La balançoire - Anne-Marie Chartier - E-Book

La balançoire E-Book

Anne-Marie Chartier

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Beschreibung

Quoi de mieux que de partir l'été à plusieurs à l'océan dans une grande maison avec une ribambelle d'enfants pour y vivre des moments exceptionnels. Le séjour sera pourtant gâté par quelques adultes. Avec une histoire de famille et des sujets tabous. Certains adultes préfèrent la tragédie à la vie sans souci de contaminer des enfants. L'amitié ne pourra rien face au personnage central, un homme, qui ne peut parler. Les enfants ne veulent rien savoir des problèmes des adultes avec une force de vie et d'humour qui n'appartient qu'à eux. Cela permet au roman d'être souvent très gai.

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Romans

Autour du Professeur Poliakoff, Brumerge 2016 ;

Piano à quatre mains, Brumerge 2019.

Poèmes

Révoltes intimes, Brumerge, 2020.

Dans les intervalles de la souffrance, on trouve le bonheur...

« Être sans destin » de Imre Kertész

Ce siècle fut si barbare

23 Mars 2000

Cher Arnaud

Je ne sais pas si c’est une bonne idée que j’aille passer l’été avec ta famille à l’océan, avec mes enfants. Apparemment ça te fait très plaisir. Mais Fanny ? Tu t’en portes garant… sauf qu’elle n’aimerait sûrement pas savoir que nous nous écrivons en cachette via la Poste restante. Il faudrait qu’on réfléchisse à la raison qui nous a fait faire ce choix absurde finalement, car nous n’avons rien à cacher. Es-tu sûr de discuter de tout avec elle, en particulier du sens de la liberté entre époux et amis ?

Tu m’as redit au téléphone que tu avais toujours pensé ne jamais pouvoir vivre jusqu’à l’an 2000, et que tu serais mort avant. Tu m’as souvent dit que si on ne faisait pas la révolution rapidement, l’humanité ne pourrait pas survivre après un siècle aussi barbare. Eh bien, nous y voilà. On a survécu.

On survivra encore ! Mais jusqu’à quand ?

Y a-t-il eu une accalmie dans l’horreur, avant cet été qui s’annonce si fleuri, si plein de soleil ? Non.

Nous n’en avons pas parlé au téléphone, mais je te dis par écrit que Grozny a été détruite à 80% par les Russes. L’armée s’était dite déterminée à raser cette ville avant Noël 1999. Un cadeau pour l’an 2000. Mon cousin voulait boire le champagne pour le passage d’un siècle à un autre. Je n’ai pas pu.

Pour beaucoup de gens, c’est passé inaperçu. D’abord Grozny, où estce ? Ça n’a de sens que pour les militants, les historiens, ceux qui lisent les journaux régulièrement. Et puis ça n’est pas bien grave, ce sont des musulmans ! Le gouvernement russe a dit, à travers Poutine, que c’était des terroristes. On peut discuter à perte de vue. Il n’empêche, c’est la Russie, huit ans après la chute de l’URSS, en tant que descendants des bolcheviks, qui a quasiment rasé cette ville. Ça me fait mal. Poutine a rapatrié la Tchétchénie, qui s’était déclarée indépendante en 1991, dans « la Fédération de Russie »… Pourquoi pas à l’avenir d’autres pays ?

Je ne t’en ai pas parlé parce que je sais que tu excuses tout de la part des russes, même si tu qualifies leurs actes de staliniens ou post staliniens, et même si, à cause de ça, tu qualifies le 20e siècle de barbare.

Ton attitude avec l’armée russe, ex-soviétique, est aussi bizarre que celle avec ta femme et ce que tu dis d’elle. Ça n’a pourtant rien à voir. Mais dans les deux cas, tu vis sur le souvenir que tu as du passé, si tant est que ce passé fût ce que tu crois. J’aimerais que tu me parles longuement de Fanny.

Tu m’agaces avec ta « révolution ». C’est exactement comme la croyance en dieu. C’est l’attente du bonheur qui ne vient pas, d’un type de bonheur qui ne viendra jamais. Parle-moi de ce bonheur. Je t’en prie.

Tu as été heureux avec Fanny. Tu as aimé les enfants que vous avez faits, volontairement, j’imagine. Tu croyais que ça pousserait tout seul, comme les meilleures salades du monde.

Tu n’imaginais pas que leur vie serait compliquée, bouleverserait la vôtre, et serait une pure contestation de celle-ci. Parce que la vôtre était censée être parfaite, et rectiligne dans la vérité acquise par vous (autour du PCF !). Excuse-moi, ça m’a échappé….

Je croyais à peu près la même chose. Tu te souviens de la chanson de Brassens ?

« …vous pensiez qu’ils seraient menton rasé, ventres ronds, notaires… mais pour bien vous punir… vous voyez venir des enfants non voulus… chevelus, poètes… »

Ils vous ont flanqué vos certitudes à la figure, alors que tu voulais leur offrir la révolution ! L’un de tes fils vous a même dit au cours d’un repas de famille « Qu’est-ce qui vous a pris, quand vous étiez tout jeunes d’aider le FLN algérien, alors que le PCF était contre ? ». Il avait lu les bouquins qui traînent chez vous.

C’est le sujet dont tu parles le plus, mais mal, parce que tu as fait de la prison à cause de ça. Et tu ne sais pas expliquer. Tu ferais pourtant bien de pouvoir répondre à ton fils pourquoi tu as approuvé en Algérie la redite de la « collectivisation de la terre » sous l’égide du FLN, dont les paysans ne voulaient pas. Ce fils-là défend « la terre aux paysans ». Oui j’ai discuté avec lui. Par contre tes deux fils se foutent de la révolution dont tu parles comme de leur première chemise, et le deuxième est préoccupé de religion.

Aujourd’hui, c’est quoi la vie pour toi ? Après un siècle où il y eut deux guerres mondiales atroces, des goulags, le stalinisme, comme tu dis, des camps nazis, le nazisme, la Shoah, Israël, la Palestine… et tout ce qui n’est pas dit. La vie c’est quoi ? Victor Serge, un opposant à tes chers aimés bolcheviks, a dit, en prison en URSS, « qu’il était minuit dans le siècle »

Je t’ai rencontré dans « l’organisation ». J’avais beaucoup lu Marx, mais pas Trotsky. Je me suis mise à le lire. J’ai été heurtée de suite pour ce qu’il dit dans « la Révolution trahie ». L’un des problèmes majeurs de l’échec de la révolution viendrait, selon lui, d’une productivité du travail trop basse, inférieure à celle du capitalisme… je suis en désaccord total, mais je vais arrêter là sur ce sujet…

J’ai passé ma vie, qui est plus courte que la tienne, à vouloir vivre l’amour avec un homme. Je crois que c’est impossible. Du moins pour moi. Mais est-ce spécifique à moi ? J’ai vécu des moments sublimes, mais des miettes. J’ai cru… j’ai attendu la félicitée totale !

Je t’ai rencontré, mais je n’ai pas voulu, détruire ton couple. Pourquoi tu m’as plu, alors qu’on n’est d’accord sur rien au sujet de cette foutue révolution ? C’est à cause de ce désaccord qu’on m’a mis dehors de cette organisation, et tu n’as rien compris. Et on a continué de se voir. On aurait dû rompre nos relations amicales. Faut-il penser qu’on a raison de ne pas être rationnel ? Je dis oui.

Tu as dit à tes camarades qu’ils avaient eu tort, qu’ils se trompaient. Mais non, ils ont eu tout à fait raison…

Je t’ai rencontré, toi. La seule chose que je voudrais que tu m’offres c’est un échange véritable. On n’a pas encore eu cet échange. J’en ai follement envie. Je n’ai pas voulu mélanger cet échange-là, potentiel, avec des rapports sexuels et la politique… Tu voudrais toi un rapport sexuel que tu imagines bouleversant, et qui submergerait tout. Je m’en méfie. En raison de ce qui s’est passé avec ton fils aîné, ta femme, et toi. C’est trop compliqué. Un rapport sexuel raté peut fermer tout échange. Si j’étais plus jeune, je me serais précipitée sur toi, sans me poser de questions, au risque qu’on se fasse tous très mal. Laisse-moi du temps, laissons passer l’été.

Essaye plutôt de consolider ton couple, d’y voir plus clair. Si ça n’est vraiment pas possible, on verra. Mais j’ai le sentiment que tu n’as pas essayé.

Je n’ai pas envie de tenter à nouveau de vivre le quotidien avec un homme. Pourtant j’imagine que cela pourrait être très doux, plein de poésie, et que c’est là que se trouve l’amour, dans des gestes très simples, si tout est clair pour chacun. En fait je n’ai jamais vécu cela ! Cela a toujours été conflictuel.

J’ai encore trop de problèmes et toi tu en as des tonnes à cause de ton fils aîné. Excuse-moi d’évoquer cela, mais Fanny m’en a parlé…

Je t’écris trop longuement.

Je viens samedi à midi comme prévu chez vous. J’ai dit à Fanny que j’apportais une tarte.

Je t’embrasse.

Maud

PS :

L’OTAN a bombardé la Serbie sans mandat de l’ONU pour en finir avec la guerre contre le Kosovo menée par Milosevic, le 24 mars 1999. C’est demain l’anniversaire. La Serbie n’a pas reconnu pour autant l’indépendance du Kosovo. Pourquoi l’OTAN a laissé la Russie martyriser Grozny ?

Le Président Poutine est-il mieux que Milosevic ? Je crois que pour l’OTAN, c’est oui. J’ai dans l’idée que cette vision des choses est terrible.

Sommaire

UNE EXPOSITION POUR L’AN 2000 : NICOLAS DE STAEL LES MOUETTES

FANNY ET LES ENFANTS

LES BOUCLES D’OREILLE

ARNAUD ET LES FEMMES

VERS SAINT FABIEN

ATTENTES ET OPACITÉ

ANAIS

LE TEMPS DES RATS

TÉLÉGRAMME

PROMENADE DANS LES DUNES

HISTOIRES D’ENFANTS

L’ARRIVÉE DE MAVIÈVE

PETIT DÉJEUNER

LE BOIS

WOLF

LES MANÈGES

LA FARCE DE JOSIE

AU BISTROT DEVANT LA MER

UN HOMME IMAGINAIRE

CONVERSATIONS MATINALES

LA CRISE

SOIRÉE SUR LA PLAGE

BIZARRERIE

L’ÎLE D’YEU

SOIR DE FÊTE.

LIBERTE

AUX CONFINS DE LA PRESQU’ILE

SOIRÉE EN VILLE

CONVERSATIONS DU SOIR

LA CHAMBRE INTERDITE

LE PASSAGE DU GOIS le 12 août

CAUCHEMARS D’ARNAUD

LA LETTRE

LA BALANÇOIRE

DESCENTE DE LA CROIX

UNE SOIRÉE DE GRANDE MARÉE

UNE HISTOIRE QUI S’ACHÈVE

RENAISSANCE BRÈVE DE L’ÉTÉ

LA CLEF DE SABLE

MAMBO

SUGGESTION DE… PASOLINI ?

QUAND LE CHIEN REVIENT

UNE EXPOSITION POUR L’AN 2000 : NICOLAS DE STAEL LES MOUETTES

Fanny repoussa toutes les interprétations que son mari faisait des œuvres du peintre Nicolas de Staël. Elle avait bien voulu l’accompagner pour voir cette exposition ; mais elle s’était sentie tellement mal à l’aise, non seulement face à ces peintures, mais surtout face à la fascination que celles-ci exerçaient sur Arnaud, qu’elle quitta l’exposition.

Elle s’était sentie exclue de ce qu’elle qualifiait les « élucubrations » d’Arnaud. Mais il y avait autre chose.

Elle ne parvenait pas à s’échapper de l’image de cet arbre à moitié penché, en haut d’une route. C’est n’importe quoi, se disait-elle en tentant de la chasser de ses pensées, un enfant ferait ça avec un coup de pinceau. Mais elle sentait que c’était faux, puisque cette image ne la quittait pas. Elle avait bien voulu s’attarder quand même sur les mouettes, mais pourquoi cet oiseau là-haut, aux ailes rabattues, sous ce ciel noir ?

Elle ne se serait pas posé ces questions si, contrairement à elle, son mari n’avait pas aimé le peintre. Elle en voulait à Arnaud de ne pas pouvoir parler en tête à tête de problèmes graves les concernant.

À l’arrivée de Maud chez eux, à Vaise, Fanny crut se montrer détendue, désinvolte. Elle babilla à table sur les premières asperges, sur les fraises d’Espagne, sur le dernier film vu à la télé, rigolo et distrayant. Puis, elle se hasarda sur l’expo, sans intérêt, selon elle, barbante, incompréhensible. Se faisant, elle savait qu’elle provoquait Arnaud.

– Si seulement tu avais bien voulu te demander pourquoi j’aimais ça ! jeta-t-il excédé. En rejetant cette expo, tu mets un obstacle de plus entre nous !

– « De plus » ? releva-t-elle. Parce que moi, il faudrait que j’essaye de te comprendre ? Tandis que…

– Ça me semble nécessaire, interrompit-il

– Mais moi, moi, tu essayes de me comprendre ? Depuis des années.

– Ça y est, ça recommence, je connais par cœur.

Fanny s’enfuit pleurer dans leur chambre.

Maud, témoin de ces phrases assassines, était bouleversée. Elle venait d’arriver.

– Peut-être qu’elle a un peu raison ! émit Maud qui ne s’attendait pas du tout à cela.

– Ah, Maud, tu ne vas pas en rajouter ! s’exclama Arnaud.

– Excuse-moi, bafouilla-t-elle, mais va la chercher, je t’en prie. Ce qu’elle dit est un appel à une explication longue et bienveillante…

Arnaud se calma et se tut. Maud ne savait plus quoi faire.

L’enfermement d’Arnaud dans le silence lui paraissait comme une porte fermée à clef.

En aidant Fanny à éplucher les pommes de terre, lors de son arrivée, et à un moment où Arnaud était descendu à la cave, Maud avait glissé :

– Fanny, tu as parlé à Arnaud de… votre fils ? Ce que tu m’as dit il y a six mois ?

– Oui, je lui ai dit qu’il fallait qu’on voie un psy ensemble… mais il ne veut pas en entendre parler ; il ne décolère pas… il ne me touche plus. Et ne veut pas discuter.

Puis :

– Je ne sais plus quoi faire…

Et elle avait envie de pleurer. Arnaud était revenu de la cave.

Fanny revint à table. Arnaud ne disait rien, pas plus que Maud. Ils plongeaient le nez dans l’assiette. Fanny recommença à discourir, à parler très vite, pour meubler un terrible vide, et attraper n’importe quelle idée, comme si le temps lui manquait.

Maud la sentit très mal. Il y avait quelque chose comme une pesanteur énorme, entre eux.

– Fanny, dit-elle, Arnaud va discuter avec toi, de tout, j’en suis sûre.

Et Fanny se remit à pleurer…

Arnaud ne releva pas.

Maud regrettait d’être venue. Elle était arrivée là comme une mauvaise boule dans un jeu de quilles. Pourtant, au téléphone, Arnaud avait fait connaître son plaisir qu’elle vienne, après la réception de sa lettre.

Arnaud proposa d’emmener Maud à l’expo de Staël après le repas, si Maud voulait bien, pour qu’elle voie ces œuvres que Fanny n’avait pas aimées. Cette dernière leur souhaita bon vent avec un certain soulagement.

En voiture, Maud se risqua à demander ce que se passait avec Fanny. Arnaud marmonna des choses incompréhensibles. Puis il dit enfin :

– Elle n’écoute pas ce que je dis, elle refuse de discuter…

– Mais n’est-ce pas toi qui ne veux pas parler de ce dont elle veut discuter, elle ?

– Non, elle me casse les pieds. De plus elle se comporte avec ses fils de façon inadmissible !

– C'est-à-dire ?

– Je ne peux pas t’expliquer. Arrêtons là cette conversation.

Arnaud précisa que les œuvres exposées de Nicolas de Staël étaient celles de la « dernière période », 1950 à 1955.

– Tu connais son histoire ? demanda-t-il.

– Oui, il s’est suicidé en 1955, mais je ne sais pas pourquoi. Je le connais très mal, et toi ?

– J’ai acheté l’album de l’exposition. Ce peintre me fascine. Mourir à 41 ans, et n’avoir pensé qu’à la peinture !

Arnaud gara sa voiture sur les quais de la Saône de Lyon.

Rue Auguste Comte, il y avait une grande galerie qui exposait ces œuvres sous l’égide du Conseil Général.

Ils entrèrent dans la galerie, et de suite Maud tomba sous le charme, ne serait-ce qu’à cause de la musique de Ravel qu’on entendait discrètement.

Pendant une petite heure, Maud se glissa dans l’émotion d’Arnaud, face à ces peintures, le temps d’entendre « Introduction et Allegro », puis une partie du « Quatuor », qui allaient particulièrement bien avec ce que ressentait Arnaud. Elle mesura soudain l’abîme qui s’était creusé entre lui et sa femme. Ce dernier voulait lui faire partager son émoi, il semblait en avoir terriblement besoin. Mais Fanny avait autre chose en tête, elle ne pouvait pas entrer dans le délire d’Arnaud. Pas en ce moment.

Maud demanda s’il y avait cette musique quand il était venu avec Fanny.

– Non, c’était Vivaldi, j’avais demandé ce que c’était, mais je ne sais plus quoi… C’était d’une gaieté un peu mélancolique. Si, je sais, c’était entre autres « la Notte ».

Comme s’il avait planifié la visite, il guida de suite Maud vers « Ciel à Honfleur » de 1952, et lui dit :

– Ça ne t’ennuie pas que je commente et que je te guide ?

– Non, comme ça je saisirai ce que tu éprouves…

Il prit son souffle.

– Tu vois, si tu compares ce ciel à celui des « Mouettes » qu’on verra à la fin, tu vois qu’ici ce ciel laisse encore une échappée possible, une lumière, un espace diversifié…

Maud, ne sachant où il voulait en venir, l’écoutait. Il fit quelques pas vers « La route » de 1954. Il était subjugué par ce tableau, devant lequel peut-être Maud serait passée sans bien le voir.

– Tu vois ce paysage désolé en noir et blanc, où deux arbres noirs menacent de tomber sous le vent, tout en haut de la route… Ils ont un air un peu ridicule, étriqué, comme des clowns qui n’auraient plus rien à dire et se laisseraient déraciner…

– Des clowns ?

Elle pensa à la remarque de Fanny sur l’arbre…

Il répondit à côté :

– Des clowns tristes, sans intérêt qui se laisseraient abattre, si tu veux… de même tu vois « La route d’Uzès » tout aussi vide et solitaire et qui se rétrécit au fond comme avec un nœud dans les entrailles.

Arnaud ne bougeait plus, absorbé, muet de longues minutes. Et du coup Maud voyait le désespoir dans les deux arbres.

Elle sentit alors qu’Arnaud était désespéré. Elle en éprouva un grand trouble, car c’était un côté de lui-même qu’il cachait. Elle pénétra peu à peu dans ses sensations à lui.

Il l’invita à regarder « Fort carré d’Antibes » de 1955.

– Cette masse blanche comme illuminée au-dessus d’un mur noir, cette construction dont on ne sait pas si elle est accrochée à quelque chose, dans cette mer bleue, pleine d’écume blanche… Peut-être elle est juste posée sur la mer, et s’en va quelque part… n’importe où.

Il resta, peu après, un instant sans rien dire devant « Nappe, pots et bouteilles » de 1955.

– Sait-on s’ils sont suspendus dans le vide, avec cette nappe qui tombe on ne sait où ?

Puis « Envolée », peinture sur bois, montrait des oiseaux volant dans tous les sens dans la lumière. « Ces oiseaux sont perdus, ils ne savent où aller… quelqu’un les a délogés. »

Maud, entendant ces commentaires, se sentait prise sous le charme d’une quête de bonheur inaccessible. Elle ne voyait pas forcément la même chose qu’Arnaud.

Elle lui dit :

– Tu as fait ces commentaires à Fanny ?

– Non je n’ai pas pu. C’est elle qui commente tout à sa façon, contre ce que je sens…

– Elle t’a entendu, puisqu’apparemment elle n’a pas supporté…

– J’ai essayé…

Maud s’était arrêtée devant « les Martigues » de 1954 ; il y avait à côté « Les barques » de la même année.

– C’est vrai, dit-elle, que cette mer très noire, un peu glauque, pourrait sembler tirer ces bateaux vers le fond, mais dans « Les barques », il y a quelque chose de gai, surtout dans cette plage au loin très blanche où il ferait bon s’étendre, et même, la couleur des barques, dans les deux tableaux, elle est gaie, regarde, celle qui est d’un vert tendre… ou même la rouge étincelante au soleil… ?

– Moi, je vois qu’elles vont couler, et de toute façon, on ne peut rejoindre cette plage, c’est un mirage…

– Tu projettes quelque chose de toi, ce n’est pas possible ! Regarde « Méditerranée » de la même époque, c’est la vie qui exulte !

– Peut-être avait-il des sursauts de vie.

Mais pour finir, il l’entraînait vers « Les mouettes ».

– Sa dernière peinture quasiment… avant de se jeter par la fenêtre…

Sa voix était devenue rauque. Maud le regarda avec intensité.

– Nicolas de Staël disait « qu’il avait des difficultés avec les mouettes au ras de l’eau », dit-il. Je ne sais de quoi il parlait. De ses difficultés à les peindre ? Ou de ses difficultés à les voir au ras de l’eau ? Ou parce qu’il les imaginait capables de voler très haut, au-delà du ciel ?

– Prosaïquement, elles volent au ras de l’eau pour y pêcher les poissons, fit observer Maud.

– Ou pour se noyer. Son dilemme était peut-être se noyer dans la mer ou disparaître dans le ciel, mais là, regarde, elles ne peuvent pas disparaître dans le ciel… Elles volent dans un ciel indistinct au-dessus d’une mer désolée, tandis que la mouette blanche, celle qui parvient au sommet du ciel, ne peut pas aller plus haut à cause de ce mur bleu foncé presque noir qui achève le ciel ; elle est même obligée de baisser les ailes de peur de se briser. Au-dessus du ciel, il y a comme un plafond de béton. La fuite vers un horizon qu’on ne voit pas est impossible… impossible.

Il restait là sans bouger. Maud finit par le prendre par la manche doucement :

– On dirait que pour toi, plus rien n’est possible. Qu’est-ce qui se passe ?

Il se retourna vers elle, et elle vit qu’il avait les yeux embués d’eau.

Ils marchèrent ensuite dans les rues et se retrouvèrent bientôt devant la gare de Perrache sur la place où jouaient des enfants joyeux.

– On peut s’asseoir, discuter un peu ?

Et il cherchait un banc.

– Explique-moi, que se passe-t-il pour que Nicolas de Staël soit un exutoire pour toi… et te permette de décrire un désespoir que je ne connaissais pas !

– Eh bien, dit-il péniblement, mais avec envie, je me sens comme un pauvre type qui n’a rien fait de sa vie et qui…

– Tu plaisantes ? interrompit-elle.

Il ne dit plus rien.

– Mais enfin, insista-t-elle, tu as adoré ton métier, tu es en bonne santé, tu as plein d’amis, tu dessines, tu réfléchis sur plein de choses, tu vas marcher, tu aimes la nature, la lecture… Tu t’entends généralement avec ta femme…

– Non plus maintenant, on ne se comprend pas.

– Est-ce indiscret de demander pourquoi ?

– Non, je ne peux le dire. Elle s’est comportée comme une irresponsable.

– Il faut discuter pourquoi serait-elle responsable de tout ?

– Ce n’est pas possible de discuter avec elle.

– Tu charries, on peut discuter avec Fanny.

– Apparemment, mais jamais sur le fond.

– Allez voir un psy ensemble.

Et là il bondit :

– Toi aussi ? C’est ce qu’elle me dit. Eh bien qu’elle y aille elle !

– Eh bien ça n’est pas idiot, mais il faut simplement trouver le bon psy.

– Je ne fréquente pas les psys, dit-il le visage fermé.

– Ah pourquoi ? Tu partages ce cliché avec une majorité d’hommes. Mais de quoi avez-vous tous peur ?

– Je ne peux te dire. Je ne vais pas me déballonner devant un psy…

– Alors, réunis quelques vrais amis et soumets-leur le problème. Parfois, les amis sont de très bon conseil.

– Impossible

– Donc pas d’issue… ? Tu parles comme quelqu’un qui pense a priori qu’il n’y a pas d’issue.

Silence…

Maud prit son courage à deux mains.

– Arnaud. Tu sais bien que je sais de quoi il s’agit. Fanny me l’a dit. Je te l’ai écrit.

Il détourna la conversation :

– Toi, tu pourrais m’aider

– C’est ce que je te propose. Mais je ne suis en aucune façon une issue à ton problème.

– J’ai envie… de toi, comme jamais.

– Moi aussi, depuis longtemps, mais céder à cette envie maintenant, ce serait très mauvais. Ne détourne pas la conversation. Il faut parler de ce que Fanny m’a dit.

– Je ne peux pas. S’il te plaît, laisse cela.

– Mais je ne peux céder à notre envie, sachant ce que je sais.

– Fanny nous pourrit la vie…

Il se leva du banc et tourna en rond, autour de l’arbre proche.

Maud ramassa une petite fleur jaune au pied de l’arbre, la tourna entre ses doigts et la lui donna.

– Ce n’est pas Fanny qui nous pourrit la vie, c’est ce qui s’est passé entre elle et son fils aîné. Tu n’as pas à t’en accabler et à le lui reprocher. Il faut que vous compreniez ensemble…

– Je ne peux l’accepter, elle est entièrement responsable.

– Non, ça, ça n’est pas possible. Tu es autant responsable qu’elle.

Puis il demanda :

– Comment rentres-tu chez toi ?

– Au train de 20 heures.

– Il est 17 heures, allons boire un thé s’il te plaît.

Ils trouvèrent un bistrot isolé, presque vide.

Se faisant face, il changea de sujet :

– Ta lettre, juste sur un point, l’OTAN ne pouvait intervenir à Grozny, à mon avis parce que la Russie a l’arme nucléaire…

– Tu penses que la Russie aurait riposté en se servant de…

– Il y avait un risque sérieux.

– Donc, tu vois Poutine comme un homme prêt à tout ?

– Des pipe-lines venus d’Azerbaïdjan traversent la Tchétchénie. Celle-ci doit retourner dans le giron de la Russie, c’est évident, normal !

Maud regarda Arnaud avec une certaine stupeur.

– Et alors tu justifies ce qu’a fait Poutine ?

– Il n’avait pas le choix ! C’est ta lettre qui m’a fait chercher sur ce problème, mais laissons cela, dit-il.

Il y eut un long silence.

– Je pense, dit Maud, que personne n’est jamais une issue pour quelqu’un d’autre. On peut juste être une aide, si elle est acceptée.

– Tu parles comme un livre, j’ai déjà entendu, et puis après ? Et il sourit ironiquement.

Maud fit un effort :

-Je pense très sérieusement que ce qui s’est passé entre ton fils et Fanny relève du psy, et que cela t’intéresse au premier chef.

Il répondit en colère n’importe quoi :

– Je ne peux plus faire l’amour avec elle ! Ni avec d’autres femmes… Mais peut-être avec toi ! Ça concerne le psy ?

– Oui ! Cela relève du psy ! répondit-elle agacée, et je ne veux pas faire diversion dans ce nœud de problèmes…

– Je n’ai pas du tout envie de parler de cela avec un psy…

– Ton fils t’aurait peut-être châtré sans le savoir. C’est sans importance ?

Arnaud se fâcha :

– Ce n’est pas mon fils, c’est ma femme qui a accepté, et cela entrave mes relations avec les femmes !

– Je ne peux accepter ce que tu dis. Mais tu as l’habitude d’avoir des relations avec des femmes ? Et tu veux m’ajouter à ta panoplie ? C’est bien dans les mœurs des trotskystes ! Excuse-moi, mais tu ne serais pas le premier à souffrir de ce côté-là !

– Qu’est-ce que les trotskystes viennent faire là ?

– Ce sont des individus, comme les communistes du PC qui couchent avec toutes les femmes qu’ils rencontrent !

Et elle se sentait devenir agressive :

– Pose-toi plutôt la question, continua-t-elle, de savoir pourquoi ton fils s’est retrouvé dans le lit de ta femme !

– Ah tu veux tout savoir ! ? Fanny acceptait que notre fils aîné la rejoigne dans notre lit, dès que je partais au travail, et ceci depuis son plus jeune âge ! Fanny traînait au lit comme toutes les femmes au foyer !

– Hou la la ! Voilà tous les problèmes sur la table ! Et tu acceptais ! Et vous n’en avez jamais discuté ? Et tout d’un coup ton sexe d’homme conquérant est mis en question !

Il la gifla. Cela fit un bruit sec.

Il se confondit en excuses immédiatement. Il ne savait plus où se mettre, il pleura, la tête dans les mains.

Maud ne dit rien pendant un moment. Puis elle dit doucement en lui prenant les mains.

– Ça fait un beau marxiste ça ! C’est complet. Ta femme qui ne travaille pas et… que tu méprises apparemment pour cela… Son manque affectif ! Le manque affectif du fils ? Et l’autre fils ? L’absence de mise au point entre vous !? Et tu vas chercher d’autres femmes ! Belle émancipation ! Et vos filles ? Quels modèles de parents ?!.... Tu sais, on est tous pareils. Moi j’ai accepté des choses inacceptables, j’ai commis des actes impardonnables… Crois-moi, tout seul, on ne peut pas y arriver. Si Fanny veut voir un psy, tu dois l’accompagner, même si elle doit y aller d’abord la première...

Les larmes, le silence. Elle lui embrassa les mains.

Il ne disait plus rien.

– Je vais rentrer. Mais écoute-moi, si tu veux que je t’aide, emmène Fanny se promener à la campagne, et gentiment, calmement, fais-la parler de ses enfants, de ce qu’elle attendait de toi… Laisse-la parler dans le désordre, interroge-la, sans porter de jugement. Arnaud, crois-moi, le nombre des femmes de militants restées seules chez elle quand le mari allait à des réunions, à avoir des problèmes est considérable ! Tu rentrais tard du travail, ou tu partais tôt le matin au travail, en leur laissant toute la responsabilité des enfants… ça court les rues.

– Mais on parlait de ça ! C’est elle qui a abandonné le professorat de gym ! J’avais l’argent pour faire garder les enfants.

– Ça n’est pas la question ! Pourquoi ton fils a désiré sa mère, ta femme, en tant qu’adulte, il y a un peu plus d’un an ? Ça c’est la question. Et pourquoi elle y a cédé ?

Arnaud s’essuyait le visage, il reprenait sa respiration. Il dit, la voix changée :

– Je ne peux pas parler de ça.

Maud se leva

– Bon, je m’en vais rejoindre mes enfants !

Il tenta d’effleurer ses lèvres. Elle prit la fuite.

FANNY ET LES ENFANTS

Fanny, jeune et belle, inexpérimentée, avait adoré son mari qui lui avait rendu son amour.

Ils avaient fait quatre enfants, un peu en le sachant, un peu en ne le sachant pas. Elle avait renoncé comme des milliers de femmes à son métier, elle, de professeur de gymnastique, pour élever ses enfants, croyant bien faire, et cédant à la facilité.

Pourtant, être prof de gym c’était son rêve d’enfance. Elle était douée, elle aimait ça. Elle avait joué au volet, au basket, elle avait travaillé les barres, elle était bonne en natation, elle adorait les jeunes et l’enseignement.

Elle s’était dit qu’elle reprendrait son métier plus tard. Elle ne l’avait pas fait.

Arnaud avait un peu insisté pour qu’elle garde son travail, puis il y avait renoncé. Fanny ne conduisait pas, elle avait la flemme de passer son permis, elle n’y tenait pas.

Au fil du temps elle s’était révélée, femme d’intérieur, femme soumise, femme entretenue avec plaisir. Elle était bien chez elle, elle ne s’ennuyait pas.

Elle considérait qu’elle avait fait son devoir d’épouse et de femme « faire des enfants »

Un jour agacé, Arnaud, qui avait adhéré au parti communiste dans sa jeunesse, lui demanda d’où elle tenait cette idée qu’elle avait fait son devoir en faisant des enfants.

Elle riposta vivement en lui disant qu’il ne lisait pas la presse de son parti, mais elle si. Pour le PCF la femme militante, comme la femme d’un militant, se devait de faire des enfants.

Arnaud n’avait pas su quoi répondre face à une femme qui n’était pas féministe du tout.

Il avait cherché à en parler dans le Parti. Ses camarades lui avaient dit que le Parti était un parti d’hommes, et que ce dernier attendait que les femmes s’engagent pour la paix si elles voulaient militer. Son meilleur copain lui avait suggéré de proposer à sa femme d’entrer à « l’Union des femmes françaises » et d’y défendre la Famille. C’était le début des années 70.

– Pour faire quoi ? Défendre la Famille ?

Arnaud qui était naturellement bon enfant, plutôt féministe ne comprenait pas bien

Le copain précisa :

– Des féministes nous bassinent en ce moment pour le droit à l’avortement !

– Tu vois moi je n’apprécie guère les propos de Jeannette Vermersch sur la comparaison entre le droit à l’avortement et les vices de la bourgeoisie… Je trouve ça excessif, voire stupide. Le PC est à la traîne comme toujours.