était à ton agenda depuis la Toussaint 25 !

— Ne revenons pas là-dessus Blandin, s’il te plaît, cela m’a causé assez de tort… Épernay, je ne te remercie pas non plus pour le contrôle de la presse à ce dîner calamiteux…

— Une soirée des agrégés de Paris, annoncée trois mois à l’avance, avec serveurs en livrée et orchestre de chambre payés par des industriels « amis » : difficile de faire dans le confidentiel…

Je ne pouvais pas deviner que tu voulais en fait une soirée belote au buffet de la gare avec des instituteurs de province, et, bien sûr, « sans presse, mais que cela se sache largement tout de même »…

— Je te paye pour savoir faire cela, précisément, Épernay !

Je reviens à ma stratégie : ce sera moi ou les bolcheviks en résumé, et le régime va tomber tout seul. Il faudra juste l’aider un peu, sans doute… Et ce n’est pas Aristide Briand – avec son cabinet 9, 10 ou 11 – ni le « gérant de café chic » à moitié fou de l’Élysée qui vont m’arrêter maintenant ! Ce sera la victoire et le Velay en prime, la double victoire, le double V en quelque sorte…

Alors, je fais quoi cette semaine ?

— Tu déjeunes avec Taittinger à la « Tour d’Argent ». C’était prévu la semaine passée, mais nous avions dû reporter : tu avais une audition imprévue en commission Agriculture de la Chambre, sur les agrumes coloniaux. Il doit te parler de ces « Jeunes patriotes ». Il n’est pas exclu qu’il te demande un financement pour eux d’ailleurs… Tu dînes ensuite avec le président du Comité des forges ce soir, comme tu l’avais demandé. Il te reçoit chez lui, Hôtel de Sourdeval, dans le 16e. Il a cependant fallu annuler pour cela ta présence à l’Amicale des Bougnats du 12e arrondissement…

— Les agrumes coloniaux ! Si vous saviez ce que j’en pense… Me faire rater Taittinger pour cela ! Les bougnats, tu en penses quoi Beurré ?

— Les bougnats, c’est dommage forcément, mais les Forges, d’un autre côté…

— On s’en moque des « Bougnats du 12e »… J’avais promis, mais je les verrai plus tard. Quant à Taittinger, il ne faut pas qu’il se trompe sur le sens de la mélodie : c’est lui qui va m’aider, qu’il le veuille ou non, et pas l’inverse ! Enchaîne Blandin…

— Demain à dix heures, à l’Interallié, tu rencontres le général Édouard De Castelnau, comme président de la Fédération nationale catholique qu’il vient de monter…

— Les Ligues, enfin je les vois ! Les « Jeunes Patriotes » aujourd’hui, les Cathos demain, voilà ! C’est bien ça, il faut que je les rencontre toutes… Je vais les prendre en main !

— On s’est débrouillé pour que cela se sache Laurent : tu auras un entrefilet dans le « Temps » de vendredi. Adrien Hébrard « te doit bien cela » m’a-t-il dit. Paraît-il que tu connaîtrais bien un de ses proches, un certain Louis Mill…

— Bien vu Épernay : ça commence à être moins mauvais chez toi comme réflexe… Effectivement, Mill est un très très proche d’Hébrard et je ne sais que trop de qui il s’agit en fait derrière… Reprends, Blandin !

— À midi, nous avons pu te caler un déjeuner avec Albert Sarraut, qui est de passage à Paris. Tu l’avais demandé il y a quelques mois…

— Enfin ! ce n’est pas trop tôt…

— Je te signale, là également, qu’obtenir un déjeuner avec le numéro deux des radicaux, alors même qu’il est en ce moment ambassadeur en Turquie, ce n’est pas si simple…

— Je te demande un déjeuner, tu le montes, c’est tout. Si tu crois que tout est simple pour moi aussi… Beurré, je lui parle de quoi ?

— Les radicaux, bien sûr, ce n’est pas rien… d’un autre côté, difficile d’attaquer directement sur la chute de Briand… alors, peut-être, tu pourrais… à moins que, plutôt, tu évoques le Levant… et puis, ensuite, vers le dessert, tu glisses sur le vote à l’arraché du budget 26…

— Je ne me coltine pas un déjeuner avec Sarraut pour lui parler des Druzes ! Parlez-vous entre vous et passez-moi pour ce soir une vraie note sur ce rendez-vous. Vous auriez tout de même pu y penser un peu avant ; il faut vraiment que je fasse tout…

— Je te signale juste Laurent que, pour l’accrocher un peu et qu’il accepte cette rencontre, nous lui avons dit que tu te souciais beaucoup des surplus de production viticole dans l’Aude, son département…

— Alors là Blandin, tu n’en rates pas une ! D’abord, pardon, je sais parfaitement qu’il est élu de l’Aude… J’ai compris, il va encore falloir que je me débrouille…

— Tu veux une sortie dans la presse Laurent ?

— Et comment Épernay ! Si je déjeune avec Sarraut, il faut que tout le monde sache que « Monsieur Albert Sarraut a jugé indispensable, durant son bref passage à Paris, de me voir pour des échanges confidentiels sur les affaires du pays » : tu vois, je te fais ton papier là, tu n’as plus qu’à le faire fuiter… Je veux un article dans Le « Radical » tant qu’à faire, arrange-toi avec Delbos. Il sait qu’il aura besoin de moi celui-là, ou du moins il le croit, ce qui est l’essentiel ! Si tu peux décrocher la « Dépêche du Midi », ce serait bien aussi…

— Avec ce que tu racontes partout sur les radicaux, « à bout de souffle et qui ruinent la France », ce n’est gagné d’avance…

— Épernay, je te l’ai déjà dit : je te paye pour cela, ou, du moins, de « bons amis » qui me soutiennent vraiment, eux, et m’aident vraiment, eux, te payent pour cela… Et au dîner, rien demain mardi ?

— Tu avais demandé une soirée vide pour voir ta famille et travailler sur un texte, sur les « Beaux-arts », je crois…

— Exact Blandin ! Mais tu peux me prendre tout de même un souper au Dôme, avec des élus modérés par exemple, de Lorraine de préférence, ça fait plus vrai… Alors, comme je t’ai dit : une table discrète, mais tout le monde doit voir que je suis là et avec qui je soupe.

— On essaye de t’organiser cela, mais du jour au lendemain…

— Nous serons mardi : les parlementaires doivent être à Paris, et puis, ceux de l’Est, dit-leur que j’aurai dîné avec les Forges et que je veux leur en parler. Ils seront contents et se sentiront soudain très importants ! S’ils hésitent, raconte-leur que je fais cela à la demande de Poincaré… Ce n’est pas mauvais d’envoyer un signal de ce côté-là non plus et le temps que l’ambiguïté se dissipe, je leur aurais mis le grappin dessus. Je repars quand pour le Brivadois ?

— À minuit moins le quart demain mardi : nous t’avons réservé un compartimentant dans le train de nuit pour St Etienne. Pour dix heures à Yssingeaux, cela devrait tenir…

— C’est vraiment très serré ! Vous ne pouvez pas faire autrement ? Pourquoi dix heures d’ailleurs, Blandin ?

— Tu nous as expressément demandé d’être à dix heures à Yssingeaux, pour ne pas rater, semble-t-il, le discours d’ouverture du maire devant tous les exposants…

— Et si je faisais plutôt le banquet de clôture, le soir ?

— Beaucoup seront repartis et tu ne pourrais dire que quelques mots avant le discours final du sous-préfet…

— Pas question ! Je ne vais donner l’impression de faire juste le compliment avant le représentant de Briand. Je dois parler le matin, et seul…

— Avec le maire tout de même…

— Le maire passe encore, mais dis-lui de faire vite…

— Beurré, tu le vois comment ?

— Le matin, c’est mieux effectivement, mais c’est vrai aussi que c’est serré…

— On garde dix heures à Yssingeaux. Et je fais quoi après le discours ? Je ne vais tout de même pas être obligé de refaire le tour de la foire et de serrer la main à tout le monde ! Je l’ai déjà fait voilà deux ans pour les législatives…

— Il est prévu l’inauguration d’une fontaine publique rénovée et d’une ferme modèle…

— J’espère que vous vous êtes arrangés pour que mes crédits de réserve parlementaire soient bien le premier financement de cette superbe fontaine ! Pour la ferme, il me faut une note complète sur leurs productions, et pas pour les calendes grecques… Je dois avoir des articles géants dans le « Journal de HL », et pas des interlignes, n’est-ce pas Épernay…

— Nous ferons comme d’habitude : une série de dix articles avec photos rédigés mercredi, qui sera diffusée un peu chaque jour ensuite, jusqu’à la semaine prochaine… Le bon peuple pensera ainsi que tu passes ta vie dans ta circonscription !

— Blandin, tu me mettras le dossier « Beaux-arts » dans le train de nuit et je relierai également ce que vous avez préparé pour mon article « Allemagne, nouveau départ » du « Figaro ». J’espère que ce sera publiable : pas de la soupe comme l’article du mois passé sur ma vision de la condition ouvrière moderne. Il a fallu que je réécrive tout moi-même au dernier moment. Tout, moi-même ! Un comble…

Vraiment, l’amateurisme, ça suffit ! Mettez-vous un peu à mon niveau que diable ! Et n’oubliez pas le voyage que je dois faire en Italie avant l’été. Je le redis clairement à tous : il me faut une entrevue non seulement avec Mussolini, mais aussi avec Pie XI, pas moins. Nous en reparlons la semaine prochaine. Vous parlez trop, vous me faites perdre du temps. Je vais être en retard pour Taittinger !

— Blandin, Beurré, vous restez dans la voiture, je vous dirai un mot du déjeuner après. Allez me chercher les journaux.

— Monsieur Velay du Puy ? Monsieur Taittinger est arrivé et vous attend dans le petit salon Tournelle.