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Tourmenté par la disparition de ses parents, exilés espagnols ayant fui les affres de la guerre civile, Serge s'interroge sur les mystères de leur passé. Ses déambulations dans les rues de Lyon le conduisent à une rencontre déterminante avec Calou, une figure singulière qui bouleversera son existence. Ensemble, ils vivront une expérience mystique d'une rare intensité, capable de panser ses blessures les plus profondes et de lui offrir la possibilité d'entrevoir un avenir apaisé et lumineux.
À PROPOS DE L'AUTEUR
Fils de réfugiés politiques espagnols ayant fui en 1939 après la défaite des républicains,
Serge Ichaso porte en lui l'héritage d'une double identité qui a éveillé très tôt sa passion pour la littérature. Après des études brillantes de lettres à l'université Lyon 2, il devient professeur agrégé et consacre sa carrière à l'enseignement dans des établissements prestigieux, notamment en classes préparatoires à Lyon et Perpignan, transmettant avec ferveur son amour des mots et de la pensée.
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Seitenzahl: 250
Veröffentlichungsjahr: 2025
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Serge Ichaso
Là-bas
Roman
© Lys Bleu Éditions – Serge Ichaso
ISBN : 979-10-422-6207-5
Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.
Un grand merci à mes parents et à Calou
qui m’ont appris à rêver.
Soudain, je me sens bien. Une douceur extrême m’envahit. La paix enfin. Pourtant, je ne sais pas où je suis, je ne comprends pas ce qui m’arrive. Je suis une plénitude confuse.
J’avance lentement dans une totale immobilité dans ce halo lumineux d’une éblouissante clarté diffuse.
Je connais cet endroit, j’y suis déjà venu, j’y ai longtemps vécu. Je ne me souviens plus où mène le chemin. Je ne me pose pas de question, je suis, c’est tout.
Peu à peu, des ombres apparaissent, au début leur contour est flou, je ne suis pas curieux, je me rends compte que je les attendais, que je les espérais. Il y a tellement longtemps que je les cherche.
Ils viennent vers moi, ou je marche vers eux. Ils ont toujours été à mes côtés, ça me semble évident. Ils me sourient avec tendresse, Dieu qu’ils sont beaux !
Ce n’est plus ma mère ni mon père ni ma sœur. Ils ne s’appellent plus Isabel, ni José, ni Madeleine et pourtant, je les reconnais, je les ressens au fond de mon être et mon incessante quête m’apparaît si puérile. On ne se parle pas, on ne s’embrasse pas, on se fond tous les quatre pour ne former qu’un et on se sépare pour se reformer. Une danse, une extase. Comme des atomes de lumière qui se percutent en riant, comme des couleurs sur une toile, comme des instruments de musique qui composent une mélodie, guitare, violon, clarinette et saxophone. Un air de jazz peut-être ou bien de flamenco. Plus sûrement une sardane et une jota.
Alors je réalise qu’il me faudra les chercher encore, que ce n’est pas fini, que tu n’es pas là.
Il manque le piano et la lueur orange.
Il me faut continuer, il me faut vivre, mais pas tout de suite. D’abord, il me faut revivre, pas me souvenir, revivre ce que j’ai déjà vécu et revivre jusqu’à la nouvelle danse. Voulez-vous danser, madame ?
Elle resta longuement à le regarder. La cendre de la cigarette menaçait de tomber à tout instant mais il n’osait pas le lui faire remarquer. Quelle importance au fond ? l’instant était trop important. Il sourit intérieurement en pensant que quelques semaines auparavant il n’aurait pas su ne pas interrompre sa réflexion, qu’il lui aurait dit « fais attention, ta cendre va tomber » et il aurait dissipé en un instant, par la fumée de ses paroles, le dialogue qui devait suivre.
« Tu as vu mes parents ?
— Je ne sais pas, je suis resté à la frontière, je n’ai pas pu aller plus loin. Il y avait beaucoup d’ombres qui me faisaient de grands signes. Je ne parvenais pas à les distinguer vraiment, tous n’avaient pas une forme humaine, d’ailleurs. »
La cendre finit par tomber sans qu’elle s’en aperçoive. Elle écrasa machinalement le mégot et alluma une autre cigarette.
« Je ne comprends pas tout. Qu’est-ce que tu veux dire par revivre ce que j’ai déjà vécu ?
— On m’a offert ce cadeau, revivre le passé. Pas par le biais de la mémoire, la mémoire déforme, elle arrange, elle invente. C’est un peu comme une illusion optique, le cerveau rétablit une réalité quand il ne comprend pas ce que les yeux perçoivent. J’ai revécu ma vie, pas seulement la mienne d’ailleurs, j’ai revécu la vie de mes parents et de Madeleine. Pas de façon accélérée, j’ai vécu les émotions, les craintes, les espoirs, l’ennui.
Elle leva la tête, un peu surprise.
— Tu es resté trois jours dans le coma.
— Je ne peux pas l’expliquer, j’essaie d’expliquer des choses qui me dépassent. J’ai juste vécu une expérience. L’écoulement du temps reste un mystère.
— Ce que tu racontes, ce sont aussi des souvenirs.
— C’est vrai. Des souvenirs un peu plus récents, mais des souvenirs quand même. Il est probable que ma mémoire a déjà altéré la réalité, mais je ne sais plus très bien ce que signifie la réalité. De toute façon, les mots aussi trahissent. Baudelaire sans doute l’exprime mieux que moi :
“J’ai plus de souvenirs que si j’avais mille ans
Un gros meuble à tiroirs encombré de bilans
De vers, de billets doux, de procès, de romances
Avec de lourds cheveux roulés dans des quittances,
Cache moins de secrets que mon triste cerveau
C’est une pyramide, un immense caveau,
Qui contient plus de morts que la fosse commune.”
Pendant cette danse, on m’a offert un immense cadeau. J’ai connu l’infinité du temps et de l’espace. Un trou noir, une porte. Je suis, tu es, nous sommes tous porteurs de la mémoire de l’univers. Le raconter, c’est le déformer, mais ne pas le crier, c’est se rétrécir. »
Les volutes de fumée de leur cigarette se mêlaient, dessinaient dans la lumière des arabesques insolites qui s’élevaient avec grâce, défiant la gravité, des vortex se créaient dans un reflet bleuté, et ils restèrent un long moment à regarder le spectacle.
— Parle-moi de ces mémoires, dis-moi ce dont tu te souviens avant que la vie quotidienne reprenne le dessus et que tu oublies encore et encore, que tu inventes, que tu combles avec la logique la béance de ces trous creusés par le temps.
— J’ai la tête pleine de détails, les raconter serait trop long et le choix du tri est déjà une trahison, une subjectivité, mais je vais essayer. C’est difficile de commencer par le commencement. Je ne sais pas où est le début et il n’y a pas de fin.
Je suis Isabel Del Busto Atarfe, je suis ma mère, je suis une enfant qui joue avec ma sœur Louise sur le parvis de la cathédrale gothique de ma ville, de mon pays, de Barcelone. J’ai sept ans et je cours à travers les rues avec ce sentiment que je ne devrais pas rire et chanter et courir en oubliant, en oubliant ma mère, Magdalena, qui tousse et qui crache du sang dans la rue San Père, là, juste à côté. Et pourtant, je l’oublie. Les passants m’interpellent, ils crient avec tendresse que je suis une peste, que jamais on n’a vu une enfant si turbulente. Quand je rentre, j’entends la toux de Magda et le sourire de ma mère. Je sens l’odeur des churros qu’a préparés ma tante. J’attends mon père, Eusebio, qui, comme tous les soirs, revient épuisé. Il fait double journée. Il travaille la journée et le soir il assiste aux réunions de la CNT. Je l’aime et je le crains.
Magda ne mange pas les churros, elle me regarde avec tendresse et je la taquine en lui subtilisant de son assiette un beignet, ça la fait sourire mais je reçois une claque retentissante.
« Ne touche pas, tu veux être malade toi aussi ? »
Mon père est effrayant parfois et sa sœur Eugenia le fait sortir de la pièce en criant que ce n’est pas ainsi qu’on parle à une enfant, qu’il n’a qu’à se battre avec ses camarades et parler d’un autre monde, imaginer un autre avenir. Face à sa sœur, il ne dit rien, cet énergumène que tout le monde redoute. Je pleure. Pas pour la claque, je pleure parce que je comprends. Je sais alors quel est le futur.
Dans un an, elle mourra dans ce sanatorium. Nous irons vivre à la Barceloneta chez ses parents adoptifs. Je jouerai parmi les odeurs de poisson et les draps aux fenêtres. Eusebio défendra la république anarchiste. L’oxymore ne choquera personne. Et puis l’horreur arrivera quand j’aurai dix ans.
Il y a les cris, il y a les bombes, il y a les miliciens armés, il y a les combattants qui reviennent du front blessés et fiers, ce sont des héros. Surtout, il y a mon père et sa nouvelle conquête. Carmeta. L’horreur est là quand j’ai dix ans.
Et pourtant, tout le monde chante, les gens s’invitent, demain sera mieux qu’aujourd’hui, l’argent va disparaître, chacun travaillera pour soi et pour les autres. Déjà, on s’installe aux terrasses des cafés et on demande une horchata et les garçons stylés déposent avec délicatesse le verre devant moi, comme si j’étais une personne importante. Je les embrasse, je bois et je pars. On ne paye pas. J’aime tout le monde mais pas Carmeta.
Nous allons perdre la guerre, ils sont trop forts et nous sommes trop désunis. C’est ce que dit mon père, c’est ce qu’ils disent tous en s’accusant mutuellement de favoriser les fascistes, les séditieux. Nous allons perdre cette guerre et on doit mettre les enfants à l’abri. Ils croient que je ne les entends pas, que je suis en train de dormir.
« Eugenia ne peut pas s’occuper de Louise et d’Isabel. Elle accepte de prendre la plus jeune. Toi, tu pourrais aller chez ta mère à La Junquera avec Isabel, vous serez ainsi très près de la frontière et si les choses tournent mal, et elles tourneront mal, vous vous réfugierez de l’autre côté »
Je pleure en silence dans le noir, je pense à ma maman, je vais à nouveau partir. Partir avec cette sorcière qui m’a pris mon père. Je suis sûre qu’elle est responsable de la mort de ma mère. Ils vont m’éloigner de la Barceloneta, de Barcelone, de mes amis, de mon fiancé, le serveur du bar, de petite sœur Louise. Alors je crie, je hurle, je tempête, mais Eusebio est intraitable.
« Qui commande ici ? C’est toi ? Une gamine de douze ans qui passe sa vie dans les bouquins et qui fait les yeux doux à n’importe quel pantalon qui passe ? »
Elle le regarda avec une tendresse narquoise.
« Le commencement, c’est ta maman ?
— Je ne sais pas, peut-être, dans un sens c’est vrai, mon commencement c’est ma mère.
— Elle est née en vingt-six ?
— Elle est née le trente et un décembre, dans la nuit, c’est pour ça qu’elle affirmait qu’elle était née en vingt-sept, ça lui faisait un an de moins. Elle s’est donc suicidée à cinquante ou cinquante et un ans. Il y a la vérité et la version officielle.
— Il n’y avait plus d’argent pendant la guerre ?
— Mon grand-père me racontait qu’ils brûlaient les billets de banque. Tous les hommes devaient vivre dignement en travaillant et pas se servir de l’argent pour exploiter les autres. Ça aurait dû marcher, le monde aurait été différent. Les femmes pouvaient voter, travailler, mener une vie indépendante si elles le désiraient, 36 c’était l’an 01, et l’an -3 avant l’apocalypse, la révélation de l’échec.
Elle acquiesça d’un hochement de tête.
— Et après que s’est-il passé pour Isabel ?
— Elle a vécu quelques mois à la Jonquère. Elle s’est adaptée, Carmeta a essayé de la noyer, mon grand-père ne l’a pas crue quand elle lui a raconté. Et puis ils ont traversé la frontière en février comme cinq cent mille Espagnols cette année-là, bombardés par l’aviation, à pied, miséreux et vaincus, fiers de leur passé, angoissés par leur futur. On les a parqués sur les plages d’Argelès ou de St Cyprien, exposés au froid, à la faim, aux bagarres qui éclataient, à la brutalité, à la bestialité des gardiens. Isabel n’y a pourtant pas été si malheureuse. C’est terrible de le dire. Elle parlait parfaitement trois langues, le catalan, le français et l’espagnol. Elle traduisait, elle écrivait pour les autres, elle négociait avec les autorités françaises. Bref, elle avait un statut privilégié au fin fond de l’horreur.
— Le catalan et l’espagnol, je comprends mais c’est vrai qu’elle parlait français sans aucun accent, c’est curieux pour une petite fille qui n’est jamais vraiment allée à l’école.
— Mon grand-père voulait que ses filles parlent plusieurs langues.
Déjà, la dernière obscurité de la nuit faiblissait. Une vague promesse de lueur teintait le ciel. Ils écoutèrent en silence le bruit lancinant de la mer.
Elle se leva soudain :
“j’ai envie de voir le lever du soleil et puis d’aller prendre un chocolat avec des croissants. Tu es d’accord ?”
Comment résister à l’appel de la vie ?
La plage était déserte, les couleurs devenaient plus précises, après le gris, un rose violacé prenait possession de l’horizon. Chaque teinte pourtant, était bien éphémère. Elle lui prit la main doucement.
“Je suis heureuse que tu sois revenu, j’ai eu très peur. Ses yeux se remplissaient de rosée matinale.
— Je ne suis jamais parti tout à fait, notre peur vient sans doute de notre connaissance du futur. Ou plutôt de notre méconnaissance. Comme des enfants, nous redoutons le changement. Nous sommes rassurés par le tangible, ce que nous appelons la réalité. La science a remplacé les croyances et les superstitions mais elle a contribué à renforcer le scepticisme et à nier l’irruption de la magie.
— Pas toujours, la science parfois soulève plus de mystères qu’elle n’en dévoile. Ce que tu racontes me renvoie à ce que j’ai lu à propos de l’infiniment petit, tu étais mort et vivant à la fois, nous sommes infiniment petits.”
Le soleil maintenant prenait son ascension, chaque seconde plus haut de façon imperceptible. Au loin, une fine courbure de la mer laissait entrevoir la rotondité de la terre. À moins que notre connaissance influe sur notre regard.
“J’ai très faim, tu ne m’avais pas promis un chocolat et des croissants ?”
Son rire fit fuir des mouettes qui battirent des ailes d’un air outré et qui prirent une large courbe au-dessus des eaux comme pour s’éloigner des importuns, dans un rire offusqué.
Une rafale de vent vint du large et une vague timidement leur mouilla les pieds.
“Je ne connais pas ton père, parle-moi de ses souvenirs”. »
Je suis José Ichaso Ochondorena, je suis mon père. Ici, tout le monde me connaît. Tout le monde connaît ma famille et le nom d’Ichaso est respecté. Notre ferme est prospère, et nous travaillons dur. Avec mes quatre frères et mon père, nous nous occupons des terres, des animaux et de la réfection des bâtiments, ma mère et ma sœur entretiennent la maison et préparent les repas. C’est notre vie, on a toujours vécu comme ça. Enfin jusqu’à ce que les villageois commencent à se regarder d’un sale œil. Nous étions unis avant, pas toujours d’accord, il y avait des jalousies, aux fenêtres et dans les cœurs. Quand on passait dans les rues, on savait qu’on était regardé, observé. Tout le village était au courant de la moindre anecdote, alors on se tenait droit et digne. On allait à l’église même si ce que disait le curé entrait par une oreille et ressortait de l’autre côté. On gardait les apparences. Pourtant, lui, il savait. Quand j’étais enfant, j’étais obligé d’aller à confesse le samedi, le curé me faisait réciter les commandements. Lorsque j’arrivais au cinquième, no matarás, tu ne tueras point, il me regardait d’un œil noir et me pinçait jusqu’au sang. « Sauf les rouges qui sont les ennemis de Notre Seigneur Jésus Christ, le rédempteur ». Alors je partais en courant jusqu’à la maison. J’étais très rapide à la course à pied, on m’appelait le garçon qui se met des coups de pied au cul quand il court.
En face de la maison que j’ai en grande partie construite seul, de mes mains, se dresse le bâtiment de la garde civile. Là-bas, au bout de la grande route qui part à Calahorra. Mon futur beau-frère Esteban a eu des ennuis avec eux. Ma sœur Concha a très peur pour lui. S’ils le touchent, s’ils l’embarquent, je lui ai promis que je ferai sauter leur édifice. Les élections générales approchent, je voterai pour le changement. Certains de mes frères ne sont pas d’accord, ils veulent une Espagne unie et forte et catholique, une Espagne fière d’elle-même, de son passé glorieux. Moi, je veux que les Espagnols mangent à leur faim.
J’ai vingt-cinq ans en ce printemps 36, je prendrai les armes cet été. Les factieux ne respecteront pas le résultat des élections, ils appelleront l’armée de Mussolini et ils traverseront le détroit de Gibraltar, ils massacreront ceux qui veulent rester fidèles à la République. Aucun pays ne réagira, sauf l’URSS pour notre plus grand malheur.
Je me battrai sur le front de Teruel, en Aragon en cette année 37, dans le froid, avec la faim et la peur au ventre. Je leur crierai « no pasarán » à ces salopards de fascistes allemands, italiens, marocains, espagnols qui sont venus sur nos terres pour nous expliquer comment on ne doit pas vivre. Je chanterai pour nous donner du courage :
« Si tu veux m’écrire, tu connais mon adresse,
Sur le front de Teruel, première ligne de feu.
Le premier plat qu’on te sert, des grenades à fragmentation,
Le second de la mitraille pour récupérer la mémoire. »
Et je serai prisonnier et on me torturera et je m’évaderai et je prendrai la fuite, avec Manolo, Juan et Sebastián. Je quitterai mon pays, je passerai par les montagnes comme un voleur, un vagabond.
J’arriverai en France et on m’enfermera à Rivesaltes dans un camp, dans des baraques, avec tout autour des fils de fer barbelé et des soldats dans les miradors. Les fascistes seront déjà là.
Ils restèrent un instant silencieux. À l’abri du vent, dans la petite chocolatière, on pouvait voir la Méditerranée sourire. Ça sentait le chocolat et la chaleur humaine. Des clients lisaient dans des fauteuils.
« Il n’est plus jamais retourné en Espagne ?
— Si, il a, non, ils ont essayé. La rancune des vainqueurs est tenace.
— Tu as dit que ses frères n’étaient pas d’accord avec lui.
— Ramón, le plus jeune, est même devenu militaire dans le camp d’en face. Tu connais le poème d’Antonio Machado. »
« Il y a maintenant un Espagnol
Qui veut vivre et qui commence à vivre
Entre une Espagne qui meurt et une autre Espagne qui baille
Petit espagnol qui vient au monde, que Dieu te garde
Une des deux Espagne va te glacer le cœur. »
Soleil et ombre, l’Espagne est un pays peuplé de bipolaires qui dort pendant des décennies, qui procrastine, mañana, mañana, et qui d’un coup s’exalte et ne dort plus.
— Bon, là-dessus tu es vraiment espagnol !
— C’est vrai, je me reconnais. Je suis français par accident. J’aurais dû naître en Espagne, mais si j’étais né en Espagne, je ne serais pas né. Paradoxe qui fait que je suis aussi français qu’espagnol.
— Isabel et José n’auraient pas pu se rencontrer en Espagne ?
— Tout les séparait. Isabel était jeune, citadine, passionnée par la lecture, José avait quinze ans de plus qu’elle, rural, avec un sens pratique très développé. Les qualités de l’un ne sont pas mieux que les qualités de l’autre mais dans un autre contexte, ils ne se seraient même pas vus.
— C’est le cas de tous les couples, le nôtre aussi est dû au hasard, il en a fallu des coïncidences pour qu’on se retrouve dans la même rue et au même moment. Est-ce vraiment du hasard ?
— Je ne sais pas mais je peux te raconter notre rencontre, enfin la manière dont j’ai vécu cette rencontre. Personne ne pourrait le croire, c’est parce que j’ai vécu et revécu cette histoire que je sais qu’elle est vraie.
Je suis Serge Ichaso Del Busto et j’ai vingt ans tout juste. Vingt ans, le plus bel âge de la vie qu’ils nous disent ! tu parles ! Je traîne ma galère de bar en bar et de copains en copines sans savoir ce que je ferai demain. Je vais planter en beauté ma première et dernière année de droit et je ne sais pas ce que je ferai l’an prochain. Mon père José est mort il y a quelques mois, je suis furieux contre lui mais surtout contre moi. Je ne savais pas qu’on pouvait mourir. Il a dû penser que je ne l’aimais pas, que je le méprisais parce qu’il parlait dans un mélange franco-espagnol, parce que c’était un prolo, parce qu’il était vieux. Putain que c’est dur quand la mort s’invite chez toi et que tu n’as pas pu, tu n’as pas su dire aux personnes que tu aimes que tu les aimes. Que tu les admires pour le courage qu’elles ont eu. Pour avoir osé dire non à l’injustice et pour avoir travaillé comme ouvrier agricole dans les vignes héraultaises, il fallait se taper deux heures de vélo aller, deux heures de vélo retour, courber l’échine devant la vigne et le patron, mais tu subvenais aux besoins de ta famille.
Là-bas, tu avais ta ferme, un certain confort malgré tout. Tu allais draguer les nanas à Estella sur le dos de cet âne qui à mi-parcours refusait d’aller plus loin. Mais c’était la vie de tous les gars de ton coin. Tu as laissé tes frères te voler la ferme et la maison que tu avais construite. Tu as tout perdu, mais il te restait la dignité.
Et maintenant, où es-tu ? Comment te dire que je regrette mes provocations et mon insouciance ? Depuis que tu n’es plus là, maman déconne salement. C’est bizarre, toute ma vie je l’ai entendue dire qu’elle ne t’avait pas épousé par amour, qu’elle voulait échapper à Carmeta, qu’elle s’était mariée à 19 ans pour être indépendante, parce qu’elle était enceinte de Madeleine et depuis que tu n’es plus là, elle ne pense qu’à la mort. Elle a essayé de se suicider plusieurs fois, je suis franchement paumé.
Alors je traîne mon angoisse dans les rues de Lyon. Je joue parfois de la guitare dans des bars et je picole pour passer le temps. Peut-être pour me donner des airs d’adulte. Françoise me parle souvent de ses copains qui veulent la révolution du côté du Boulevard des Tchécoslovaques, un d’entre eux est prof, me dit-elle. Action directe, c’est comme ça qu’ils se font appeler. Mais je n’ai pas envie de les connaître. Avec ma gueule du terroriste Carlos, mon pendentif en forme de poing levé autour du cou et mes discours anarchistes, je devrais y aller, mais quelque chose m’en empêche, je ne sais pas quoi.
Mon meilleur pote, c’est Alain. Il habite seul place Gailleton. J’adore son indépendance et sa façon de jouer de la guitare. C’est bluffant. On se retrouve parfois chez Marius, un troquet rue st Hélène, on n’arrive pas à quitter la rue de notre lycée. Là, il me dit qu’il a rencontré une nana super extra chouette. Il lui a joué un morceau et la fille est partie en plein milieu. Je vois pas bien ce qu’il y a de génial là-dedans mais je ne le lui dis pas, je fais semblant de m’extasier. De toute façon, il va l’emballer comme d’hab, comme Françoise, et je me sens encore plus seul.
Je travaille comme veilleur à Rhône Poulenc, un job d’été pour trois mois, les trois-huit, le salaire est correct, ça me permet de payer des pots. Cette nuit du 3 août, je commence à 5 h, c’est bonnard, ça me laisse du temps pour aller écouter les musiciens de rue vers la Place Bellecour.
Il y a plus de monde que d’habitude. C’est marrant parce que c’est dimanche soir et les bourges sont de sortie. Je m’assois par terre, je ne les vois pas mais je les écoute. Non, même pas, je ne les écoute pas parce que tu es là. Tu me tournes le dos et je ne vois que tes épaules, tes cheveux et ton pull marin. Je ne sais pas comment attirer ton attention. Ça servirait à quoi d’abord ? Tu es tellement femme et je me sens si gamin. Je me sens sale, avec trente kilos de trop, des yeux explosés par manque de sommeil. Qu’est-ce que t’en aurais à foutre d’un mec comme moi ?
Alors je me lève et je vais traîner mes grolles un peu plus loin. Tiens, je rencontre ce gars avec qui j’ai taillé la bavette quelquefois. Il écrit des romans policiers et il a un certain succès. Il est avec une gonzesse mais il ne la regarde même pas. Il m’invite à picoler dans un bar branché, je ne vais pas perdre l’occase de passer un moment pépère. Mais je n’écoute pas ce qu’il me dit. Je me demande si tu es toujours rue de la Ré. Il est trois heures du mat, j’ai le temps d’aller jeter un œil avant de prendre ma mob et d’aller à Feyzin.
Et soudain, tu es là ! à quelques mètres de moi. Tu as les yeux bandés et les bras en avant, mon Dieu, comme tu es belle ! que tu es femme ! à la fois si inaccessible et si proche. Tu marches vers moi et le silence s’impose. Tes copains de Colin Maillard n’essaient pas de t’attirer à eux en te touchant l’épaule ou par de petits cris. Tu viens vers moi et tu poses tes mains sur mon visage. J’ai envie de pleurer, de te raconter ma détresse, mon ras-le-bol de cette vie, je fais rire tout le monde et personne ne perçoit ma tristesse. Si toi, peut-être. Tu enlèves ton bandeau et tes yeux m’éclairent.
Je ne sais pas quoi dire, tu ne sais pas quoi faire. Alors, bêtement, je murmure, « j’ai mal à la tête », tu ne te moques pas, tu ne t’enfuis pas, tu me regardes avec tendresse et tu me caresses doucement les tempes, j’aimerais que tu fasses ça toute ma vie. « Ça va mieux ? » C’est la première phrase que tu m’as dite.
Ils marchaient lentement en longeant la mer en direction de Canet sud. Elle lui prit la main.
« Depuis ton accident, je te retrouve, ta sincérité, ton désir de parler, et puis, tu n’es plus pressé, tu sais du style, il faut faire ci, il faut faire ça, tu ne veux plus régler ma vie sur la tienne, comme si tu étais revenu après une longue absence. C’était toi et en même temps tu étais différent.
— Je me suis souvenu de moi, j’ai retrouvé la mémoire du nous. Mes émotions me sont revenues avec la violence de nos vingt ans. No hay mal que por bien no venga, dit le proverbe espagnol, à toute chose malheur est bon. La quotidienneté, l’habitude, c’est ça l’enfer, c’est pas les autres, c’est soi-même. Comme dans la chanson de Nougaro “seulement il y a le temps et le moment fatal où le vilain mari tue le prince charmant”.
— L’amour, son bel amour, il ne vaut pas bien cher contre un calendrier… Tu as été tenté par une autre femme ?
— Tenté, oui, toi aussi, je suppose, enfin avec un autre homme… ou une autre femme. Mais ça n’a jamais passé le stade de la minauderie, je ne parlais pas beaucoup mais ça quand même, je te l’aurais dit. »
La tramontane soufflait assez fort et en ce début de printemps, l’air était encore un peu frais, elle eut un frisson.
« J’adore le vent, ce n’est que de l’air qui circule, il est invisible, on ne voit que les effets qu’il produit. On ne le perçoit que par le toucher mais on ne peut pas le toucher. C’est dingue non ? Il fait tellement partie de la réalité qu’on ne s’émerveille plus de ce paradoxe. Il a fallu que tu vives cette expérience pour t’émerveiller à nouveau, ne te rendors pas. »
J’ai repris ma mob et je suis allé bosser. Ça ne m’a même pas effleuré l’esprit de me faire porter pâle. J’ai toujours vu mes parents partir au taf, malades ou pas. Faut dire qu’ils n’avaient pas intérêt à déconner tant qu’ils restaient espagnols. Un pet de travers et, salut Franco, comment tu vas ce matin ? t’as ta gégène ?
Ça m’a fait hyper mal de te laisser avec tes copains. Déjà jaloux, tu t’en rends compte ? Je suis à l’usine jusqu’à une heure. C’est pas la galère. Je pensais que les gardes titulaires seraient de vieux fachos aigris mais même pas. Sympa, le mec qui est avec moi. Il voit bien que j’ai la tête ailleurs. J’oublie de pointer aux endroits stratégiques pour signaler que je suis passé. Il me le dit et j’y retourne. Je suis dingue d’être parti comme ça, je ne sais même pas comment elle s’appelle et où elle habite. Je ne la reverrai jamais, c’est couru. Des fois, je suis trop con. De toute façon, elle m’aurait envoyé bouler, je suis trop gros, trop crade, trop gamin. C’est pas le genre de nanas que tu fais rire avec deux trois blagues à la con, que tu fascines en lui racontant tes exploits anarchistes imaginaires et que tu finis par emballer en lui jouant un air de flamenco hyper cliché. T’es mal, mon pote.